LUPERCUS.
SULPICIUS LUPERCUS SERVASTUS JUNIOR.
DE LA CUPIDITÉ.
Dans quels excès ne se précipite pas la déplorable cupidité (1),
cette aveugle fureur d'accumuler d'inutiles richesses ! La funeste soif de l'or,
cette passion éternellement insatiable, fait un honteux trafic de tous les
crimes (2). C'est ainsi qu'Ériphyle (3)
fit connaître la retraite de son époux, quand elle eut reçu le salaire de son
infâme trahison ; c'est par la corruption de l'or (5)
que l'adultère pénétra jadis dans la prison de la fille d'Acrisius (4).
O quelle horrible et hideuse plaie cette passion inextinguible n'entretient-elle
pas dans nos cœurs ! Le riche a beau couver (6)
nuit et jour ses immenses trésors, il est encore dévoré du désir de les
accroître 7). Par un châtiment bien
mérité, la cupidité rend le riche indigent ; toujours pauvre à ses propres
yeux, il entasse toujours richesses sur richesses (8),
et convoite sans cesse ce qu'il n'a pas. Craindra-t-il les lois, respectera-t-il
la morale, celui dont la passion s'irrite à mesure qu'il amasse ? La soif de
l'or étouffe l'affection : elle porte les parents à s'égorger (9),
et les enfants à répandre le sang de leur père. Le riche aspire toujours par
des voies coupables à posséder de fragiles trésors. Tout son honneur est dans
le gain ; l'appât du gain (10) lui
ferait renverser jusqu'aux temples : montrez-lui de l'or dans le ciel (11),
il ira le chercher.
Faut-il donc s'étonner que la jeunesse romaine abandonne le culte des
beaux-arts (12), et néglige l'œuvre sublime de l'éloquence, lorsque, après s'être longtemps exercée aux
glorieuses luttes du barreau, elle voit, par une étrange ignorance, la richesse
préférée à l'esprit ? Il y a des rhéteurs qui, poussés par une détestable
cupidité, se jouent indignement du traité le plus saint (13).
Leurs discours n'ont rien de romain (14) ;
dans leur bouche, la langue latine dégénère en un jargon ridicule et barbare.
Si du moins ils donnaient quelque soin à leurs personnes (16),
ils pourraient encore mériter la confiance des familles (15).
Mais leur extérieur est chétif et misérable (17)
: on dirait des spectres sortant de leurs vieux tombeaux. Ils ont les cheveux en
désordre, le front décharné, les tempes amaigries, les pommettes saillantes
faute de dents, le nez plat, les narines en l'air ; leur bouche dégarnie et
leurs grosses lèvres sont effrayantes de nudité (18)
; leur dos concave semble tout entier descendu dans leur large ventre ; ils ont
de gros genoux, des jambes fluettes, un teint blême (19),
des yeux hagards, et, ce qu'il y a de plus hideux, la pâleur de leurs traits
dénote une basse envie.
SUR LE TEMPS.
Quelque solides que soient les ouvrages de la nature, ils sont fragiles et périssables : le temps mine et détruit tout (20).
Un fleuve change de direction, et s'ouvre un nouveau lit (22) dans une vallée (21), lorsque ses eaux rebelles brisent et franchissent ses bords (23).
Les cascades creusent les rochers ; le soc de la charrue s'use dans les sillons, et l'anneau d'or qui brille à nos doigts ne conserve son éclat qu'aux dépens de sa durée.
AVANTAGES DE LA VIE PRIVÉE
PIÈCE ATTRIBUÉE A SULPICIUS LUPERCUS SERVASTUS.
LES poissons s'embarqueront pour quitter la mer de Sicile ; la Libye ne verra plus ses plaines couvertes de sables mouvants ; les fleuves vomiront la neige de leurs sources brûlantes ; le Rhône cessera de conduire ses eaux à la Méditerranée ; l'isthme de Corinthe, sans cesse battue par deux mers, leur ouvrira un passage pour confondre leurs flots ; le fier lion se soumettra au cerf ; le farouche sanglier oubliera les cruels combats ; les Parthes seront armés de piques, les Romains de flèches, les noirs indiens porteront des cheveux rouges, avant que je me dégoûte des charmes d'une vie tranquille, et que j'aventure mon esquif sur une onde perfide.
NOTES SUR SULPICIUS LUPERCUS SERVASTUS.
SUR LA CUPIDITÉ.
(1) Petulantia in census (v. 1). Cette expression, qui désigne la passion effrénée des richesses, est inusitée. Les périphrases ordinairement employées pour caractériser la cupidité sont les suivantes : auri fames, nummorum cupido, amor habendi, pallor avaritiae, opum furor, lucri pallida tabes. Il n'est presque aucun poète qui n'ait parlé contre l'exécrable soif de l'or. Le bon La Fontaine surtout, lui qui avait coutume de se passer de bien, comme d'une chose peu nécessaire, s'est plu à la combattre en plusieurs endroits de ses Fables :
Fureur d'accumuler monstre de
qui les yeux
Regardent comme un point tous les bienfaits des dieux,
Te combattrai-je en vain sans cesse en mon ouvrage ?
Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons ?
L'homme, sourd à ma voix, compte à celle du sage,
Ne dira-t-il jamais : C'est assez, jouissons ?
Hâte-toi, mon ami, tu n'as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot ; car il vaut tout un livre :
Jouis. - Je le ferai. - Mais quand donc ? - Dès demain.
Eh, mon ami, la mort peut te prendre en chemin.
(Liv. VIII, fab 25.)
L'usage seulement fait la
possession.
Je demande à ces gens de qui la passion
Est d'entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel avantage ils ont que n'ait pas un autre homme.
Diogène là-bas est aussi riche qu'eux ;
Et l'avare ici-haut, comme lui, vit en gueux.
( Lib. IV, fab. 20)
Qui ne court après la Fortune
?
Je voudrais être en lieu d'où je pusse aisément
Contempler la foule importune
De ceux qui cherchent vainement
Cette fille du Sort de royaume en royaume,
Fidèles courtisans d'un volage fantôme ;
Quand ils sont près du bon moment,
L'inconstante aussitôt à leurs désirs échappe.
Pauvres gens ! Je les plains ; car on a pour les fous
Plus de pitié que de courroux.
(Liv. VII, fab. 12.)
L'avare rarement finit ses
jours sans pleurs;
Il a le moins de part au trésor qu'il enserre,
Thésaurisant pour les voleurs,
Pour ses parents ou pour la terre.
(Liv. IX, fab. 16.)
L'avarice perd tout en voulant
tout gagner.
Je ne veux, pour le témoigner,
Que celui dont la poule, à ce que dit la fable,
Pondait tous les jours un oeuf d'or.
(Liv. V, fab. 13.)
Le bien n'est bien qu'en tant
que l'on s'en peut défaire ;
Sans cela c'est un mal. Veux-tu le réserver
Pour un âge et des temps qui n'en ont plus que faire ?
La peine d'acquérir, le soin de conserver,
Otent le prix à l'or qu'on croit si nécessaire.
(Liv. X , fab. 5. )
(2) Ferali pretio (v. 4). II semble que l'auteur se soit inspiré de ces beaux vers de Virgile, qui sont dans la mémoire de tout le monde :
Fas omne abrumpit : Polydorum
obtruncat, et auro
Vi potitur. Quid non mortalia pectora cogis,
Auri sacra fames ?
(Aen. lib. III. v. 54-56.)
(3) Sic latebras Eriphyla viri (v. 5). Ériphyle, gagnée par un collier d'or, avait enseigné à Polynice le lieu où Amphiaraüs, son mari, s'était caché pour ne pas aller à la guerre de Thèbes, où il devait périr. Stace fait allusion à ce trait :
Sic Eriphylaeos aurum fatale
penates
Irrupit, scelerumque ingentia semina movit.
(Tbeb. lib. IV, v. 211.)
Horace en parle aussi dans ces vers :
. ..... Concidit auguris
Argivi domus, ob lucrum
Demersa excidio.
(Carm. lib. III, od. 16.)
(4) Sic quondam Acrisiae (v. 7). "Une tour d'airain, nous dit Horace, des portes inébranlables, des chiens dont rien n'endormait l'odieuse vigilance, étaient pour Danaé un assez fort rempart contre les nocturnes efforts d'un amant. Mais Jupiter et Cythérée se rirent d'Acrisius, timide gardien de cette beauté captive, persuadés qu'un chemin sûr et facile s'ouvrirait devant un dieu changé en or. L'or, ajoute-t-il, se glisse à travers les soldats ; plus puissant que la foudre, il perce les rochers ; la soif de l'or plongea dans le noir abîme la famille de l'augure d'Argos ; les présents du roi de Macédoine brisaient les portes des cités et renversaient tous ses rivaux ; les présents enchaînent jusqu'aux farouches nochers."
(5) - Corruptore auro (v. 8). Pentadius a dit hardiment, sans blesser les habitudes de la langue latine : lenonibus undis ; mais Lupercus, en donnant au mot corruptor, pris adjectivement, le genre neutre, semble s'être écarté des règles ordinaires. Il n'y a, en effet, que les adjectifs ultor, ultrix, victor, victrix, que l'on rencontre avec des noms neutres, comme ultricia fata, victricia arma. On peut rapprocher le vers de Lupercus de ce passage d'Ovide :
Jupiter admonitus nihil esse
potentius auro,
Corrupta : pretium virginis ipse fuit.
(Amor, lib. III, eleg. 8, v. 29.)
(6) - Vigil incubet auro (v. 11). Le verbe incubare est souvent employé par les poètes pour peindre les soins que l'avare consacre à la garde de son trésor. Ainsi vous voyez dans Virgile :
Condit opes alius, defossoque
incubat auro;
(Georg. lib. II, v. 507.)
Aut
qui divitiis soli incubuere repertis;
(Aen., lib VI, v. 610)
et dans Martial :
Incubas gazae, ut magnus
draco.
(Lib. XII, epigr. 53.)
Vous trouvez dans Horace une image semblable :
... Congestis undique saccis
Indormis inhians.
(Serm, lib. I , sat. I, v. 70.)
(7) - Aestuat augendae dira cupido rei (v. 12) Ce vers en rappelle d'autres qui sont devenus proverbes :
Creverunt et opes et opum
furiosa cupido.
(Ovid., Fast. lib. 1, v. 211)
Crescit amor nummi quantum
ipso pecunia crescit.
(JUVEN.)
Dans sa fable le Thésauriseur et le Singe, La Fontaine blâme avec esprit les avares qui accumulent sans jouir , et chez lesquels l'or amassé se perd comme dans les gouffres de l'océan :
Un homme accumulait. On sait
que cette erreur
Va souvent jusqu'à la fureur.
Celui-ci ne songeait que ducats et pistoles.
Quand ces biens sont oisifs, je tiens qu'ils sont frivoles.
Pour sûreté de son trésor
Notre avare habitait un lieu dont Amphitrite
Défendait aux voleurs de toutes parts l'abord.
Là, d'une volupté selon moi fort petite,
Et selon lui fort grande, il entassait toujours.
Il passait les nuits et les jours
A compter, calculer, supputer sans relâche,
Calculant, supputant, comptant comme à la lâche,
Car il trouvait toujours du mécompte à son fait.
Un gros singe, plus sage, à mon sens, que son maître,
Jetait quelques doublons toujours par la fenêtre,
Et rendait le compte imparfait La chambre bien cadenassée
Permettait de laisser l'argent sur le comptoir.
Un beau jour don Bertrand se mit dans la pensée
D'en faire un sacrifice au liquide manoir.
Quant à moi, lorsque je compare
Les plaisirs de ce singe à ceux de cet avare,
Je ne sais bonnement auquel donner le prix
Don Bertrand gagnerait près de certains esprits;
Les raisons en seraient trop longues à déduire.
Un jour donc l'animal, qui ne songeait qu'à nuire,
Détachait du monceau, tantôt quelque doublon,
Un jacobus, un ducaton,
Et puis quelque noble à la rose;
Éprouvait son adresse et sa force à jeter
Ces morceaux de métal qui se font souhaiter
Par les humains sur toute chose.
S'il n'avait entendu son compteur, à la fin,
Mettre la clef dans la serrure,
Les ducats auraient tous pris le même chemin,
Et couru la même aventure
II les aurait fait tous voler jusqu'au dernier
Dans le gouffre enrichi par maint et maint naufrage.
Dieu veuille préserver maint et maint financier
Qui n'en fait pas meilleur usage!
(Liv. XII, fab. 3.)
(8)
- Dum struere immodice (v. 14). La première satire d'Horace est tout
entière dirigée contre l'insatiable désir des richesses :
"Rien ne t'arrache à ta cupidité, dit-il à l'homme possédé du démon
de l'avarice, ni la brûlante saison, ni l'hiver, ni le feu, ni l'océan, ni le
fer. Point d'obstacles que tu n'affrontes pour effacer tout le monde en
opulence. Que te sert d'aller, d'une tremblante main, ensevelir furtivement dans
la terre un monceau d'or et d'argent ? Si tu l'entames, tu le réduis à rien ;
si tu n'y touches pas, que trouves-tu de beau dans ces trésors entassés ?
Quand tu battrais dans ton aire mille mesures de froment, ton estomac
contiendra-t-il plus que le mien ? Tu ressembles à l'esclave chargé du pain
des autres esclaves : tu n'auras pas une plus forte part que celui qui n'a rien
porté. Quand on se renferme dans les bornes de la nature, qu'importe d'avoir
cent ou mille arpents à labourer ? - Mais il est doux de prendre à un grand
tas de blé. - Si d'une faible quantité je puis en prendre autant, tes greniers
seront-ils préférables à ma petite provision ? Si l'eau que contient une urne
ou une coupe te suffit, diras-tu : J'aime mieux puiser la même quantité à un
grand fleuve qu'à cette humble source ? Ceux que flatte une abondance superflue
sont emportés avec la rive par l'impétueux Aufide. Contente-toi du nécessaire
: tu ne boiras point d'eau limoneuse, tu ne périras point au milieu des flots.
"Mais telle est l'illusion qui séduit le vulgaire : On n'a jamais assez,
dit-il ; la considération se pèse au poids de l'or. Que faire à cela ?
abandonner ces malheureux à leur sort, puisqu'ils s'y complaisent. Ils me
rappellent cet avare et riche Athénien qui bravait ainsi les vains discours :
Le public me siffle ! eh bien, moi, je m'applaudis, quand je contemple chez moi
les écus de mon coffre-fort. Tantale poursuit une eau qui fuit ses lèvres
avides .... Tu ris ? change le nom : n'est-ce pas ton histoire ? Tu t'endors,
bouche béante, sur des sacs amoncelés ; contraint de les regarder comme
sacrés, tu n'en jouis que comme d'un tableau. Tu ne connais donc ni la valeur
ni l'emploi d'un écu ? Achètes-en du pain, du vin, des légumes, en un mot,
tout ce qu'exigent les besoins de la nature. Eh quoi ! veiller à demi mort de
frayeur, redouter jour et nuit les brigands, et le feu, et les esclaves prêts
à s'enfuir avec ta cassette, voilà donc tes plaisirs ! Puisse-je à jamais
être pauvre de pareils trésors !
" Sacrifiant tout à l'appât de l'or, es-tu surpris de n'inspirer à
personne une amitié que tu ne mérites pas ? Prétendre sans aucun frais
entretenir l'affection d'une famille que te donne la nature, et conserver des
amis ! Malheureux ! c'est travailler en pure perte ; c'est soumettre l'âne au
frein pour lui apprendre à courir dans le Champ-de-Mars.
"Borne enfin ta cupidité. Un surcroît de richesses doit diminuer en toi
la crainte de l'indigence. Repose-toi de tes fatigues, puisque tes vœux sont
remplis. N'imite pas cet Umidius, dont je vais en deux mots te conter
l'histoire. Il était si riche, qu'il mesurait ses écus au boisseau, et si
avare, qu'il ne s'habillait jamais mieux qu'un esclave. Jusqu'à sa dernière
heure, il craignit de mourir de faim. Une affranchie, plus intrépide que la
fille de Tyndare, le pourfendit d'un coup de hache.
"Je reviens à mon point de départ : chacun est, comme l'avare, mécontent
de soi et envieux du sort d'autrui. Aussi trouve-t-on rarement un homme qui dise
: J'ai connu le bonheur ; et qui, achevant le banquet de la vie, s'en retire
comme un convive satisfait."
Dans ses odes, comme dans ses satires et ses épîtres, le même poète ne cesse
de poursuivre la passion de l'or. "Réprime ta cupidité, ton empire sera
plus vaste que si tu joignais la Libye aux lointains rivages de Gadès, et que
si les deux Carthages n'obéissaient qu'à tes lois. La vertu n'assure le
sceptre, le diadème et d'impérissables lauriers, qu'à l'homme qui passe
devant des monceaux d'or sans y arrêter ses regards." (Liv. II, ode 2.)
"Quand ton opulence effacerait les richesses de l'Arabie et les trésors de
l'Inde échappés à notre cupidité ; quand tu couvrirais de tes vastes
constructions la mer d'Apulie et de Toscane, si la cruelle Nécessité enfonce
dans ton front superbe ses clous de diamant, tu ne pourras dérober ton âme à
la crainte, ni ta tête aux coups de la Mort." (Liv. III, ode 18.)
"Ah! portons au Capitole, où nous appellent les acclamations et les
applaudissements d'un peuple nombreux, ces pierreries, ces diamants, cet or
inutile, source du mal qui nous consume ; ou précipitons dans la mer voisine
ces trésors corrupteurs. (Ibid.)
(9) - Cognatorum animas (v. 17). C'est surtout au sujet des successions que l'on voit éclater la hideuse avidité des parents. Les regrets des collatéraux surtout ne portent guère que sur la modicité de l'héritage. Ovide, dans sa description de l'âge de fer, nous représente les frères divisés par l'intérêt :
... Fratrum quoque gratia rara
est.
(Metam. lib. I, v. 145.)
Virgile les peint couverts de sang :
...Gaudent perfusi sanguine
fratrum.
(Georg. lib. Il, v. 510.)
Un frère égorge un frère,
et va, sous d'autres cieux,
Mourir loin des lieux chers qu'habitaient ses aïeux.
(DELILLE.)
Il met dans les enfers celui qui a vendu sa patrie au poids de l'or :
Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem
lmposuit; fixit leges pretio, atque refixit.
(Aen. lib. IV, v. 621.)
Corneille a tracé aussi dans deux vers énergiques le plus monstrueux des crimes qu'enfante la cupidité
Le fils, tout dégouttant du
meurtre de son père,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire.
(10)
- Istud (v. 21). Il faut sous-entendre lucrum. Dans sa belle ode,
Justum et tenacem, etc., Horace recommande à Rome de faire éclater sa
grandeur dans le mépris de l'or, plutôt que dans une insatiable cupidité qui
dépouille tous les autels : Omne sacrum rapiente dextra.
Il dit encore ailleurs :
... Quid nos dura refugimus
Aetas ? quid intactum nefasti
Liquimus ? unde manum juventus
Metu deorum continuit ? quibus
Pepercit aris ?
(Carm. lib. 1, ode 35.)
"Siècle de fer, devant quel forfait avons-nous reculé ? quel attentat nous reste-t-il à commettre ? quel sacrilège la crainte des dieux a-t-elle épargné à nos soldats ? quel autel ont-ils respecté ? "
(11) - Hoc caelo jubeas (v. 22). Imitation de Juvénal :
Graecolus esuriens in caelum,
jusseris, ibit.
(Sat. III , v. 78.)
(12) - Mirum ni pulchras artes (v. 23). Horace avait aussi blâmé les jeunes Romains qui négligeaient les études sérieuses pour se livrer aux calculs de l'intérêt : Qu'apprennent les jeunes Romains ? à diviser l'as en cent parties. Réponds, fils d'Albinus : Si de cinq onces j'en ôte une, que reste-t-il ? - Belle question ! un tiers de livre. - A merveille ! tu sauras conserver ton bien. Et si à cinq onces j'en ajoute une, combien aurai-je ? - Une demi-livre. Quand cette gangrène, quand ce sordide intérêt a une fois infecté les esprits, nous flatterons-nous de voir éclore des vers dignes d'être parfumés d'huile de cèdre et conservés dans des boîtes de cyprès ?", (Art. poét.)
(13) - Honestum rumpere foedus (v. 27). L'instituteur contracte un pacte sacré avec les familles ; il les représente auprès des enfants qui lui sont confiés ; il est chargé à la fois d'éclairer leurs esprits et de former leurs moeurs. Sa profession est donc une espèce de sacerdoce. La régularité de sa vie doit confirmer la pureté de sa doctrine, et la gravité de son caractère donner du poids à son enseignement. Le précepte que Boileau donne au poète convient également à l'instituteur :
Que votre âme et vos moeurs,
peintes dans vos ouvrages,
N'offrent jamais de vous que de nobles images.
Il faut que la vertu soit chez lui inséparable de la science. C'est l'idée qu'en avaient les anciens quand ils définissaient l'orateur :
" Un homme de bien qui possède le talent de la parole, vir bonus dicendi peritus." Le plus éloquent de tous les discours est celui auquel la vertu prête ses charmes et son inimitable accent. Ce qu'on a dit de la poésie s'applique aussi bien à la prose :
Le vers se sent toujours des bassesses du coeur.
(14) - Romani sermonis egens (v. 29). Description burlesque d'un méprisable rhéteur, qui estropie aussi ridiculement la prononciation que la langue qu'il enseigne, et dont l'extérieur, contraire à toute bienséance, contraste misérablement avec la dignité de son état.
(15) - Spes grata nepotum (v. 31 ). On doit entendre par ces mots les enfants eux-mêmes qui reçoivent l'éducation. Ils sont l'espoir de leurs familles et de leur patrie.
(16) - Nostri honoris (v. 32). II semble que l'auteur veuille parler ici de la tenue honorable de l'instituteur, de sa mise décente, en un mot, de tout son extérieur.
(17) - Ambusti torris species (v. 33). La traduction littérale de cette expression eût manqué de noblesse et de clarté. Le poète compare un visage maigre, sec et laid, à une bûche durcie au feu, à un tison, à un cotteret. Le français a dû reculer devant une image aussi bizarre.
(18) - Caesaque labra tument (v. 38). J'ai présumé que caesa signifiait simplement rasé, coupé. Il m'a semblé que les mots caesa labra, lèvres nues, étaient en rapport avec ceux-ci : os nudum, bouche dégarnie de dents. " Horace blâme aussi (Epit., liv. 1 , ép. 18, v. 7) , comme indécentes, les figures rasées, tonsa cute.
(19) - Decolor, immanis species (v. 41). Le texte, qui portait Discolor in manibus, était probablement altéré ; nous avons accueilli sans difficulté la leçon de Schrader, approuvée par Burmann et par M. Lemaire.
SUR LE TEMPS.
Cette pièce, composée de trois strophes, est moins une ode que le commencement d'une ode. En effet, un aussi vaste sujet que celui du Temps comportait de riches développements et une longue étendue. C'est un lieu commun où le poëte ne peut être embarrassé que sur le choix des tours, des mouvements et des images. Nous avons sur ce chapitre, en prose comme en vers, des pièces remarquables dont nous citerons quelques fragments.
(20)
- Longe solvitur usu (v. 4). " Tout ce qu'on voit de plus pompeux et
de mieux établi sur la terre, dit Massillon, n'est l'ouvrage que d'une scène.
Qui ne le dit tous les jours dans le siècle ? Une fatale révolution, une
rapidité que rien n'arrête, entraîne tout dans les abîmes de l'éternité :
les siècles, les générations, les empires, tout va se perdre dans ce gouffre
; tout y entre, et rien n'en sort. Nos ancêtres nous en ont frayé le chemin,
et nous allons le frayer dans un moment à ceux qui viennent après nous. Ainsi
les âges se renouvellent, ainsi la figure du monde change sans cesse ; ainsi
les morts et les mourants se succèdent et se remplacent continuellement. Rien
ne demeure, tout s'use, tout s'éteint. Dieu seul est toujours le même, et ses
années ne finissent point. " ( Discours prononcé à une bénédiction de
drapeaux du régiment de Catinat.)
On relit avec plaisir ces vers de J. Chénier sur le même sujet :
Ici-bas tout s'éteint : les
conquérants périssent;
Sur le front des héros les lauriers se flétrissent ;
Des antiques cités les débris sont épars ;
Sur des remparts détruits s'élèvent des remparts ;
L'un par l'autre abattu,, les empires s'écroulent ;
Les peuples entraînés, tels que des flots qui roulent,
Disparaissent du monde, et les peuples nouveaux
Iront presser les rangs dans l'ombre des tombeaux.
Platon avait dit que le temps mobile est l'image de l'éternité immobile. J.-B. Rousseau a fait ressortir cette belle image dans les vers suivants, que La Harpe met ou nombre des plus beaux qu'on ait faits dans aucune langue :
Ce vieillard qui d'un vol
agile
Fuit sans jamais être arrêté ,
Le Temps, cette image mobile.
De l'immobile éternité,
A peine du sein des ténèbres
Fait éclore les faits célèbres,
Qu'il les replonge dans la nuit;
Auteur de tout ce qui doit être,
Il détruit tout ce qu'il fait naître
A mesure. qu'il le produit.
(Liv. III , ode 3.)
L'ode de Thomas sur le Temps, couronnée par l'Académie française, en 1722, méritait de l'être parles beautés réelles qui eu rachètent les défauts. La strophe suivante n'est pas moins sublime due celle de J.B. Rousseau :
Du Chaos tout à coup les
portes s'ébranlèrent
Des soleils allumés les feux étincelèrent.
Tu naquis ; l'Éternel te prescrivit ta loi.
II dit au mouvement : Du temps sois la mesure ;
Il dit à la Nature :
Le temps sera pour vous, l'éternité pour moi.
(21) - Insueta valle (v. 5). Le poète a mis valle pour alveo. Quintilien (Instit. orat., liv. V, ch. 14) s'est servi de la même image dans la comparaison suivante, au sujet de l'éloquence : Non uti fontes angustis fistulis colliguntur, sed, ut latissimi amnes, totis vallibus fluat.
(22) - Mutat et rectos via certa cursus (v.6) L'homme et ses oeuvres, a dit Horace, payent leur tribut à la mort. Cette oeuvre digne d'un roi, ce port superbe qui met nos flottes à l'abri de l'aquilon ; ce marais qui, longtemps stérile et sillonné par la raine, nourrit aujourd'hui les cités voisines et s'ouvre au soc de la charrue ; ce fleuve dont le cours, jadis si funeste aux moissons, apprit à suivre une meilleure route ; tous les ouvrages des mortels périront comme eux. "
Debemur morti nos nostraque ;
sive receptus
Terra Neptumis classes Aquilonibus arcet,
Regis opus; sterilisque diu palus, aptaque remis
Vicinas urges alit, engrave sentit aratrum;
Seu cursum mutavit iniquum frugibus amnis;
Doctus iter melius : mortalia facta peribunt.
(Artis poet, v. 63- 68)
Le passage suivant d'Ovide paraît être le développement de la même pensée
Nil equidem durare diu sub
imagine eadem
Crediderim. Sic ad ferrum venistis ab auro,
Saecula; sic toties versa es, Fortuna locorum.
Vidi ego, quod fuerat quondam solidissima tellus,
Esse fretum; vidi factas ex aequore terras;
Et procul a pelago conchae jacuere marinae,
Et velus inventa est in montibus anchora summis.
Quodque fuit campus, vallem decursus aquarum
Fecit, et eluvie mous est deductus in aequor;
Eque paludosa siccis humus aret arenis;
Quaeque sitim tulerant, stagnata paludibus hument.
(Metam. lib. XV, v. 259. )
(23) - Rupta quam cedit (v. 7). Nul poëte n'a représenté plus poétiquement que Virgile les ravages d'un fleuve débordé :
Non sic aggeribus ruptis quum
spumeus amnis
Exiit, oppositasque evicit gurgite moles,
Fertur in arva furens cumulo, camposque per omnes
Cum stabulis armenta trahit.
(Aen. lib. Il, v. 496.)
(24) - Decidens scabrum cavat (v. 9) . Lupercus semble avoir pris l'idée de ces vers dans Ovide .
Quid magis est saxo durum?
quid mollius unda?
Dura tamen molli saxa cavautur aqua.
(Art. am. lib. I, v. 475.)
Gutta cavat lapidem;
consumitur annulus aevo ;
Et teritur pressa vomer aduncus humo.
(Pont. lib. IV, epist. 10, v. 5.)
Lucrèce avait présenté la même pensée sous les mêmes images :
Annulus in digito subter
tenuatur habendo;
Stillicidi casus lapidera cavat; uncus aratri
Ferreus occulte decrescit vomer in arvis.
(Lib. I, v. 313.)
Ces imitations sensibles dans le peu de vers qui nous restent de Lupercus, prouvent que ce poète était versé, par état comme par goût, dans la lecture des anciens, et particulièrement dans celle d'Horace.