VALERIUS CATON
IMPRÉCATIONS.
BATTARUS, je vais reprendre mes derniers accents ; je vais chanter encore le
partage des habitations et des terres, de ces terres auxquelles j'ai déjà
adressé mes imprécations et mes funestes voeux. La chèvre dévorera le loup,
la génisse le lion, le dauphin fuira les poissons, l'aigle les colombes,
l'ordre de la nature sera renversé, avant que j'enchaîne ma voix.
Lycurgue, je veux célébrer tes funestes exploits dans les forêts et dans les
montagnes ; je veux frapper de stérilité les riches plaines de la Sicile et
les campagnes fécondes où s'élève au fond d'un golfe mon ancienne demeure.
Que le chaume cesse de se couvrir d'épis, les collines de verdure, les arbres
de fruits, la vigne de raisins ; que les forêts perdent leurs feuilles, que
l'eau ne jaillisse plus des montagnes. Battarus, je veux exhaler de nouveau mon
indignation dans mes vers. Sillons, desséchez dans leur germe les dons de
Cérès ; prairies, jaunissez sous les feux ardents du soleil ; fruits,
détachez-vous des branches avant d'être mûrs ; bois, dépouillez-vous de
feuillage ; fleuves, tarissez-vous. Que la fureur anime mes accents. Fleurs
brillantes, qui composez la couronne de Vénus ; parure de mes champs, qui
étincelez des plus vives couleurs, exhalez, au lieu de doux parfums et
d'émanations embaumées, un souffle infect et des poisons mortels. N'ayez plus
d'agrément pour les yeux, plus de charmes pour l'odorat. Tels sont mes vœux ;
puissent mes vers les rendre immortels !
Bois charmant, que j'ai tant célébré, tu ne répandras plus sur le riant
gazon ton ombre épaisse et verdoyante ; Zéphyr, tu ne balanceras plus avec
joie la tendre chevelure de ses rameaux , et mes vers ne rediront plus le nom de
Battarus. Lorsque tu tomberas sous le fer d'un barbare soldat, adieu tes beaux
ombrages, adieu tes séduisants attraits. Ce bois, qui faisait les délices de
son ancien maître, ce bois que j'avais mille fois chanté, sera consumé par le
feu du ciel. Jupiter lui-même l'avait élevé, et Jupiter va le réduire en
cendres. Que Borée, du fond de la Thrace, déchaîne toutes ses fureurs ; que
l'Eurus amoncelle ses noirs tourbillons, et que l'autan s'élance chargé d'un
déluge de pluie : quand ce joli bois, éclairé par un soleil si doux, aura
pris le sombre chemin qui conduit chez Pluton, ô ma chère Lydia, tu ne
l'appelleras plus ton bosquet. Que la flamme qui doit le dévorer, détruise
aussi les vignobles voisins ; que les vents étendent ses ravages, et confondent
en un seul incendie les arbres et les moissons. Que la perche impie qui mesura
mon petit champ, mon ancien domaine, soit également réduite en cendres. Tels
sont mes vœux ; puissent mes vers les rendre immortels !
Ondes limpides, qui battez les rivages ; rivages qui répandez un air pur dans
les campagnes, écoutez mes imprécations. Que Neptune inonde les guérets de
ses flots débordés, et les couvre d'un gravier épais. Que les champs,
épargnés par les feux de Jupiter et de Vulcain, soient livrés aux fureurs
d'une Syrte non moins barbare que celle d'Afrique.
Tes malédictions, Battarus, je m'en souviens, ont été plus loin encore. On
dit que le noir océan nourrit dans son sein des monstres affreux, dont la, vue
glace d'un effroi soudain, lorsqu'ils s'élancent hors des vagues furieuses :
que Neptune, d'un coup de son redoutable trident, les pousse sur nos bords, en
excitant une épouvantable tempête, et qu'il entraîne les restes de l'incendie
dans ses flots, écumants ; que mes champs deviennent une mer terrible : Nocher,
prends garde aux champs que j'ai chargés de mes sinistres malédictions.
Si Neptune, sourd à ma prière, retient les vents enchaînés, Battarus, confie
aux fleuves le soin de ma vengeance ; car les fontaines et les fleuves te sont
toujours propices. Je n'ai plus rien à maudire : j'ai nommé tout ce qui
méritait mes imprécations. Fleuves rapides, remontez, remontez à votre
source, et inondez de vos eaux les campagnes voisines ; donnez-vous libre
carrière, et ne permettez pas que mon domaine reçoive la loi d'un vagabond.
Tes imprécations, Battarus, je m'en souviens, n'allèrent pas si loin.
Que ma terre se change tout à coup en marais : que l'on coupe des joncs où
l'on moissonnait des épis ; que la grenouille importune occupe l'asile du
joyeux grillon. C'est trop peu, ô ma Muse : que des torrents impétueux tombent
du haut des montagnes, et couvrent au loin mes champs de leurs ondes écumantes.
Qu'ils soient abandonnés par leur nouveau maître surpris de les voir
transformés en un vaste étang. Que sur mes terres pêche un de ces étrangers
qu'enrichissent toujours les guerres civiles.
O malheureuses terres, que m'a enlevées le crime des préteurs ! ô discorde,
ennemie des citoyens ! Exilé, condamné sans avoir été entendu , réduit à
la misère, j'ai abandonné mes biens, pour payer à un soldat le prix d'une
guerre désastreuse. Ne pourrai je donc les voir une dernière fois du haut
d'une éminences ? Ne pourrai-je me promener encore dans, mes bois ? Non, je
serais arrêté par les collines et les montagnes ; je ne pourrais revoir mes
champs. Adieu, douce campagne, adieu Lydia, toi que je préfère à tous ces
biens ; et vous, pures fontaines ; et toi, doux nom de ma propriété ! Ah !
malheureuses chèvres, descendez plus, lentement de la montagne ; vous ne
brouterez plus dans vos tendres pâturages. Et toi, bouc, arrête-toi :
j'aperçois dans le lointain vos nouveaux champs, vos nouveaux prés ; l'ennemi
campe au milieu d'eux. O ma campagne, reçois mes derniers adieux. Adieu, ma
chère Lydia ! avec moi ou sans moi, tu mourras toujours avec moi.
Achevons nos chants, Battarus. La douceur se changera en amertume, la mollesse
en dureté ; l'œil confondra les objets et les couleurs ; la nature entière
sera bouleversée, avant que mon affection pour toi, Lydia, s'efface, de mon cœur.
Prends la forme de l'eau ou du feu, peu importe ; je t'aimerai toujours,
toujours ton souvenir sera pour moi plein de charmes. Heureux champs, riantes
prairies, que j'envie votre sort ! vous possédez ma belle maîtresse. Jamais,
depuis qu'elle est avec vous, je ne la trouvai si belle. Elle soupire en secret
ses amours. Maintenant ma Lydia vous voit ; elle joue avec vous ; elle vous
parle; ses yeux vous sourient; elle module mes vers à demi-voix , et chanté ce
qu'elle me disait tout bas à l'oreille. O champs, que j'envie votre sort! Vous
apprendrez à aimer. Heureux, cent fois heureux le gazon qu'elle effleure de ses
pieds d'albâtre ! heureuse la grappe encore verte qu'elle cueille de ses doigts
de rose, quand la vigne n'a pas encore vu mûrir ses raisins ! Parmi les fleurs
qu'elle offrait à Vénus sur la tendre verdure où reposèrent ses membres
délicats, elle a pu raconter nos mystérieuses amours. Forêts,
réjouissez-vous ; réjouissez-vous, charmantes prairies, fraîches fontaines ;
et vous, oiseaux, faites silence ; ruisseaux, suspendez votre cours pendant que
j'exhale mes regrets. O champs, que j'envie votre sort ! vous possédez-celle
qui fit ma joie et mon bonheur.
Mais je me sens mourir : le chagrin me tue ; un frisson mortel s'empare de mon
âme ; mon amie n'est plus avec moi. Nulle ne fut plus aimable ni plus belle,
et, si l'on en croit la fable, elle eût mérité que, pour elle, Jupiter, se
transformât en taureau ou en or. Jupiter, détourne l’oreille : mon amie est
seule .... Roi d'un grand troupeau dont tu fais l'ornement, heureux taureau,
jamais la génisse qui cherche une retraite obscure, ne peut, dans les bois, se
dérober à tes mugissements amoureux. Et toi, heureux père des chevreaux, le
plus fortuné des amants, soit que tu parcoures les rochers et les montagnes,
soit que tu cherches de nouveaux pâturages dans les forêts ou dans les champs,
la joyeuse chèvre est toujours près de toi ; partout elle t'accompagne, et
jamais la discorde ne troubla vos amours.
Pourquoi la nature n'a-t-elle pas été 'aussi indulgente envers moi ? Pourquoi
suis-je si souvent en proie à une douleur cruelle ? Quand les pâles étoiles
reparaissent dans l'azur des cieux, quand le soleil fait place à la reine des
nuits, ô Phébé, ton auréole t'accompagne. Pourquoi la mienne n'est-elle pas
avec moi ? Tu as connu les peines du cœur, ô Phébé ! prends pitié de mon
infortune. Le laurier qui ceint le front d'Apollon, consacre ses amours. Il
n'est point de divinités dont les bois n'aient trahi les larcins. Toutes, vous
le savez, portent sur elles-mêmes les innombrables monuments de leurs amours,
ou les voient inscrits dans le ciel.
Que dis-je ? au temps de l'âge d'or, tous les mortels jouissaient du même
bonheur. Je ne parle point de l'astre fameux de Minos, ni de cette captive qui
suivit son amant. Habitants de l'Olympe, en quoi notre siècle a-t-il pu vous
blesser ? Notre condition n'est-elle pas plus dure ? Suis-je donc le premier qui
ait osé déchirer le voile de la pudeur, le premier qui ait dénoué la
ceinture sacrée de son amante ? Ai-je, par ma faute, hâté la fin de ses jours
? Que n'ai-je le premier donné cet exemple ! la mort me paraîtrait plus douce
que la vie ; ma gloire serait immortelle. C'est lui, dirait-on, qui le premier
surprit à Vénus ses faveurs ; c'est lui qui le premier ouvrit la source de la
volupté.
Mais suis-je le seul que la malignité ait accusé d'avoir percé le premier les
mystères de l'amour ? Avant d'être l'époux déclaré de Junon, Jupiter ne
s'était-il pas permis avec elle de joyeux et d'aimables larcins ? Vénus
n'aimait-elle pas à folâtrer avec je jeune Adonis ? Quand elle reposait sur un
tapis de fleurs, n'enlaçait-elle pas ses bras blancs à son cou d'albâtre,
tandis que Vulcain, occupé sans doute à faire l'armure du dieu Mars, inondait
sa barbe et ses joues d'une immonde fumée ? L'Aurore n'a-t-elle pas aussi
pleuré ses premières amours, et n'a-telle pas caché la rougeur de ses yeux
sous un voile de rose ?
En quoi donc serais-je plus coupable que les habitants de l'Olympe ? Est-ce
parée que je ne suis ni dieu ni héros, et que je ne vis point dans l'âge d'or
?... Malheureux que je suis de n'être pas venu à une époque où la nature
était si indulgente ! Funeste jour où je suis né ! déplorable existence !
regrets tardifs et superflus ! ... Le chagrin a tellement miné mon cœur, que
l'on pourrait à peine reconnaître mes traits.