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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XX

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT VINGTIÈME.


La vingtième livre contient la hache du sanguinaire Lycurgue poursuivant Bacchus jusque dans les poissonneux abîmes des mers.



 

Après les jeux, les satyres et le dieu du thyrse s'établissent dans le palais opulent de Botrys. Le jus de la vendange embellit leurs festins, que le bruit des instruments accompagne. Le son aigu des chalumeaux y résonne de tous cotés ; les échansons se fatiguent à remplir les coupes autour d'un banquet continuel ; les convives animés pressent tendrement leurs serviteurs de verser encore ; la bacchante bondit en agitant ses cymbales ; et ses cheveux, dégagés de bandeaux et de voiles, pendant ses danses chéries, flottent au gré des vents.

Cependant le dieu de la vigne appelle l'épouse de Staphyle ; et, en place de ses vêtements négligés, il lui donne un manteau aux couleurs du vin. Il purifie Pithos, et, de nouveau, pare d'une robe argentée sa longue barbe toute salie. Botrys ne gémit plus ; il a rejeté ses habits de deuil souillés de cendres, ses joues ne sont plus inondées de larmes. Par les conseils du dieu, il a rouvert ses coffres parfumés, et l'éclat des manteaux qu'ils renferment éblouit. C'est là qu'il prend les habits royaux de son père, où brillent les teintes du coquillage pourpré, et il participe aux joyeux banquets de Bacchus.

Pendant leurs plaisirs, Vesper s'en va, chassant devant lui l'aurore amie des danses ; et les troupes de convives prennent tour à tour leur repos dans des lits moelleux, sous les voûtes du palais. Pithos, encore tout rempli de ce breuvage qui embaume le pressoir, partagea la couche de Maron ; ils s'enivrèrent l'un l'autre et chantèrent à l'unisson pendant toute la nuit. Eupétale (01), chargée du soin de Bacchus, porta le flambeau devant le dieu et devant Botrys; elle installa pour eux un double lit sur des étoffes de pourpre. Enfin, dans un appartement voisin, mais séparé de Bacchus et loin des satyres, les suivantes dressèrent pour la reine sa couche dorée.

Bientôt la Discorde, nourrice de la Guerre, apparaît en songe à Bacchus sous la forme de Rhéa, la déesse des cymbales. Elle en a aussi emprunté le char que traînent les lions. La Terreur guide ce dur vaporeux sous la figure imaginaire d'Attis (02). Et, comme lui, joignant un corps amolli à l'apparence d'un homme, elle imite le cocher de Cybèle jusque dans le ton perçant de sa voix féminine. La Discorde se présente furieuse à Bacchus endormi, s’irrite et lui adresse ces belliqueuses paroles :

« Tu dors, divin Bacchus; Dériade te provoque au combat, et tu excites ici l'orgie. Junon, ta marâtre, qui voit tes timides hostilités, t'insulte, et tu mènes ton armée à la danse. Ah ! j'ai honte de paraître devant Jupiter. Je crains Junon, je crains les immortels ; car tes actes ne sont pas dignes de Cybèle. Je fuis surtout Mars, l'exterminateur des Titans, le plus vaillant défenseur de ton père. Mais qui lève une tête si hautaine dans les cieux, et dont le bouclier est sans cesse dégouttant de sang; je redoute surtout ta sœur, qui ne connut pas de mère, la fille d'un père si noblement fécond, qui d'elle-même sut jaillir de la tête paternelle; cette belliqueuse Pallas, qui, même sous le nom plus féminin de Minerve, fait honte au mâle Bacchus de son oisiveté. Quoi donc ? l'égide l'emporte sur le thyrse, puisque jadis, armée de l'égide, la vaillante Pallas protégea les portes de l'Olympe, repoussa l'orageuse attaque des Titans, et honora le front immortel dont elle est si heureusement sortie. Mais toi, tu déshonores la cuisse de Jupiter, qui t'a fait naître. Vois, Apollon et Mercure sourient : l’un vibre les deux javelots teints encore du sang des géants, fils d'Iphimédie; l'autre, son caducée, qui vient d'immoler le berger aux cent yeux. Moi-même, je ne me montre plus dans mon royaume des airs, pour éviter des railleries sur Bacchus le fuyard. La vierge Diane, amie des rochers, en voyant les thyrses si pacifiques, en fait un crime à ce Bacchus qui n'aime que les danses. Elle n'attelle que d'ignobles cerfs, elle n'immole que des lièvres· timides ; et pourtant, dans ces forêts, ma demeure, qu'elle parcourt, elle accuse le dieu conducteur des panthères et guide des lions. Je n'ose plus même paraître chez mon fils, car je rencontrerais dans l'Olympe l'orgueilleuse Latone; et, toute triomphante encore, elle m'y vanterait cette flèche qui, en la sauvant des violences du géant Titye, lui a valu la couche de Jupiter. N'aurais-je pas aussi le double chagrin d'y voir consternées Sémélé et l'étoile de ta noble nourrice? Non, tu n'es pas semblable aux enfants du maître des dieux. Ton dard n’a pas dompté l’insolent Otos ni l’immense Éphialte. Tes flèches n'ont immolé ni Titye le brave Orion, si malheureux en amour, ni Argus (03), le défenseur de Junon, le berger surveillant des tendresses de Jupiter et de la génisse, ce dis d'une terre fertile en monstres. Toi, tu passes ton temps dans les fêtes auprès de Botrys et de Staphyle, sans gloire, désarmé, chantant des chansons à boire; et tu entraînes dans ta honte la race des satyres terrestres ; car, depuis qu'ils ont pris part aux danses innocentes de Bacchus, ils ont éteint dans les coupes toute leur ardeur guerrière. Et pourtant le festin viendrait encore après la bataille ; on pourrait danser encore après la guerre des Indes dans le palais de Staphyle ; et la lyre ne perd pas ses charmes après une noble victoire. Crois-moi, on n'atteint pas sans labeur la sphère inaccessible (04). Le chemin qui mène chez les immortels est rude : et c'est de la vertu que part le sentier de l'Olympe, tracé par la main des dieux. Accomplis donc toi-même de nombreux travaux; le courroux de Junon te présage aussi le séjour céleste (05). »

Elle dit, et s'envole. Le dieu s'élance de son lit, et entend encore les menaces du songe effrayant murmurer à ses oreilles.

Le courageux Botrys se lève aussi ; il a revêtu une robe rayonnante des couleurs de la mer sidonienne, et attaché à ses pieds des brodequins d'or. Il garde constamment sur ses épaules le brillant manteau de pourpre des rois, qu'une superbe agrafe retient à son cou ; il porte autour des reins l'auguste écharpe de son père, et tient le sceptre dans sa main.

Les satyres, pour le voyage de Bacchus, attellent les panthères à son char rougi. Les silènes jettent au loin leurs clameurs ; les bacchantes qui portent les thyrses mugissent. Toute l'armée des Indes s'avance par bataillons ; et la flûte sonne le chant de guerre. Les chefs rangent leurs troupes séparément. Celui-ci s'élance avec légèreté sur le dos d'une ourse furieuse, et fouette son cou pour la faire courir. Celui-là, monté sur le dos d'un taureau sauvage, y colle ses jambes pendantes des deux côtés, et frappe les flancs de l'animal velu pour diriger sa course vagabonde ; enfin un troisième, assis sur l'échiné d'un lion à l'épaisse fourrure, le tire par sa crinière qui lui tient lieu de bride.

Botrys, tout éclatant de pourpre, quitte son palais et son royaume héréditaires ; il dirige un char à quatre chevaux et accompagne le dieu ami de Staphyle ; ses serviteurs le suivent avec Méthé, sa mère; la nymphe Phasylée (06), vêtue de blanc, monte sur une litière aux roues argentées ; et, chargée du soin de guider l'attelage, elle agite sa lanière dorée autour de l'encolure des mulets.

Enfin, Pithos, à la large tête, mène le dernier char, et il vient pour servir à la fois Botrys et Bacchus. Ces soins ne restèrent pas sans récompense. Quand le roi Bacchus revint en Lydie, il l'établit auprès d'un pressoir surchargé de vendange pour recevoir la belle liqueur qui s'en écoule dans le· vases destinés au vin ; et ce tonneau au ventre rougi, voisin du pressoir, qui se dresse pour recueillir le jus liquide des grappes amoncelées, en a pris le nom de Pithos, monument du Pithos primitif. Et, s'il était encore doué d'une voix humaine, il dirait aux satyres, quand il entend leurs cris joyeux :

« Je suis Pithos, homonyme du premier tonneau; c'est moi qui reçois près du pressoir le doux produit des vignes; j'ai servi Staphyle et Botrys, rois d'Assyrie ; je les ai nourris dans leur enfance; j'ai vieilli en les nourrissant, et maintenant je les reçois tous les deux dans mon sein, conne s'ils vivaient encore. »

Mais Bacchus ne devait accomplir que plus tard cette métamorphose. Il dépasse Tyr, laisse de côté Byblos (07), l'onde conjugale et limpide d'Adonis le fleuve embaumé, et le rocher du Liban, où Cypre fait sa demeure ; il monte vers l'Arabie, il admire les penchants de l'épaisse forêt de Nysa (08), ses arbres odorants, et sa ville construite dans les roches, nourrice des guerriers habiles à lancer le javelot

C'est là qu'habitait un fils sanguinaire de Mars, imitant son père par ses horribles coutumes. Le féroce Lycurgue mettait arbitrairement à mort les innocents étrangers, et couronnait ses vestibules de têtes humaines tranchées par le fer. Semblable à son frère Œnomaüs (09), dont la fille infortunée, sut avoir éprouvé la douceur de l'amour conjugal, vieillissait veuve, et gardée dans la maison d'un père ennemi du mariage. Quand le fils de Tantale monté sur le char à quatre coursiers de Neptune, ce char que les ondes respectent, franchit l'arène et obtint la victoire qui lui donna une épouse; car le rusé Myrtile (10), usa de supercherie en sa faveur; ému lui-même de pitié et d'amour pour la triste Hippodamie, il imita en cire un essieu perfide; la course fut vaine; le moyeu s'échauffa par l'ardeur du soleil, et l'essieu éphémère dessoudé lança au loin la roue.

Lycurgue avait les mœurs d'Œnomaüs. Souvent, lorsque dans les carrefours il rencontrait des voyageurs à pied, égarés, chargés de fardeaux, il les enchaînait, les traînait chez lui, et les coupait en morceaux pour les sacrifier à Mars, son père; puis un poignard en détachait les extrémités pour en garnir ses barbares portiques, et, tandis que le guerrier armé de javelots, au retour d'un long combat contre l’ennemi, suspend sous ses voûtes les boucliers et les casques, trophées de sa dernière victoire, on voyait étalés sous les vestibules de l'homicide Lycurgue les pieds et les mains de ses victimes. C'était une affreuse boucherie. Auprès de l'autel de Jupiter Hospitalier, les étrangers gémissaient sous le couteau, mis en pièces comme des brebis ou des bœufs. Les degrés étaient arrosés de sang ; autour des portes du palais la poussière rougissait sous l'empreinte du carnage; et, contraints par ses violences, ses concitoyens s'empressaient de sacrifier à Lycurgue, en place de Jupiter.

Cependant, ô Bacchus, vous ne pûtes éviter les artifices de la haine de Junon (11). Toujours irritée de votre naissance, elle envoya Iris (12), messagère cruelle cette fois, pour vous séduire, et faire passer dans votre esprit abusé une fausse persuasion; elle lui remit une hache impie pour la porter à ce roi de l'Arabie, ce Lycurgue né de Dryas (13).

La déesse obéit ; elle change aussitôt de visage, prend la forme étrangère de Mars, place sur sa tête l'aigrette du casque étincelant, jette loin d'elle ses robes élégantes que teint le safran, et se cache sous une cuirasse menteuse, cuirasse ensanglantée, nourrice des combats. Puis, d'un formidable visage, lançant des menaces viriles et fallacieuses à la fois, elle imite la voix brusque et le langage du dieu de la guerre :

« Ο mon fils, rejeton de l'invincible Mars, aurais-tu donc peur aussi des bravades efféminées des Bassarides ? Ce ne sont pas ici les Amazones du Thermodon, ni les vaillantes guerrières du Caucase. Elles ne portent pas desarcs rapides, elles ne lancent pas de flèches ; elles n'ont pas le courageux coursier des combats ; elles n'ont pas sur leurs épaules le demi-bouclier des barbares. Ah ! j'ai honte de t'appeler a la lutte, lorsque ce sont des femmes qui provoquent le pacifique Lycurgue ! Quoi donc, Lycurgue, tu te reposes quand Bacchus s'arme? Et pourtant ce n'est qu'un mortel avorté, il n'est pas de race divine ; c'est dans la Grèce qu'on le dit fils de Jupiter, et ce bruit est un mensonge. Je ne crois point, quant à moi, à cet enfantement du fils de Saturne. Je me refuse à penser que le sage Jupiter ait produit de sa cuisse mâle un enfant si efféminé. Je n'ajoute nulle foi à ces récits imposteurs; aucun mortel n'a reçu la vie, de mon Jupiter, comme il l'a donnée à Minerve. Mon Jupiter n'eût pas su produire un fils si lâche. Crois en Mars, l'auteur de tes jours. Vois Pallas, la fille du roi des dieux : toute femme qu'elle est, elle l'emporte sur Bacchus. Mon fils, tu es doué d'une grande force, et tu n'as pas besoin de Mars, ton père, bien qu'il préside aux combats ; mais, si tu le souhaites, je m'armerai aussi, et je ne t'abandonnerai pas dans ta querelle : s'il le faut, la déesse sœur et épouse de Jupiter te suivra dans la mêlée, et combattra au premier rang pour défendre Lycurgue, son petit-fils. »

Après ces mots, Iris aux ailes d'or se mit à sourire, et remonta dans les airs sous la forme trompeuse d'un épervier.

En la voyant, Lycurgue présage sa victoire ; car il reconnaît l'oiseau rapide dont les ailes ensanglantées jettent l'épouvante parmi les faibles colombes, et il a vu aussi, dans un rêve tout pareil, un lion dresser sa crinière furieuse, et chasser toute la race cornue des cerfs fugitifs.

Au souvenir de ce songe, il s'arme contre les bacchantes, qu'il compare à des faons timides, et son audace s'en accroît. Bientôt la déesse qui obéit aux volontés de Junon se présente aussi à Bacchus, pour préparer l'avenir. Elle a attaché à ses pieds les rapides talonnières de Mercure. Elle prend le caducée, comme si elle était le messager de Jupiter, et parle ainsi, d'une voix perfide, à Bacchus, qu'elle trouve armé :

« Ο mon frère, fils du dieu qui domine par sa prudence, porte ton culte chez l'hospitalier Lycurgue sans recourir aux combats. Point de bataille ; n'immole pas un ami, et ne repousse pas la paix; sois propice aux humbles. Qui donc voudrait s'irriter contre un homme soumis. Ne déclare pas la guerre à tes suppliants, et ne va pas te cacher sous une cuirasse étincelante. A quoi bon couvrir ta tête du casque empanaché, ou serrer tes cheveux sous de bandeaux de serpents ? Laisse là les thyrses meurtriers ; remplis une corne d'un vin délicieux, prend ta baguette ordinaire, et offre tes divins présents à Lycurgue, qui aime aussi le raisin. Pare-toi désormais de ces manteaux que le sang n'a jamais souillés. Dansons encore au bruit des chants pacifiques; que ton armée reste oisive dans les forêts sombres, et ne porte pas la guerre chez un roi paisible : place sur ta tête la couronne qui t'est chère. Viens joyeusement dans le séjour de Lycurgue qui t'est offert; il t'attend. Viens paré comme un époux, et réserve les thyrses pour les Indiens, et pour le rebelle Dériade. D'ailleurs, tu le sais, ce roi Dériade n'est pas sans courage ; il est du sang divin de Mars. Il porte dus les combats une vaillance héréditaire, et ne redouterait pas de lutter même contre ton Jupiter. »

Elle dit, persuade, et de la terre retourne dans les airs. Bacchus cède à l'artifice de la déesse ; il dépose ses thyrses belliqueux, il détache le casque à la haute aigrette qui couvre sa chevelure, et quitte son bouclier étoilé. Dans ses mains désarmées, il prend une tonne remplie de sa rouge liqueur, puis le raisin joyeux et la corne pointue ; il a couronné de feuilles de lierre ses longs cheveux déployés. Puis il laisse auprès du Carmel (14) ses bataillons sous les armes, et ses intrépides guerrières avec les chars des lions. Vêtu mollement, sans glaive, il se prépare à une fête, et s’avance à pied. Les chalumeaux font entendre l'air qui excite à la gaieté après les festins ; la double flûte y mêle un son amical, et la Bassaride, agitant les instruments chers à Bacchus, bondit auprès des vestibules de Lycurgue.

Le roi barbare, quand il entend les cris joyeux de la danse, les sons de la flûte redisant les airs de Bérécynte, et le bruit des chalumeaux, entre en fureur à la seule vue du tambourin et de ses coups redoublés. Il aperçoit le dieu de la vigne devant les portiques de son palais, sourit amèrement, et, lançant au chef des Bassarides d'implacables menaces, il lui crie d'une voix insultante :

« As-tu vu ces trophées de mon palais ? Eh bien ! cher ami, tu orneras aussi ma maison de tes pieds, de tes mains ou de ta tête sanglante, comme si c’étaient tes thyrses. Quant à ceux des Bassarides, je garderai ces javelots postiches pour le temple où nous recevons les dieux. Ces longues cornes qu’on ne peut ébranler sur la tête de bœuf des centaures, je les taillerai en morceaux, j'en ferai des arcs solides pour mes archers arabes, et c'est juste. La queue mince et longue des silènes sera un excellent fouet pour mes chevaux. Voilà, o mon père, ce que je vous offrirai après la bataille. Les brillantes chaussures de ce lâche Bacchus, sa robe féminine et pourprée, et cette molle ceinture dont il entoure sa taille, je les garde à Vénus, votre épouse, et votre sœur : ces présents conviennent aux femmes. Les nombreuses suivantes de ce Bacchus libertin, je les unirai à mes serviteurs ; ce sera un hymen sans dot, il est vrai, et forcé, mais c'est la loi de la victoire. Les foyers de l'Arabie se chaufferont de tous ces vils sarments de vigne sauvage, les divins bienfaits de Bacchus. La robuste sujette de ce roi danseur, la Bassaride, fera encore sa demeure des montagnes, mais elle aura un métier tout différent et inaccoutumé déposant sa merveilleuse nébride, elle se couvrira d'une longue chemise, et broiera le blé sous la meule tournante. Oubliant les couronnes, et ce qu'ils appellent la vendange, elle apprendra les doubles emplois du ménage, qui lui sont étrangers, les travaux du jour et de la nuit, esclave de Pallas et de Vénus à la fois. En place des cymbales de Rhéa, elle aura la navette. Les vieux silènes chanteront leur Evohé autour de la table de mes festins, et, au lieu de leur Bacchus habituel, ils célébreront leurs joyeuses fêtes en l'honneur de Mars et de Lycurgue.

« Quant à toi, Bacchus cornu, qui commandes à des satyres cornus aussi, je vous frapperai tous de ma hache comme de vrais taureaux. C'est là toute l'hospitalité que tu auras de moi, et l'on dira, parmi les dieux ou parmi les hommes, que les vestibules de Lycurgue portent pour ceinture les membres mutilés de Bacchus. Nous ne sommes pas roi des Béotiens ; ce n'est pas ici Thèbes ; ce n'est pas ici cette maison de Sémélé, où les femmes, grosses de la foudre, accouchent de leurs bâtards à l'aide des éclairs. Tu agites un thyrse vineux ; moi, je brandis la hache ; avec elle je fendrai ton front de bœuf, et briserai toutes vos cornes bossues. »

Il dit, et met en fuite les nourrices de Bacchus en les frappant de sa hache. L'une des danseuses laisse tomber de ses mains les cymbales de Rhéa ; l'autre, les tambourins avec les grelots. Celle-ci lance au loin les grappes dont elle est chargée; celle-là glisse sur le nectar de sa coupe tout répandu. Un grand nombre enfin jette sur la poussière où ils roulent d'eux-mêmes les doux chalumeaux et la flûte harmonieuse de Minerve.

Comme un berger qui, voyant briller après l'hiver le séduisant éclat d'un soleil sans nuage, a fait sortir ses troupeaux du bercail et les garde dans un bois paisible, il célèbre la fête de Pan, et les nymphes dansent avec lui. Mais tout à coup s'élance des rochers l'onde impétueuse et amoncelée de tous les torrents de la montagne. A la vue des flots de ces cascades bondissantes, la musette dont il jouait tombe des mains du pasteur, et il tremble que de tels courants n'entraînent ses brebis.

Ainsi Lycurgue interrompt les cris joyeux de la danse, et disperse jusque sur le sommet des monts les bacchantes qui perdent leurs bandelettes. Il les poursuit sans relâche, et ne se lasse pas de guerroyer contre des femmes errantes, brandissant la hache acérée, gage de l'amitié de Junon (15). C’est Lycurgue couvert de fer combattant Bacchus désarmé. En ce moment, la terrible ennemie, la cruelle marâtre, fait entendre pour accabler le dieu le roulement du tonnerre, et l'épouvante; l'opiniâtre et envieuse déesse, qui lutte de si haut, fait fléchir les genoux de Bacchus. A ce bruit de la foudre qui ébranle les airs, il croit que Jupiter est devenu le premier auxiliaire de Lycurgue ; il fuit alors sur ses pieds tremblants, voyageur inaperçu, et va se cacher sous les flots azurés de la mer Rouge.

Thétis au fond des eaux le reçoit dans ses bras affectueux ; le Nérée de l'Arabie lui tend des mains hospitalières, comme il descend sous les voûtes tumultueuses, et il le console par ces paroles bienveillantes :

« Dites, Bacchus, dites-moi pourquoi ces retards honteux ? Certes ce n'est pas à l'armée des Arabes nés de la terre, ce n'est à aucun mortel, ce n'est pas à l'effort des hommes, que vous cédez. C'est l’épouse et la sœur du fils de Saturne, c'est Junon courroucée contre vous, qui du haut des cieux combat pour Lycurgue. Junon, le belliqueux Mars, et un ciel d'airain ; ce terrible Lycurgue ne vient là qu'en quatrième, et souvent votre père, le souverain destin, a dû céder lui-même à Junon. Vous n'en aurez que plus d'honneur lorsque, parmi les immortels, dira : La sœur et l'épouse du grand Jupiter a armé ses propres mains contre Bacchus désarmé. »

Ainsi parlait Nérée pour consoler Bromios. Mais Lycurgue, désespéré de ces flots profonds qui lui dérobent son adversaire, leur parle ainsi :

« Ah ! pourquoi, en m'apprenant la guerre, mon père ne m'a-t-il pas appris aussi la mer ? Je m'exercerais encore sur le champ de bataille des pécheurs, poursuivant ma proie ; je retirerais des replis de l'abime mon prisonnier lydien, et le ramènerais sur terre. Mais, puisque je ne connais ni le métier des pécheurs qui s'avancent sur les mers, ni l'art rusé de chasser dans les gouffres avec des filets, habite donc, fuyard, le palais profond le Leucothée, jusqu’à ce que j'enlève à la mer et toi et celui qu'on appelle Mélicerte, qui est aussi de ton sang. Il ne faut pas d'épée pour cela ; je puis ménager ma hache terrestre. J'ai besoin seulement de quelques pêcheurs qui, s'enfonçant dans les profondeurs des ondes de la mer Erythréenne, s'emparent de ce Bacchus interne des eaux. O vous, investigateurs des secrètes solitudes de Nérée, ne déployez pas vos filets contre les poissons des mers; prenez seulement Bacchus dans vos mailles, et que Leucothée, saisie avec lui, retourne à la terre. Le vaillant Palémon me suivra dans nos palais; là, sans se mouiller, il servira Lycurgue. Il abandonnera la carrière des chevaux que nourrit la mer autour d'Éphyre (16), et attellera mon char auprès des crèches terrestres. Bacchus et lui seront mes valets. Il n'y aura encore qu'un séjour, un même séjour pour Palémon comme pour Bacchus. »

Il dit, et dans sa colère il menaça les flots, le vieux Nérée, et voulut fouetter la mer (17). Le grand Jupiter cria alors à l'indomptable Lycurgue (18) :

« Lycurgue, tu deviens fou, tu luttes en vain de vitesse avec les vents. Suspends ta course pendant que tes yeux t'éclairent encore. Jadis, tu le sais, Tirésias, pour avoir aperçu Minerve se baigner sans voile à une fontaine de la montagne, Tirésias, qui n'avait ni provoqué la déesse, ni levé la lance contre elle, mais qui l'avait seulement regardée, a perdu tout à fait la lumière des yeux. »

Ainsi disait, au milieu des airs, le prévoyant Jupiter, à l'aspect des violences et des impiétés de Lycurgue (19).



 

NOTES DU CHANT VINGTIÈME.

(01) Eupétale. Eupétale remplit auprès de Botrys et de Bacchus les fonctions d'Euryclée auprès d'Ulysse. Et cependant, quoi qu'en dise le texte grec, elle n'a pas nourri Bacchus, comme avait nourri le roi d'Ithaque cette vieille Euryclée, dont le rôle, dans l’Odyssée, est si touchant; car le nom d'Eupétale ne se trouve sur aucune des listes des nymphes qui, aux diverses époques de l'éducation de Bacchus, ont soigné son enfance. Mais il signifie beaux rameaux; elle est bien à ce titre la nourrice de la vigne, et cela suffit pour justifier cette nouvelle création allégorique. Au reste, cette qualité de nourrice de Bacchus, qui s'applique ici à Eupétale, et plus tard à Ambrosie et à Théope, ne reparaît si souvent dans l'épisode de Lycurgue, que parce qu'Homère l'a admise dans le cinquième livre de l'Iliade. C'est à la vue de toutes ses nourrices frappées et dispersées par le roi de Thrace, que le dieu se cache sous les flots : et cela signifie en langage commun, que la vigne, chassée des régions septentrionales, se réfugia dans l'Archipel.

(02) Attis. — Attis, dont Nonnos fait ici le cocher de Rhéa, était, comme on le sait, beaucoup plus avancé en grade, et occupait un autre emploi auprès de la mère de Jupiter. Berger ou prêtre de Cybèle, il est resté néanmoins le serviteur de la déesse qui l'aime. On trouve dans l'histoire moderne, et parmi les divinités de la terre, quelques situations analogues. Cette scène du culte phrygien, qui s'est prêtée à tant de versions et à tant d'allégories, se passe dans la montagne de Bérécynthe, qui a donné à la fois leur surnom à Cybèle et à Attis. Bérécynthe était située aux penchants de l'Ida, dans la plaine d'Adrastée. C'est là qu'un fragment d'Eschyle place ce pays « qu'on ne vous montre plus nulle part, » dit Strabon, οὐδαμοῦ δεικνυμένα. Je puis donc, sans trop de présomption, croire que j'ai traversé cette plaine et vu cette montagne (car Bérécynthe était l'une et l'autre), soit quand j'ai côtoyé la Propontide dans ma barque de chasseur, soit quand je parcourais l'intérieur de la Mysie, allant de Sardes à Bérécynthe, comme l'écho des fêtes de Diane, signalé par Callimaque :

………………………Ἔδραμε δ' ἤχω
Σάρδιας
, ἔς τε νομὸν Βερεκύνθιον….
(Hymne
à Diane, v. 245)

Quoi qu'il en soit, Quinault, après Ovide, a fait intervenir dans l'histoire d'Attis une nymphe Sangaride, tout exprès pour en tirer une scène d'amour que n'oublieront jamais les amis de la littérature française; In le sentiment et la poésie l'emportent sur les fadeurs habituelles de l'Opéra.

(03) Argus. — Argus, que la jalousie de Junon érigea en berger, était au moins fils de roi. S’il n'a régné lui-même. Doué d'une grande force de corps, avant de garder les génisses il avait délivré l'Argolide, sa patrie, des monstres qui la ravageaient, entre autres d'un taureau furieux. Nonnos fait ici allusion à ses exploits, beaucoup moins connus que sa perspicacité, dont les plumes du paon aux cent yeux furent la récompense.

(04) Imitation de l’Évangile. — Il me semble que le paraphraste de l'Évangile selon saint Jean a eu ici une réminiscence de l'Évangile selon saint Matthieu. Et ne faut-il pas reconnaître dans les beaux vers de Nonnos une imitation amplifiée de cette moitié du verset 12, du XIe chapitre? Regnum cœlorum vim patitur, et violenti rapiunt illud.

(05) Hercule et la vertu. — Allusion à Hercule et aux beaux vers d'Hésiode sur la vertu, trop répandus et admirés pour être répétés ici. Ils étaient sans cesse, si l'on en croit Xénophon, dans la bouche de Socrate.

(06) Phasylée. — Je n'ai trouvé dans la mythologie aucune trace de cette Phasylée, écuyère de la reine Méthé. On y parle très vaguement de la nymphe Phase, aimée de Bacchus, qui, poursuivie par ce dieu, mourut de lassitude dans le fleuve de la Colchide auquel elle donna son nom.

Post-scriptum. — Je n'en savais pas plus sur la Phasylée de Falkenburg et de Graëfe, quand j'ai écrit la note ci-dessus. Mais avec le livre suivant, une fantaisie m'est venue; je me suis imaginé que Phasylée ne s'était pas armée sans motif d'un aiguillon, et que, comme toutes ses compagnes, elle devait porter un nom significatif; dès lors j'allais proposer une légère altération au texte et dire Phyalée, Piquante. Car je n'avais pas oublié que dans la première langue que j'ai balbutiée, l'idiome du poète Jasmin, où tant de mots dérivent du grec, fioussa signifie aussi piquer de l'aiguille ou de l'aiguillon; mais Hésiode m'a ramené à la raison, en me montrant dans un de ses fragments, parmi les Hyades ou les nourrices de Bacchus, une certaine Phæsyle dont Nonnos aura altéré la première voyelle, pour le besoin du vers :

Φαισύλε ἠδὲ Κορωνὶς εὐστέφανός τε Κλέεια. (Hésiode, Fragm. 186.)

Et il m'a fallu abandonner, pour un temps, ma rêverie gasconne, comme la prétention de donner un sens au nom de Phasylée.

(07) Byblos. La ville de Byblos, aux pieds de mont Liban, sur la mer Syrienne, où Adonis avait un temple, était arrosée par le fleuve Adonis. Ici, dans sa marche rapide, Nonnos a renversé l'ordre géographique au profit de la prosodie; or, en venant des bords de l'Oronte, Bacchus a dû traverser Byblos, avant d'arriver à Tyr; min ces transpositions insignifiantes sont du domaine de l'épopée. Parmi les étymologies assignées à Byblos, il en est une assez singulière; « Elle s'appellerait ainsi, » dit Etienne de Byzance, « parce qu'étant la plus ancienne ville du pays, elle conserve soigneusement les plus anciens livres connus (βύβλια). » C'est ainsi qu'il en fait les archives de la Phénicie. J'ajoute une seconde étymologie plus miraculeuse, que j'emprunte à Lucien, ou à l'écrivain grec qui a tenté d'imiter son style.

« J'ai vu, dit-il, à Byblos un grand temple de Vénus Byblienne, où l'on célèbre aussi les fêtes d'Adonis... Certaines personnes parmi les Bybliens prétendent qu'Osiris l'Égyptien a son tombeau chez eux, et que ce deuil et ces cérémonies ne sont pas consacrés à Adonis, mais bien à Osiris. Or voici l'origine de cette croyance. Chaque été une tête arrive d'Egypte à Byblos, et fait le trajet en sept jours. Les vents la poussent dans sa navigation divine; elle ne s'arrête qu'à Byblos. C'est un vrai miracle. Il se fait tous les ans. Il eut lieu pendant que j’étais à Byblos, et j'ai vu cette tête en papyrus. Il se passe un autre prodige dans ce même pays de Byblos. Un fleuve, qui vient de la montagne de Liban, s'y jette dans la mer. Il porte le non d'Adonis. Chaque été ce fleuve prend une teinte sanguinolente, et perd sa couleur ordinaire jusqu'à la mer qu'il rougit même à une grande distance. Il annonce ainsi aux Bybliens l'époque du deuil. La tradition veut que, dans ces mêmes jours, Adonis soit blessé dans le Liban, et que son sang arrive au fleuve à qui il donne sa nuance et son nom. Beaucoup disent ainsi; mais un homme de Byblos m'a donné une explication bien plus vraisemblable. —Étranger, m'a-t-il dit, ce fleuve vient du Liban, dont le sol est fortement rougeâtre. Les vents qui soufflent toujours violemment vers la même époque lui apportent cette poussière, qui ressemble tout à fait au vermillon. Ce n'est donc pas le sang, comme ils le disent, mais la terre qui produit cet effet. — Voilà ce que m'a dit le Byblien. Si cela est vrai, ce vent qui souffle si régulièrement et si à propos me paraît une autre espèce de miracle : au reste, il me fallut un jour, en partant de Byblos, pour monter sur le Liban jusqu'au temple de Vénus, etc. » (Lucien, de la déesse syrienne, ch. III.)

Je ne sais si ce n'est pas uniquement pour varier mon interprétation, pour mêler aux vers un peu de prose et me reposer d'un ouvrage par un autre ouvrage, que j'ai admis ici cette longue citation, comme le laboureur prend la pioche pour se délasser de la charrue.

(08) Nysa. — Dans la géographie antique on ne connaît pas moins de dix villes appelées Nysa, et elles entrent presque toutes pour quelque chose dans la composition du nom de Dionysos. Nous avons ici sans doute la Nysa arabe, mais transportée poétiquement de la Thrace en Syrie, et de l'Iliade dans les Dionysiaques. Il est vrai que, dans l'épopée de Lycurgue que Diomède raconte à Glaucos, le lieu de la scène n'est pas désigné : mais il paraît indiqué suffisamment par ce nom de Lycurgue, qui était un roi nourri dans les forêts de chênes de la Thrace. Or il est bien plus vraisemblable de faire chasser Bacchus ou la vigne par le climat rigoureux de la Thrace, que de l'éloigner des penchants du Liban, où elle se développe dans sa plus riche abondance. « Certains poètes, » ainsi parle Diodore de Sicile, « parmi lesquels est Antimaque, affirment que Lycurgue n'était pas roi de la Thrace, mais de l'Arabie, et que c'est à Nysa dans l'Arabie qu'il trama sa conjuration contre Bacchus et les bacchantes. » (Liv. III, ch. 65.) Quoi qu'il en soit, cet impie Lycurgue qui repoussait le culte de Bacchus, et qu'Homère et Nonnos flétrissent pour avoir banni de ses États la vigne et ses conséquences, était, selon la mythologie, un roi barbare peut-être, comme le veut son nom, mais qui n'avait voulu autre chose que préserver ses sujets des dangers de l'ivresse. Avis aux gouvernements nés des troubles civils que les cabarets favorisent, s'ils venaient jamais à les fermer.

Quant aux arbres embaumés de la forêt de Nysa, ils doivent être ces arbustes fournisseurs de la myrrhe de l'Oronte que Properce reprochait à Cynthie :

Aut quid Orontea crines perfundere Myrrha? (liv. I, él. 2.)

C'est la myrrhe des Sabéens, résine-gomme d'un arbuste que la science moderne n'a pu retrouver encore. On pourrait y voir aussi les roseaux embaumés de Polybe; mais nous sommes bien loin déjà des marais où on les cueille, λίμναις, ἐξ ὁ μυρεψικὸς κείρεται κάλαμος (liv. V). Quant à moi, je penche pour l'arbre de l'encens que Pline décrit; il est plus élevé, et il est aussi homonyme de la montagne qui le produit, λίβανος : cela me décide en sa faveur.

(09) Œnomaüs. — Œnomaüs, roi de l'Élide, que nous avons déjà vu et verrons encore, aura bien assez ici, pour le désigner, de la rose de son cocher Myrtile. Cette supercherie, si fatale au monarque, mais si heureuse pour Persée, a été mise en honneur par les poètes de la décadence, bien plus que par les chantres des âges primitifs, où toute fraude était à la fois une honte et un crime. Homère et Hésiode n'en ont rien dit; mais Sidoine Apollinaire la rappelle dans ce distique, qu'on croirait traduit de Nonnos :

Suscitet Œnomaum natur, quem fraude cadentem
Cerea destituit, resolutis axibus, obex.

(Sid. Apoll., Carm. II, v. 492.)

(10) Myrtile. — Myrtile, intendant des coursiers d'Œnomaüs, était fils de Mercure et de Phaéthuse Danaïde, ou de l'amazone Myrto, ou de Clytie, etc. Il conduisait dans les courses primitives de l'Elide les cavales incomparables du roi de Pise. Psylla, la puce; Harpinna, la houssine; auxquelles Hérodote joint Ocyon, le rapide ; et Aorate, l'invisible.

Myrtile fabriquait les chars royaux aussi, et s'avisa, pour son malheur, d'aimer Hippodamie :

Prodidit Œnomai deceptum Myrtilus axem. (Claudien. XXIX, v. 168.)

Pélops, qui lui devait la victoire, s'en défit plus tard en raison de cet amour, et le précipita dans la mer près de la ville de Phénée en Arcadie, où le traître Myrtile a un temple. Il passa ensuite dans la sphère, et c'est la constellation du Cocher.

(11) Tournure épique. — Tournure de style familière à l'épopée :

Nec latuere doli fratrem Junonis, et iræ.
(Virg., En., I, v. 13X.)

Et chez Apollonius de Rhodes :

Οὐδ' ἄρθεναίην προτέρω λάθον ὁρμητέντες. (Argon., L II, V. 637.)

(12) La cruelle Iris. — Iris n'a pas toujours été aussi perfide pour Bacchus. Nous n'avons pas oublié les nobles conseils dont elle l'entoure au début du treizième livre, et qui se résument en un vers de la Fontaine :

Aucun chemin de fleura ne conduit à la gloire.

Saint Jean Chrysostome a su donner à cet axiome une expression sublime, quand il dit : « O homme, tu n'es pas venu au monde pour te nourrir dans l'oisiveté, et pour ne jamais souffrir, mais bien pour t'illustrer par tes souffrances. » Διὰ γὰρ τοῦτο ες τὸν παρόντα βίον ἐξηνέχθης, ἄνθρωπε, οὐχ ἵνα ἀργῶν τρέφη, οὐδ' ἴνα μὴ πάσχης μηδὲν δεινὸν, ἀλλ' ἵνα παθὼν λαμπρότερος ς. (Saint Jean Chrysostome, Hom. 19, t. VI, p. 827.)

(13) Lycurgue. Ici Nonnos paraîtrait, au premier abord, s'être écarté d'Homère dans la généalogie de Lycurgue. L’Iliade en a fait le fils de Dryas, l'homme des chênes de la forêt, appellation assez convenable pour le père d'un roi aux œuvres de loup. Et après Homère, toute l'antiquité a vu dans Lycurgue le fils de ce Dryas, homme des bois. Il est bien tard sans doute, et Nonnos n'est pas une autorité suffisante peut-être pour rectifier ce point mythologique; mais il me semble que Dryas pourrait être la mère de Lycurgue, qui se trouverait ainsi fils de Mars et d'une Dryade, nymphe des chênes ou des bois aussi, ce qui n'altérerait en rien l'allégorie. Il faudrait seulement pour cela, dans le cent trentième vers du sixième livre de l'Iliade, substituer Δρύαδος, nom féminin, à Δρύαντος, désignation masculine; et, dès lors la conversion serait faite sur toute la ligne des archéologues qui ont suivi Homère, et qui, Sophocle en tête, ne se sont pas mieux expliqués que lui sur le sexe de Dryas ; mais, si je suis assez brave pour retremper plusieurs vers de Nonnos, le courage me manque lorsqu'il s'agit d'effleurer une seule lettre d'Homère. En tout cas, j'ai été bien tenté d'enlever à ce despote impie et arabe le nom que le législateur de Sparte a tant honoré et qu'ils portent en commun. Pourquoi donc ne dirait-on pas en français Lycurge pour un homme dont les actions sont d'un loup (λύκου ἔργον), comme on nomme Démiurge le magistrat qui agit pour le peuple ; et Thaumaturge le faiseur de miracles? J'aurais eu, pour me frayer cette route hardie, Du puis, lequel, dans son planisphère des Dionysiaques, nous montre l'ennemi des Hyades sous le nom de Lycurge à la troisième saison, près de l'équinoxe d'automne, vers le domicile céleste de Mars, son aïeul ; mais je me suis abstenu de cette mutilation, par respect pour Homère, comme par égards pour ses nombreux traducteurs.

(14) Le Carmel. —Bacchus, pour s'avancer vers Lycurgue dans les penchants orientaux du Liban, quitte son cortège sur le Carmel. Mais son passage dans cette grande montagne de Palestine a laissé moins de traces que dans les environs de Tyr et de Béryte. Je n'ai vu autour du monastère de Saint-Elie que des caroubiers, quelques figuiers sauvages, des herbes desséchées et des buissons. Le pauvre père franciscain qui habitait seul alors à Caïffa, n'avait pour tout régal, aux jours de fête, que quelques gouttes du vin blanc de Bethléem, produit des vignes d'Engaddi, que lui envoyaient de temps en temps ses frères.

(15) La hache de Lycurgue. — La hache de Lycurgue, instrument de dommage, avait une grande réputation en mythologie; elle était comme son attribut royal :

Regna securigeri Baccbam sensere Lycurgi.
(Sénèque, Œdipe, act II.)

Cette arme inhumaine, δασπλῆτα, se voit sur un camée dont Zoéga nous donné l'empreinte et la description (l. I et II). Nonnos suppose qu'elle vint à Lycurgue de Junon, sa grand'mère, la plus terrible ennemie de Bacchus. Le roi barbare la légua sans doute à son fils Ancée, puisque celui· ci se présente avec elle dans les Argonautiques :

Αψα μάλ' ἀντεταγὼν πέλεκυν μέγαν...
(Apollonius, liv. II,
ν. 119.)

Chez Homère (Iliade, VI, 135), l'impiété de Lycurgue est bien plus marquée encore, puisqu'il poursuit les nourrices de Bacchus, non pas avec la hache des combats ou des bûcherons, πέλεκυς, mais avec la hache des sacrifices, βουπλήξ. Le scoliaste d'Aristophane, qui seul a fait mention du premier châtiment infligé par Bacchus à Lycurgue en l'enchaînant sous des sarments, dit qu'alors le roi barbare se mit à pleurer: ὑπὸ τοῦ ἀμπέλου δαμευθέντα δάκρυον ἐπαφηκέναι (Scol. d’Arist., Chevaliers, v. 539), et que de ses larmes naquit le chou ennemi de l'ivresse, dont le voisinage frappe la vigne de stérilité.

(16) Ephyre. — Éphyre, nom antique de Corinthe:

στί πόλιςφύρη, μυχῷργεος πποβότοιο. (Hom., Iliade, VI, 152.)

C'est ici une allusion aux jeux Isthmiques, institues en l'honneur de Palémon.

(17) La mer fustigée. — Seconde édition de la folie de Xerxès. Voilà l'Arabie plagiaire de la Perse :

« C’est ici, me disait Lascaris de Madytos, un de mes rameurs grecs, en me montrant un point du rivage d'Abydos que côtoyait ma barque; c'est ici qu'autrefois un pacha fit fouetter la mer, parce qu'elle avait détruit un pont qu'il voulait construire pour passer à Madytos. Onde amère, lui disait-il, ton maître te punit ainsi parce que tu lui as manqué. Ὦ πικρὸν ὕδωρ δεσπότης τοι δίκην ἐπιθιτεῖ τήδε, ὅτι μιν ἠδίκησες. Et Lascaris, qui me parlait en grec moderne, redisait, à peu de chose près ces mêmes parole; d'Hérodote : « N'est-ce pas, Effendim, ajoutait-il, que c'était une impiété ? Ce pacha aurait mieux fait d'invoquer notre Panagia ; —et il me désignait l'image chargée de chapelets de verre et de fleurs à notre proue; — car c'est elle qui commande à la mer. »

(18) Apostrophe de Jupiter à Lycurgue.-Cette apostrophe de Jupiter à Lycurgue pour arrêter sa course est imitée de la prière de Latone au fleuve Pénée, chez Callimaque :

Πηνειὲ Φθιῶτα, τί νῦν ἀνέμοισιν ἐρίζεις (Hymn. à Dél., v. 112)

(19) Corrections importantes du texte. Ce vingtième chant contient deux altérations du texte grec, d'où il sortait inintelligible. Elles sont trop importantes pour que je ne rende pas compte de mon procédé à leur égard; et il y a lieu de s'étonner que Graëfe lui-même, dans son édition, les ait conservées toutes les deux.

1° La première, après le vers 221, n'est évidemment qu'un déplacement de feuillets; Iris, sous la forme de Mars, a cessé de parler à Lycurgue, qui ne peut lui répondre, car elle s'envole. Les vers 227 à 250 doivent donc passer dans le discours ou plutôt dans l'invective de Lycurgue adressée à Bacchus, et s'intercaler après le vers313.

2° Au vers 334, la lacune est réelle. Il manque le dernier mot de ce vers et tout le vers suivant, moins son dernier mot aussi. J'ai au moins conservé un sens raisonnable dans la substitution que j'ai risquée; la voici encore :

νεφελου Φαέθοντος ἰδὼν τερψίμβροτον αἴγλην,
Μῆλα λαβὼν αἴγάς τ
' ἀπ τὸ σπέος ἤλασε ποίμην.
(Hymn.
à Dél., v. 112.)

Voyez, pour ma justification, le vers 811 du liv. IX de l’Odyssée. Or, comme, même dans mon texte, la correction de μετὰ χεῖμα, au lieu de παρὰ χεῦμα, a été omise, il en est résulté une telle confusion qu'elle m'oblige à répéter ici dans son sens définitif ma traduction de ce passage.

« Comme un berger qui, voyant après l'orage le délectable éclat d'un soleil sans nuées, a fait sortir ses troupeaux du bercail et les garde dans une forêt paisible; il célèbre la fête de Pan, et les nymphes dansent avec lui. Tout à coup s'élance des rochers l'onde impétueuse et amoncelée de tous les torrents de la montagne. A la vue des flots de ces bondissantes cascades, la musette dont jouait le pasteur tombe de ses mains, et il tremble que les vagues de ce fleuve audacieux n'engloutissent ses brebis sous leurs courants débordés. »