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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XXXIII.

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

NONNOS

 

DIONYSIAQUES.

 

CHANT TRENTE-TROISIÈME.


Dans le trente-troisième livre, l'impétueux Éros dompte Morrhée et l’enflamme pour la beauté de Chalcomède.


C'est ainsi que, semblable à un taureau aux belles cornes, Bacchus, emporté par l'élan de ses pieds, bondissait impétueusement ; et, l'esprit égaré sous l'effort de la rage, exhalait au loin un souffle pernicieux.

Cependant, un jour que la Grâce légère cueillait dans les bosquets de l'Érythrée les tiges des roseaux odorants, afin de mêler, dans les bouillantes chaudières de Paphos, au fruit liquide de l'olivier d'Assyrie ces fleurs indiennes, et en composer les parfums de sa maîtresse : comme, pour former des monceaux de l’humide plante, elle jetait ses regards de tous côtés, elle remarque dans le bois voisin la frénésie de Bacchus, son père, et en verse de douloureuses larmes. Dans sa tendresse filiale, elle s'afflige et déchire ses joues de ses ongles. Elle voit les satyres effrayés du combat. Elle voit Codone et Gigarto, qui a passé si vite, couchées sur la poussière, et privées d’honneurs funèbres ; puis elle plaint Chalcomède qui échappe par la vélocité de sa course aux armes du fougueux Morrhée ; et pourtant elle est jalouse de cette nymphe au visage de rose, car elle craint qu'on jour par sa beauté elle ne vienne à surpasser Vénus.

Désolée, elle remonte dans l'Olympe; puis, triste et muette, elle dissimule le chagrin que lui cause son père Bacchus. La pâleur a flétri la fleur de sa belle joue, et a éteint l'éclatante splendeur de son visage.

L'épouse d'Adonis devine l'affliction de Pasithée à son silence comme à son visage abattu, et elle lui adresse ces paroles pour consoler sa peine :

 « Nymphe chérie, qu'as-tu donc ? Pourquoi ces traits altérés ? Vierge, comment as-tu perdu tes couleurs vermeilles? Qui donc a terni sur ta figure le rayon du printemps? Ton teint n'éblouit plus par sa blancheur ; ton regard ne sourit plus comme autrefois. Confie-moi tes soucis. Serait-ce que mon fils te tourmente? Aimerais-tu comme la Lune je ne sais quel berger dans quelque grotte amoureuse ? Serait-ce qu'après Aurore, Éros t'aurait frappée toi-même de son arc? Ah ! je sais d'où vient la pâleur de ton front. Tu ne veux pas t'unir si jeune à ce sommeil vagabond et ténébreux qui te poursuit. Eh bien ! je ne ferai pas violence à tes refus, et je ne livrerai pas pour compagne au noir sommeil la blanche Pasithée. »

Elle dit ; la Grâce verse des larmes et répond ainsi :

« O génératrice du monde éternel, mère des amours, ce n'est ni un berger ni la téméraire poursuite du sommeil qui me troublent. Je ne suis pas malheureuse en amour comme Aurore ou la Lune; mais j'éprouve une vive douleur de voir Bacchus, mon père, errer poursuivi et épouvanté par les Furies. De grâce, si vous le pouvez, combattez pour le dieu votre frère. »

Alors elle raconte à sa maîtresse tous les malheurs de Bacchus, ces innombrables phalanges de Bassarides que Morrhée a immolées, la déroute du bataillon entier des satyres ; elle dit le dieu lui-même persécuté par le fouet d'Érynnis. Elle fait voir la plaintive Gigarto expirant sur le sol, et la mort prématurée de Codone ; enfin elle rappelle timidement les maux et la beauté de Chalcomède.

La joyeuse Vénus perd son sourire accoutumé et amortit l'étincelle de son visage de rose; elle ordonne à Aglaé, son messager, d'appeler son fils l'impétueux Éros, le volage habitant des airs, le fécond directeur de la génération humaine.

La Grâce se met en chemin, et tourne sans cesse son visage vers la terre, la mer et le ciel, pour y rencontrer les inconstants vestiges d’Éros; car il agite en tous lieux ses ailes, et parcourt les quatre régions du monde circulaire.

Elle le découvre auprès de la cime dorée de l’Olympe, lançant avec la coupe les gouttes du nectar (01). Près de lui se tient Hyménée à la belle chevelure, le tendre adolescent compagnon de ses jeux: Hyménée présente une sphère arrondie, habile ouvrage de sa mère Uranie, dont l'esprit sublime connaît le cours des astres ; il en fait le prix de la lutte ; c'est l'image artificielle qui reproduit la beauté d'Argus (02). Le volage Éros offre de son côté le superbe collier d'or que porte sa mère la maritime Vénus, récompense émaillée et étincelante du vainqueur ; le bassin d'argent est dressé pour le défi ; le but central est une statue d'Hébé versant le vin. Le charmant Ganymède, l'échanson de Jupiter, est l'arbitre : il tient dans ses mains la couronne. Il s'agissait de lancer la joyeuse liqueur par diverses évolutions dis doigts, soit en les dressant, soit en les réunissant dans la paume des mains, ou en les entrelaçant les uns aux autres.

La gracieuse lutte s'établit, et le sort désigne le premier, Hyménée à la molle chevelure; il prend la coupe, fait voler en l'air les gouttes du nectar, et passe au-dessus du bassin : il ne fit pas honneur à la Muse sa mère, car la liqueur échappée de la coupe traverse l'air et va frapper le milieu du vase; là, elle bondit, se détourne et rejaillit sur le visage de la statue, dont la tête muette, atteinte à son sommet ne rend aucun son.

Le rusé Éros vient en second ; il tient la coupe, suivant les règles de la science, invoque en secret Cypris au fond de son cœur; puis, visant d’un regard infaillible, il lance au loin vers le but le jet liquide. Le breuvage de la divine rosée tournoie, s'étend droit vers la tête, et frappe sans détour le front de la statue qui résonne bruyamment dans les airs; la douce effigie retentit, et le vase argenté renvoie au fils de Cypris le son de sa victoire. Ganymède donne en riant la douce couronne à Éros, qui s'empare aussitôt du collier, emporte la sphère, et jouit du double prix de son adresse au combat du beau breuvage. L’audacieux Éros saute sur ses pieds, cabriole, danse dans son orgueilleuse joie, et essuie fréquemment de sa main les larmes de son antagoniste.

Aglaé s'approche d'Éros et reçoit les prix des mains de son voluptueux souverain. Puis elle lui fait signe de venir à l'écart, et elle redit à son oreille d’une voix fidèle le message artificieux d'une mensongère maîtresse.

« Indomptable dompteur universel, de l'existence, contemporain du monde, hâte-toi, car Cythérée souffre ; nulle de ses suivantes ne lui reste; Charis a fui; Pitho s'est envolée; le Désir qui ne la quittait jamais est parti ; elle n’a plus que moi qu'elle t'envoie; car elle a besoin de ton invincible carquois. »

A peine elle a dit qu'Éros l'interroge et veut tout apprendre. Y a-t-il un enfant qui ne désire savoir la fin d'une longue histoire, dès qu'il en a écouté le commencement ? Aussitôt il crie ces paroles de sa bouche que rien n'arrête :

« Qui donc peut affliger ma Vénus ? Faut-il que j'arme mes mains pour lutter contre tout? Si l’on offense ma mère, je tendrai contre Jupiter une corde irrésistible : dans ses fureurs adultères, je puis en faire encore un aigle ravisseur ou un taureau qui navigue. Si Pallas la tourmente, on que le dieu du feu l’irrite, j'attaquerai à la fois Minerve et Vulcain, en allumant contre eux le brandon étincelant de la torche de Cécrops (03). Si la divinité chasseresse excite son courroux, je tirerai le glaive enflammé et olympien d'Orion, je persécuterai Diane et la chasserai des airs. Je ne crains pas la vigueur de Neptune, et j'aurai peu de peine à venir à bout de Mars, retenu déjà par de doux attraits. Qu'ai-je besoin de mes flèches et des brûlantes courroies de mon carquois ? Pour blesser Phébus qui s'y prête, il ne me faut que des feuilles de laurier, et pour l'enchaîner, le célèbre hyacinthe. J'emporterai sur mes ailes mon compagnon des airs, le fils de Maïa, implorant en vain le secours de son inutile Pitho (04); je ferai descendre du ciel vers Paphos les deux grands luminaires pour y être esclaves : à l'aide de Clymone, je soumettrai Phaéton à ma mère, et la Lune à l'aide d'Endymion. Tous, ils verront ainsi que je suis plus fort que toute chose (05). »

Il dit, et s'élevant par la plus droite voie au sein des airs, il dépasse Aglaé d'un élan de ses doubles ailes avant qu'elle ait atteint le palais de l'impatiente Vénus.

La déesse, d'un visage apaisé le reçoit tout entier dans ses bras, l'enveloppe des mains joyeuses qu'elle tend vers lui, prend sur ses genoux ce fardeau chéri qu'elle y assoit, baise ses yeux, sa bouche, touche son arc enchanteur, caresse son carquois, et d'une voix trompeuse exprime ainsi la colère :

« O mon fils, tu oublies à la fois et Vénus et Phaéton. Voilà qu'il me brave, et qu'il arme le sang d'Astris, le fils de sa fille, le vaillant Dériade, l'exterminateur des Bassarides, de Bacchus l'ami des femmes, enfin le fléau des ses satyres amoureux ; il ne surveille plus les amours mugissants de Pasiphaé (06). Ce qui m'irrite le plus, c'est que le belliqueux Mars, avec Bellone son auxiliaire, s'associe au roi des Indes, combat sous une forme mortelle contre Bacchus pour obéir à Junon, et oublie le primitif amour de Cythérée. Si donc Mars dans la mêlée vient en aide à Dériade, combats toi-même pour Bacchus. Il a une lance, mais ton arc l'emporte; car c'est devant cet arc que s'inclinent le souverain Jupiter, le valeureux Mars, le législateur Mercure (07) ; et c'est lui que redoute Apollon, tout glorieux archer qu'il est. Oui, cher enfant, si tu veux plaire à ta Vénus, combats pour notre Bacchus et pour les Bassarides ; glisse-toi sans être vu sur le penchant oriental du monde: là, dans la plaine des Indes, il est parmi les bacchantes une vierge supérieure à toute la jeunesse de son âge : elle se nomme Chalcomède; et si tu apercevais sur le Liban Chalcomède et Cypris ensemble, tu ne saurais toi-même, ô mon fils, reconnaître Vénus. C'est là qu'il faut aller pour secourir Bacchus égaré. Blesse Morrhée de la beauté de Chalcomède ; glorifie cet emportement qui sait ravir l'amour et qui t'appartient comme à moi (08) ; il annonce et adoucit l'hymen fruit de la violence; oui, pour récompenser dignement un arc si habile, je te donnerai une couronne, superbe ouvrage de Lemnos, semblable au plus brillant éclat du soleil. Lance une bien douce flèche ; et tu seras ainsi favorable à Cypris et à Bacchus à la fois. »

Elle dit; le malin Éros s'élance du sein de sa mère, prend son arc, suspend à sa petite épaule son carquois dominateur universel, et court sur ses ailes dans les airs (09). Puis il tourne dans son vol agile vers Cerné (10), et va droit aux rayons de l'aurore ; là il sourit d'avoir, par des traita si chétifs, consumé un si puissant maître du char céleste, et fait pâlir l'astre du soleil devant l'astre des amours.

Bientôt, pénétrant dans le centre de la mêlée indienne, il appuie son arc sur le cou de Chalcomède; et visant, auprès des rondeurs de la joue de rose, il lance de là une flèche au cœur de Morrhée ; puis, à l'aide du double sillage de ses ailes, il rame et navigue pour sa traversée (11), remonte vers les limita étoilées de sa patrie, et laisse l'Indien en proie à un trait embrasé.

Toujours cependant, ça et là, partout on va la jeune fille, va aussi le malheureux amant rongé par le venin du désir. Sa lance s'est adoucie, son épée s'attendrit, son intrépidité cède à la violence de l’aiguillon amoureux ; il tend autour de lui des regards éperdus, car les décrets de Vénus ont refusé tout plaisir à ses yeux.

Mais bientôt l'astucieuse déesse abuse le chef des Indiens. Elle feint l'amour; elle prend la ressemblance menteuse d'une jeune fille éprise ; et Morrhée, emporté d'un vain espoir, se croit aux cieux (12). Il a pensé que la vierge renferme dans son cœur un trait ardent pareil au sien. Insensé, il cherche à plaire à une chaste nymphe, et, sous si noire apparence, il oublie ce qu'il est.

Pour mieux accroître son délire, Vénus, par une maligne et folâtre ruse, vient près de lui, et raconte à un Indien la vélocité de la nymphe indomptée; comment un jour, rapide comme le souffle de Borée, elle échappa à Phébus; comment, dans sa fuite précipitée, auprès des courants humides de l’Oronte aux larges flots, elle suspendit sa course virginale sur la rive; et que là, s'entrouvrant auprès de l'embouchure du fleuve aux eaux limpides, la terre reçut l'adolescente poursuivie dans son sein compatissant.

A ce récit, Morrhée tressaille de joie, il regrette seulement qu'Apollon, qui était dieu, n'ait pat atteint Daphné dans sa poursuite et joui de son amour. Il gourmande la lenteur de Phébus, et reproche sans cesse à la terre d'avoir englouti la jeune fille avant qu'elle eut connu l'hymen. Car il frémit d'une douce flamme, et craint que Chalcomède ne chérisse autant que Daphné sa virginité ; que, la voyant fuir, il ne coure inutilement après elle; et que, tel qu'Apollon, il ne souffre à attendre un plaisir qui lui échappe toujours.

Cependant, quand la nuit arrive et apaise le combat, Chalcomède parcourt les penchants de la forêt solitaire afin d'y chercher la trace de l’insensé Bacchus ; elle ne porte plus le rhombe bruyant (13) ni les cymbales sacrées de Rhéa pour célébrer les orgies nocturne Lyéos (14); la tête basse, elle néglige la danse; et ses lèvres muettes gardent un silence inaccoutumé, car elle a appris la maladie de Bacchus le Préservateur.

Morrhée a perdu presque tout son courage; il s’avance lentement et à pas timides ; il tourne ses regards vers la nymphe, et accuse la lenteur de Phaéton. Sa pensée suit et accompagne Chalcomède ; dans son inquiétude, il adoucit sa voix pour les tendres entretiens de Cypris ; et il nourrit dans le fond de son cœur le poison des nocturnes amours.

« Traits et arc belliqueux, dit-il, je vous quitte : voila qu'un autre trait délicieux et plus puissant m'a vaincu ; adieu carquois ! Le ceste l'emporte sur la courroie de mon bouclier. Non, je n'armerai plus ma main guerrière contre les Bassarides; mais, abandonnant l'onde et la terre, divinités de ma patrie, j'élèverai un autel à Cypris et à Bacchus, et jetterai loin de moi la lance d'airain de Mars et de Minerve : je ne veux plus combattre à l'aide d'un brandon, puisque le brandon des amours a éteint la torche impuissante de Mars. C'est un feu plus brûlant qui me consume. Que ne suis-je aussi, ah ! que ne suis-je un de ces satyres passionnés! je prendrais part aux danses des Bassarides; j'entrelacerais ma main à la main de Chalcomède, et j'enchaînerais son cou de mes bras amoureux ! Oui, que Bacchus soumette Dériade et l'emmène captif en Phrygie ! et que, loin de mon pays, l'opulente Méonie me reçoive aussi pour son citoyen ! Je préfère le Tmole au Caucase; j'abdique le titre d'Indien. Je veux qu'on m'appelle Lydien désormais, puisque j'incline devant Bacchus ma tête esclave d'Eros. Que me fait mon paternel Hydaspe ? C'est le Pactole qui doit me porter. Le charmant séjour de Chalcomède sera le mien. Cypris et Bacchus ont réuni leurs assauts ; et, tous les deux, ils accablent de leurs traits les gendres de Dériade. Oui, l'on dira que si le thyrse a mis à mort Oronte, c'est le ceste qui a perdu Morrhée. »

Tels étaient ses cris; et, dans ses bouillantes inquiétudes, il se consumait au souvenir de Chalcomède ; car les ténèbres rendent toujours plus vives les étincelles de l'amour.

Déjà courait sur la terre qui la fait naître l'enveloppe obscure qui s'étend insensiblement, s'assombrit sans nuage, et apaise tous les bruits dans un religieux et universel silence. Le voyageur indien ne hâte plus son pas à travers la ville. La fileuse néglige son art accoutumé ; auprès de la lampe amie de la quenouille, l'errant fuseau, qui roule toujours dans son propre cercle, repose immobile maintenant au bout du fil que les mains ne font plus voltiger. L'ouvrière diligente s'endort, le front fatigué, auprès de la lampe de la veillée. Le serpent rampe plus lentement, s'arrête, se couche ; et, ramenant sa queue vers sa tête, il enroule ses anneaux autour de son ventre engourdi : près de lui, l'éléphant dort en l'air, debout contre un roc, et appuyé sur un chêne.

C'est alors que, seul éveillé, Morrhée s'échappe sans bruit des appartements de Chérobie qu'il laisse dormir isolée. Il avance à petits pas, va et revient. Il a appris d'un certain vieillard savant, pendant qu'il portait la guerre chez les Ciliciens auprès du Taurus, la science des amours célestes des astres : alors, méditant sur la cour étoilée qui se déploie dans les airs, il considère le taureau olympien, époux d'Europe; puis il dirige ses regards errants vers le pôle, et reconnaît, à la mobilité du char de Callisto (15), que la déesse s'est unie à une autre déesse, car, pour déguiser sa forme, son époux emprunta l'image trompeuse d'une Diane simulée; il observe que Myrtile (16) s’élève au dessus du taureau, Myrtile, le cocher scintillant, auxiliaire de la course de Pélops, puisque pour favoriser son union avec Hippodamie il a fabriqué d'une cire arrondie un essieu imposteur : il remarque tout près de Cassiopée (17) l'aigle aux ailes étendues, époux d'Égine; il ambitionne un semblable stratagème qui lui ouvre aussi les bras de la chérie Chalcomède. Enfin il termine sa veillée contemplative par ces mots :

« On m'a dit que le puissant Jupiter s'est uni à la jeune Antiope (18) sous les traits mensongers des satyres, et qu'il a imité leurs bonds pour parvenir aux joies de l'hymen. Que ne suis-je tel qu'un satyre aux belles cornes! pour traverser leur armée sans être reconnu, et pour m'unir à la bacchante Chalcomède! Ah ! Cythérée, je sais d'où vient ta colère contre les fils des Indiens, et pourquoi tes mains s'appesantissent sur les voisins du Soleil : tu ne peux oublier les filets qu'il révéla, mais Phaéton n'est pas mon père : pourquoi donc me tourmenter ainsi ? Pasiphaé, l'amie des taureaux, ne m'a pas donné le jour. Je ne suis pas le frère d'Ariadne. Collines, faites entendre la voix de vos rochers. J'aime Chalcomède ; et elle me refuse. Adieu mon carquois, mon arc sanglant, mes flèches allées. Mars ne m'a pas préservé des traits de Vénus, et l’enfant Éros vient à bout de celui que toute la vaillance de Bacchus n'a pu terrasser. Ainsi, pendant la nuit, disait en vain l'amant infortuné. Mais l'aile du doux sommeil n'endort pas de son côté l'inquiète et chaste Chalcomède; car elle souhaite la mort, et tremble que, dans ses ardeurs, le fougueux Morrhée, en l'absence de Bacchus, ne la charge des chaînes d'un hymen involontaire. Elle dirige au milieu de la nuit ses pas vers les flots de l'Érythrée, et parle ainsi aux ondes muettes:

« O Mélis (19), combien tu fus heureuse! Ignorant les amours, tu te précipitas dans la mer d'un élan spontané pour échapper à l'union du fougueux Damnaménée. J'envie le bonheur de ta destinée virginale. La fille de la mer, Vénus, excita contre toi un séducteur violent. Mais, toute mère de Vénus qu'elle est, la mer te préserva, et tu as péri vierge encore dans les vagues. Ah ! pourquoi la mer n'engloutirait-elle pas Chalcomède aussi, pour la ravir à l’hymen du fougueux Morrhée ? Pourquoi ne m’appellerait-on pas la nouvelle Britomartis, la pudique nymphe (20) qui, pour éviter les amours de Minos, fut reçue jadis par les flots, puis rendue par eux à la terre? L'amoureux délire de Neptune ne m'effraierait pas plus que l'innocente Astérie (21), dont il poursuivit longtemps les traces dans ses erreurs sur les eaux, jusqu'à ce que, mobile voyageuse, errante au gré des vents, Apollon l'eût affermie et enracinée au sein des vagues. O mer, reçois-moi dans ton sein hospitalier! Reçois Chalcomède après Mélis, reçois cette nouvelle Britomartis, transfuge de l'hyménée. Libératrice des vierges, prends pitié de Chalcomède, et fais-lui éviter Morrhée et ta Vénus à la fois. »

Elle dit, et se désespère sur le bord voisin de l'Océan ; là sans doute elle se fût précipitée spontanément sous les abîmes, si Thétis, en faveur de Bacchus, ne fût venue à son aide. La déesse change de forme, prend l'apparence d'une bacchante, s'approche de Chalcomède et la rassure ainsi :

« Courage, chère Chalcomède, ne crains pas les violences de Morrhée. Tu as en moi l'augure prophétique de ton indissoluble virginité, et le témoin futur de ta chaste innocence. Je suis Thétis, ennemie comme toi du lien conjugal, et comme toi pure. Jupiter, mon père, m'a poursuivie du haut des cieux et a voulu s'unir à moi ; mais le vieux Protée (22) arrêta ses désirs en le menaçant d'un fils plus puissant que lui-même; il annonça qu'un enfant de Thétis, attaquant un jour son père, chasserait Jupiter comme le grand Jupiter avait chassé Saturne. Deviens rusée, pour nous sauver. Si tu te donnes la mort sans connaître même un hymen simulé, l'impie Indien exterminera la troupe entière des Bassarides. Consens à le tromper, feins de ressentir les vaines atteintes de Cypris, et tu délivres ainsi du trépas toute cette armée en déroute pendant les souffrances de Bacchus. Si Morrhée, malgré tes refus, t'attire sur sa couche, tu n'as pas besoin d'une défense contre Vénus, tu as pour gardien inaccessible le serpent protecteur de ta ceinture; ce même reptile que Bacchus, après la guerre des Indes, doit fixer dans le cercle éclatant de la sphère, comme un éternel témoignage de ton inviolable chasteté, tout auprès de la flamboyante couronne dont il prépare le signe étincelant pour Ariadne de Cydonie (23). Des lors, ton dragon s'égalant au dragon de l'ourse, s'unira au Serpentaire pour éclairer ensemble les humains. Tu remercieras plus tard la maritime Thétis, quand tu verras ton astre briller à côté de la Lune. Non, ne crains rien du mariage ; celui qui partagerait ta couche ne saurait nuire à ta virginité. J'en jure par toi et par Bacchus qui s'est assis à ma table ; oui, par toi-même, par tes thyrses et par la maritime Vénus. »

Elle console ainsi la nymphe, et la cache sous un nuage pour lui faire éviter les regards des gardes, comme de la sentinelle, guerrier errant dans la nuit, dont le pas est furtif et trompeur (24) ; enfin pour qu'un pâtre libertin et insolent ne contraigne pas la jeune fille attardée à s'unir à lui sur les chemins (25).

 

NOTES DU TRENTE-TROISIÈME CHANT.


 

Note préliminaire. — Dans l'épisode qui remplit la première partie de ce chant, nous allons retrouver Pasithée et le Sommeil. Le Sommeil, divinité ailée comme l'Amour ((ομόπτερος), et comme la Mort, sa soeur (κασιγνήτῳ Θανάτοιο (Homère, Il., XIV, 231).

« Suivant Nonnos, dit le classique Lessing, le Sommeil a la couleur noire, μελανόχροον., liv. XXXIII, v. 40), et il serait très possible que les artistes anciens eussent donné à la Mort une couleur blanche, pour signifier que des deux Sommeils elle n'est pas le plus redoutable. —  Um auch dadurch anzudeuten, dass er der furchterlichere Schlaf von beiden nicht sei.  » — Or j'ai cru devoir citer cette observation, d'abord pour sa tournure philosophique et consolante, ensuite pour démontrer que le célèbre restaurateur de la littérature allemande avait lu les Dionysiaques, enfin pour encourager ses nombreux disciples et ses plus nombreux admirateurs à l'imiter même en cela.

(01) Le cottabe. — Cette description du cottabe n'est pas seulement remarquable par sa grâce et son élégance, mais aussi parce qu'elle est la seule que nous en ait légué la poésie grecque. Elle est fort peu connue, car les archéologues de nos jours ont rarement poussé aussi avant leurs recherches dans les Dionysiaques, qu'on se contente en général de feuilleter une fois. Ce jeu, qu'Aristophane et Anacréon ont ainsi nommé comme pour jeter une énigme à la postérité, avait à Athènes des gymnases et des professeurs spéciaux ; j'en ai déjà parlé dans mes Chants du peuple en Grèce (t. Il p. 48), et je prends la liberté d'y renvoyer le lecteur.

Lefranc de Pornpignan, à qui, malgré les sarcasmes que lui valut sa piété, on ne saurait refuser ni du talent poétique, ni une grande érudition, ni surtout un goût éclairé dans les lettres grecques, connaissait Nonnos.

Voici une imitation de la lutte d'Éros et d'Hyménée, qu'il a placée dans sa dissertation sur le nectar et l'ambroisie. Cette description badine ne reproduit qu'incomplètement le jeu du cottabe ; et Nonnos n'est pour rien dans les douze premiers vers du debut :

Un jour Vénus avait grondé l'Amour;
Il disparaît. Aussitôt sur ses traces
Court Aglaé, la plus jeune des Grâces.
Cieux, terre, mers, il n'est point de séjour
Où de Vénus la fidèle coursière
Ne se transporte ; au bout de sa carrière,
Fondant en pleurs et se désespérant,
Au mont Olympe elle aperçoit l'enfant
Qui s'amusait à verser sur la terre,
Par le goulot d'un vase étroit de verre,
Le pur nectar, et riait comme un fou
Quand la liqueur sortait du petit trou.
« Ca, dit l'Amour, veux-tu voir, camarade,
( C'était l'Hymen qu'il déliait ainsi,)
« Qui de nous deux l'emporte à ce jeu-ci? —
« Oui-dà, répond l'Hymen, faisons parade
« De nos talents; je suis prèt, et voici
« Du premier mot; mon enjeu : je parie
« Ce riche globe, ouvrage d'Uranie. —
 « Mol, dit l'Amour, un collier de Vénus;
« Tiens, le voilà. » Les gages convenus
Furent soudain remis sans tricherie
A Ganymède; et le jeune échanson,
Juge des coups, s'assit sur le gazon.
On apporta sur un banc de verdure
Un bassin d'or artistement bombé,
Qui supportait une image d'Hébé ;
Chacun s'apprête, et voici la gageure :
Tous deux armés d'un flacon de nectar,
L'un après l'autre essayant leur souplesse,
Dans un tournoi d'une nouvelle espèce,
Sans l'appareil de coursiers ni de char,
Devaient montrer à l'envi leur adresse;
Prendre l'essor, la bouteille à la main,
Planer dans l'air, tourner d'un vol agile,
Puis, soutenus par une aile immobile,
De haut en bas verser le lait divin;
Et la liqueur, du flacon descendue,
Devait couler le long de la statue,
Droit à ses pieds, au centre du bassin.
Le sort tiré, c'est l'Hymen qui commence :
Il monte aux cieux, secouant son flacon,
Fait plusieurs tours, ôte enfin le bouchon,
Sans mesurer le but ni la distance
(C'est grand hasard quand l'Hymen tire droit);
Bref, il répand, sans tarder davantage,
Tout son nectar, inonde, en maladroit,
Le front, la tête, et le dos de l'image,
Et tombe à terre après ce bel exploit.
L'Amour sourit et dans les airs s'élance,
Tenant tout prêt son flacon qu'il balance;
D'un oeil perçant, à lorgner exercé,
Il vise au but en invoquant sa mère :
Le nectar sort, adroitement versé,
Mouille, en glissant, de sa mousse légère,
L'image d'or, et d'un bruit argentin
Fait retentir le précieux bassin.
L'enfant vainqueur vole vers Idalie,
Et de Vénus rejoint l'aimable cour;
L'Hymen vaincu pleure, tempête, crie :
Peut-il gagner jouant contre l'Amour !
(Lefranc de Pomp., t. II, p. 441.)

(02) Argus, image de la sphère. — Les yeux d'Argus, « in occiduis stellatum visibus Argum » (Stace, Théb., liv. VI, v. 277), représentaient les étoiles de la sphère. Le vers de Nonnos rappelle cette épigramme de Platon, moins le jeu de mots, qui reste ici tout entier sur le compte du grand philosophe.

« Mon Aster contemple les astres. Ah! que ne suis-je le ciel pour multiplier mes regards  vers toi. »

Ἀστέρας εἰσάθρει Ἀστὴρ ἐμός· εἴθε γενοίμην
Οὐρανὸς, ὡς πολλοῖς ὄμμασι, εἰς σὲ βλέπω.
(Anth. Pal., VII, 669.)

La sphère, image d'Argus, a paru ridicule au philologue allemand Lobeck ; Ridiculum vero concertationis puerilis praemium (de Morte Bacchi, p. 9). Je ne puis y voir avec lui, je l'avoue, un plagiat, et surtout une imitation malheureuse dit jouet fabriqué par Vulcain, qu'Adrastée, dans les Argonautiques, met aux mains de Jupiter. Pourquoi donc Hyménée ne gagerait-il pas, en prix du noble jeu, une sphère émaillée, ouvrage d'Uranie, sa mère, quand Éros dépose, de son côté, un magnifique collier d'or appartenant à sa mère aussi ?

(03) La torche de Cécrops. — La torche de Cécrops, c'est le feu qu'on allumait à Athènes pour célébrer les mystères communs à Minerve et à Vulcain, union allégorique des arts et de l'intelligence.

(04) Pitho. — Pitho a plus d'un rôle dans les Dionysiaques. Au troisième livre, elle est la Persuasion ; et par les ordres de Vénus, sa souveraine, elle amène Harmonie à épouser Cadmus : ici, elle est l'Eloquence, compagne de Mercure, et l'Amour rit de son pouvoir.

« Pitho, » dit Pausanias, « est l'une des Grâces, s'il faut en croire le poète élégiaque Hermésianax.» (Liv. IX, ch. 35.)

A ce titre, elle serait une des sujettes d'Éros, le roi qui charme l'esprit, τερψινόου ἄνακτος. (Hermésianax, vers 105.)

(05) Discours d'Éros .— C'est bien là le langage d'un enfant en colère et babillard, qui se vante de pouvoir tout ce qu'il veut ; on aura remarqué aussi ce goût pour les longues histoires, trait distinctif de l'enfance, que Nonnos a relevé habilement : il y a dans ces peintures une vérité et une grâce qui m'ont soutenu dans les aspérités de mon oeuvre, et qui pourraient encourager à en poursuivre la lecture.

(06) Pasiphaé. -- Vénus, qui avait à se plaindre de longue main de la vigilance du Soleil, lui reproche de ne pas surveiller les amours de Pasiphaé, sa propre fille, la Lumière universelle (πᾶσι φάος). Circe autem et Pasiphae, natae patre Sole, In deorum numero non habebuntur? (Cicéron, de Nat. Deor., lib. III, c. 19.)

(07) Mercure le Législateur. — Thesmios, le Législateur, sans doute en raison des traités de commerce auxquels présidait ce dieu des marchands. Au reste, c'est un titre que Mercure partageait avec la législatrice Cérès. (Pausanias, liv. VIII, c. 15.) De notre temps, on avait paru penser quelquefois que l'agriculture, représentée par les maîtres du sol, pouvait, sans inconvénient, prendre part à la confection des lois; mais cette opinion a rencontré des contradicteurs, et a fini par être vigoureusement réfutée.

(08) L'épithète biozygéon — Le mot  βιοζυγέων (v. 175) mérite une certaine attention. Il est dû à l'initiative hardie de Nonnos :

Quelquefois à la langue, en dépit du purisme,
Il fait présent d'un heureux solécisme,
Scandale du grammairien.
(Delille, Convers., ch. I.)

Les lexiques grecs les plus complets ne contiennent point cette épithète composée. Elle offre è Vénus une expression heureuse pour rendre noblement une pensée téméraire qui lui est naturelle. Le poète de Panopolis n'est pas toujours aussi bien inspiré dans son néologisme, maladie des littératures en décadence. Parmi nos écrivains contemporains, un seul, Lamartine a remporté plusieurs de ces victoires sur la langue, mais uniquement dans sa prose et jamais dans ses vers. C'est ainsi que je l'ai entendu, au milieu d'une vive improvisation, créer le verbe subalterniser, qui a survécu à la critique.

L'Académie en corps a beau le censurer,

le terme a grandi ; l'écho l'a répété ; et maintenant, comme la monnaie neuve, il a cours dans les écrits politiques, tels que les autorise la nouvelle législation.

(09) L'équitation des airs. — Mot à mot, l'Amour, en arrondissant ses ailes légères, chevaucha ((ίπτατο). C'est l'expression qu'emploie Euripide en parlant du Zéphyre :

Ζεφύρου πνοαῖς ἱππεύσαντος ἐν οὐρανῷ.
 (Phaen..v. 294.)

Et plus tard, Horace en a dit autant de l'Euros.

Ceu flamma par taedas, vel Eurus
Per Siculas aequitavit undas.
(Od. IV, l. IV, v. 44.)

Catulle a dit aussi : « l'oiseau-cheval, » Ales equus (LVI, 84 ). Enfin Apulée, dont les pensées ne sont pas si éloignées que le style de la manière de notre poste, a dit : « Aurora roseum quatiens lacertum, coelum inequitabat. » En est-ce assez pour justifier Nonnos?

(10) Cerné. — Puisque Cerné revient ici sous ma plume, c'est le cas d'ajouter à toutes les conjectures sur cette île ce qu'en dit le Périple d'Hannon :

« Nous avons découvert au fond d'une espèce de golfe une petite île de cinq stades de tour. Nous l'avons colonisée, et nous l'avons nommée Cerné. Il y a aussi loin des Colonnes d'Hercule à cette île, que de Carthage aux Colonnes. »

D'Anville et Bougainville ont reconnu à ces signa l'île d'Arguin, sur la côte occidentale d'Afrique. et d'autres géographes plus récents ont contredit leurs devanciers. Encore un coup, cet écueil ainsi placé ne peut être la grande île Cerné, qui voit la première se lever l'aurore.

(11) La navigation des airs. --- La navigation des airs revient fréquemment dans les Dionysiaques; je ne saurais y voir, comme God. Hermann, un emprunt à Euripide, qui, dans le quatrième vers de Médée, parle seulement des rames marines des Argonautes :  Ἐτετμῶσαι χέρας ἀνδρῶν ἀρίστων; mais je dis avec le savant philologue qu'un traducteur d'Euripide ne doit pas négliger les imitations qu'en a faites Nonnos. « Omninoque non est Nonni imitatio negligenda interpreti Euripidis. »

(12) Morrhée est aux cieux. — Les amoureuses chimères qui transportent Morrhée, malgré leur exagération dépassée par nos romans modernes, trouvent leur pendant dans les romans primitifs ; c'est ainsi que les espérances de Chérée, l'amant de Callirrhoé, sont exprimées beaucoup moins simplement encore sous la plume de Chariton : Καὶ ἦλθε ταχέως, μετέωρος ταῖς ἐλπίσι.

(13) Le rhombe. — Le rhombe est ici un instrument musical des mystères bachiques, assez mal défini. C'était, suivant quelques auteurs (et on le confond parfois avec le roptre), une sorte de toupie aérienne, soeur de la toupie terrestre, si chère aux jeunes écoliers, même dans les beaux vers de Virgile (Én., VII, v. 382). Les roptres étaient aussi les tambourins, ou plutôt nos tambours de Basque; c'est dans ce sens que Plutarque en fait les instruments de la musique guerrière des Parthes : Ῥόπτρα βυρσοπαγῆ καὶ κοῖλα περιτείναντες. (Vie de Crassus, § 23.)

« Pardonne, Bacchus, » s'écrie dans l'Anthologie la Bassaride Eurynome, compagne de Chalcomède, « pardonne, je néglige tes danses, et me hâte d'accourir aux fêtes de Vénus : je te rends tes roptres; j'abandonne le lierre, et je ne veux plus pour ma main que la chaîne et l'anneau d'or. » (Agathias, VI, 74.)

(14) Lyéos. — Je répète, à propos de Lyéos, et je m'en avise bien tard, que je fais usage des surnoms de Bacchus, surtout lorsque leur signification prête, comme ici, à l'allusion et éclaircit la pensée du poète.

(15) Callisto. — Callisto, la très belle, fut aimée de Jupiter, qui, pour la séduire, prit la forme de Diane : Junon en fit une ourse.

« O fille de Saturne, » s'écrie Ovide, « que ne vis-tu sa résistance ! tu aurais été moins cruelle. »

Aspiceres utinam, Saturnia ! mitior esses. (Métam.,l. II, v. 425.)

Le char de Callisto est dit ici inconstant, parce que l'Ourse tourne autour du pôle ; et le vers de Nonnos a pris quelque chose à une chanson d'Anacréon :

Στέρεται ὅτ' Ἄρκτος ἤδη
Κατὰ χεῖρα τὴν Βοώτου
.
(Od. III.)

« Quand l'Ourse tourne déjà sous la main du  Bouvier. »

(16) Myrtile. - Myrtile, que nous avons déjà rencontré dans les Dionysiaques sous sa forme mortelle, n'est plus ici qu'un astre favorable aux amours, puisqu'il fut l'auteur indirect de l'hymen de Persée et d'Hippodamie. Il était fils de Mercure, et il partage avec Phaéton et avec Absyrte, le frère de Médée, les honneurs de la constellation du Cocher.

(17Cassiopée. — Cassiopée, fière de sa beauté, osa se préférer aux Néréides ; elle en porta la peine dans la sphère, où elle est renversée et la tête en bas, en face d'Andromède assise sur un trône.

« La malheureuse Cassiopée, dit Aratus, que l'effigie de sa fille presse et afflige même au sein des astres. »

Ἡ δὲ καὶ αὐτὴ παιδὸς ἐπείγεται εἰδώλοιο
Δειλὴ Κασσιώπεια.
(Phaen., v. 664.)

(18) Antiope. — Antiope n'est point cette reine des Amazones dont Théramène, en mauvais pédagogue, et en trop complaisant conseiller, au dire de M. Saint-Marc Girardin dans son excellent cours dramatique, a cité l'exemple à Hippolyte

Vous-même mi seriez-vous, tous qui la combattes,
Si toujours Antiope à ses lois opposée,
D'une pudique ardeur n'eût brûlé pour Thésée ?

C'est l'Antiope, immortelle aussi, d'Annibal Caroche, ou plutôt c'est cette Antiope, mère d'Amphion, qu'Ulysse a rencontrée dans les enfers parmi les ombres heureuses. (Odyss. XIX, 260.)

(19Mélis. - J'avais espéré que Damnamène, dont nous avons enregistré le nom parmi les Telchines du dénombrement ( liv. XIV, v. 39), m'aiderait à retrouver la trace de la nymphe Mélis, qu'il tourmenta de ses poursuites : mais elle mourut si jeune qu'il m'a été impossible d'en rien apprendre.

(20) Britomartis. — J'ai été plus heureux pour Britomartis, dont le nom, en dialecte crétois, signifiait la douce vierge.

« Diane, » dit Callimaque, a tu as chéri, par-dessus toutes, cette nymphe de Gortyne, l'exterminatrice des cerfs, Britomartis, aux traits assurés. » (Hym. in Dian., v. 190.)

Puis vient la passion de Minos et toute l'aventure. Britomartis est la même qu'Aphée (l'Invisible) et Dictynne (la Nymphe aux filets) : ce sont autant de variétés ou de synonymes de Diane, attribués à ces rosières antiques, dont la vénération des peuples divinisait la chasteté.

(21) Astérie. — Astérie est l'île de Délos. Et comme j'en ai parlé à presque toutes les pages de mes commentaires sur l'hymne d'Homère à Apollon Délien, dans mes Épisodes littéraires en Orient, je me dispense de me répéter ici.

(22) Protée. -- Les éditions de Falkenburg et de Grade ont uniformément conservé ici le nom de Prométhée. C'est là une de ces fautes qui se dérobent à l'oeil du lecteur, mais que la plume du traducteur, impitoyable pour les contresens, ne saurait laisser passer. Il est évident qu'il faut lire Protée : la raison l'exige, et la prosodie s'en accommode également.

(23) Ariadne de Cydonie. — C'est le nom d'une ville prise pour le pays lui-même; et en cette occasion la ville qui donne son épithète à Ariadne est encore la capitale de l'île de Jupiter. On m'a montré de loin, un jour que je venais de la ville de Candie, cette Cydonie, où je ne pus aborder : c'est maintenant La Canée, toujours la métropole de cette île qui a de tout temps excité une convoitise bien naturelle. La chaîne de ses montagnes, qui bleuissait sous de si nobles formes à l'horizon, ses vastes plaines dont j'apercevais les ombrages, puis la mer azurée qui me portait, adoucie près de ses promontoires, tous ces aspects sous les splendides reflets du ciel de l'Orient, ont laissé dans ma mémoire une image qui ne peut s'effacer.

(24) Le guet. — Si je n'ai pu voiler suffisamment le tableau par trop rustique qui termine ce chant, je veux au moins attirer l'attention sur le vers qui caractérise si bien notre moderne patrouille. Il prouverait à lui seul que les anciens avaient donné eux-mêmes aux soldats du guet toute la discipline dont la police de rios jours est si justement fière.

(25) « L'imagination du poète, » dit M. Ouvaroff, « qui dans les chants précédents a paru s'assoupir, ou du moins ne se montrer que par intervalles, se réveille ici dans sa plénitude avec la magnifique peinture (Herrliche gemiälde) de l'amour de Morrhée pour Chalcomède. Et cela vient à l'appui de ce que j'ai déjà observé sur le talent de Nonnos, lequel se prête beaucoup mieux à la passion et à la profondeur du sentiment qu'à l'art épique proprement dit. Ici le style élégiaque a pris le dessus. »

Quant à moi, plus j'avance dans la traduction de Nonnos, plus son style me semble digne d'observation. Et si je n'admirais bien souvent dans les heureuses négligences du plus grand des poètes un nouvel artifice, je dirais en tremblant moi-même devant mon blasphème, que ses vers sont parfois plus réguliers que ceux d'Homère. Mais quoi? Delille ne versifie-t-il pas souvent mieux que Corneille? Claudien et Stace, de leur côté, n'ont que des hexamètres d'une belle fabrique ; avec moins de sève qu'eux, mais avec plus d'élégance et de limpidité, Nonnos a plusieurs de leurs défauts. Il me paraît quelquefois avoir entassé dans sa Paraphrase de l'Évangile les hémistiches épars, j'ai presque dit les rebuts de son grand poème. Fatigué des images mythologiques, il s'est réfugié, avec toute son habileté métrique, dans la sublime philosophie du christianisme, et c'est là qu'il est allé, contrit et repentant, fondre tout son bagage païen.

« Oui, » s'écrie saint Clément d'Alexandrie, « tous ces poètes bacchisants (ληαίζοντες), couronnés de lierre, déjà profondément enivrés, et célébrant ainsi dans leur délire les mystères de leur dieu, ses folles orgies, et même ses satyres, reléguons-les avec tout le choeur des divinités sur leur Hélicon et leur Cithéron vieillis. Faisons descendre du haut des cieux la vérité comme l'éclatante sagesse sur la sainte montagne du Seigneur, et que sa pure lumière, plus que toute autre resplendissante, vienne éclairer ces hommes qui s'égarent dans l'obscurité. » (Protrep.)

Qui vit si de telles paroles n'ont pas fait tomber de la main de notre poète les cymbales des Dionysiaques, pour y placer la lyre évangélique? Voici quelques exemples des locutions qui figurent également dans les deux ouvrages :

— Χερσὶ βαθυνομένῃσι κ. τ. λ. Dionys. liv.  XV, v. 5. — Paraphr., ch. IX, v. 40.

Ὁμίλεε γείτονι πότμῳ. Dion., liv. XXII, v 269. -- Par., ch. XI, v. 55.

—' Ἀντόποιον ὄμμα τιταίνων. Dion., liv. XXV, r. 108. — Par., ch. I, v. 108.

  Δεδονημένον οἴστρῳ . Dion., liv. XXIX, v. 69. — Par., ch. VI, v. 265.

— Καὶ γάμος ὄλβιος ἦεν, Dion., liv. XLIII, v.398. — Par., ch. II, v. 5.

— Ὄγκον ἀπειλῆς. Dion., liv. XLVI, V. 53. — Par., ch. XX, v. 5.

Enfin les mots qu'on vient de lire, εἰς ῥάχιν ὕλης (v. 226), se retrouvent au vers 63 du chap. 14 de l'Évangile ; et je ne puis m'empêcher de remarquer combien ces dernières expressions, beaucoup trop figurées, sentent la décadence. Ici c'est mot à mot : le rein de la foret; plus loin, c'est le dos de la poussière; νῶτα κονίης, qui rappelle un peu, faut-il le dire? le dos de la plaine liquide de Racine. Nonnos a transmis ces phrases toutes faites à ses imitateurs, qui en ont usé comme d'une monnaie nouvelle mais de bon aloi.

Je n'ajouterai plus qu'une légère observation à celle de M. Ouvaroff : c'est que, quand il m'est arrivé de juger ou de critiquer moi-même, dans mon Introduction ou dans ces notes, les commentateurs de Nonnos, je n'ai presque fait autre chose qu'enregistrer, le croira-t-on ? le petit nombre de ses lecteurs, ou du moins des philologues les plus obstinés qui se sont en quelque sorte fait un nom en poussant le travail de leur lecture jusqu'à la fin d'une épopée si défigurée par ses copistes. Ah! il faut avoir passé de longues heures enfermé face à face avec un manuscrit grec, mesurant les syllabes et leurs espaces ou comptant les pieds, appliquant la loupe aux abréviations cursives, consultant la transparence du papier ou du parchemin, scrutant la ponctuation ; il faut s'être accoudé sur les tables savantes de la bibliothèque Palatine, qui ont vu méditer tant de critiques sédentaires, sans même se permettre comme eux la distraction d'une promenade dans les nobles jardins et aux pittoresques ruines d'Heidelberg. pour savoir tout ce qu'il en coûte à un humble helléniste français quand il cherche à rougir le moins possible de ses efforts, en présence de la patiente et laborieuse Allemagne.