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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XXXV.

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

 

NONNOS

 

DIONYSIAQUES.

 

CHANT TRENTE-CINQUIÈME.


Cherche dans le trente-cinquième livre l'amour hostile de Morrhée, la fuite des Bassarides, et le combat des femmes.


Cependant l'immense Dériade se livre à toute la fureur des combats. Le roi des Indiens fond sur les suivantes de Bacchus. Tantôt il perce de sa longue lance, tantôt il fend de son épée à la large garde. Puis il lance les traits que roulent les torrents et des flèches plus rapides encore.

C'est ainsi que les bacchantes sont poussées vers la ville, et dans l'enceinte des tours par le glaive de Dériade. Des clameurs s'élèvent des deux parts, en langues diverses; les rues aux pavés polis rougissent du sang des femmes bruyamment immolées dans le sein de la ville. Les vieillards immobiles sur les sommets des tours observent la mêlée ; et les Indiennes elles-mêmes, au haut des toits, considèrent toute la troupe armée de thyrses. Plus d'une jeune fille au long voile, penchée sur sa nourrice, regarde du haut de son palais cette lutte féminine, et pleure en gémissant sur la jeune fille de son âge qui vient de périr. Nul guerrier n'outrage les nymphes charmantes dont il s'empare ; le roi a ordonné à ses soldats aux passions fougueuses de fuir ces unions ennemies et cet hymen captif; car il craint que Vénus ne fasse tort à Bellone.

Une vierge est tombée sur le sol poudreux, à demi nue. Sous ses vêtements relevés, sa beauté s'arme encore ; blessée, elle blesse son meurtrier séduit. Son javelot est son éclat ; elle meurt et triomphe ; ses charmes nus lancent contre son antagoniste les flèches des Amours ; et certes, dans ses désirs pour un cadavre inanimé, comme Achille à la vue d'une autre Penthésilée (01), l'Indien eut baisé les lèvres refroidies de la nymphe étendue sur la poussière, s'il n'eût redouté le poids de la colère de Dériade. Alors il considère cette beauté qui se révèle et lui est refusée ; il voit la blancheur de ses pieds, ses formes que rien ne voile; il la touche, approche sa main de cette poitrine de rose qui n'a pas encore perdu les contours de la pomme; il envie d'antres plaisirs; et, trop tard épris, il fait entendre d'une voix éperdue ces paroles insensées :

« Jeune fille aux bras de rose, blessée tu blesses ton ennemi aux malheureux amours; morte, tu domptes les vivants, et tes yeux percent encore le cœur de ton assassin (02). Sa lance succombe devant ta beauté. Les rayons de ton visage font autant de mal que les pointes des dards. Tes attraits sont ton arc, et ces archers de l'Amour font plus de ravages que des flèches. J'éprouve un étrange et incroyable désir; je poursuis l'amour d'une femme qui n'est plus, quand l'hymen ne peut exister; je vis, et la passion d'une morte me possède. Oserai-je le dire? Oui, je souhaite que ces lèvres s'animent, et parlent encore, dût ta bouche, jeune fille, me faire entendit ces imprécations : — Méchant, laisse là gisante sur le sol cette vierge que tu as immolée, et que ta outrages ; ne touche pas à mon vêtement que ton fer a fendu. Pourquoi maîtriser ces flancs que tu viens de percer ? Cesse de manier la triste blessure que ta m'as faite. »—Ah ! malheur à ma lance, malheur à mon bras téméraire! j'ai pu négliger les Silènes hérissés de chevelures crépues, toute la hideuse race des satyres, et au lieu de ces vieillards aux poitrines velues, immoler une femme si délicate! Ah! quand je presse la blessure de ton corps charmant, quel hymne magique, quels enchantements constellés me reste-t-il pour endormir de ma voix inspirée et enthousiaste tes angoisses et arrêter ton sang? que n'ai-je là, près de moi, une source vivifiante pour baigner ton corps dans les eaux qui calment la douleur, j'adoucirais ta gracieuse plaie jusqu'à ce que j'eusse rappelé vers toi ton âme errante! Oh ! quel penchant de nos forêts aux riches pâturages faut-il traverser afin de l'amener le vieil et bienfaisant Chiron (03), qui guérit les maux ? Où trouverai-je les remèdes mystérieux de Péon (04) et son art salutaire? Que n'ai-je cette plante que vous appelez centaurée (05)! j'exprimerais sur toi le suc de sa fleur qui apaise les souffrances, et je te sauverais vivante de l'Enfer d'où l'on ne revient pas. Glaucos, toi qui vois se renouveler les révolutions si multipliées des âges, quitte, s'il t'est permit, le séjour des mers stériles, montre-moi l'herbe de vie, cette herbe qui jadis, goûtée par ta bouche, te donna l'existence incorruptible que tu roules dans le cercle éternel des ans (06). »

A ces mots, il s'éloigne et cache en son cœur cet amour qui ne s'attache plus à la vie.

Cependant les bacchantes renfermées en troupeaux dans de vastes palais, y font résonner le cri de Bellone ; les gémissements du combat retentissent incessamment sous les voûtes; et tandis que la vierge belliqueuse affronte la bataille dans les rues, les femmes indiennes sur les toits s'arment de pierres. Protonoé accourt pour venger la mort de son époux car elle pleure encore le trépas d'Oronte; elle commande la phalange féminine, et l'on croit voir une nouvelle et noire Atalante au mâle courage (07). Chérobie a pris le bouclier et la lance de Morrhée ; elle fond sur les Bassarides, et ressemble à cette Gorgé (08) qui, jadis dans l'assaut de Calydon aux hautes tours, brandissant le bouclier de son frère Toxée, combattit, toute femme qu'elle était, pendant le ressentiment de Méléagre (09), — Orsiboé se montre à coté de son belliqueux époux, et reproduit l'audace de la martiale Déjanire (10), lorsqu'auprès des roches inhospitalières du Parnasse elle luttait contre les Dryopes, et se montra si vaillante amazone.

Tandis que Mars grondait au sein de la ville belliqueuse et taillait en pièces les tribus lydiennes des Bassarides montagnardes, Chalcomède, revenue de sa course à travers la mêlée, restait seule devant les remparts et attendait le retour du bouillant Morrhée. Le héros, qui tend de toutes parts ses regards passionnés, aperçoit la nymphe, et accourt de toute la légèreté de ses pieds dont l'amour redouble la vitesse. Le vent soulève le manteau de Chalcomède et accroît les plaisirs du guerrier qui la poursuit, à la vue de tant de beautés révélées et de la blancheur de la nymphe demi-nue qui court devant lui. C'est alors qu'elle le trompe, et, dans la frayeur de se voir atteinte, lui adresse ces paroles timides.

« Si vraiment tu désires me plaire, ô Morrhée mon époux, quitte ta cuirasse d'airain. Quand Mars s'approche de Vénus, il n'a plus ses armes, mais il paraît, tel qu'Apollon, orné d'un vêtement léger et blanc (11). Alors parvenus l'un et l'autre à la couche nuptiale, Cypris et le Désir nous attelleront au même char; le vaillant Eros Morrhée, et Vénus Chalcomède. Je ne reçois pas dans mon lit un époux d'airain tout couvert de sang et souillé de poussière. Baigne-toi dans ces flots, et tu brilleras comme Phaéton, lorsqu'il sort des abimes de l'Océan. Jette au loin ton belliqueux bouclier, jette ta lance meurtrière qui pourrait me blesser (12). Dépose pour moi le terrible casque de ton front. L'aigrette qui ondule sur sa cime m'importune. Je ne veux pas voir ton visage sous un masque de fer. Comment t'aimerais-je quand tu dérobes ta beauté? Et pourtant, en nous frappant de deux flèches pareilles, le même attrait a uni dans un commun délire l'âme de Morrhée et le cœur de Chalcomède. Je souffre, et je cache l'ardeur que tu m'inspires. Une vierge pudique doit-elle provoquer l'amour de son époux? Non, je ne retourne plus en Méonie ; il dépend de Morrhée que je me sépare à jamais de l'alliance de Bacchus. Ami, je deviendrai moi-même Indienne : ta compagne secrète, au lieu de la lydienne Vénus, honorera de ses sacrifices la Vénus d'Érythrée ; et dans les combats Morrhée, le vaillant Indien, m'aura pour auxiliaire à côté de Cypris. »

Elle dit ; et sa feinte abuse le guerrier, son amant malheureux. Le dédaigné Morrhée sourit, et lui répond en ces termes :

« Pourquoi donc Morrhée, le capitaine au beau casque, ne garderait-il pas sa lance d'acier auprès de Chalcomède? Ne puis-je donc te presser dans mes bras d'airain, toi qui portes l'airain dans ton nom? Mais quoi ! je renonce aussitôt à mes armes homicides. Je ne touche plus mon bouclier. Puisque tu le veux, je vais venir à toi après le bain, et les mains pures de sang. Je serai un Mars nu après la guerre auprès d'une Vénus nue aussi. Je renonce à la fille de Dériade ; je chasserai moi-même, malgré elle, de mon palais, mon envieuse épouse. Je cesserai d'attaquer les Bassarides : si tu m'ordonnes de combattre mes concitoyens chéris, j'abandonnerai ma lance de fer, et j'exterminerai l'Indien avec le thyrse vineux ; enfin, je jette au loin mes javelots pour brandir vos fleurs légères et devenir l'auxiliaire de Bacchus, votre roi. »

Ainsi disait Morrhée. Sa main quitte aussitôt sa lance, détache le casque empreint de la sueur de son front, et défait la courroie de ce bouclier humide que baignent toujours les gouttes glorieuses ruisselant sur ses épaules ; il dépose aussi la tunique d'airain qui recouvre sa poitrine et sa sanglante cuirasse. Alors Cypris montre à Mars les armes de l'amoureux Morrhée couchées sur le sol, vaincues par la beauté de Chalcomède désarmée ; et, pour provoquer le compagnon de sa couche, elle lui adresse ces paroles:

« O Mars, on te fait tort; voilà que Morrhée se retire de la mêlée, dépose sa cuirasse comme son glaive, et, dans son amour pour une femme adorée, détache les défenses de ses bras. Quitte donc aussi ta vaillante lance, laisse là tes javelots et baigne-toi dans la mer. Cypris, si peu guerrière, l'emporte sur Mars, et n'a besoin pour ses exploits ni de lance ni de casque. Ma pique, c'est ma beauté; mon glaive, c'est mon éclat ; les rayons de mes paupières sont mes flèches. Tu perces moins que mes yeux; tes armes blessent moins de guerriers que n'en atteignent mes regards ; mes attraits valent mieux que l'épée (13). Et Morrhée, de terrible qu'il était, est devenu le plus doux des époux. Crois-moi, ne descends pas à Sparte, dont les belliqueux habitants possèdent l'image en bronze de la Vénus armée; de crainte que, de la lance qu'elle brandit, elle ne te frappe avec ton propre fer. Vois tes serviteurs; ils ne sont plus que les valets de l'amour, et ils courbent leur tête intrépide devant l'invincible Cythérée. Mars, tu es vaincu, voilà que Morrhée a échangé sa pique d'airain contre la Débride nuptiale de Chalcomède. »

C'est ainsi que la rieuse Vénus raille les exploits de l'adultère Mars.

Cependant Morrhée a déposé sur le rivage de la mer ses vêtements souillés; il se confie aux plus douces chimères et se baigne ; il est nu, il rafraîchit et purifie son corps dans les eaux ; un trait léger de Cypris l'y réchauffe; et, au sein des ondes, il invoque la noire Vénus des Indes, car il a ouï dire que Vénus était née de la mer. Mais il se baigne dans une vaine espérance, puis; qu'il cherche à paraître charmant sous un teint de neige aux yeux de la jeune vierge.

Debout et muette sur le rivage, la trompeuse Chalcomède, détourne ses pudiques regards; elle craint la vue d’un guerrier dépourvu de vêtements, et ne veut pas que ses yeux de femme entrevoient un homme au sein des eaux.

Morrhée remonte sur la rive, noir encore, après le bain; il a gardé l'apparence que lui donna la nature. Car l'onde amère a beau briller (14), elle ne change ni les traits ni la couleur des mortels. Il ne peut que se parer de ce lin d'une blancheur éclatante que les guerriers portent toujours quand ils n'ont pas leur cuirasse.

Bientôt il remarque un endroit écarté favorable, à ses desseins, et il tend à la craintive jeune fille une main téméraire ; il touche aux vêtements sacrés de la chaste nymphe; et sans doute, l'enchaînant et la pressant de ses bras robustes, il eût outragé de ses étreintes brûlantes la prêtresse de Bacchus, quand un reptile s'élance d'un sein si pur et vient en aide à la virginité. Enroulé autour de la ceinture, il entoure les flancs qu'il garde sous les sifflements aigus et incessants de sa gorge ; les grottes en mugissent. Morrhée se sent saisi de terreur au bruit du clairon imitatif de ce gosier, et à l'aspect de ce défenseur d'une chasteté intacte. Le protecteur annelé épouvante son adversaire, et jette sa queue tortueuse autour du cou du guerrier. Il a pour lance sa gueule dévorante, pour arc et pour flèches ses dards venimeux, qui, se multipliant sur la chevelure en désordre de la nymphe, sur les flancs qu'ils enveloppent et sur la poitrine, sifflent la charge et s'animent d'une belliqueuse fureur!

Tandis que, devant les remparts de la ville à la haute cime, Morrhée s'efforce en vain de s'unir à la rusée Chalcomède, l'armée des Bassarides en bon ordre évite l'attaque de l'infatigable Dériade ; car Mercure, accourant de l'Olympe sur ses ailes rapides, a pris la figure de Bacchus, et rallie de sa voix mystique la troupe entière des bacchantes. Les femmes, aux sons bachiques de l'appel sacré, se réunissent en un seul lieu. Le dieu aux rapides talonnières attire toute la tribu des Ménades hors des quartiers, et les conduit par les détours anguleux des rues jusqu'auprès des tours. Là, sur les paupières des sentinelles qui se relèvent pour veiller, le furtif Mercure, nocturne capitaine, répand à l'aide de son charmant caducée un doux sommeil. Aussitôt les ténèbres naissent pour les Indiens, pendant qu'une lumière soudaine éclaire les bacchantes invisibles. Mercure, dégagé de ses ailes, guide clandestinement à travers la ville les femmes silencieuses ; sa main divine ouvre les lourds verrous des immenses portes, et pour les bacchantes il est le soleil.

Cependant, dès que Mercure eut rétabli la lumière et chassé ces ténèbres diurnes, le fier Dériade, trompé dans ses fureurs, se met à la recherche de l'essaim vagabond de Bassarides qui vient de quitter la ville. Tel que durant la nuit, un homme qu'enrichit un songe se repaît de folles chimères, soulève dans ses mains opulentes une pluie d'or qui tombe goutte à goutte, et nourrit l'espérance des trésors qu'il doit à un sommeil trompeur : puis, quand paraît l'aurore aux doigts de rose, la vision s'envole avec toutes ses richesses; il se réveille alors; il n'a plus rien, et il rejette loin de lui les plaisirs imaginaires de ses rêves enchanteurs. Ainsi, tant que l'obscurité régnait dans les rues, Dériade s'est réjoui de tenir resserrée sous ses portiques intérieurs sa proie entassée, les Bassarides; mais, dans ses vaines illusions, il n'a qu'une vaporeuse victoire; et quand la lumière brille et qu'il ne voit plus les bacchantes, tout lui paraît un songe ; il jette des cris de douleur, comme s'il s'irritait contre Jupiter, Phaéton et Bacchus. Il cherche les Ménades fugitives; et les Bassarides échevelées lui répondent bruyamment autour des remparts par le cri d'Evohé.

Dériade reprend sa poursuite ; mais Jupiter, sur les sommets du Caucase, a secoué l'aile du sommeil; il s'éveille, et reconnaît le frauduleux stratagème de la malfaisante Junon. Il voit fuir les silènes, les bacchantes s'échapper en troupe des carrefours et des remparts, Dériade, le souverain des Indes, anéantir les satyres et moissonner les femmes qu'il chasse devant lui; il voit son fils étendu sur le sol : les Nymphes s'approchent et l'entourent ; mais il gît, la tête pesante, dans des tourbillons de poussière, respire à peine, et une blanche écume, signe de rage, s'échappe de ses lèvres (15). Jupiter reconnaît l’imposture et l'intrigue de la haineuse Junon ; il adresse à son astucieuse épouse de sanglants reproches. Et sans doute il eût enfermé le ténébreux Sommeil dans le même cachot où il prive Japet (16) de toute lumière, si la Nuit, dominatrice des hommes et des dieux, ne l'eût imploré ; cependant il a peine à retenir sa terrible colère, et il crie à Junon :

« Ainsi donc, indomptable Junon, ma Sémélé ne t’a pas suffi. Tu t’armes contre elle, même lorsque elle ne vit plus. Quoi ! la flamme nuptiale qui a réduit en cendres Thyone, victime de Jupiter, n'a pu adoucir ton éternelle colère? Jusques à quand t'acharneras-tu contre Bacchus, le vainqueur des Indes ? Crains encore les enclumes d'autrefois. Elles sont là, elles sont là toujours pour me prêter leur aide, telles que je les attachai à tes pieds, lorsque dans ton vol mobile au-dessus de la terre, au milieu des airs et des nuages, tu en as subi la torture (17). L'intrépide Mars t'aperçut traînant ta chaîne dans les nuées, et il ne put secourir sa mère. Le brûlant Vulcain ne vint pas à ton secours, car il cède à la moindre étincelle de ma foudre embrasée. Je puis encore serrer tes mains de ces liens d'or qu'elles connaissent. Je garrotterai Mars sous d'indissolubles entraves sur la roue qui tourne d'elle-même, comme Tantale (18), l'errant usurpateur des airs, ou comme Ixion (19) Je le meurtrirai tout entier de coups que rien ne guérira jusqu'à ce que mon fils ait vaincu les enfants des Indes. Mais quoi ! tu peux plaire encore à ton Jupiter en éteignant la rage et l'effroi qui persécutent Bacchus. Crois-moi, ne laisse pas à ton époux sa colère : va sans être aperçue, dans la forêt indienne sur son fertile sommet; là, tu tendras à Bacchus ta mamelle, comme fit ma mère Rhéa : il y puisera de ses lèvres expiatoires cette goutte sacrée qui ouvre les portes de l'Olympe et t'appartient; ainsi tu rendras les airs accessibles au terrestre Bacchus. Ton lait, en pénétrant ses membres, les purifiera des hideuses souillures de la maladie qui égare l'esprit. Je t'en réserve un digne prix. Je placerai dans la sphère un cercle pareil au lait de Junon, dont il aura le nom céleste. C'est ainsi que je veux honorer la rosée de ta mamelle, universelle bienfaitrice. Souviens-toi seulement du courroux de Jupiter, de sa tendresse pour ses enfants ; et garde-toi de dresser de nouvelles embûches à Bacchus. »

Il dit, et il envoie la vindicative Junon, son épouse, guérir de mauvaise grâce les souffrances de Bacchus ; il veut que, propice et bienveillante, elle apporte de sa main à ce corps abattu le lait onctueux des mamelles nourrices des immortels.

Junon obéit. Elle imprègne le corps de Bacchus, des gouttes divines de son sein qui guérit les maux dissipe les cruelles souillures de la rage fatale, et dissimule sur son visage la double haine que lui inspirent la vaillance et la splendeur du dieu. Elle touche l'insensé de ses mains envieuses, entrouvre sa robe, découvre sa mamelle pleine d'ambroisie, et présente un sein jaloux qu'elle presse pour en exprimer le lait aux lèvres de Bacchus. Elle lui rend la vie, et elle donne aux larges yeux de Lyéos et à sa longue chevelure une telle jeunesse, que jamais femme mortelle ne fit naître une pareille beauté ; ni Mars armé de sa lance, ni Mercure, ni Phaéton ne sauraient l'égaler, ni Apollon lui-même à la voix attrayante. Enfin Hébé eût souhaité s'unir à lui dans l'Olympe, si le souverain Jupiter n'eût décrété qu'elle aurait pour époux Hercule aux douze travaux, que lui réservent les destins.

Junon a guéri la douloureuse frénésie de Bacchus, et elle remonte rapidement vers le choeur des astres; car elle ne veut pas voir les troupes, sans autres armes que la férule et les pampres, exterminer sous un faible thyrse les capitaines indiens.

Le fils de Jupiter retourne résolument à la bataille ; il arme ses guerriers, brandit de nouveau le lierre homicide de la même main qui immola les géants ; et crie d'une voix belliqueuse :

« O mes braves, combattez encore ; Jupiter est toujours debout dans nos rangs et nous protége dans la mêlée. Il est propice à son fils Bacchus. Le choeur des immortels descend des cieux pour me défendre; la colère de Junon a cessé. Qui pourrait lutter contre l'éclair du fils de Saturne ? Nos malheureux ennemis peuvent-ils attendre de pied ferme les éclats de la foudre ? Je me montrerai l'égal de mon père. Ses armes ont vaincu les Titans nés de la terre. Je dompterai comme lui la race des Indiens, fils de leur sol. Aujourd'hui après le triomphe des pampres, vous verrez l'opiniâtre Dériade supplier, le chœur des indiens courber la tête devant le pacifique Bacchus, et leur fleuve rouler mon enivrante liqueur. Vous verrez les ennemis dans les festins bachiques boire les ondes rougies de ce fleure vineux et en vider les coupes. Le téméraire roi des Indes, retenu sous le lierre, entravé par les feuillages et les guirlandes de la vigne, portera les mêmes chaînes que célèbrent encore dans leurs transports inspirés les nymphes de Nysa, ces témoins de notre valeur, lorsque, serrant un guerrier impie de ses liens strangulateurs, mon intrépide arbuste a épouvanté l'Arabie du spectacle d'un Lycurgue captif i sous l'étreinte de la grappe. Après les temps révolus d'une si grande guerre, vous aurez pour butin de l'ennemi les pierres brillantes, dépouilles de la mer. Vous traînerez par leurs cheveux les femmes aux pieds de ma mère Rhéa. Vous vengerez ces chefs tombés dont le trépas excite mes plus amers regrets; car mon cœur gémit à la fois et s’indigne quand il voit Dériade, vivre et Ophelte reprocher, tout mort qu'il est, à Bacchus, l'oisiveté de son bras. Je tremble qu'après la guerre, Arestor (20) apprenne qu'Ophelte en mourant n'a pas trouvé de défenseur. Non, je n'oserai plus traverser la citadelle crétoise des Corybantes, de crainte que, missant sur le trépas de son fils Anthée, Agélaos (21) ne vienne à savoir que cette mort n'est pas vengée encore. Comment me montrer à Minos ? Lorsque languit, blessé sous sa tente, Astérios, que je dois secourir avant tout autre, puisqu'il est du sang d'Europe. Ah ! je ramènerai à son père mon parent sain et sauf après nos batailles : et je ne veux pas que l'on dise à Cadmus que Bacchus a déserté le combat quand Astérios avait besoin de son secours. Quoi donc! Codone n'est plus là sous les armes. L'infortunée Alcimaquie ne brandit plus sa lance; Œbalios lui-même est tombé, et je porte encore le thyrse ! Oui, combattez toujours ; et d’un seul coup, je viens en aide à tous; car je vais immoler celui qui seul a fait tant de victimes. »


NOTES DU TRENTE-CINQUIÈME CHANT.


(01) Penthésilée. -- J'ai cru un moment qu'il allait jaillir de ce passage quelque lumière chronologique, et qu'on pourrait y reconnaître un emprunt à Cointos, ce qui eût évidemment établi l'antériorité du poète de Smyrne. En effet, Penthésilée est la principale héroïne du premier chant de la continuation de l'Iliade; et il y est longuement question de l'amour d'Achille pour sa victime. On y trouve une situation dramatique toute pareille à celle des Dionysiaques, et, entre autres, cette image retracée dans les vers de Nonnos

... Μέγα δ' ἄχνυτο Πηλέος υἱοὸς
Κούρης εἰσωρόων ἀρατὸν στένος ἐν κονίῃσιν.
 (Liv. l., V. 717.)

Mais il m'a été impossible d'en tirer une conclusion certaine, et de déterminer sur une aussi faible donnée lequel des deux poètes a imité l'autre. D'autant mieux que la tradition de la passion d'Achille pour Penthésilée, après sa mort ou même pendant sa vie, bien qu'elle n'ait pas Homère pour garant, est beaucoup plus vieille qu'eux. Et Properce a déjà joué lui–même sur le Vainqueur vaincu, non pas en trente vers, comme Nonnos, mais dans ce distique :

Aurea cui postquam nudavit cassida frontem,
Vicit victorem candida forma virum.
(Liv. III, él. xi, v. 15.)

(02) Les yeux morts et assassins. — La blessée qui blesse, les yeux morts qui assassinent, nous reportent au temps des belles pointes, ou plutôt c'est le cavalier Marini vieilli de douze siècles; et jamais l'Adone n'a produit des concetti plus affectés et plus touffus. Mais tout le mauvais ton de cette étrange harangue de l'Indien n'est pas sans précédents; j'ai découvert dans le recueil qu'Arsénios a intitulé Apophtegmes des philosophes, quelques vers grecs qui en sont la cause ou le résumé. Le collecteur les attribue à Claudien, et voici ce qu'on y lit:

« Cypris arme ses yeux pour la chasse des hommes ; elle a aussi pour casque ses cheveux, pour lance son sein, ses sourcils pour javelot, et pour bouclier sa beauté. »

Ὄμματος εἰς ἄργην ὡπλισμένη, εἶχε γὰρ αὐτὴ
Πλέγμα κόρυν, δόρυ μαζὸν, ὀφρῦν βέλος, ἀσπίδα κέλλος.

Serait-ce là ce que Montesquieu appelle

« des charmes invisiblement assortis pour la tyrannie des coeurs ?  »(Temple de Gnide, ch. V.)

On aura remarqué peut-être dans le teste l'épithète γυναιμανέεσσιν appliquée aux Indiens. Je ne connais pas son équivalent en français, et il est nul rendu en latin par Mulierosus. Wieland, qui n'est guère pourtant scrupuleux sur l'article, en risquant le terme allemand Weibertollheil, ajoute que c'est une parole si déshonnête (so unartiges) et d'une signification si rebutante (so widerliches), qu'on ne peut la prononcer qu'en grec. (Wieland, Notes sur les lettres d'Aristippe. )

Quoi qu'il en soit, je demande grâce pour le traducteur.

« La bienséance, dit Balzac, exige que nous voilions la déformité des choses de l'honnesteté des pensées : mais il n'est jamais permis de corrompre les verites escrites par un scrupule de rhétorique. » ( Balzac, Entretien XXXIV, ch. I.)

(03)  Achille et Chiron. -- En revoyant ici le vieux Chiron, je n'ai pu m'empêcher de penser à Achille, que le guerrier indien vient de nous nommer pour s'en faire une justification si étrange; et je passe par-dessus ces singulières images, pour m'arrêter à celle que nous présente un poète dont la célébrité suivit de près celle de Nonnos.

Dum nunc lustra terens puer ferarum
Passim per Pholoen jacet nivosam,
Nunc praesepibus accubans amatis
Dormit mollius in juba magistri.
(Sidonius Apoll., carm. IX, v. 135.)

Chassé du Pélion de Thessalie par les Lapithes, Chiron se retira dans les écueils du promontoire Malée, le premier territoire hellénique que mes yeux avides aient contemplé. Platon affirme que sa grotte devint le rendez-vous et l'école de la Grèce entière. (Rép., liv. III, p. 147.) Et Xénophon nous dit aussi que les demi-dieux et les héros y abordaient en foule. (De la Chasse.) Les manuscrits de l'Athos, voisin du Pélion, nous rendront-ils un jour le poème didactique sur l'éducation et le traité d'hippiatrique que Suidas attribue au docte Centaure ?

(04) Les secrets de Péon. --- Le mot ὄργια, dont nous avons traduit une seule acception par le mot orgies, signifiait surtout les mystères et les fêtes de Bacchus; ici il équivaut aux secrets de l'art de Péon. C'est ainsi que s'en explique Hippocrate, le plus habile élève de ce médecin des dieux :

Τὰ δὲ ἱρὰ ἐόντα πρήγματα ἱροῖσιν ἀνθρώποισιν δείκνυται· βεβήλοισι δὲ οὐ θέμις, πρὶν ἢ τελεσθῶσιν ὀργίοισιν ἐπιστήμης.

«  Les choses qui sont sacrées ne doivent être dévoilées qu'aux hommes sacrés, et jamais aux profanes, avant qu'ils soient initiés aux mystères de la science. »

(05) La centaurée. --

Cecroplumque thymum, et graveolentia centaurea.
(Virgile, Georg., l. IV, v. 272.)

Et moi aussi j'ai cueilli la centaurée au bord des bois du Péloponnèse, pas bien loin de l'endroit où M. de Chateaubriand prétendit

« qu'elle avait été découverte par un certain médecin du a voisinage, appelé Chiron, qui courait à cheval sur les montagnes. Un Grec déclara qu'il avait connu ce Chiron, qu'il était de Calamate, et qu'il montait ordinairement un cheval blanc. » (Itinér., t. I, p. 75.)

(06) L'herbe de Glaucos. L'herbe qui a fait de Glaucos un dieu n'est pas indiquée par les auteurs mythologiques; Kopp, le commentateur de Martianus Capella, affirme qu'on la nommait en grec ἀείζωον, immortelle. N'aurait-il pas pris l'épithète que Nonnos consacre à Glaucos pour un substantif? (Liv. XIII, v. 75.)

Voici les vers de Capella, et l'explication que donne le glossateur allemand sur une métamorphose semblable à celle du pêcheur d'Anthédon :

Continuoque novo solidantur membra vigore,
Et gracilenta petit macies, vis terrea redit,
Aethereumque venit ceu mortis legibus aevum.
(Mart. Cap., l. II, v. 140.)

« La déesse Apothéose, ayant vu que la Philologie, après avoir épuisé jusqu'au fond la coupe de l'immortalité, avait été, par ses effets, transportée de la terre dans le ciel, où elle ne devait plus mourir, fit à la vierge une couronne d'une certaine plante terrestre nominée ἀείζωον ; et, afin a de lui expliquer l'énigme de cet ornement emblématique, elle donna à la Philologie la faculté a de se dégager de tout ce que celle-ci avait appelé à son aide contre la puissance des dieux, quand était encore mortelle.»

Cette fleur serait-elle donc notre immortelle ? La sempervive de Ronsard, qui ajoute, pour expliquer ce mot de sa création peut-être :

Elle vit longuement en sa jeune verdeur.

Serait-ce aussi cette immortelle qui remplace la fleur d'oranger sur le front des jeunes fiancées de nos Pyrénées, et qui faisait dire à un chansonnier béarnais:

Iou qu'almi tan l'lmmourtélo
Que duro mel que tous,
 Et qu'es tousten fidélo ;
Ataou soun mes amous?

Je n'insiste pas sur ma conjecture, et j'aime mieux, en revenant à Glaucos, dire avec Érasme :

« Si vous avez envie de connaître tout ce que les Grecs ont débité de contes sur ce Glaucos, lisez le septième livre d'Athénée, où il en babille à soulever le coeur. Quant à moi, je n'ai pas le droit de répéter tant de balivernes. .» (Chil., p. 886.)

(07) Atalante. -- Nonnos donne à Atalante l'épithète homérique des Amazones, ἀντιάνειρα, virago : mais ce m'est pas seulement ici une femme douée d'un courage viril; c'est encore l'ennemie des hommes, synonyme d'Andromaque, nom sur lequel le poète Palladas a accumulé tant d'épigrammes. (Voyez mes Épisodes littéraires, t. Il.)

(08) Gorgé et Toxée. -- Gorgé, Toxée et Déjanire, amenés ici à la suite d'Atalante, appartiennent à la même famille et à la même légende prise du discours de Phénix à Achille dans le neuvième livre de l'Iliade. Gorgé n'y est pas nommée. Pour défendre la ville de Calydon contre les attaques des Curètes, elle se revêtit des armes de son frère Toxée, qui fut immolé par Méléagre dans la querelle relative à la hure du fameux sanglier.

(09) Méléagre. --- Méléagre, mécontent de voir sa mère prendre parti contre lui dans cette sanglante contestation, s'était retiré dans sa demeure, comme Achille sous sa tente ; et il ne céda qu'aux instances de sa femme Cléopâtre, pour reparaître sur les remparts et repousser l'assaut.

(10) Déjanire.--- Quant à Déjanire, on connaissait surtout sa beauté, fatale à Hercule, sa jalousie, que Sophocle a immortalisée

« telle que cet oiseau malheureux, qui, sous ses paupières dépourvues de larmes, ne laisse jamais endormir sa douleur. »

Οἷά τιν' ἄθλιον ὄρνιν,
Οὐ ποτ' εὐνάζειν ἀγακρύ-
των βλεφάρων πόθον....
(Soph., Trach., v.108.)

Mais ces exploits contre les Dryopes qui infes taient le Parnasse devenu inhospitalier, κακοξείνῳ, ont eu moins de retentissement. De la maison d'Oenée, roi de Calydon, les deux Méléagrides restèrent seules, et pas longtemps, car elles furent métamorphosées en pintades.

Exsatiata domus. Praeter Gorgenque, nurumque
Nobilis Alcmenae, natis in corpore pennis, etc.
(Ovide, Métam., l. XIII, v. 542.)

(11) Les vêtements nuptiaux. -- Chaicomède fait allusion aux vêtements des fiancées le jour du mariage; ils étaient blancs, comme on peut s'en assurer dans les Éthiopiques d'Héliodore. Barth, le savant critique, a dit : Nuptiales quoque Heroum vestes albae erant. (Barth, p. 1051.)

Puisque nous en sommes à la toilette, on remarquera le soin que prend l'amoureux Morrhée de quitter sa tunique négligée (j'allais traduire rigoureusement par sa chemise chiffonnée, ἀκόμιστον χιτῶνα), pour s'envelopper d'un manteau du lin le plus blanc. Aristénète, qui écrivait plusieurs années avant Nonnos, a évité avec plis de goût l'image disgracieuse de cette tunique intime ; et, peignant une baigneuse au bord de la mer, elle abandonne, dit-il, son dernier voile, ἔσχατον χιτωνίσκον. C'est le mot sublime de Platon que je vais citer, pour me laver à mon tour de la souillure de ma remarque, et pour élever nos pensées bien au-dessus de ces trop terrestres détails.

 Ἔσχατον τὸν τῆς δόξης; χιτῶνα ἐν τῷ θανάτῳ ἀποδύσμεθα  « Nous ne déposons qu'à la mort, et comme notre dernier vêtement, l'amour de la gloire. » (Athénée, liv. XI, ch. 15).

(12)  Les armes qui blesseraient Chalcoméde. -

Le père donc, ouvertement
N'osant renvoyer notre amant,
Lui dit : Ma fille est délicate;
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
(La Fontaine, Fables, l. IV, fable I.)

(13)  Le faux brillant. -- Si, après avoir rehaussé déjà dans le livre précédent, vers 316, Chalcomède dont la beauté l'emporte sur les armes, Nonnos y revient encore, c'est que d'abord il fait parler un guerrier, Morrhée, le plus vaillant des Indiens, lui ne connaît que le fer et la lance. Ensuite notre Égyptien s'est inspiré d'Anacréon :

 Ἀντ' ἀσπίδων ἁπαδῶν
Ἀντ' ἐγχέων ἁπάντων
Νικᾷ' καὶ τὸ σίδηρον
Καὶ πῦρ, καλή τις οὖσα.
(Ode II.)

Enfin Vénus vante ici sa supériorité à Mars lui. même, et la puissance de cette belle jeunesse, dont les yeux aiment à cueillir la fleur, comme le dit si bien Sophocle ·

Εὖ ἀγαρπάζειν φιλεῖ
Ὀφθαλμὸς ἄνθος.
(Trach., v. 549.)

Mais, malgré tant de citations classiques, ces fadeurs qui, après avoir sauté du quatrième siècle au seizième, ont reparu dans Dubartas et Ronsard, pour se montrer plus tard chez Dorat ou Marivaux, et tout ce faux brillant, je ne puis le déguiser, déparent singulièrement le début du chant trente-cinquième, lequel, semblable au courage des Bassarides, ne se relève qu'après la guérison de Bacchus.

(14) La mer qui rougit. --- Nonnos est trop savant en géographie pour avoir, dans cette occasion, voulu parler de la mer Rouge. Nous sommes avec Bacchus à l'embouchure de l'Indus, et non près de l'isthme de Suez. D'un autre côté, l'épithète Ἐρευθαλέα serait suspecte, car le poète égyptien avait parmi ses modèles le Καλὸν ἐρευθυμενης; d'Apollonius de Rhodes (liv. I, v. 778), qui ne signifie pas ici rougir, mais briller. Je n'ai pas osé néanmoins remplacer l'un par l'autre, connaissant par une longue expérience la hardiesse de Nonnos à créer des épithètes; il peut d'ailleurs avoir inventé celle-ci avec l'assistance d'Éreuthalion et de Nestor, son historien (Il., VII, 136) : ce chef des Arcadiens combattait avec une massue ; et sans doute, bien qu'Homère ne le dise pas, il rougissait son visage comme font encore les sauvages de l'Amérique pour effrayer l'ennemi.

(15) La folie de Bacchus.— La folie de Bacchus est de tradition.

« D'abord, » dit Silène dans le Cyclope d'Euripide, « lorsque, rendu insensé par Junon, tu courais abandonnant les nymphes des montagnes, tes nourrices, »

Πρῶτον μὲν, ἡνίκ' ἐμμανὴς Ἥρας ὕπο
Νύμφας ὀρείας ἐκλιπῶν ᾤχου τροφούς

Nonnos a rattaché habilement cette frénésie à la guerre des Indes, et emprunté avec adresse les gouttes du lait de Junon qui donnèrent l'immortalité à Hercule et créèrent la voie Lactée.

(16) Japet. - Japet, fils de Coelus et de la Terre, est frère de Saturne et emprisonné comme lui dans les abîmes souterrains. Il est en outre le père de Prométhée, génie usurpateur. Audax Iapeti genus. (Horace, Od. III, liv. 1.)

(17) Les enclumes de Junon. --- Ces enclumes se retrouvent dans toutes les remontrances de Jupiter à son épouse. Homère y joint la menace de quelques autres corrections conjugales (Il. XV, 19), que Nonnos a supprimées, en raison sans doute de l'adoucissement des moeurs.

(18) Tantale. — Tout le monde connaît le supplice de Tantale. Connaît-on aussi bien cette boutade qu'il a inspirée à Panard, et qui ne me paraît pas déplacée dans un poème en l'honneur de Bacchus ?

Exemple renommé des célestes vengeances,
Tantale, par tes cris n'insulte plus les dieux ;
Le tourment qui punit tes forfaits odieux
N'est pu si cruel que tu penses.
Au fond d'un antre affreux tu vois couler sans fin
De l'eau que tu ne peux atteindre ;
Si tu voyais couler du vin
Ne serais-tu pu plus à plaindre ?

(19) Ixion. -- La roue d'Ixion qui tourne d'elle. même, αὐτοκύλιστον (épithète commune chez Nonnos, dont il abuse parfois ), est cette roue ailée de Pindare, bien autrement poétique et harmonieuse :

Ἐν πτερόεντι τροχῷ παντᾶ κυλινδόμενον. (Pyth., II.)

Illic Janonem tentare Ixionis ausi
Versantur celeri noxia mmbra rota. (Tibulle, liv. I, élég, v. 73.)

(20)  Arestor. -- Arestor, père d'Ophelte, est aussi peu connu que son fils. Car ce n'est pas l'Arestor grec, père d'Argus, dont il est question dans Ovide :

Donec Aestotidae servandam tradidit Argo.
(Metam., l. I, v. 624.)

(21) Agélaos et Anthée. — Cet Agélaos est le père d'Anthée de Lyctos, et Lyctos est la ville que Nonnos désigne sans doute sous le titre de cité des Corybantes de Crète, pays merveilleux dans l'antiquité comme de nos jours, qui possède toute chose, τῆς ἅπαντ' ἐχούσης Κρήτης;; c'est une expression d'Anacréon, que madame Dacier n'a pas voulu comprendre. Et à propos de la savante helléniste et des nombreux traducteurs du chansonnier de Téos venus après elle, j'aimerais à leur soumettre, si ce n'était une trop forte digression, une variante toute neuve de l'Ode au printemps, l'un des chefs-d'oeuvre d'Anacréon. De ces deux vers des éditions primitives :

Καρποῖσι γαῖα προκύπτει,
Καρπὸς ἐλαίας προκύπτει.

madame Dacier et son père ont foudroyé le premier en déclarant qu'il n'est pas grec, et qu'il est même ridicule; leurs successeurs, sur cette périlleuse parole, l'ont retranché comme une répétition inutile, ou l'ont conservé sans en faire cas ; mais si on voulait y lire

Καρποῖσιν γαῖα δ' ἐγκύει,

mot à mot, la terre est grosse de fruits : « fructibus turget terra,  » on aurait un sens très satisfaisant, qui, loin de nuire à la délicieuse chanson, y ajouterait un certain charme.

Je me hâte de revenir au Crétois qui m'a égaré. Parmi un grand nombre d'Agélaos (Conducteur des peuples) que présentent les annales antiques, on en voit deux dans l'Iliade, l'un Troyen, immolé par Diomède (VIII, 257), l'autre Grec, succombant sonos Hector (XI, 902); et un troisième dans l'Odyssée (XXII,131), au premier rang des amants de Pénélope.

Les Anthée ne sont pas plus rares, et, sans tenir compte de l'un des neuf fils d'Anténor et de Théano, d'un fils de Neptune et d'Astypalée, d'un fils d'Eumèle qui laissa son nom à l'une des deux villes Anthée, l'une en Laconie, l'autre en Thrace, je remarque parmi les attributs de Bacchus le surnom d'Anthée, le Fleuri.

Mais quoi ! mon héros mérite les plus beaux surnoms comme toutes les louanges, et j'allais clore ce chant par un dithyrambe, si je ne l'avais trouvé tout fait chez le rhéteur Aristide :

« J'ai entendu affirmer, » dit-il, « que Bacchus et Jupiter n'étaient qu'un. Se peut-il rien dire de plus grand? Il est le seul des dieux à la fois guerrier et politique ; c'est à lui qu'on donne pour danseur Pan, la plus parfaite des divinités, si l'on en croit les chants de Pindare et la doctrine des prêtres égyptiens. Seul aussi il sut réconcilier Junon avec son fils Vulcain, qu'il ramena dans les cieux malgré lui, monté sur un âne. Il est évident qu'il y a là une énigme, mais son sens ne peut échapper. On comprend la grande et invincible puissance d'un dieu qui fait voler, non pas seulement les chevaux, mais les ânes mêmes...

« A son gré le vieillard rajeunit, l'ennemi vient partager sa coupe... Pour Bacchus, se. battre c'est boire ; lutter c'est triompher. »

Je m'arrête en si beau chemin, et renvoie le lecteur à l'enthousiaste Bithynien qui se crut à Smyrne l'heureux rival d'Isocrate et même de Démosthène, parce que l'empereur Antonin l'honorait de sa bienveillance. Mais quoi? depuis Aristide jusqu'à nos jours, la faveur impériale ne donna jamais le génie : le génie fuit le pouvoir, il a le mépris de l'or, et ne se nourrit que de liberté.