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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XXX

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT TRENTIÈME.

Dans le trentième livre, Eurymédon envoie aux enfers Tectaphe, qu’il immole, et qui a déjà subi la fatalité d’une demeure souterraine.


 

Tandis que, dans sa colère et sa jalouse, Mars traverse les sept zones du ciel, Bacchus court plus audacieux au combat et fond sur les noires populations; dans son élan qui ébranle la terre, tantôt il se précipite sur la première ligne, tantôt au milieu des rangs. De son thyrse aiguisé comme une faux, il tranche les prémices d’une moisson de noirs, et, dans sa fureur, il extermine des lignes entières de phalanges ennemies. Dès qu’il a vu Mars abandonner le parti des Indiens, il excite les satyres contre Dériade; ceux-ci s’avancent à l’envi; et Aristée, laissant à Bacchus l’impétueuse droite de cette bataille des pampres, met en ordre l’aile gauche de l’armée.

A la vue des serviteurs du dieu combattant avec des feuillages et des dards en fleurs, Morrhée stupéfait parle ainsi à l’insensé Dériade:

« Dériade, quel est donc ce prodige? Mes guerriers tombent frappés de feuilles et de vils rameaux; des Bassarides sans bouclier et pourtant inébranlables viennent à bout de soldats couverts d’armures, quand les haches et les glaives à deux tranchants les atteignent, elles restent sans blessure. Oserai-je le dire? Que ne quittes-tu toi-même, ô mon roi, pique d’airain, puisque les guirlandes ennemies l’emportent sur le fer? Je ne vis jamais une telle nature de combat. Des thyrses chétifs percent mieux que des javelots. Permets-moi donc de brandir aussi ces traits de verdure, puisque nos flèches le cèdent à l’ignoble férule. Laisse-moi porter des chaussures dorées, quand nos infrangibles cnémides succombent devant les cothurnes. Que me sert mon bouclier d’airain, lorsque des femmes sans armes sont les plus vaillantes dans la mêlée; quand au bruit de leurs cymbales, les combattants se retirent, que le cimier aux trois aigrettes cède aux guirlandes et la cuirasse à la nébride? Plus d’une fois j’ai fait face à cet invulnérable Bacchus; et quand je croyais, par des traits bien dirigés, déchirer ses flancs insensibles, à peine ils le touchaient que l’inflexible airain de mes traits les plus aigus s’est émoussé. »

Il dit; l’intrépide monarque sourit, jette un regard de travers sur son gendre, et son silence témoigne son courroux; enfin sa voix arrogante éclate:

« Insensé Morrhée! Quoi! tu trembles devant Bacchus désarmé? Comme il a bonne grâce à redouter le folâtre assaut des satyres! »

Il rallume par ces paroles intrépides le courage de son gendre; et le colossal Morrhée fond aussitôt sur le premier rang de l’armée de Bacchus. Il blesse Eurymédon en le frappant au milieu de l’aine d’une épée rougissante; la pointe furieuse a traversé le gras de la cuisse et les chairs, qui changent de couleur. Son genou fléchit, il tombe; mais son frère Alcon, revêtu d’airain, s’est aperçu de sa chute et marche à son aide; il brandit une épée et un bouclier mobiles. Il fait de l’un un rempart pour le corps du guerrier qu’il recouvre tout entier; puis, de l’autre, il présente de tous côtés à l’ennemi une pointe tournoyante, et, frère, il protège son frère. Il s’empresse autour du blessé comme un lion autour de ses lionceaux; il rugit du fond de son gosier, et, dans leur rage, ses lèvres jettent au loin le cri des corybantes. En voyant le Cabire tourner habilement autour de son frère étendu, et le défendre, l’immense Morrhée, pareil à Typhée, s’irrite contre les deux frères. Dans son courroux, il veut faire pleurer à leur mère Cabiro, ses deux fils succombant, dans la même aurore, sous un seul glaive. Et sans doute il eût fait subir à l’un et à l’autre le même trépas, si Eurymédon, exhalant de sa bouche une respiration pénible, n’eût imploré ainsi le dieu de Lemnos

« O mon père, prince de l’art industrieux que le souffle du feu fait naître, accordez-moi une grâce: c’est la première, et elle m’est due, depuis que Cérès seule et les trésors de son aire ont envahi la Sicile aux trois promontoires, présent de la dot de Proserpine qu’elle y avait cachée. (01) La déesse détruisit alors les outres de vos soufflets souterrains, vos vastes forges et vos puissantes tenailles. Je l’effrayai, je défendis mon père, je vins au secours de votre enclume. C’est à moi que vous devez ces étincelles siciliennes qui embrasent et obscurcissent les airs; sauvez donc votre fils que vient de blesser le sauvage Morrhée. »

Il dit, et le brûlant Vulcain s’élance des cieux, roule autour de lui le feu, né d’un même père, qui sautille et se déchire en mille parts; il brandit dans sa main un trait brûlant. La flamme animée s’attache et s’arrondit d’elle-même autour du cou de Morrhée, et ceint d’un collier de feu le gosier qu’elle enroule et oppresse; ensuite, guirlande embrasée, elle court d’un bond envahissant de la gorge jusqu’au dernier bout des pieds, qu’elle serre et entortille d’un lien de feu, et, dans ses élans tout près de la terre, c’est un météore fixe qu’elle agite sur le sol (02). Le casque du guerrier brûle; sa tête se chauffe, et sans doute il eût succombé sous l’attaque flamboyante, si le père de Dériade, l’Hydaspe, ne fut venu à son secours. Sa nature de taureau avait emprunté la forme humaine, et, assis au haut d’une roche, il surveillait la bataille. Hydaspe sauve Morrhée de la mort, répand l’eau sur son visage, rafraîchit le ardeurs de son front que le feu calcine, et nettoie les souillures de la cendre du casque; puis il le saisit, l’habille d’un brouillard épais et recouvre ses membres torturés d’un nuage noir pour le préserver de cet étincelant Vulcain, qui a excité contre lui toute les flammes meurtrières de Lemnos; le vieil Hydaspe, tendre père, ne veut pas que Dériade voie un second gendre mourir après le premier, et qu’il ait à pleurer à la fois le sort d’Oronte et de Morrhée.

Vulcain, à l’aide de sa torche, écarte tous les Indiens groupés autour de son fils à la récente blessure; puis il le charge sur ses épaules, l’appuie dehors du tumulte contre un hêtre voisin, et guérit le malade en appliquant à l’aine entr’ouverte des remèdes vivifiants.

Cependant Morrhée n’a pas ralenti ses premiers sauts; échappé à l’attaque du feu, à cet adversaire scintillant, à ces armes incandescentes, il reprend course, et immole Phlogios (03), le fils de Strophios (04) qu’il surprend au milieu de ses évolutions; c’est le danseur favori de Bacchus; lorsque, pendant les festins du dieu qui ne pleure jamais, il agitait les doigts agiles de ses mains imitatrices, et représentait par gestes savants la mort de Phaéton, il arrachait des larmes inaccoutumées aux convives, et les faisait frémir sur la destinée d’un Phaéton fictif; puis, quand il représentait le héros tournant sur lui-même tout embrasé, il excitait la plus violente affliction chez Bacchus qui ne sait pas s’affliger. L’impétueux Morrhée le voit palpiter, et s’écrie :

«Voilà bien une autre danse que celle dont tu entourais la table: riant danseur, quand la coupe circule, d’où vient que dans les combats tu n’as plus que la danse de la mort ? Si la fureur des rondes sacrées de Bacchus te tient encore, va célébrer les mystères aux enfers; tu n’as pas besoin de y pour poudrer ton visage qui pâlit de lui. Danse, si tu le veux, sur les bords du plaintif Léthé et que la grave Proserpine s’égaye de tes chants. »

Après ces paroles altières, Morrhée fond comme l’orage sur les silènes, qu’il met en fuite. Tectaphe suit, secouant son bouclier et son glaive invincible ; c’est lui que jadis Dériade cachait enchaîné dans la fosse sombre. Il ne sut pas échapper une seconde fois à sa destinée. Qui donc pourrait éloigner jamais la nécessité fatale, lorsque la Parque inhumaine, à qui rien ne résiste, ordonne la mort? Nul stratagème ne peut maintenant sauver Tectaphe. Dans sa fureur, il poursuit l’armée de Bacchus, et moissonne les membres folâtres des satyres aux belles cornes. Il tranche la gorge de Pylée (05), qui appelle au combat; il fend le front d’Onthyrios (06) de son glaive vigoureux, et en perce aussi les larges flancs de Pithos. Il allait porter ses ravages sur une troupe plus pressée des soldats de Bacchus; mais le rapide Eurymédon le voit, s’attache à lui, fait vibrer la hache à deux tranchants des Cabires, brise ses tempes, et de sa tête fendue jaillit au loin le jet de la liqueur sanglante: le guerrier tombe, arrose la poussière, s’y roule en expirant; il regrette alors la grotte souterraine, ses malheurs passés, les premiers arrêta de sa destinée; il se souvient de sa fille, du breuvage trompeur et salutaire, il gémit d’une voix plaintive, et, dans ses gémissements, il mêle à ses larmes ces paroles (07):

« O ma mère et ma nourrice, fille ingénieuse d’un père infortuné, que n’étais-tu près de moi quand j’approchais ainsi de la mort ou pourquoi, femme intrépide, ne m’as-tu pas encore secouru? Qu’as-tu fait de cette boisson qui rend la vie? N’es-tu fidèle à ton père que quand il vit, et non quand il meurt? Cherche pour moi un autre artifice plus puissant, s’il est un artifice qui rappelle les hommes de l’enfer; cherche une ruse qui trompe la mort, comme sous les cavernes de la terre, afin que, si j’ai pu revenir de l’abîme d’ou l’on ne revient jamais, j’évite aussi dans les combats les portes du royaume des ombres. »

A peine il a dit ces paroles qu’il ne lui reste plus de voix. En voyant du haut des tours son père et sa récente blessure, la malheureuse Eérie verse des torrents de larmes, et fait entendre les cris du deuil. Elle souille de poussière les boucles de ses cheveux, déchire les voiles qui couvrent sa poitrine, meurtrit sa tête, et comme si son père, qu’elle ne peut plus guérir, l’entendait encore, elle lui adresse ces mots

« O fils et malheureux père de la fille qui t’apporta son lait, aujourd’hui à tes lèvres mourantes et inanimées quel aliment puis-je encore livrer qui te rende la vie? Infortunée, comment rappeler ton âme qui s’enfuit? hélas! quel sein puis-je tendre aujourd’hui pour ton assistance? Ah! si je savais tromper aussi le dieu des enfers t Venez, gardes de Dériade; montrez-moi un autre gouffre terrestre où je parvienne et ressuscite encore le cadavre de mon père. Mais quoi, l’enfer ne ressemble pas aux sentinelles, je ne saurais y tramer une seconde ruse pour sauver mon père et soulager ses maux. Non, c’est une autre offrande que je te réserve; tu ne descendras pas seul chez les ombres. Reçois, après le lait de son sein, le sang de la gorge de ta fille mourante. Ah! que n’ai-je ce même glaive pour m’immoler dans mes angoisses, et tomber sous le fer qui m’a ravi mon père! Oui, glaive sanglant qui vient de briser la tête de l’auteur de mes jours, frappe aussi Eérie après Tectaphe, et que l’on puisse dire : La même épée a égorgé le père et la fille tout à la fois. »

Elle dit, pleure, et sa douleur s’accroît.

Cependant Bellone souffle ses ardeurs sur les deux armées, Morrhée frappe de son glaive Dasylle du Ténare (08), Dasylle qui ne quitta jamais son bouclier devant l’ennemi; puis il brise de sa lance les os de la joue droite à un citoyen d’Amyclée (09) que rien n’ébranlait. Il immole aussi Alcimachie (10) la montagnarde, qui surpasse toute la jeunesse contemporaine par sa vaillance autant que par sa beauté. C’est la fille d’Harpalion (11), riche producteur de la grappe. Elle osa pénétrer dans le temple de Junon, et y secouer dans les airs le lierre, qui est en horreur à la divinité d’Argos, autant qu’elle favorise la rougissante grenade. Alcimachie flagella du feuillage de son thyrse l’élégante statue de la déesse, meurtrit l’effigie d’airain sous les tiges de la vigne, et outragea l’implacable marâtre de Bacchus. Elle ne devait pas échapper à la terrible colère qu’elle avait allumée chez Junon. La Lemnienne impie allait être ensevelie dans une terre étrangère; elle ne revit pas son père après la genre des Indes; elle ne revit pas sa patrie Lemnos, témoin de l’union de Jason et d’Hysipyle; mais, atteinte d’un destin vengeur, elle reposa sous la poussière d’un sol lointain. Infortunée, elle perdit Harpalion, et fut abandonnée de Bacchus (12).

Le bouillant Morrhée ne se contente pas d’égorger Alcimachie, la Ménade qui se rit des dieux; il immole aussi Codone (13), qui habite en Élide la terre d’Olympie, près des courants de l’Alpitée, le fleuve ami des couronnes. Pardonnez, ô Parques, il n’a pitié ni des beaux cheveux de ce front qu’il va flétrir, ni de l’éclat de ce visage de rose qu’il va souiller de poussière. Il n’a pitié ni de ce sein pareil à la rondeur de la pomme qui repousse sans fléchir l’effort de la ceinture. Il n’a pas craint de fendre ces flancs aux larges contours, et d’anéantir avant le temps une telle beauté. Elle s’affaisse sous sa blessure. Morrhée tourne alors ses armes contre les Ménades aux riches manteaux; il moissonne de son glaive Euthypode (14). Stéropé (15), Soé (16); il met en pièces Staphyle (17), blesse la vermeille Gigarto (18), et, perçant la poitrine de Mélictène (19) au-dessus de sa gorge de rose, il l’ensanglante tout entière de son fer meurtrier.

Cependant Junon, dans son courroux contre Bacchus, donne à son tour au noble Dériade la force et l’audace; elle lui accorde, pour l’aider dans ses exploits, une splendeur étincelante qui fait trembler l’ennemi. En ses mains le bouclier indien darde un reflet sanglant, et une flamme vagabonde reluit au-dessus de son cimier. Les plus vaillants guerriers tremblent en voyant le feu jaillir du centre du bouclier de Dériade, et l’éclair aérien s’allumer sur son casque. Bacchus à cette vue s’étonne; il ne marche pas à sa rencontre; il reconnaît le stratagème de Junon irritée, et s’éloigne du combat qu’il refuse.

A cette retraite de Bacchus, les Indiens ranimés courent à la mêlée. Dériade l’aperçoit, et disperse sous sa lance qu’il fait tournoyer de tous côtés les rangs épais des bacchantes. Le dieu inquiet s’enfonce dam la forêt; il redoute le terrible courroux de sa marâtre, et jette aux vents tout espoir d’une heureuse lutte. Minerve descend alors des cieux, car le prudent Jupiter l’envoie en messager auprès de ce frère qui fuit devant la colère de Junon, pour changer ses pensées et le ramener au combat. Debout derrière lui, la formidable déesse le retient par ses blonds cheveux. Elle lance de ses pupilles l’éclat de la sagesse, communique à Bacchus les étincelles de l’intelligence, et, mêlant des reproches au ressentiment, elle lui adresse ces paroles belliqueuses:

« Où vas-tu, Bacchus? Pourquoi la fuite au lieu du combat? Où sont les thyrses vaillants et les flèches de pampre? Qu’irai-je raconter de toi à mon Jupiter? Quel roi des Indiens ai-je vu périr dans la bataille? Quelle Orsobie (20) reine des Indes as-tu faite prisonnière? Rhéa n’a pas encore vu Chérobie (21) ta captive: Dériade existe, et Morrhée se bat toujours. Est-ce là la force que te donne ta nature céleste? Es-tu jamais descendu en Libye? Y as-tu supporté les épreuves de Perses? as-tu vu l’œil pétillant de Sthéno, ou le gosier invincible et mugissant d’Euryale elle-même? Méduse a-t-elle secoué devant toi sa chevelure de vipères? A-t-elle multiplié autour de toi ses dragons béants? Taudis que la fille d’Acrisios (22) a donné le glorieux vainqueur des Gorgones à mon Jupiter, certes Sémélé n’a pas mis au monde un fils belliqueux. Jamais Persée ne jeta loin de lui sa faux dans les airs; et il fit toujours honneur aux talonnières que lui donna Mercure. J’en ai près d’ici (23) pour témoins les monstres de la mer devenus rochers. Demande à Céphée ce que la faux de Persée sut accomplir. Interroge l’orient et l’occident; car, si d’un côté, les Néréides tremblent devant l’époux d’Andromède, de l’autre les Hespérides (24) célèbrent le faucheur de Méduse. Ah! l’intrépide Éaque ne ressemble guère à Bacchus. Il n’a pas fui Dériade, il ne s’est pas éloigné de l’armée indienne, Mais toi, hier encore, le chef des Arabes t’épouvantait; et je crains de voir le père de ce Lycurgue, le vaillant Mars, publier derechef la pusillanimité de Bacchus. Ton père, qui est le mien, n’a pas redouté la guerre quand les dieux Titans ont marché contre l’olympe. Non, par honneur pour Jupiter, je ne t’appellerai pas mon frère, quand tu fuis Dériade et la race des taches Indiens. Mais quoi? reprends tes thyrses, reviens au combat, mets-toi à la tête de tes phalanges, et tu verras Minerve à la belle cuirasse auxiliaire des bacchantes armées, brandir encore pour toi l’égide, l’invincible bouclier de l’Olympe. »

Elle dit, et souffle son courage à Bacchus. Le dieu, dont le cœur se rassure, retourne à la bataille, et place dans la protectrice d’Athènes tout l’espoir de sa future victoire.

Quand la déesse insatiable de combats l’excite, quel sera donc le premier ou le dernier guerrier que va frapper Bacchus (25)? Sous son thyrse inhumain, les ennemis tombent par centaines. Les coups qu’il porte varient; tantôt il frappe de l’épée, tantôt des pampres de la vigne ou de ses vigoureuses tiges; puis il lance une pierre, trait raboteux; sous ce fléau divin les blessés se livrent à de bruyantes fureurs. Il atteint l’épaule gauche de Phringos de la pointe du thyrse; celui-ci se retire de toute sa vélocité, et, dans sa fuite, Mélissée l’abat d’un aiguillon aigu. Bacchus alors, brandissant sa pique sacrée, le thyrse fougueux dont il frappe au loin, la lance sur Égrétios ; la pointe de la pique divine siffle en traversant les airs, avide de frapper le guerrier. Mais il échappe, et le dieu tombe alors sur les Bolingiens et met en déroute les valeureux Arachotes. Son feuillage enivrant met en pièces les tribus effrayées des Salangues armés de lances, et les bataillons des Ariènes tremblent sous leurs boudins. En poursuivant Phringos et Égrétios leurs capitaines, Bacchus a jeté l’épouvante dans tous les rangs des Ouatocètes. Il a battu, chassé Lygos (26) loin d’une mêlée qui veut du sang, et il a blessé de son thyrse vineux le rusé Mélanion (27), perché sur un arbre d’où il décochait aux Bassarides ses flèches clandestines. L’indomptable Junon le préserva en raison de ses stratagèmes et des attaques furtives qu’il multipliait autour des armées de Bacchus. Toujours caché derrière un rocher, ou penché sur les rameaux dus arbre à la haute cime, il atteignait les guerriers de ses traits inattendus.

Les Indiens, tremblants devant les exploits de l’invincible Bacchus, suspendent enfin la bataille homicide (28).


 

NOTES DU TRENTIÈME CHANT.

 

(01) Cérès et Vulcain. — J’ai remarqué partout en Sicile les traces de cette lutte de Cérès contre Vulcain, qu’Eurymédon rappelle. C’est, sans allégorie, la terre végétale qui se dégage des scories du volcan. Le Cabire défendait les forges de son père coutre l’envahissement de la bienfaisante déesse, et se glorifie d’avoir conservé cette étincelle sicilienne qui se nomme maintenant l’Etna Mais Cérès devait l’emporter, et j’ai vu dans les hautes plaines de Castro-Giovanni, l’antique Enna, près de la grotte qui cacha Proserpine, le blé pousser de lui-même comme un herbe des champs, sans culture, comme j’y ai admiré le canton delle Cento-Salme, prodige de fertilité, où le grain rend cent pour un, comme le veut cette étymologie.

(02) Allusions astronomiques. — Pour faire pardonner à Nonnos toutes les digressions ou allusions sidérales qu’il enchâsse, sous le moindre prétexte, dans ses récits, il faut rappeler que la connaissance des astres, si elle n’a encore chez nous qu’un observatoire peu fréquenté et une chaire publique peu suivie, était journellement professée à Alexandrie devant un grand concours d’étudiants. C’est là aussi que la passion du siècle pour cette science contemplative l’avait fait dégénérer en astrologie, le christianisme, à son début, n’ayant pu encore opposer que de faibles digues à la superstition.

(03) Phlogios. — Le nom de Phlogios (le Brûlant) est fort répandu dans les Dionysiaques; il se trouve dans l’armée indienne, où Phlogios, frère de Corymbase, est tantôt le bourreau des Bassarides (XXXIV, v. 223), tantôt un habile archer (XXXIX, v. 322), mais toujours un capitaine; dans les troupes de Bacchus, il est le fils de Strophios : c’est un pantomime fougueux , et il vient mourir ici sous les coups de Morrhée, Quand on lit le poème d’Apollonius de Rhodes avec autant d’attention que j’en mets à scruter celui-ci on aperçoit entre Sinope et le fleuve Halys un Phlogios, fils de Déimaque, l’ami d’Hercule, et on le voit, fatigué d’habiter sur les bords de l’Euxin ces mêmes montagnes qui m’ont si souvent créé de loin un horizon assombri, venir demander aux Argonautes de l’emmener arec eux en Colchide. (Arg., liv. II, v. 960.)

(04) Strophios (le Tournant). — Est un danseur primitif, père du pantomime Phlogios. Un autre Phlogios avait Phiogios avait épousé Anaxibie, sœur d’Agamemnon; il fut le père de Pylade, au dire d’Euripide (Iph. Taur., v. 916), et charge en outre d’élever Oreste dont il était l’oncle: enfin c’est sans doute à la signification de son nom que Strophios doit l’honneur de figurer dans l’Iliade, paré du titre de père du Scamandre. Car la plus abondante des sources nombreuses du Scamandre que j’ai vu, non loin des Portes Scées, s’échapper de terre pour former le fleuve Xanthe, tournoie en effet dans un large bassin abandonné, lavoir antique des hiles de Priam, avant de prendre son cours a travers la plaine de Troie.

(05) Pylée. — Pylée malgré le titre de rejeton de Mars qu’Homère donne à l’un de ses homonymes (Πύλαιός τ' ὄζος Ἄρηος (Il., II, 842).

(06) Onthyrios, les gardiens des Portes, sont des guerriers de second ordre, sacrifiés à Tectaphe pour rehausser sa valeur; et Pithos, le tonneau, qu’il faut bien ici, par égard pour la quantité, écrire par un i et non par un y, quoi qu’en dise Graëfe, ne peut être que le deuxième du nom, car le premier Pithos, que nous avons vu déjà vieux (liv. XIX, v. 33), si fidèle serviteur du roi Staphyle, le raisin, et de la reine Méthé, l’ivresse, est trop célèbre pour tomber dans la foule, sans gloire et sans épitaphe. D’ailleurs Bacchus, ne l’oublions pas, doit l’établir, après la guerre, dans le pays des Lydiens, côte à côte d’un pressoir. (Liv. XX, v. 130.)

(07) Tectaphe et Éérie. — Ce premier vers du discours de Tectaphe mourant, où Il m’a fallu, pour le rendre intelligible, remplacer δσγαμε par δσγονε, εst signalé parmi les Dicta Nonni ingeniosa, que Heinsius a notés de son écriture sur l’exemplaire de l’édition de Falkenburg qui lui a appartenu. Il remarque aussi à la page suivante la réponse d’Eérie, sans doute le vers Ὑίε πτερ βαρποτμε. Je me garderai bien de contrarier Heinsius, et je le pourrais pourtant, quand il perpétue, dans ses manuscrits de Leyde, quelque correctif à la sévérité habituelle de ses dissertations imprimées.

(08) Dasylle à l’épais feuillage. C’est un surnom que l’on donnait à Bacchus, à Mégare. (Pausanias, I, c. 43.) Ce Dasylle de Ténare, ville de Laconie.

(09) Amyclée. — Et le citoyen d’Amyclée, banlieue de Lacédémone, en leur qualité de Spartiates, ne reculent jamais, et ont fourni sans doute plus d’un héros aux Thermopyles.

(10) Alcirnachie. — Alcirnachie, la vaillante guerrière, ou peut-être l’ennemie de la puissance, mérite en effet, pour le crime qu’elle commet ici, de prendre rang parmi les plus folles Ménades. Ce n’est pas cette même Alcimachie que nous venons devoir au vers 321 du XXVIIe chant, mais bien une bacchante dont les dictionnaires mythologiques les plus complets n’ont pas tenu compte jusqu’ici.

(11) Harpalion. -- Son père, Harpalion, le Rapace parent bien proche d’Harpagon, n’est connu que par son homonyme de l’Iliade, lequel a tout l’air d’avoir soufflé à Nonnos l’image de la malheureuse nymphe qui ne doit plus revoir sa patrie:

« Alors s’élance le fils du roi Pylamène. Harpalion : il a suivi son père chéri à Troie pour y combattre, et il ne retournera plus dans les champs paternels. » (Homère, Il. XIII, 643.)

En tout, cet Harpalion de Lemnos, amateur de la grappe (πισταφλοιο), ne valait pas l’Harpalion de l’Iliade; car il volait le raisin, et avait donné le jour à une ménade impie.

(12) Mort d’Alcimachie. Ainsi disait aux restes inanimés d’Atala son sauvage amant:

« Dors en paix dans cette terre étrangère, fille trop malheureuse! Pour prix de ton amour, de ton exil et de la mort, tu vas être abandonnée même de Chactas. »

(13) Codone. La cloche. Le nom de cette nymphe de l’Élide a passé jusque dans le royaume de Mithridate. Et un jour, dans la barque grecque qui me portait en Bithynie, comme je rasais un écueil inhabité de la Propontide, mon pilote l’appela Codone. Puis, jouant sur le mot conservé dans l’idiome moderne, comme le font volontiers, les Grecs de nos jours, il ajouta en souriant, que bien que l’usage des cloches fût permis dans les îles des Princes, dont nous venions de dépasser les ombrages, ici jamais cloche n’avait sonné !

(14) Euthypode. Aux pieds soudains.

(15) Stéropé, l’Éclair. Je place un accent sur la dernière syllabe, pour distinguer Stéropé du cyclope de ce nom, et pour la féminiser

(16) Soé. La Véhémente. Ces trois Ménades n’ont pas encore figuré dans les Dionysiaques, nous avons pu relever déjà les noms de

(17) Staphylé. La grappe. (Voir la note 16 du livre précédent.)

(18) Gigarto. Le pépin. Je m’imagine que ces trois premières bacchantes ont reçu leurs sobriquets de la plume de Nonnos; bien qu’il ait pu se souvenir de la fontaine Gigarto dans l’île de Samos que cite Pline, ou d’une forteresse du Liban du même nom, dont s’empara Pompée; cette pensée m’a enhardi à expulser de la troupe des Ménades, Eurypile, que Graëfe y avait laissée ; nom, du reste, fort connu, commun aux deux sexes, et qui n’entraîne aucune signification applicable ici. J’ai mis à la place Euthypode, la tige droite ou le beau cep de vigne, désignation fort convenable pour assortir les deux autres.

(19) Mélictène. Mélictène, la mélisse, plante qu’on intitule en Provence le piment des abeilles parce qu’on croit qu’elle les excite à recueillir et à produire le miel. Sa réputation vient de plus loin.

« Les laboureurs, dit l’élégant Nicandre, l’appellent tantôt méliphylle, tantôt mélictaine: car attirées par son parfum, les abeilles bourdonnent sans cesse autour de ses feuilles. »

Virgile a conservé la tradition du célèbre poète et médecin grec :

Huc tu jussos adsperge sapores

Trita melisphylla (Géorg.. IV. v. 63.)

(20) Orsobie, —ou mieux Orsiboé, épouse de Dériade.

(21) Chérobie. — Sa fille, femme de Morrhée, noms indiens grécisés, qui vont reparaître dans le courant du poème.

(22) Acrisione. — Danaé, fille d’Acrisius, n’est nommée Acrisione du fait de Nonnos. C’est mère qui l’a voulu (Il., XIV, 319). Et ses descendants font encore usage de désignations toutes pareilles, prises en remontant ou en descendant dans les familles. C’est ainsi que l’épouse du faux Tzavellas s’appelait la Tzavellane à Souli, et la mère d’Odyssée, l’Odysséane chez les Klephtes.

(23) Les rochers Erythréens. — Les rochers voisins du camp sont les monstres de la mer Érythréenne que Persée avait pétrifiés. N’a-t-on pas voulu me montrer à Jaffa, près de la direction, car je ne puis pas dire la route qu’on prend pour se rendre à Césarée, sous le promontoire nord du bout de la rade, ces traces des chaînes d’Andromède, qui vont désespérer Junon au début du trente et unième chant!

Japha, dit l’un de mes prédécesseurs en Palestine voyageant en 1610, c’est à-dire « port de la belle; car Japha en hébreu signifie belle, ainsi appelé à cause de la belle Andromède (ce dit-on), qui fut attachée à un roc pour être dévorée par un monstre marin, d’où Persée, retournant de la défaite des Gorgones, la délivra. (Le P. Boucher, Observantin, Bouquet sacré, p. 483.)

(24) Les Hespérides. — Les Hespérides, nymphes, magiciennes, fées, enchanteresses de tous siècles; elles étaient douées, comme les sirènes, de la plus attrayante voix, λιγυφνων (Hésiode, Th., 518.). Apollonius de Rhodes les transforme en arbres.

« Hespéria, dit-il, devient un peuplier, Εrythée un orme; Églé fut changée en saule. » Αrg., liv. IV, v. 1427).

Mais en tout cela je ne vois point d’oranger. Les fruits d’or qu’elles gardaient étaient-ils des coings, des citrons, ou des oranges? On peut choisir entre eux comme entre les savants glossateurs qui ont protégé séparément chacun de ces trois fruits. Quant à moi, s’il fallait me prononcer en si grave matière, je pencherais pour le citron, qu’Athénée appelle expressément la pomme des Hespérides; par sa couleur, comme par son utilité, il semble justifier, bien mieux que le coing assurément, la peine qu’a prise Hercule d’aller le chercher en Afrique pour en gratifier la Grèce, et surtout l’île de Scio, où j’en ai vu de monstrueux.

(25) Tournure épique. — On reconnaît ici la forme épique consacrée par Homère dans un vers de l’Iliade qu’il a cru devoir répéter (liv. V, 703 et XVI, 692). Virgile, de son côté, l’a traduit ainsi

Quem telo primum, quem postremum, sapera virgo

Dejicis? (En., l. XI, v. 664.)

Et, à ce propos, on peut remarquer que jamais peut-être, dans tout le cours des Dionysiaques, Nonnos n’a côtoyé Homère de si près que dans les vers où Minerve rend, il est vrai, un même service à Achille et à Bacchus. Il y a ici cinq hémistiches consécutifs, tirés de l’Iliade, avec la seule altération qu’entraîne la différence des noms propres. (Il., I, 194.)

(26) Lygos. — Lygos, le bâton. Nonnos joue ici, comme toujours sur le nom de cet Indien, et veut faire entendre que Bacchus s’est servi contre lui de ses propres armes, et, en le bâtonnant, l’a chassé d’un conflit où le sang doit couler.

C’est souvent dans l’étymologie et dans la signification des noms propres qu’il faut chercher la rectification du texte de Nonnos; mais ce procédé n’aura pas toujours sans doute préservé son traducteur d’erreur et de méprise.

« L’étymologie, raison du langage, et son étude, disait Ch. Nodier, ont tant d’attraits pour les intelligences inventives et curieuses, qu’il n’est pas étonnant qu’elle en ait égaré plusieurs. » (Introd. au Vocab.)

(27) Milanion—Milanion, le Doucereux, est un noir plus malin que les autres, et il porte le nom de l’amant d’Atalante.

O noble vierge, il ne faut qu’on te dye

D’Athalanta la belle d’Arcadye.

(Marot, Héro et Léandre.)

Le Milanion grec allait pleurer les rigueurs de sa belle Arcadienne et sa triste aventure sous les arbres, mais il n’y montait pas pour mieux percer les Bassarides de ses flèches, comme le Milanion indien.

Saepe suos casus, nec initia facia puellae

Flesse sub arboribus Milaniona ferunt.

(Ovide, L’art d’aimer, l. II, v. 187.)

(28) Imitation d’Apollonius de Rhodes. — C’est à propos de cette imitation d’un passage des Argonautiques sur Persée et de quelques autres emprunts faits par Nonnos à Apollonius de Rhodes, que Ruhnekenius dans ses opuscules a dit ceci :

« Je n’attribue en ce moment aux Dionysiaques d’autre mérite que celui de nous rappeler fidèlement les usages de l’antiquité. Quant à la composition du poème tel qu’il est, je ne crois pas qu’on en puisse juger en bien ou en mal. Il faudrait auparavant le purger de toutes ces fautes de copie dont tant de vers sont si honteusement souillés, remédier aux lacunes nées de la négligence des imprimeurs, corriger sur l’inspection des manuscrits; et je imagine pas que, sans ces travaux préliminaires, on puisse élever sérieusement une discussion sur les qualités ou les défauts de cet écrivain. » (Ruhnek., Opusc., t. II, p. 613.)

Cette opinion du célèbre philologue allemand est entrée pour beaucoup dans le parti que j’ai pris de me soumettre aux longues et fastidieuses opérations qu’il indique. Près de les terminer, je sens qu’elles me découragent parfois moi-même; car je n’ai pas eu pour auxiliaire ces manuscrits dont Ruhneken exige la confrontation. Tous ceux que j’ai vus ou fait voir reproduisent les mêmes honteuses souillures du texte contre lesquelles il faut lutter au point qu’on pourrait les croire, et c’est ma conviction, répétés tous d’une seule copie fautive, qui aura surnagé dans le grand naufrage de la littérature grecque. Ainsi disait en 1589, des manuscrits de la paraphrase de l’Évangile, Fr. Nansius, le plus heureux interprète et le plus habile correcteur de cette dernière œuvre de Nonnos:

“Eas editiones omnes, aeque propemodum corruptas et mutilas, atque inter se simillimas esse animadverti.” (Nansius, Epit. dédic. à Guillaume de Nassau.)