ALLER à LA TABLE DES MATIERES DE LYCOPHRON LYCOPHRON
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
ΛUΚΟΦΡΟΝΟΣ ΑΛΕΞΑΝΔΡΑ LA CASSANDRE DE LYCOPHRON
ÉDITÉE, TRADUITE, ANNOTÉE PAR F. D. DEHÈQUE Agrégé de l'Université Ἆρ' ἐκδιδάσκω τὸ σαφές ; Aristophane, Βάτρ., 64. Μa traduction est-elle assez claire ? PARIS AUGUSTE DURAND rue des Grès, 5 FRIEDRICH KLINCKSIECK rue de Lille, 11
1853 Liber Lycophronis loquitur. Non facile in lucem ventes, si forte mealus incideris, noslerquos labyrinthus habet. Tam tortis Cassandra furit fanatica verbis, quœ Priamo memori nuntius ore refert. Si tibi Calliope cor imbuit, accipe : Musæ si rudis es, manibus non nisi pondus habes. Hugo Grotius. Cette épigramme qui n'est qu'une imitation mal déguisée, une emphatique parodie d'une épigramme plus ancienne et plus vraie sur l'Histoire de Thucydide, est probablement antérieure aux travaux exégétiques des frères Tzetzès sur Lycophron. Depuis qu'ils ont recueilli, coordonné les scholies des premiers commentateurs, de Duris, de Théon, d'Orus, qu'ils les ont complétées en ne laissant aucun nom de héros ou de dieu, de géographie ou d'histoire, sans une explication minutieuse et détaillée, la lecture du poème de Lycophron est devenue d'un accès moins difficile ; et c'est alors que les manuscrits se sont multipliés, parce qu'il y eut plus de lecteurs :[1] le fil d'Ariane se trouvait a la portée de tous les Thésées de la philologie. Grâce aux travaux des laborieux scholiastes, quand l'imprimerie s'est mise à reproduire les œuvres de l'antiquité, l’Alexandra n'a pas manqué de savants en mesure de la comprendre, de la traduire et de l'éditer. La première édition est sortie des presses Aldines, en 1513. Deux autres éditions, sans importance, ont paru avant celle de Bâle, 1566. Dans cette édition, Guillaume Canter joignit au texte une version latine, des notes concises et suffisantes. A la traduction en prose littérale, il en joignit une autre en vers latins que Joseph Scaliger avait composés dans le style archaïque. C'est une œuvre à peu près inutile, mais c'est une savante fantaisie archéologique, un curieux pastiche de latinité saturnienne. Deux nouvelles éditions furent publiées coup sur coup, en 1597 et 1599, par le jeune et docte Meursius. Le commentaire qui les accompagne est prolixe, indigeste ; mais quelle richesse d'érudition, quelle précocité de science dans cet éditeur de dix-sept ans ! C'est aussi par deux éditions qu'un siècle après, en 1697 et 1702, le théologien Potter s'est signalé dans l'université d'Oxford, réunissant au texte les scholies de Tzetzès, les remarques de Canter et de Meursius et ses non moins savantes observations. Une édition d'apparence modeste et sans luxe parut à Leipzig en 1788 : le texte n'y est accompagné que de la version et des notes de Canter ; mais l'éditeur, Reichard, y a joint quelques notes nouvelles, très utiles, une paraphrase excellente et un lexique. Malheureusement, cette édition, si bonne à tant d'égards et si commode, est d'une exécution négligée : trop de fautes typographiques la déparent. Un bibliothécaire de Zeitz, Gottfried Müller, par estime pour le travail de Reichard, et comme un hommage à la mémoire de son ami, a cru devoir compléter l'édition de 1788 en y ajoutant trois gros volumes contenant les commentaires de Meursius et de Potter, les scholies entières des deux Tzetzès, et 240 pages de variantes recueillies par le père Sébastiani. Ce religieux romain avait publié à Rome en 1803, dans un beau volume in 4°, le texte revu d'après seize manuscrits des bibliothèques d'Italie, les scholies de Tzetzès corrigées en plus de deux mille passages et traduites en latin. Mais quel latin ! Et quand il serait cicéronien, serait-on excusable d'avoir perdu son temps à traduire des scholies ? Enfin, lorsqu'on pouvait croire qu'il ne restait plus rien à faire pour le texte et l'exégèse, on a vu paraître à Leipzig, en 1830, une nouvelle et splendide édition qui, celle fois, semble constituer définitivement le texte et défier la critique de faire mieux : c'est une des plus belles œuvres de l'érudition moderne. Maintenant, avec les trois volumes de Müller, si précieux par les scholies de Tzetzès, avec l'édition de Reichard, que recommande sa paraphrase, avec l'édition de Bachmann, où le texte a très probablement acquis sa dernière correction, il n'y a pas d'helléniste qui ne puisse aborder avec confiance, avec profit, la lecture de l'Alexandra. L'obscurité de ses oracles se trouve éclaircie, et il ne faut plus être devin pour les comprendre. Je les ai interprétés sans peine ; et ma tâche eût été plus facile, si je ne m'étais pas astreint à un système de traduction littérale. C'est ici la première traduction française[2] qui se publie, et la troisième édition du texte donnée à Paris.[3] Puissé-je avoir ainsi contribué à rendre encore plus facile et moins restreinte l'étude d'un poète aussi délaissé aujourd'hui qu'il a été célèbre autrefois ! En raison même de cette célébrité, il est surprenant qu'il nous ait été conservé si peu de documents sur sa vie. Et n'est-ce pas à regretter ? Car un poète qui est tué par jalousie ou par vengeance, et qui expire percé d'une flèche, a dû avoir une existence orageuse et dramatique. C'est à Ovide que nous devons cette particularité de la mort de Lycophron.[4] Par Suidas, nous savons aussi qu'il naquit à Chalcis, en Eubée ; que son père s'appelait Socles, et que, par adoption, il devint le fils de Lycus de Rhégium. Ce Lycus était un homme de mérite, un historien distingué : on estimait son histoire de Libye et de Sicile. Son fils et son élève passa de Chalcis dans la Grande-Grèce, toute remplie de colonies eubéennes,[5] et c'est dans cette Eubée italique qu'il apprit si bien l'histoire de ses colonies, et qu'il recueillit toutes ces notions de géographie qui donnent tant de prix à son poème. De là attiré à la cour des Lagides[6] par la protection dont ils honoraient les lettres, il devint, sous l'influence de l'école d'Alexandrie, grammairien et poète. Tels furent les succès qu'il obtint comme poète tragique, et par le mérite de ses poèmes et par leur nombre, qu'il eut l'insigne honneur d'être placé dans la pléiade poétique[7] avec Apollonius de Rhodes, Aratus, Homère fils de Myro, Sosithée, Théocrite. De ses tragédies, qui lui avaient mérité celle apothéose littéraire, il ne reste rien que quatre vers de la tragédie des Pélopides, que nous a conservés Stobée.[8] Ils contiennent une pensée juste et vraie, exprimée avec naturel : « Les malheureux, quand la mort est encore loin, l'appellent de leurs vœux ; mais lorsque s'avance le dernier flot de la vie, nous désirons de vivre : on ne se lasse pas de la vie.[9] » A l'exemple des anciens tragiques, Lycophron s'était aussi exercé dans le drame satyrique, et il avait composé dans ce genre, sous le titre d'Eloge de Ménédème, une pièce où Silène représentait le chef trop frugal de l'école d'Érétrie. Athénée[10] nous a conservé un fragment curieux de ce drame. Silène, sous le masque de Ménédème, y donne aux Satyres qui représentent ses disciples, une leçon de tempérance, en leur décrivant avec une pompe ironique le modeste souper qu'il vient de leur donner, et te charme des causeries savantes. « Enfants dissolus d'un excellent père [Bacchus], vous le voyez, je vous régale splendidement. Non, les dieux m'en sont témoins, je ne me souviens pas d'avoir vu dans la Carie, ni à Rhodes, ni en Lydie, un semblable festin. Par Apollon, que c'était beau ! [Il n'y avait pourtant ni oiseaux du Phase, ni vins de Cypre ;] mais l'esclave portait à la ronde une coupe de vin à cinq oboles, légèrement tourné et mélangé de beaucoup d'eau ; arrivaient ensuite, dansant dans un large plat, des lupins, que vous maudissez comme régal ordinaire de la populace, et convives de la table des gueux. Puis, on a proposé diverses questions tout en buvant, tandis que la petite coupe, après un court repas, circulait avec réserve ; car de doctes entretiens sont le dessert des sages. Souvent ceux qui aiment ainsi à causer prolongent leurs réunions jusqu'au moment où le chant du coq les surprend ; et quand il appelle l'aurore, ils ne sont pas encore las de discourir. A la pratique de l'art, Lycophron, joignant la théorie, avait composé un volumineux traité sur la comédie[11] ; il y éclaircissait par des remarques de littérature et de critique les œuvres des comiques, Aristophane, Phérécrate, Antiphane, etc. Des mots spirituels, des anecdotes mêlées aux discussions grammaticales en diminuaient la sécheresse. Voici une de ces anecdotes :[12] « Antiphane lisait à Alexandre une de ses comédies, et le roi ne paraissait pas content : Mon prince, lui dit le poète, pour prendre plaisir à de tels badinages, il faut avoir souvent dîné en pique-nique, et s'être plus d'une fois battu pour des courtisanes. » C'est à ses succès de théâtre, c'est à son grand ouvrage sur la comédie, que Lycophron dut l'honneur d'être chargé par Ptolémée Philadelphe de recueillir toutes les comédies du théâtre grec, de les classer et d'en faire un vaste répertoire. Alexandre d'Éolie fit le même travail pour les tragédies, et Zénodote pour les poèmes d'Homère et d'Hésiode.[13] Une partie des trésors littéraires recueillis avec tant de peines et à si grands frais, et déposés dans la double[14] bibliothèque d'Alexandrie, a été détruite par le temps ; mais ce qui nous en reste, nous le devons aux soins que ces savants Alexandrins ont mis à les recueillir et à les conserver ; et c'est là certes pour Lycophron un titre à notre reconnaissance. Nous lui devons peut-être Aristophane. Cette idée seule devrait désarmer la critique, et nous rendre bienveillants et justes. Or ne doit-on pas aussi savoir gré à Lycophron d'avoir résisté à l'esprit capricieux d'une époque qui, outre la philologie et les sciences, aimait beaucoup trop les jeux d'esprit et les futilités difficiles, et jusqu'aux anagrammes et lorsque Simmias de Rhodes figurait en vers une hache, un œuf et des ailes, et lorsque Théocrite lui-même, si élégant et si pur, ne dédaignait pas de sacrifier à cette mode de mauvais goût en versifiant le poème figuré de la Syrinx, ne doit-on pas quelque estime au poêle qui préféra lutter de difficultés et de science avec l'auteur du poème des Origines et des Causes, Αΐτια, avec le savant et ingénieux Callimaque ? Lui aussi a voulu retracer les origines, les causes, les suites de la guerre de Troie ; et en disciple d'Homère et d'Eschyle, il a composé un poème qui mérite assurément une place à côté des épopées troyennes, à côté des œuvres de Coluthus, de Tryphiodore et de Quintus de Smyrne. « Ce poème, a dit un helléniste qui réunit à beaucoup de savoir beaucoup d'esprit et de goût,[15] ce poème d'un genre à la fois lyrique et tragique,[16] assez difficile, assez obscur pour faire le désespoir de Callimaque lui-même, est un véritable prodige d'érudition comme de patience. Plus de quatorze cents vers sont remplis par une interminable prophétie de Cassandre. Du haut de sa tour, où Priam la tient enfermée de peur que son funeste délire n'inquiète et ne trouble la ville, elle voit partir le vaisseau qui transporte aux rivages du Péloponnèse le ravisseur d'Hélène. Ce spectacle redoublant les accès de sa sainte manie, l'avenir tout entier se déroule devant elle : ses regards prophétiques aperçoivent par avance tous les malheurs que ce fatal voyage doit attirer sur l'Asie ; et cédant à l'assaut victorieux du démon qui l'obsède, elle raconte ces longues calamités dans un langage inspiré que les hommes n'avaient point encore entendu, et qu'ils pourront à peine comprendre. Ce n'est plus une mortelle, c'est Apollon même qui parle par sa voix ; non pas cet Apollon qui chantait les vers faciles qu'Homère écrivait ; c'est l'Apollon des trépieds, le dieu qui dictait à ses prophètes des paroles inintelligibles, et que l'obscurité de ses réponses, que les tortueuses ambiguïtés de ses oracles avaient fait surnommer Loxias. Pour atteindre à la sublimité de ce style énigmatique, et s'y maintenir quatorze cents vers de suite, Lycophron eut besoin d'un travail qui ne se peut concevoir, et des ressources incessamment présentes de la plus vaste lecture et de la mémoire la plus fidèle. Son artifice perpétuel est d'employer les composés les plus étranges, les mots les plus rares et les plus surannés, les formes de dialectes les plus insolites, les locutions les plus éloignées de la langue vulgairement écrite ou parlée ; de se tenir sans cesse à perte de vue dans les plus hautes régions du pindarisme ; d'entasser les métaphores les plus dures et les plus baroques ; d'user des rapprochements les plus inattendus ; de tendre comme un long tissu d'éternelles périodes, artistement enchaînées par des conjonctions et des pronoms, où le lecteur confondu s'égare comme en un labyrinthe ; de ne jamais donner à tant de dieux et de déesses, à tant de héros et d'héroïnes, introduits tour à tour dans ce trésor de mythologie, le nom que tout le monde leur connaît, mais de les désigner toujours par quelque surnom bizarre, par une allusion à quelque rare événement, par quelque obscure périphrase ; de ne point indiquer un pays par ses villes, ses fleuves, ses montagnes les plus célèbres, mais par des villages, des ruisseaux, des collines que les habitants eux-mêmes ne connaissaient peut-être pas. Voila par quels procédés Lycophron a composé cette indéchiffrable énigme que Suidas appelle le poème ténébreux, et Stace latebras Lycophronis atri, le dédale du noir Lycophron.[17] » Sans doute une certaine obscurité, distribuée avec quelque transparence sur les prophéties de Cassandre, eût augmenté le charme et l'intérêt du poème ; mais Lycophron ne connaît pas la mesure ; il voulait être obscur : c'était un parti pris, un système. Il en est qui s'étudient à être obscurs ; et ce vice n'est pas nouveau, dit Quintilien : In hoc malum a quibusdam laboratur ; neque id novum vilium est.[18] En effet, plus de six siècles avant lui, Héraclite d'Éphèse qui, après Hécatée de Milet et Phérécyde de Scyros, fut un des premiers à écrire en prose, avait reçu, à cause de l'obscurité de son style, le surnom de ténébreux, σκοτεινός, et d'énigmatique, αΐνικτης. Tite-Live[19] nous apprend qu'un maître de son temps recommandait à ses élèves de jeter de l'obscurité sur tout ce qu'ils disaient, les encourageant par le mot grec σκότισον, obscurcissez. De là cet éloge vraiment magnifique, ajoute encore Quintilien : A merveille ! je n'y ai rien compris moi-même. Unde illa scilicet egregia laudatio : Tanto melior : ne ego quidem intellexi. Pour combattre cette manie d'obscurité, si mauvaise et si contagieuse, il fallait s'en moquer avec esprit : la raillerie est souvent plus puissante que le raisonnement ; et c'est ce que fit Lucien. Il se chargea de ridiculiser cette prétention de n'employer que des mots surannés ou nouveaux, des périphrases contournées, des métaphores insolites et bizarres qui enveloppaient la pensée d'impénétrables voiles ; et il s'acquitta de cette tâche comme eût fait Voltaire ou Gœthe. Un bon sens plein de verve et de traits donne beaucoup de relief et de charme à sa piquante satire intitulée Λεξκράνης. Lycophron s'y trouve nominativement désigné comme un écrivain qu'il faut bien se garder d'imiter, et l'ingénieux critique termine sa trop courte leçon de grammaire et de goût en recommandant, avec l'autorité de l'exemple, de sacrifier aux grâces et à la clarté : Χάρισι και σαφήνεια θΰε. Pour moi, je les ai invoquées, tout en traduisant l’Alexandra ; et si ma traduction n'en a pas entièrement dissipé les ténèbres, elle les aura, sous leurs auspices, du moins rendues visibles.[20] Avec un peu de persévérance, en se familiarisant avec ce demi-jour, on ne tardera pas à voir plus clair, et bientôt la lumière arrivera jusqu'aux yeux. Alors apparaîtront les défauts nombreux et les nombreuses beautés du poème. Et d'abord le début et la fin, ou, pour mieux dire, le prologue et l'épilogue, sont d'une composition défectueuse. Il ne fallait pas que le soldat qui rend compte à Priam des paroles de sa fille parlât comme elle et dans un style fatidique. S'il se fût exprimé avec la simplicité d'un soldat, il y aurait eu observation de caractère et poétique opposition. Puis, le commencement de la longue prophétie s'inaugure par l'insipide et grotesque aventure d'Hercule dans le ventre de la baleine. Mais cela passé, les plaintes sur les malheurs de Troie, de la famille de Priam, sont pathétiques, émouvantes, et de beaux tableaux se succèdent. L'origine des querelles de l'Europe et de l'Asie offre aussi beaucoup d'intérêt ; l'éloge de Ptolémée est ingénieusement amené. Certainement tout cela est trop long ; il y a là, comme dit quelque part Pétrone, ventosa et enormis loquacitas, mais il y a aussi de la grande poésie, et on y entend l'os magna tonaturum. Puis, que d'instructions à recueillir pour les éludes mythologiques, pour les études géographiques, pour l'histoire de l'établissement des colonies grecques ! Le docte Cauter a eu certes raison de dire : Affirmare ausim, quicumque hoc pœma, licet parvum, diligenter perlegerint, eos et historiarum et pœticarum fabularum partem non exiguam probe perfecteque esse cognituros.[21] En résumé, le poème de Lycophron est un verger encombré d'épines et de ronces, où il y a, pour ceux qui y pénètrent, quelques belles fleurs, quelques beaux fruits à cueillir, comme dans un autre jardin des Hespérides. En silvam ! ingredere. Hic est plurima inutilis arbos, Ingressum steriles prœpediuntque rubi. Tu tamen ingredere, et per densa umbracula perge : Insperala juvat carpere poma manu.[22]
ANALYSE SYNOPTIQUE DU PŒME.prologue. — Un des gardes de Cassandre, retenue prisonnière par ordre de Priam dans une tour construite sur l'Atès, vient rapporter au roi une longue prophétie de sa fille (v. 1-30). Récit. — Cette prophétie, racontée en détail par le soldat troyen, s'étend depuis le v. 31 jusqu'au v. 1460. Cassandre pleure sur sa patrie, sur Troie détruite d'abord par Hercule (v. 33-51), ensuite par les Grecs. Elle voit son frère Pâris enlever Hélène (v. 86) : mais il ne jouira pas du fruit de son crime ; car Protée lui enlèvera sa proie (v. 110) et il reviendra dans sa patrie sans Hélène (v. 139), laquelle est destinée à avoir successivement cinq époux, savoir : Thésée, Pâris (v. 146), Ménélas (v. 149), Déiphobe (v. 168) et Achille (v. 172). Cependant le crime de Pâris appellera les Grecs à la vengeance (v. 180). Après avoir sacrifié Iphigénie (v. 183), ils concluront une alliance contre Troie (v. 202) et mettront à la voile. La prophétesse les voit naviguer sur la mer (v. 216), et dévaster Myrinna (v. 243) ; ils débarqueront en Asie, et une guerre sanglante commencera (v. 249). Quels tourments souffrira Cassandre, lorsqu'elle verra périr misérablement Hector, son frère bien-aimé (v. 298), son autre frère Troïle (v. 307), Laodice (v. 314), et Polyxène (v. 313), ses sœurs, Hécube sa mère (v. 330), et Priam (v. 335) ! Elle déplore ensuite le sort qui l'attend elle-même (v. 348). Ajax l'enlèvera (v. 357) ; mais elle implorera la vengeance de Pallas (v. 381). Le sacrilège d'Ajax plongera les Grecs dans un abime de maux (v. 368) ; les mers seront couvertes de leurs cadavres et des débris de leurs vaisseaux (v. 373) ; Ajax périra misérablement (v. 387). Sa mort sera suivie de celle de Phœnix (v. 417), de Calchas (v. 434), d'Idoménée (v. 431), de Sthénélus (v. 433), de Mopsus et d'Amphiloque (v. 439). Après avoir longtemps erré sur les mers, d'autres seront jetés dans les pays étrangers et y formeront des établissements. Cinq d'entre eux se fixeront en Cypre : Teucer (v. 480), Agapénor (v. 479), Acamas (v. 494), Praxandre et Céphée (v. 886). Les amours d'Acamas et de Laodice fournissent l'occasion de parler d'Æthra, des Dioscures, et des Apharides Idas et Lyncée (v. 503-868). Un grec, Diomède, sera poussé en Italie (v. 593) ; d'autres. Béotiens d'origine, s'établiront dans les îles Baléares (v. 633) ; Ulysse éprouvera une longue suite de malheurs (v. 648-819). Ménélas aussi sera obligé de visiter beaucoup de pays (v. 830-876). Gunée, Prothoüs et Eurypyle périront en Libye (v. 877) ; Philoctète sera tué en Italie par les Pelléniens (v. 909) ; Epéus, l'inventeur du cheval de bois, s'établira dans le même pays (v.93o). A cette occasion, il est question de plusieurs colonies troyennes qui se fixeront à Ségeste (v. 968), à Siris, à Leutarnia (v. 978). Il y aura des Grecs qui, après avoir débarqué en Thessalie, obéiront à l'amazone Clété, esclave de Penthésilée, qui, cherchant sa maîtresse, ira fonder Clété, en Italie, dont les reines porteront toutes le même nom (v. 993). Térina devra sa fondation à d'autres guerriers (v. 1008). Nérée et l'étolien Thoas se fixeront aux pieds du Pinde (v. 1011) ; d'autres resteront dans l'île de Mélite (v. 1037) ; Elpénor, meurtrier involontaire de son aïeul, habitera l'île d'Othrone, et enfin le promontoire d'Actium (v. 1034). Cassandre annonce ensuite le sort de Podalire, frère de Machaon (v, 1047), celui des Naubolides (v. 1067), et à cette occasion elle déplore les malheurs de la Troyenne Sétée (v. 1075) ; enfin une partie des Grecs sera jetée au delà de l'île de Corse (ν, 1083). Telles seront, ajoute la prophétesse, les calamités de ceux qui ne reverront plus leurs foyers (v. 1087). Le sort des autres ne sera guère plus heureux (v. 1090). Agamemnon sera tué par sa femme (v. 1099) ; et Cassandre elle-même périra des mains de cette furie (v. 1108). Les Locriens expieront le crime d'Ajax, leur ancien chef (v. 1141). Leur punition rappelle à la princesse le souvenir de la métamorphose de sa mère (v. 1174) et la translation des ossements d'Hector à Thèbes (v. 1189). En Crète, toute la maison d'Idoménée périra (v. 1314) ; en revanche, la gloire de la postérité de Cassandre s'étendra au loin (v. 1336) ; Énée sera conduit par ses destins en Italie (v. 1353), et ses descendants bâtiront Rome (v. 1370). La prophétesse passe brusquement aux récits des causes de l'inimitié entre l'Europe et l'Asie (v. 1383) ; elle parle de l'enlèvement d'Io par les Phéniciens (v. 1391), de celui d'Europe par les Crétois (v. 1398), de l'expédition des Argonautes (v. 1309), de Thésée (v. 1333), des guerres de Laomédon (v. 1341), de la destruction de Troie par Hercule (v. 1346), de l'expédition de Tyrrhène et de Lydus en Italie (v. 1351), enfin de la perfidie de Pâris, cause immédiate de la ruine de sa patrie (v. 1363). Les Grecs se réuniront pour la vengeance, savoir : Agamemnon viendra ravager la Troade (v. 1369) ; Oreste, son fils, ira avec une armée dans la Tauride (v. 1374) ; Nélée fondera Milet (v. 1378). Le phrygien Midas dévastera à son tour l'Europe (v. 1397). Les guerres entre l'Europe et l'Asie se perpétueront, et Xerxès ira brûler Athènes (v. 1413). Enfin, Alexandre, allié par le sang à la prophétesse, fondera un vaste empire (v. 1430). Mais à quoi bon, s'écrie-t-elle, prédire l'avenir, puisque Apollon empêche qu'on ajoute foi à nos oracles (v. 1451 -1460) ? EPILOGUE. — Le gardien ou messager, après avoir rapporté ces prédictions à Priam, les termine par un vœu pour le salut de son pays (v. 1461-1474)
Tout ce que vous désirez savoir, je vous le dirai avec exactitude, depuis le premier mot [jusqu'au dernier]. Si le récit s'allonge, pardonnez, ô mon roi ; car la jeune prophétesse n'a plus avec le calme d'autrefois ouvert ses lèvres harmonieuses ; mais elle lançait des paroles confuses, incessantes, et de sa bouche qui mâchait du laurier sortait une voix fatidique qui rappelait celle du sombre Sphinx. Vous allez entendre, prince, ce que j'ai conservé dans ma pensée et ma mémoire ; et, usant de votre sagacité, c'est à vous de suivre la trace obscure des énigmes, et de trouver par quelle voie directe une marche savante conduit à la vérité qui est dans l'ombre. Pour moi, ayant détaché la corde du stade, j'entre dans le récit des discours prophétiquement ténébreux, en m'élançant vers la première borne comme un agile coureur. L'Aurore, sur les ailes rapides de Pégase, volait par delà le haut sommet du Phégium, ayant laissé dans le lil nuptial, près de Cerné, Tithon, votre beau-frère. Les matelots détachaient du creux des rochers les amarres qui les avaient protégés contre l'orage, et du rivage arrachaient leurs ancres ; et les [nefs] filles des monts Idéens, aux pieds sans nombre, aux beaux yeux, aux flancs tout blancs d'écume, frappaient de leurs rames la mer où périt une vierge, montrant au delà des Calydnes leurs blanches voiles, leurs poupes ornées et les longues banderoles qu'agitaient les brises boréales d'un vent impétueux. C'est alors que Cassandre, des hauts sommets d'Até, où une ville a été bâtie sur l'indication d'une génisse errante, s'est mise à prononcer ces prophétiques paroles : « Hélas ! hélas ! malheureuse nourrice, livrée aux flammes, comme autrefois par la flotte et l'armée du lion des trois nuits, qui disparut dans la large gueule du chien de Neptune ! Là, vivant, tandis qu'il hachait les entrailles du monstre, brûlé dans le ventre de cette marmite, sur ce fourneau sans feu, il vit tomber la chevelure de sa tête, lui, le meurtrier de ses enfants, le fléau de ma famille. C'est lui qui frappa à la poitrine d'une flèche acérée sa belle-mère, invulnérable déesse, et qui, au milieu du stade, porta dans ses bras le corps de son père le Lutteur, près de la haute colline de Cronos où se trouve la tombe du géant Ischène qui effarouche les chevaux ; c'est lui, qui tua sur sa grotte la chienne sauvage, nageant comme un poisson autour des baies et des détroits de la mer d'Ausonie, lionne qui lui mangeait ses taureaux, et que de nouveau son père [Phorcys], en brûlant ses chairs avec des torches, rendit à la vie, ne craignant plus Proserpine, la déesse des enfers. Enfin, sans épée et par ruse, un mort l'a tué, lui qui avait étreint jadis Hadès lui-même dans ses bras. Je te vois, malheureuse [Troie], une seconde fois brûlée et par les troupes d'un descendant d'Éaque, par ceux qui habitent Létrine, issus du fils de Tantale dont le corps a été consumé sur les braises du foyer, et par les flèches ailées du pasteur [scythe] Teutarus. La jalouse amante, ayant envoyé son fils pour livrer sa patrie [aux Grecs], amènera l'accomplissement de tous ces malheurs, exaspérée par les reproches du père de son fils et aussi par ses infidélités, par son hymen avec une étrangère. Elle-même, savante dans l’art de guérir, à la vue de la plaie affreuse, incurable, de son amant blessé par les flèches qui avaient tué les géants, partagera son sort en se précipitant du haut des tours, la tête la première, d’une chute sifflante, sur le corps [de l’infidèle], et, s’y attachant avec passion, elle exhalera son âme sur un cadavre palpitant. Je te plains, je te plains, ô ma chère patrie ; pour la troisième fois je te plains du fer et du feu qui tuent tes soldats, qui saccagent tes palais, de l’incendie dont tu vois les lueurs affreuses. Je pleure sur toi, sur la tombe du plongeur, fils de l’Atlantide qui un jour, au moyen d’une peau cousue, ressemblant à l’aquatique quadrupède de l’Ister, seul, ayant enfermé son corps dans une outre, se sauva à la nage comme la mouette de Rhithymne, ayant quitté l’antre de Zérinthe où l’on immole des chiens à une déesse, et Saos, l’inaccessible habitation des Corybantes, lorsque la pluie de Jupiter, s’épanchant au bruit de sa foudre, submergea tout ce pays. Les tours s’écroulaient ; les habitants, ayant devant les yeux une mort inévitable, se jetaient à la nage ; et les baleines, les dauphins, les phoques bondissaient au milieu des habitations des hommes, et dévoraient les faines, les glands et le doux raisin. Je vois une torche ailée qui court à l’enlèvement de la colombe, de la chienne de Pephné, qu’un vautour de rivière couva et fit éclore de la coque sphérique d'un œuf. Tout à l'heure la voie achérusienne, par où l'on descend aux enfers, va conduire [vers Lacédémone] un matelot sans cœur, non plus le pâtre qui foulait les herbages des troupeaux de son père, non plus l'arbitre et le juge de la beauté entre les trois déesses ; mais au lieu d'un bercail tu vas voir les Mâchoires de l'âne, tu vas passer devant Laas ; au lieu d'une crèche pleine de fourrages, au lieu de bergeries, d'une houlette pastorale, la barque et les rames de Phéréclus t'entraîneront vers la double entrée et la plage de Gythium, où, sur les roches ayant enfoncé les dents recourbées du navire, sauvegarde contre la tempête, tu feras reposer de sa course ta flotte de neuf voiles. Puis, [comme un] loup ayant enlevé la génisse à plusieurs maris, l'ayant séparée de ses filles, deux tourterelles, l'ayant prise pour la seconde fois dans un filet de mailles illégitimes avec l'adresse d'un oiseleur, lorsqu'elle venait de brûler sur la grève des prémices de brebis en l'honneur des Bacchantes et d'Ino, tu courras par delà Scandée et la pointe d'Ægilos, chasseur ardent ravi de ton butin. Mais, après avoir satisfait ta passion dans une île de l'Attique, royaume de l'autochtone des deux sexes, dans l'île du serpent, tu ne verras pas une seconde fois ta beauté de la veille, palpant de tes mains vides la couche nuptiale, froid embrassement, illusion d'un rêve. Car le sombre époux de la phlégréenne Toroné, qui hait le rire et les larmes, ne pouvant ni rire ni pleurer, celui qui de Thrace autrefois passa sur le rivage que sillonnent les bouches du Nil, non avec un vaisseau, mais par une voie inexplorée, et qui, comme une taupe, en se creusant une route dans la profondeur de l'abîme, termina sous les flots sa course mystérieuse, celui qui se déroba aux luttes de ses enfants meurtriers de leurs hôtes, après avoir adressé à son père la prière, qui fut exaucée, de l'établir de nouveau dans sa patrie [l'Egypte], d'où errant il était venu à Pallène, nourrice des géants ; celui-là, comme un autre Gunée, exécuteur de justice, arbitre de la fille du soleil [de Thémis] qui suit le crime à la piste, te châtiera honteusement. Il te séparera de cette amante adorée, après t'avoir chassé du nid de l'impudique colombe, toi qui, oubliant les honneurs pieusement rendus aux tombeaux de Lycus et de Chimærée, ne respectant ni le souvenir des amours d'Anthée, ni le sel de Neptune, le sel qui purifie et qu'où offre aux étrangers, osas violer la justice des dieux comme un impie, renverser la table [hospitalière], outrager Thémis et imiter les mœurs de l'ourse ta nourrice. Donc tu toucheras à vide les cordes [de ta lyre], jouant de ces airs qui restent sans pain et sans récompense. Pleurant, tu reviendras dans ta patrie naguère réduite en cendres, tenant dans les bras le simulacre de la Bacchante de Pleuron aux cinq maris. Car les boiteuses filles du vieil Océan [les Parques], sur leur triple quenouille, ont décrété que des maris célébreraient avec elle cinq hyménées ; qu'elle verrait [dans sa couche] deux loups ravisseurs, aigles au vol rapide, aux yeux perçants ; [qu'elle y verrait] celui dont la tige sort de Plynus et des rives du Carique, demi-Crétois barbare, Épéen, non pas Argien de naissance. La déesse d'Enna [qu'on honore sous les noms d'] Hercynne, Erinnys, Thuria, Xiphiphore, ensevelit un jour son aïeul dans le tombeau de son estomac, après avoir mis ses chairs en miettes et dévoré l'os de l'omoplate. Celui-ci, rendu à la vie, après s'être dérobé au redoutable amour de Neptune qui voulait l'enlever, fut envoyé par Érechthée dans les plaines de Létrina, pour broyer les pierres de la vaste lice de Molpis qui sacrifia sa vie à Jupiter Ombrius, et pour tuer l'assassin de ses gendres par une ruse coupable et meurtrière que prépara le fils de Cadmile. Mais avant de boire sa dernière coupe et de disparaître dans l'abîme de Nérée qui porte son nom, quelles imprécations terribles vient de lancer contre la race [de Pélops] l'écuyer de Psylla aux pieds blancs et de Harpinna égale en vitesse aux Harpies ! Elle aura pour quatrième [époux] le frère de l'épervier ravisseur, celui qu'on proclamera comme ayant parmi ses frères remporté le second prix de la valeur guerrière. Enfin, dans une apparition fantastique, en songe, elle fera tressaillir d'amour sur sa couche un cinquième amant, le futur époux de la Bacchante de Colchos, celui que l'exilé d'Égine, après avoir changé en hommes une armée de petites fourmis, engendra, [pour qu'il devint] le géant de la Grèce, seul de sept fils réduits en cendres ayant échappé à la flamme dévorante. Et lui [Pâris] reviendra par la même route suivie en sens inverse, après avoir fait sortir de leurs trous des guêpes avides de sang, comme l'enfant qui bouleverse leur demeure avec la fumée. Ceux-ci [les Grecs], devenus à leur tour cruels, immoleront aux Vents la génisse mère de Néoptolème, l'épouse enceinte du serpent de Scyros. Son mari, la cherchant dans les parages de Salmydesse, tandis qu'elle immole des Grecs [en Tauride], habitera longtemps une roche blanche près des bouches marécageuses du Celtrus, pleurant sa compagne qu'un jour, dans un sacrifice, une biche, offrant sa gorge, sauvera des couteaux sacrés. Le désert qui s'étend le long de la plage sablonneuse, on l'appellera la course du fiancé ; c'est là qu'il gémira sur ses malheurs, sur son inutile navigation, et sur celle qui, loin de lui, changée en vieille et noire [prêtresse], au milieu des haches et des trépieds, attisera sous une chaudière un feu allumé aux fournaises de Pluton et fera cuire les chairs des morts, horrible ministère. Lui [Achille], pendant près de cinq ans, foulera le sol de la Scythie, toujours soupirant après sa compagne ; mais ceux-ci [les Grecs], autour de l'autel de Saturne qui révèle l'avenir en dévorant [sous la forme d'un serpent] les petits avec leur mère, s'étant imposé une seconde fois le joug d'un serment, armeront leurs mains de fortes rames, après avoir invoqué Bacchus qui les sauvera des premiers périls, qui renversera leur ennemi. C'est qu'à ce dieu, dans le sanctuaire de Delphes, près de l'antre d'Apollon que l'on consulte avec profit, à ce dieu dont la tête est ornée de cornes de taureau, le chef de l'armée qui va tout dévaster offrira un sacrifice mystérieux ; et témoignant à ce chef sa reconnaissance du sacrifice tout récent, le dieu qui se plaît dans les jardins, dans les bois et dans les orgies aux flambeaux, éloignera de son festin le lion, ayant embarrassé ses pieds dans des pampres flexibles, afin qu'il ne détruise pas jusqu'au dernier les épis que broient les dents de ses mâchoires dévorantes. Je vois depuis longtemps la ligne sinueuse des nefs qui, terribles, s'avancent sur les flots, apportant à ma patrie d'épouvantables menaces, l'incendie et la ruine. Plût au ciel que Mercure, dans l'île d'Issa, ne t'eût pas engendré, Prylis, toi le guide de nos ennemis, quatrième rejeton du malheureux Atlas, fléau de ta famille, toi qui, devin, révélas aux Grecs les meilleurs stratagèmes ! Plût au ciel aussi que mon père eût rapproché les terreurs nocturnes [d'Hécube] des prédictions d'Æsacus, et que, dans l'intérêt de Troie, il eût enfermé leurs cendres dans la même urne, ayant brûlé leurs corps sur un bûcher de Lemnos ! Le flot de tant de malheurs n'eût pas tout submergé. Et déjà Palémon, à qui on immole des enfants, voit la vieille Titanide épouse de l'Océan, entourée de mille plongeons qui déploient leurs ailes. Et déjà deux enfants périssent avec leur père, frappés à la clavicule d'une rude pierre lancée par le chef triomphant. Ils avaient autrefois échappé à la mort qu'ils devaient trouver dans le coffre jeté à la mer, sur les fausses dénonciations d'un joueur de flûte. Trop crédule, [Cycnus] devint l'odieux meurtrier de ses fils : lui nourri par les mouettes, recueilli dans des filets de pécheur, lui qui avait vécu avec les mollusques de la mer et les nérites en spirale, il enferma dans un coffre ses deux enfants. Avec eux, l'infortuné Mnémon, n'ayant pas rempli les ordres que lui avait donnés la déesse mère [d'Achille], victime de ce fatal oubli, tombera sur la face, la poitrine percée d'un glaive. Et déjà Myrine et ses rivages se lamentent au bruit des chevaux qui hennissent, tandis que le loup thessalien, au poil de feu, s'étant élancé sur la plage, fera, sous ses pieds rapides, jaillir l'eau des sources depuis longtemps cachées. Et déjà la plaine s'enflamme sous les bonds de Mars, qui entonne avec une conque l'hymne de carnage. Toute la terre, sous mes yeux dévastée, gît [dans l'épouvante] ; ses champs se hérissent de lances comme d'épis, et rayonnent du feu des armes. Les lamentations des femmes retentissent à mes oreilles, du haut des tours montant vers les régions orageuses de l'air, des femmes qui, coup sur coup, apprennent de nouveaux désastres avec des cris de désespoir et en déchirant leurs voiles. Voici, mon pauvre cœur, voici ce qui t'affligera comme le plus grand des malheurs :c'est lorsque l'aigle aux ailes frémissantes, au noir plumage, aux serres belliqueuses, imprimera sur la terre l'empreinte de ses ailes, ornière creusée par une course circulaire, comme un bouvier trace un large sillon ; lorsque, poussant un cri de triomphe, solitaire et terrible, après avoir enlevé dans ses serres le plus aimé de mes frères, le nourrisson, le fils d'Apollon, il le déchirera avec ses ongles, avec son bec, et souillera de son sang la plaine et les prairies qui l'ont vu naître. Après avoir reçu le prix du taureau égorgé, qu'il pèsera dans l'exact plateau d'une balance, à son tour ayant versé une rançon égale, un brillant lingot du Pactole, il disparaîtra dans l'urne funéraire, pleuré par les nymphes qui aiment les eaux du Béphyrc et la cime du Libèthre dominant Pimplée, lui le vendeur de cadavres, qui, craignant la mort, ne rougira pas de revêtir même une robe de femme, agitant près d'un métier la navette bruyante, qui descendra le dernier sur le rivage ennemi, et qui, ô mon frère, avait peur de ta lance, même en songe. O fortune [cruelle], quelle colonne de nos palais tu abats en renversant ce soutien d'une patrie infortunée ! Cependant ce n'est pas avec impunité, ce n'est pas sans amères douleurs, sans deuil, que l'armée dorienne insulte par des rires de brigands à la chute et à la mort du héros. Cette armée, autour de ses vaisseaux courant le dernier stade de la vie, sera brûlée avec eux, demandant avec instance à Jupiter Phyxius d'éloigner des vaincus l'affreuse mort. Alors, ni le fossé, ni le mur qui protège la station des vaisseaux, ni le retranchement avec ses pieux, ni les remparts, ni les créneaux ne serviront à rien ; mais, comme des abeilles mises en déroute par la fumée, par le jet de la suie ou le brandissement de torches, nos ennemis, du haut des poupes et des proues, à travers les bancs des rameurs, s'élançant, se culbutant, ensanglanteront la terre étrangère. Que de chefs, chargés des prix et des couronnes de la Grèce, fiers de leur origine, tomberont sous ton bras puissant, avide de combat, fumant de carnage ! Et moi, à quelle affreuse douleur suis-je réservée, moi qui toute ma vie, pleurerai sur ta tombe ! Car je le verrai, ce jour lamentable, ce jour où s'est accompli le plus terrible des malheurs dont le temps, qui conduit le char des années, ait été jamais l'exécuteur. Hélas ! hélas ! je pleure aussi ta grâce enfantine, nos doux embrassements fraternels, jeune lion qui, ayant atteint des traits enflammés de l'amour le farouche serpent, l'ayant saisi presque à l'instant dans d'inextricables filets, lui épris et non aimé, seras égorgé par lui vaincu, toi-même non blessé, et ensanglanteras l'autel de ton père. Hélas ! infortunée, je pleure encore [mes sœurs,] deux rossignols ; je pleure ta misérable destinée, [ô ma mère, ta métamorphose en] chienne. L'une d'elles, les cendres de sa patrie, s'entrouvrant, l'engloutiront tout entière dans l'abîme d'une fosse, pendant qu'elle contemplera le carnage, qu'elle entendra les cris d'alarme, à l'endroit où se trouve le bois de l'aïeul, où furent confondus dans un même trépas la génisse, impudique et clandestine épouse, et son petit, avant qu'elle lui eût présenté la mamelle, avant qu'elle eût, après sa couche, lavé ses membres dans l'eau lustrale. Et toi, le farouche lion d'Iphis t'entraînera à un funèbre hyménée, à des noces sanglantes, imitant les sacrifices de son homicide mère ; [là, comme] un impitoyable sacrificateur, l'ouvrant la gorge au-dessus d'un bassin profond, il t'immolera [pauvre] victime parée de bandelettes, avec le glaive d'Orion, dont il est le troisième héritier, ayant rompu la trêve où le chef des loups fut la première victime immolée. Et toi, vieille captive, lapidée près du rivage par les Thraces irrités de tes outrageantes imprécations, tu disparaîtras sous la couche de pierres qu'ils feront pleuvoir sur ton corps transformé en une noire chienne [qui aboie]. Et lui, renversé près de l'autel de Jupiter, lui qui, racheté au prix du voile de sa sœur, était revenu dans sa patrie en cendres, après avoir laissé dans l'ombre son premier nom oublié, balayera avec ses cheveux blancs le pavé du temple, l'infortuné ! après que l'hydre aux crins hérissés, le vendeur du sol qui l'a nourri, ayant allumé le sinistre fanal, aura ouvert le cheval plein de formidables bataillons, et les aura tirés de ses flancs ; après que le cousin du rusé renard, de Sisyphe, aura fait luire la funeste torche pour rappeler la flotte qui louvoie dans les parages de l'étroite Leucophrys, et dans les deux îles du serpent qui dévore les enfants. Et moi, malheureuse qui, ayant fui l'hymen, vis entre les parois d'une chambre de pierre, plongée dans une obscure demeure sans lambris, moi qui, réservée à une inaltérable virginité jusqu'à l'extrême vieillesse, A l'exemple de Pallas, la chaste et belliqueuse déesse, gardienne des cités, de ma couche ai repoussé le dieu des oracles, des semences et des saisons, qui voulait y pénétrer, alors, timide colombe, je serai traînée par le cou au nid du cruel vautour, implorant à grands cris l'aide et la protection d'Æthyia, la vierge de Budée, vengeresse du viol. [La statue de] la déesse, tombée du ciel et du trône de Jupiter, trésor le plus précieux de mon royal aïeul, [pour ne pas voir l'attentat] lèvera les yeux vers la voûte aux lambris de bois sculpté, frémissante de colère ; et pour la faute d'un seul, toute la Grèce gémira sur des tombeaux vides, non disposés pour des cercueils, mais jetés sur des récifs, ne couvrant pas la cendre des bûchers recueillie dans des urnes, comme on le fait pour les morts ; elle gémira sur des noms [chers et] lamentables, sur des inscriptions de cénotaphes que les mères, les fils, les épouses inonderont de leurs larmes. Ophelte, et toi, Zarax, gardien de tes antres, et vous, rochers, vous Trychate et Nédon aux flancs hérissés, vous tous, gouffres du Dirphossus et des monts Diacriens, et toi, demeure de Phorcys, que de plaintes des mourants, rejetés sur la plage avec les navires à demi brisés, vous allez entendre ! Quel Tracas va produire l'agitation immense des flots entraînant tout dans leurs tourbillons ! De combien de héros verrez vous se briser la tête contre les écueils, où de rapides éclats de la foudre achèveront leur ruine dans la nuit, lorsque le terrible [Nauplius] fera luire dans les ténèbres des feux pour égarer les Grecs étourdis par l'ivresse, et veillera pour accomplir ce fatal stratagème ! Celui-ci [Ajax], comme l'alcyon qui plonge, et aussi nu qu'un phagre, sera emporté par une vague dans un étroit Canal, et ballotté entre deux récifs. A peine fera-t-il sécher ses ailes mouillées par les flots sur les roches Gyrées, qu'il sera rejeté à la mer loin de ces roches par le trident du dieu qui servit et punit [Laomédon], du dieu qui, l'ayant percé de son trident, le forcera bien de partager les demeures des monstres marins, et de renoncer à ses vaines menaces contre le ciel. Puis, les rayons du soleil sécheront son cadavre glacé, rejeté, comme celui d'un dauphin, sur les bords de la mer. Là, [Thétis,] la sœur de Nésæa, l'aide du puissant dieu de Cynèthe, émue de pitié, couvrira d'algues et de mousse ses restes déjà corrompus. Mais son tombeau, près de l'île de la caille ailée, n'entendra le bruit de la mer Egée qu'en tremblant. Dans sa douleur, il accablera d'invectives, chez Pluton, la déesse de Casinium et de Mélina [Vénus], lui reprochant de l'avoir attiré dans l'inextricable filet d'une passion délirante, par l'appât d'amours qui n'étaient pas des amours, qui n'étaient que le funeste piège des Furies de l'enfer. Oui, elle subira un deuil bien douloureux, toute cette contrée que resserrent l’Aræthe et les passes presque infranchissables du Libèthre et du Dotium : la, et jusqu'aux rives de l'Achérusie, on pleurera longtemps mon [horrible] hyménée. Combien il y en aura d'ensevelis dans des entrailles de poissons, de broyés sous leurs triples rangées de dents ! On ne saurait les compter. Les autres, étrangers sur la terre étrangère, sans parents [, sans amis], accueilleront la mort comme un bienfait. Celui-ci, gouverneur d'un jeune héros, dans la bisaltique Éion, voisine des Apsynthiens et des Bistones, sur les bords du Strymon, près des Edoniens, [comme un vieux] crabe trouvera sa tombe, avant d'avoir revu les coteaux de Tymphreste. [Un jour,] dans un accès de colère, son père le rendit aveugle en lui perforant les yeux, lorsqu'il l'eut surpris dans le lit adultère de la colombe. Trois autres [que les années ont blanchis comme des] mouettes auront leur sépulture dans les bois de Cercaphe, non loin des rives de l'Atès : l'un, cygne [et devin] du dieu de la Molossie, du dieu qui échauffe et féconde, celui qui, s'étant trompé dans le nombre des petits d'une laie, après avoir provoqué son rival à une lutte savante de pépins de figues, vaincu, s'endormira du dernier sommeil, d'après l'oracle ; l'autre, le quatrième descendant d'Érechthée, celui qui, dans un entretien mensonger, passa pour le frère d’Æthon ; et le troisième, le fils de celui qui autrefois bouleversa avec ses machines puissantes les murailles des Ectènes, et que tua Jupiter en lui écrasant la tête avec sa foudre vengeresse, alors que les filles de la nuit avaient armé les fils d'un même père de glaives altérés du sang l'un de l'autre. A l'embouchure du Pyrame, deux serviteurs du dieu qu'adore la cité d'Abdère livreront leur dernier combat, et se tueront par de réciproques blessures, au pied des tours de la fille de Pamphyle, et Mégarse, haute citadelle sur le bord de la mer, sera bâtie entre leurs sépultures vénérées, pour qu'ils ne puissent pas, bien que descendus dans la demeure des morts, voir les tombeaux souillés par des meurtres mutuels. Les cinq [dont je vais révéler le nom], arrivés dans l'île montagneuse de Sphécie, à Satraque, sur la terre d'Hylatès, habiteront près de Morpho, la déesse de Zérinthe. Le premier est un de mes parents, de naissance illégitime, le fléau de ma race, celui que les reproches de son père ont chassé des antres de Cychrée et des sources du Bocare, comme le meurtrier de son frère, [du héros] qui épancha sa belliqueuse colère sur des troupeaux, que la peau du lion cruel avait rendu impénétrable à l'airain dans les combats, et qui ne pouvait descendre chez Pluton et les morts, qu'atteint à l'endroit que cacha le carquois scythe, pendant que le lion, offrant un sacrifice à Jupiter, balançait dans ses bras le jeune aiglon, et déclarait que son père exaucerait ses vœux. Car il ne persuadera jamais à son père [Télamon] que le guerrier dont Lemnos forgea les armes, foudre de guerre, indomptable taureau qui jamais n'avait reculé, s'est percé les entrailles avec l'arme dont l'avait gratifié le plus hostile des hôtes, en se jetant d'un élan volontaire sur la pointe meurtrière de son glaive. Aussi chassa-t-il loin de sa patrie le frère de Trambèle, qu'a mis au monde la sœur de mon père, donnée comme récompense de guerre au destructeur de nos remparts. Autrefois l'orateur aux trois filles, debout dans une assemblée du peuple, la désigna pour être envoyée en pâture, quelle horreur ! au monstre marin qui couvrait d'une boue saumâtre tout le pays, et qui de sa gueule vomissait des flots qui ébranlaient tout le sol par une violente tempête. Mais le monstre qui avait avalé au lieu d'un oiseau un scorpion, subit les douleurs d'un laborieux accouchement chez Phorcus, espérant en obtenir des conseils pour ses souffrances. Le second qui vint dans l'île, en explorateur, est un méditerranéen, un compatriote des descendants du chêne, des lycomorphes qui dépecèrent Nyctime, des peuples nés avant la lune, et qui, en hiver, faisaient cuire sous la cendre du foyer leur nourriture de pains de faine ; il cherchera des mines d'airain, et de la terre creusée il extraira le métal, fouillant avec la pioche tous les ravins. Son père, la dent du sanglier œtéen l'a tué, en lui déchirant le corps dans les articulations de l'aine. Le malheureux, il apprit à ses dépens la vérité de cette sentence, qu'entre la coupe et les lèvres il arrive bien des choses par la volonté du sort qui gouverne les mortels. Cette même bête aux soies hérissées, toute blanchissante d'écume, en tombant se venge de celui qui va la tuer, l'ayant atteint à l'extrémité du talon d'un inévitable coup qui le fit sauter. Le troisième est le fils du héros qui enleva de la roche creuse les armes du géant. Dans son lit, un jour, le reçut en secret une génisse de l'Ida qui, vivante, descendra chez Pluton, desséchée par les larmes, la mère de Munitus qu'à la chasse une vipère de Chrestone a tué, en le piquant au talon de son dard meurtrier ; son aïeule captive venait de remettre entre les mains paternelles le jouvenceau élevé dans l'ombre [du mystère]. Les loups qui se sont emparés de l'Attique, n'ont imposé qu'à elle le joug de l'esclavage, et c'est la seule représaille, la seule punition du rapt de la bacchante, qu'aient exercée les guerriers qui couvrent leur tête de la coque [d'airain] d'une moitié d'œuf, pour la mettre à l'abri du javelot homicide. Tout le reste du butin, un [simple] sceau vermiculé, auquel nul ne touche, le sauvegardera dans les maisons à la grande surprise des habitants ; et c'est ainsi qu'une voie s'ouvrira vers les demeures étoilées aux demi-dieux frères jumeaux, aux Laperses. Jamais, ô Jupiter sauveur, ne les envoie dans ma patrie pour y venger le second enlèvement de l'Ibis des mers. Que jamais, ayant armé des navires aux ailes rapides, du haut des proues ils ne s'élancent d'un bond impétueux sur la plage des Bébryces ! que jamais ne fondent sur nous des lions encore plus redoutables que ces lions, plus intraitables, chers à Mars et à Bellone, chers à Tritogénie, à Homoloïs, à la déesse du labour, des combats et de la force ! Les murailles que les deux ouvriers mercenaires, Drymas et Prophante, le roi de Cromné, ont construites pour un monarque parjure, ne résisteraient pas un seul jour à la violence de leur assaut, même si devant les tours se tenait un géant de Canastra, le héros de ma nation, effroi des ennemis, qui brûle de frapper d'un coup bien dirigé le premier qui viendra égorger nos troupeaux. Celui donc qui le premier lui fera brandir sa lance est un rutilant et audacieux épervier, le plus vaillant des Grecs, qui d'un bond impétueux s'élança sur nos grèves : pour recevoir son cadavre, le beau rivage de Thrace, sur un mamelon qui s'avance à l'extrémité de la Chersonèse, depuis longtemps prépare un tombeau. Mais il est, contre notre attente, il est pour nous protéger, un Dieu secourable et propice, Drymnius, Promanthée, Æthiops, Gyrapsius. Ce Dieu, lorsque le convive vagabond, l'abominable ravisseur, recevra l'hospitalité dans les demeures de ceux qui doivent un jour en éprouver de si cruels, de si indignes malheurs, et que ceux-ci, par des festins et de pieuses libations, chercheront à apaiser le redoutable Cragus, ce dieu jettera au milieu de leurs entretiens un grave sujet de discorde ; et d'abord ils se mordront entre eux à belles dents par des paroles, par des injures, qui les feront pâlir de colère ; puis les cousins courront aux armes pour soustraire leurs cousines [faibles] oiseaux, à des mariages de violence, à l'enlèvement tenté par leurs parents, pour punir un rapt sans dot [et sans hymen]. Que de traits les bords du Cnécius verront partir des audacieuses serres des aigles ! Les Phéréens étonnés pourront à peine en croire leurs yeux. L'un, en perçant de son javelot le tronc creux d'un hêtre touffu, tuera l'un des jumeaux, lion aux prises avec un taureau. L'autre ayant déchiré avec sa pique le flanc du taureau, le renversera sur le sol. Mais l'intrépide bélier portera un second coup, en lui lançant une pierre sculptée des tombeaux amycléens. Alors et la pique [du survivant] et les feux de la foudre écraseront les taureaux ; et telle était la force de l'un d'eux que le dieu Sciaste, Orchiée, Telphusius, l'honora d'un combat à coups de flèches. Pour les uns, l'enfer ouvrira ses abîmes ; et les deux autres, tour à tour et journellement, recevront l'hospitalité des régions du ciel, modèles d'amour fraternel, mortels et immortels [tout ensemble]. De tous ces héros Jupiter, [par pitié] pour nous, assoupira la belliqueuse colère, nous gratifiant dans nos maux de celte petite consolation ; mais il mettra en mouvement une armée formidable d'autres guerriers dont le fils de Rhœo ne pourra modérer l'ardeur, bien qu'il leur conseille de passer dans son île la durée des neuf ans pour obéir aux oracles, bien qu'il promette que ses trois filles leur fourniront une nourriture excellente comme à tous ceux qui parcourent les hauteurs du Cynthe, et qui, fixés sur les rives de l'Inopus, s'y désaltèrent aux eaux égyptiennes du Nil. Le pétulant dieu des vendanges avait appris à ces petites filles de Zarex, colombes de treilles, habiles dans l'art de préparer l'aliment qu'à broyé la meule, à fabriquer du vin et de l'huile onctueuse. Aussi apaiseront-elles l'horrible faim qui tourmente l'armée des chiens étrangers, étant venues un jour [à cet effet] au tombeau de la fille de Sithon. Voilà ce que les antiques vierges, sur leurs fuseaux d'airain, ont depuis longtemps arrêté. Céphée et Praxandre, qui ne sont pas des chefs de flotte ni d'armée, guerriers peu connus et de race vulgaire, viendront, les quatrième et cinquième, sur la terre de la déesse reine des Golges. Des deux l'un conduit de Thérapné une troupe laconienne ; l'autre vient d'Olène et de Dymé, et marche à la tête de guerriers Buréens. Un autre bâtira Argyrippe sur le sol héréditaire des Dauniens, près de l'ausonienne Philame, après avoir vu la triste métamorphose de ses compagnons qui s'accommoderont de la vie des marins et des pécheurs, devenus semblables à des cygnes aux doux regards. Avec leur bec péchant le frai des poissons, ils habiteront l'îlot qui porte le nom de leur chef, ayant formé, près d'une colline élevée en amphithéâtre, des rues de nids rangés [les uns près des autres dans de solides excavations, à l'imitation de Zéthus. Ensemble ils iront le matin à la chasse, et le soir dans un bois pour y dormir, fuyant les tumultueuses assemblées des barbares, et dans les plis des manteaux grecs heureux de trouver un gite et le sommeil ; murmurant avec douceur, avec reconnaissance, ils becquetteront dans des mains [amies] les restes du dîner, des débris de gâteaux, se rappelant, les malheureux ! leur première condition. La blessure de la Trézénienne [Vénus] sera la cause des longues erreurs et des affreuses calamités de leur chef : une audacieuse et lascive épouse souillera sa couche, et le temple de [Junon] Hoplosmienne le sauvera de la mort qui lui était réservée. [Comme une statue] sur une base colossale, debout, il posera le pied dans le pays des Ausones, sur les pierres d'assises de l'architecte [Neptune] Amœbée, ayant tiré du vaisseau ces blocs de pierres qui en faisaient le lest. Trompé dans son attente par le jugement d'Alæne son frère, il exprimera ce vœu qui se réalisera : Puissent les plaines ne se couvrir jamais des opulents épis de Cérès, même sous la rosée fécondante de Jupiter, qu'autant que quelque Étolien de ma race, de mon sang, en fouillera la terre, y tracera les sillons. [En son honneur] la contrée s'entourera de stèles immuables qu'aucun mortel ne se vantera d'avoir pu seulement déranger : [jetées à la mer] par un acte de violence, à l'instant même, et comme avec des ailes, elles reviendront à leur place, en imprimant sur le sol la trace de leur retour. Par les nombreuses peuplades qui habitent les bords de la profonde mer d'Ionie, il sera proclamé un dieu puissant, ayant tué le serpent qui dévastait le pays des Phéaciens. D'autres, couverts d'étoffes velues, et, comme des crabes, ayant atteint les roches Gymnasiennes que battent les flots, traîneront une vie de dénuement, sans chaussures, armés d'une triple fronde à deux courroies. Là, les mères apprendront à leurs enfants, encore à jeun, l'art de lancer au loin des traits ; car aucun d'eux ne goûtera du bout des lèvres à sa tranche de pain, qu'il n'ait atteint d'une pierre bien dirigée le pain posé comme un but sur le haut d'une perche. Ils franchiront enfin la côte escarpée qui nourrit les Ibères, près des portes de Tartesse ; [et là s'établiront] ces enfants de l'antique Arné, les chefs des Temmices, regrettant Graia, les collines de Léontarné, Scôle et Tégyra, le territoire d'Oncheste, les bords du Thermodon, et les eaux de l'Hypsarne. D'autres, dans les syrtes et les parages de la Libye, dans le détroit ou se précipite la mer Tyrrhénienne, sur les récifs fertiles en naufrages où se retire [Scylla], le monstre autrefois tué par Mécistée à la peau de lion, le nettoyeur d'étables, l'immortel bouvier, près des caps où chantent les [Sirènes,] rossignols de la race des harpyes, d'autres [dis-je,] cruellement ballottés et mis en pièces, sous le poids de toutes sortes de malheurs, disparaîtront dans l'immense gouffre de Platon. Tous [y périront] à l'exception d'un seul, réservé pour annoncer la mort de ses compagnons, l'homme à l'image du dauphin, le spoliateur de la divine Phœnice. Celui-ci verra la caverne du lion qui n'a qu'un œil ; à cet ogre il offrira la coupe de vin, le breuvage du repas. Ensuite il verra ce qui reste de ces peuples qu'a détruits l'arc du dieu qui punit les méchants, habile coureur, lutteur terrible ; de ces peuples qui, ayant broyé tous les vaisseaux aux proues arrondies, enfileront [comme] avec un osier leur misérable pèche de muges, à un malheur succédera un autre malheur, toujours plus affreux que le précédent. Quels cadavres ne dévorera pas Charybde ? Quels cadavres épargnera l'Erinnys [Scylla], vierge et chienne ? Quelle sirène, aux flancs stériles, d'Étolie ou d'Acarnanie, meurtrière des Centaures, ne persuadera pas par de ravissantes mélodies l'oubli de la nourriture et une lente agonie ? Quelle magicienne ne verra-t-il pas, par un mélange de farine et de poison créer des bêtes, engendrer des monstres ? Les malheureux, gémissant dans leurs étables sur leur affreuse métamorphose en pourceaux, se nourriront de marc de raisin, d'écorces mêlées de l'orge. Mais la racine moly le préservera, lui, du même malheur, et aussi l'apparition du dieu du gain, qu'honore Nonacris, du dieu tricéphale et beau. Il ira, de là, dans la noire demeure des morts, et il y cherchera le vieux nécromancien qui de l'homme et de la femme a connu les voluptés. Après avoir versé dans une fosse du sang chaud pour les âmes, et brandi son épée afin de les tenir à distance et de les effrayer, il aura un entretien avec les ombres dont la voix éteinte ne laisse entendre qu'un faible son. Puis, l'île qui pèse sur le dos des géants, sur le corps du farouche Typhon, qui lance des gerbes de feu, le recevra avec son seul vaisseau. C'est dans cette ile que le souverain des dieux envoya une colonie de singes pour l'humiliation des orgueilleux qui avaient osé déclarer la guerre aux descendants de Saturne. Il visitera aussi le tombeau du pilote Bæus, les buttes des Cimmériens, les rivages de l'Achérusie que battent les tempêtes, l'Ossa, la digue construite pour le passage des troupeaux d'Alcide, le bois de la menaçante fille qui règne aux enfers, les bords du Pyriphlégéthon, où des montagnes inaccessibles élèvent vers le ciel leurs immenses réservoirs, d'où s'épanchent toutes les rivières, toutes les sources des grottes sur la terre d'Ausonie. Ayant laissé derrière lui la haute montagne de Léthæon, le lac Averne qu'enveloppent comme d'un filet [d'impénétrables bois], et le Cocyte qui disparaît sous de ténébreux brouillards, les eaux noires du Styx où le plus grand des dieux, au moment de marcher contre les Géants et les Titans, a pour les immortels établi l'autel des serments, il offrira à Daïra et à son époux un sacrifice en puisant dans des coupes d'or l'eau des libations, et suspendra son casque au chapiteau d'une colonne. Par lui périront les trois petites-filles de Téthys, qui, de leur mélodieuse mère, ont appris l'art du chant : d'elles-mêmes elles se jetteront du haut des rochers dans la mer de Tyrrhène, y plongeant à tire-d'aile, pour aller où les entraînera la destinée que leur ont filée les Parques. L'une sera rejetée par les Ilots au pied de la tour de Phalère et dans les eaux du Glanis qui la baigne. Là, les habitants, après l'avoir recueillie, lui élèveront un tombeau, et, par des libations, par des hécatombes, ils honoreront tous les ans Parthénope comme une déesse. Leucosie, jetée sur un rivage qui s'avance en cap dans la mer, occupera longtemps l'île qui a pris son nom. L'Is impétueux, le Laris qui coule auprès, y épanchent les trésors de leurs ondes. Ligéa sera jetée sur Térina, vomissant l'onde amère. Des matelots l'enseveliront dans le sable du rivage, près des tourbillons de l'Ocinare. Le fleuve aux cornes de taureau arrosera de ses ondes lustrales le monument de la jeune Sirène. Là, un jour, en l'honneur de la première de ces divines sœurs, le chef de la grande flotte Mopsopienne, fera exécuter à ses marins une course aux flambeaux que renouvelleront avec plus de pompe les Néapolites qui, près du tranquille abri de la rade de Misène, habiteront les rochers de la plage. Après avoir enfermé les vents dans une outre de peau de bœuf, errant avec les mêmes peines et dans les mêmes parages, la foudre le flagellera de ses feux, [à la nage comme un] alcyon, s'appuyant sur une branche de figuier sauvage pour que la tempête ne l'engloutisse pas dans ses tourbillons, et traînant à sa remorque Charybde haletante. Après avoir quelque temps joui de l'hymen d'une Atlantide, il osera s'embarquer dans un bateau sans agrès, construit à la hâte ; et cette barque, faite par lui en planches grossièrement fixées sur une quille avec des chevilles de bois, il la dirigera lui-même, hardi pilote. Mais Neptune le submergeant comme le petit d'une mouette encore sans plumes, le jettera avec sa quille et ses rames, la tête la première, dans les flots, embarrassé au milieu des cordages. Sans sommeil, ballotté sur l'abime des mers, il deviendra le compagnon de lit du citoyen d'Anthédon, colonie des Thraces. Tous les vents qui se succèdent ainsi que les torches de pin [aux courses des flambeaux], le feront bondir sur les vagues comme un morceau de liège. Ce n'est qu'à grand’ peine que le voile de Byné le sauvera du flux et du reflux des ondes ; il en armera sa poitrine et ses mains, ses mains qui, en s'accrochant aux pointes des roches, ne seront bientôt qu'une plaie. Arrivé dans l'île odieuse à Saturne, dans l'île où se conserve la faux qui lui retrancha les insignes de la virilité, nu et suppliant, il racontera ses douloureuses aventures, ses fabuleuses infortunes, avec des cris de désespoir, ayant vu s'accomplir les imprécations du monstre qu'il avait privé delà vue. Ce n'est pas encore assez ; non, pas assez : qu'un tel sommeil d'oubli ne s'empare pas de Mélanthe, créateur du coursier ; car il va venir, il va venir à la station navale de Rhithre, sur le coteau de Néritum ; mais il y verra tout son palais bouleversé, dévasté par de perfides prétendants. Son épouse, prostituée pudibonde, videra les celliers, prodiguant en festins les richesses de l'infortuné ; et lui, sous les haillons de mendiant, témoin de plus d'horreurs qu'il n'en vit aux portes Scées, il aura la patience de supporter les odieuses menaces des esclaves ; sur son dos musculeux, il recevra même, sans représailles, des coups de poings et des écailles d'huîtres. Au reste, les coups de fouet ne lui sont pas étrangers. Sur ses flancs, il portera encore bien des traces de coups de verges d'osier que le scélérat se glorifiera d'avoir reçus de Thoas sans avoir poussé une plainte, ayant imprimé ainsi sur son corps des meurtrissures volontaires pour mieux surprendre les ennemis, pour tromper le roi, en habile espion, par ses blessures et ses gémissements. La montagne béotienne de Bombylie a vu naître ce plus terrible fléau de tous les miens, le seul de ses compagnons qui se soit sauvé et qui ait retrouvé sa parie. Enfin, comme une mouette qui court sur les mers, comme une conque percée à jour par les flots, après avoir vu ses biens dissipés par une bacchante lacédémonienne en banquets donnés à des Proniens, il mourra vieux comme un corbeau, les armes à la main, ayant quitté son palais du bord de la mer pour les bois du mont Néritum. L'arête funeste et douloureuse d'une raie de Sardaigne, l'ayant frappé au flanc, le tuera ; et c'est un fils, cousin de l'épouse d'Achille, qui sera le meurtrier de son père. Le peuple d'Étolie, et les habitants des hautes demeures de Trampya déposeront des couronnes sur sa cendre qui rendra des oracles. Là, un jour, le serpent de Tymphé, un chef des Éthices, fera périr dans un festin [un autre] Hercule, le descendant d'Éaque et de Persée, [jeune homme] qui avait dans les veines du sang de Téménus. C'est Pergé, montagne de la Tyrrhénie, qui recevra son dernier soupir, c'est dans Gortynie que son corps sera brûlé. Son dernier souffle, il l'exhalera en gémissant sur le sort de son fils et de son épouse [Circé], Celui-ci, l'ayant tuée, descendra à son tour dans les enfers, frappé à la gorge par le poignard de sa sœur, la cousine de Glaucon et d'Absyrte. Et lui, ayant vu un tel amas de calamités, ira une seconde fois, [mais] pour n'en plus revenir, chez les morts, sans avoir vu luire dans toute sa vie un jour calme et serein. O malheureux, combien il eût mieux valu pour toi de rester dans ta patrie à conduire tes bœufs, de les atteler encore au même joug que l'âne laborieux et lascif, comme autrefois, alors que tu avais recours aux artifices d'une folie simulée, que de supporter l'épreuve de tant de maux ! Quels recoins de mers ne fouillera-t-il pas, cet autre [qui], marié sous de funestes auspices, [s'égare] à la recherche de sa femme et sur des bruits qu'il recueille, plein d'amour pour le fantôme ailé qui s'est dissipé dans les airs ? Quelle plage n'ira-t-il pas visiter ? D'abord il verra les rochers de Typhon, la statue de marbre de la vieille [Cypriote], et les rivages où pèchent les Érembes ; il verra ensuite la ville fortifiée de Myrrha, dont les douleurs maternelles ne cesseront que sous l'écorce d'un arbre ; le tombeau de Gavas que la déesse qui unit les cœurs, la déesse aux roseaux, Vénus l'Étrangère a tant pleuré, dont les Muses ont causé la mort et qu'un sanglier tua de sa dent d'ivoire. Il verra les tours de Céphée, l'empreinte du pied de Mercure, et le double rocher où s'élança le monstre marin pour dévorer sa proie ; mais il se retira, ayant happé avec ses dents, au lieu d'une femme, un guerrier aux pieds ailés, l'aigle né de la pluie d'or, dont le bec lui déchire le foie. L'odieux cétacé, épuisé [par la lutte], périra sous la faux du moissonneur qui avait ouvert les voies de la vie à l'homme et au coursier qui naquirent du cou de la belette de mer aux regards pétrifiants. [Avec elle], métamorphosant les hommes de la tête aux pieds, les enveloppant d'un élytre de pierre, il les changera en statues, après avoir dérobé l'œil unique qui dirigeait la marche des trois vagabondes. Il verra ensuite les plaines que, l'été, désaltère [un grand fleuve], le cours de l'Asbyste et les litières des phoques dont il partagera la couche immonde. Et tout cela, il le supportera pour la chienne d'Argos, qui n'eut que des filles de ses trois maris. Il viendra, errant, au camp des Iapygiens et consacrera à la vierge aux dépouilles une coupe d'airain, un bouclier de cuir et de belles sandales de son épouse. Il viendra aussi sur les bords du Siris et dans la vallée du Lacinium où une néréide dédiera à la déesse Oplosmie un jardin paré d'arbres et de fleurs. Parmi les femmes du pays se perpétuera l'usage de pleurer le héros de neuf coudées, troisième descendant d'Éaque et de Doris, foudre de guerre ; et [en signe de deuil] elles n'orneront leurs beaux bras d'aucun bijou d'or, elles ne se pareront jamais d'étoffes délicates, teintes en pourpre ; car une déesse a consacré à une déesse toute la montagne [de Lacinium] pour qu'elle en fasse sa demeure. Il viendra, en outre, aux palestres où lutte contre ses hôtes le taureau qui reçut le jour de Colotis, d'Alentia, qui règne sur les grottes de Longure, après avoir doublé [la pointe de] l'île où tomba la faux de Saturne et qu'arrosent les eaux de Concilie, Gonusa, et le cap des Sicaniens, où s'élève le temple qu'en l'honneur du loup vorace, drapé de la peau du lion, bâtit le petit-fils de Créthée qui avait abordé là avec les cinquante Argonautes. Le rivage garde encore les souillures de la crasse et des ordures des Minyens ; elles n'ont pas été emportées par les flots de mer, ni lavées par les pluies et la neige. Les rivages et les rochers, près de Teuchires, en pleurent d'autres, qui, déchirés par les tronçons des planches et des mâts, ont été rejetés par la mer sur les domaines solitaires d'Atlas, où Mopsus de Titæron reçut la sépulture de ses compagnons qui, sur sa tombe, dressèrent pour stèle une rame brisée du navire Argo, offrande funèbre, près d'Ausigda que le Cinyphe arrose et féconde de ses eaux. [Là,] une femme de Colchide a donné en présent une large coupe d'or au fils de Nérée, à Triton, qui lui avait indiqué une voie navigable où Tiphys pût, à travers des roches resserrées, faire passer son navire sans le briser. Le dieu, homme et poisson, fils de la mer, annoncera que les Grecs auront la domination du pays, alors que le peuple qui vit dans les plaines de la Libye, se privant d'une patrie, offrira de nouveau ce même don à un Hellène. Effrayés de cette prédiction, les Asbystes cacheront ce trésor dans une mystérieuse cavité du sol ; et c'est là que les vents du nord rejetteront avec son équipage l'infortuné chef des Cyphéens, le fils de Tenthrédon de Palauthra, souverain d'Amphryse et d'Euryampe, et le prince qui domine sur la contrée du loup qui fut changé en pierre pour avoir dévoré les dons [de Pelée], et sur les monts de Tymphreste. De ceux-ci, les uns regrettant leur infortunée patrie, Œgonée, les autres regrettant Échinus, les autres Titare, Irus, Trachine, Gonnus et Phalanne de Perrhébie, les champs des Olossones et Castanée, mis en pièces et laissés sans sépulture dans les rochers, pleureront leur misérable sort. Sur eux un dieu entassera désastre sur désastre, et ils achèteront leur retour au prix des plus affreuses calamités. Celui que recueilleront les rives de l’Æsarus et la petite ville de Crimissa sur le territoire œnotrien, est le héros que mordit un serpent et qui éteignit la torche incendiaire. La Tubicine, ayant tendu l'arc méotide, dirigera de sa propre main la pointe de la flèche. Sur les bords du Dyras, après avoir brûlé l'intrépide lion, il arma ses mains de l'arc recourbé de Scythie ou résonnaient comme sur une lyre ses inévitables flèches. Le Crathis verra la tombe du guerrier, devant le temple du dieu de Patare, d'Apollon-Alæos, où le Navèthe épanche ses ondes dans la mer. Les Ausones de Pellène le tueront, pendant qu'il vient au secours des chefs rhodiens que, loin des monts Thermydre et Carpathe, l'impétueux vent de Thrace a envoyés pour fonder une colonie sur un rivage étranger et lointain. Enfin, dans Macalla, les habitants élèveront sur son tombeau un vaste temple, et l'honoreront comme un dieu par des libations et des hécatombes. Le fabricateur du cheval, qu'effrayait un javelot, une phalange guerrière, habitera au sein de Lagarie, expiant le parjure de son père qui, au sujet du butin pris dans les remparts de Comætho dévastés pour complaire à une amante trop chère, osa, le malheureux ! jurer par Thraso, la belliqueuse déesse de Cydonie, et par le loup des batailles, le dieu de Thrace, Candaon ou Mamerte. Dans les flancs de sa mère, il avait soutenu une odieuse lutte à coup de poings contre son frère, avant de voir la brillante lumière du jour, avant d'avoir échappé aux périls d'un accouchement douloureux. Aussi les dieux ne lui donnèrent pour fils qu'un être timide, bon lutteur, mais tremblant dans le tumulte des combats ; et s'il se rendit utile à l'armée, ce fut surtout par ses stratagèmes. Près de Ciris et des eaux du Cylistare, il habitera, loin de sa patrie, une demeure étrangère ; et les instruments avec lesquels il taillera sa [colossale] statue qui nous fera tant de mal un jour, il les consacrera dans le sanctuaire de la déesse de Mynde. D'autres [des Troyens] habiteront le pays des Sicaniens. Après avoir longtemps erré, ils ont atteint les rivages où Laomédon, furieux des malheurs de sa fille abandonnée à la voracité d'un monstre, envoya les trois filles de Phœnodamas ; il les avait livrées à des matelots pour les exposer aux bêtes, dès qu'ils seraient débarqués sur les plages occidentales des Lestrygons, où s'étendent de vastes solitudes. Or ces jeunes filles élevèrent à la déesse de Zérinthe, à la mère de Latone, un magnifique temple, hommage de reconnaissance envers la déesse qui les délivra des solitudes et de la mort. L'une d'elles s'unit par l'hyménée au fleuve Crimissus, qui avait pris la forme d'un chien ; et à ce dieu ainsi métamorphosé elle donna un molosse généreux, qui colonisa, qui fonda trois villes. C'est ce fils qui, servant de guide à un rejeton bâtard d'Anchise, l'amènera des rivages de Dardanie dans l'île dont les bords aboutissent à trois caps. O malheureuse Ségeste, par l'ordre des dieux tu porteras, à perpétuité, le deuil de la patrie que l'incendie va réduire en cendres. Seule [entre toutes les villes], tu pleureras sans relâche sur nos malheurs, sur nos tours écroulées, et ta douleur n'aura pas de terme. Tous tes habitants, revêtus d'habits sombres, marque de leur tristesse, et souillés de poussière, traîneront une vie de misère et d'affliction. Leur chevelure, non coupée, flottera sur leurs épaules, attestant qu'ils nourrissent le souvenir des anciennes calamités. Beaucoup [de Troyens], aux environs de Siris et de Leutarnie, habiteront la plaine où l'infortuné Calchas, le Sisyphe du problème des innombrables pépins de figue, frappé à la tête d'un coup de poing, a un tombeau, et le fertile territoire de la Chonie que le Sinis arrose de ses eaux rapides. Les infortunés, après avoir bâti une ville semblable à [lion, affligeront la Vierge au butin, la Tubicine, en massacrant dans son temple les fils de Xuthus [les Ioniens], qui, avant eux, habitaient ces demeures. A la vue de cet odieux attentat d'Achéens contre des Ioniens, de ce massacre commis par des loups fratricides, et lorsque le fils de la prêtresse, le grand prêtre, sera tombé, première victime, sur l'autel qu'il rougira de son sang, la statue de la déesse fermera ses yeux qui ont horreur du meurtre. D'autres [des Grecs] franchiront les escarpements des monts Tylésiens, le haut promontoire de Linus que rongent les flots, et s'établiront sur le sol héréditaire de l'Amazone, acceptant le joug d'une femme naguère esclave. Après avoir longtemps erré à la recherche de sa maîtresse, de la fille d'Otréra, de l'héroïne au casque d'airain, elle sera poussée par les flots sur une terre étrangère. Près de rendre le dernier soupir, [l'héroïne] sera blessée à l'œil, et cette blessure causera la mort de l'Ætolien au visage de singe que frappera un javelot meurtrier. Les Crotoniates ravageront un jour la cité de l'Amazone, après avoir tué une intrépide fille, Clété, la reine du pays qui porte son nom. Mais, avant elle, beaucoup de guerriers, tombés sous ses coups, mordront la poussière, et ce n'est pas sans peine que les fils de Lauréta saccageront ses remparts. C'est à Térina, dont les limpides eaux de l'Ocinare arrosent les plaines, que d'autres fixeront leurs demeures et se reposeront de leurs longues et douloureuses traverses. Celui qui obtint le second rang de la beauté, et le chef, vaillant fils de Gorgé, sanglier du [limoneux] Lycormas, furent d'abord poussés vers les sables de Libye par les vents de Thrace qui enflaient leurs voiles ; puis, de la Libye le Notus, soulevant les flots par de violentes rafales, les ramènera vers les Argyrins et les forêts des monts Cérauniens. Là, ils traîneront une vie misérable, vagabonde, s'abreuvant aux eaux de l’Æas, qui descend du Lacmon. Le Crathis qui l'avoisine et le pays limitrophe des Mylaces leur feront partager, dans Pola, la demeure de ces Colques que le rude prince Æa et de Corinthe, l'époux d'Idyia, avait expédiés à la recherche de sa fille, et pour donner la chasse au vaisseau du couple fugitif. Ces Colques se sont fixés sur les bords du Dizère aux eaux profondes. D'autres s'établiront près d'Othrone dans l'île de Mélité, qu'entoure et caresse, en face du Pachynum, la mer de Sicile qui dessine les contours du promontoire qu'un jour on appellera du nom du fils de Sisyphe, et du rivage où s'élève le temple fameux de la vierge Longatide, non loin de l'embouchure des froides eaux de l'Hélore. Le loup qui tua son aïeul habitera Othrone, loin de sa patrie et regrettant les rives natales du Coscynthe. Sur la plage, du haut des rochers où il est monté, il appellera ses concitoyens à une expédition au delà des mers. Car c'est un meurtrier ; et la chienne de Telphusie qui rôde sur les bords du Ladon, vengeresse du droit, ne lui permettra pas de toucher de ses pieds le sol de sa patrie avant qu'il n'ait accompli une année d'exil. D'Othrone, après avoir échappé à un combat terrible de reptiles semblables à des dragons, il abordera au port d'Amantia. Arrivé près du territoire des Atintanes, il habitera au bord de la mer le Practis haut promontoire, et boira les eaux du Polyanthe de Chaonie. Un autre, l'un des deux frères, près du cénotaphe ausonien de Calchas, sentira peser sur sa dépouille la terre étrangère. A tous ceux qui s'endormiront sur sa tombe dans des peaux de mouton, il révélera, pendant le sommeil, des oracles vrais ; et les Dauniens l'appelleront le guérisseur des maladies, lorsque, se baignant dans les eaux de l'Althène, ils invoqueront le fils secourable d'Esculape pour qu'il honore de sa visite bienfaisante les habitants et les troupeaux. Là, un jour, pour des députés d'Ætolie brillera un soleil funeste et odieux : c'est lorsque, arrivés sur les territoires des Salanges et des Angæses, ils réclameront les domaines du roi leur maître, sa part héréditaire d'une terre excellente. Un ténébreux tombeau dans une crevasse de rocher les ensevelira vivants ; et sur eux les Dauniens élèveront pour tout monument, sans autres honneurs funèbres, un monceau de pierres, leur donnant ainsi ce qu'ils désiraient avoir, la terre du Gis du dévoreur de tôles, indomptable sanglier. Les compagnons des descendants de Naubolus viendront à Témessa, où le Lampète, rude escarpement du mont Hipponium, s'avance au sein de Téthys. Au lieu des champs de Crissa, ils laboureront ceux de Crotone, de l'autre côté du détroit, avec le soc de la charrue traînée par des bœufs, regrettant Lilée, leur ville natale, les guérets d'Anémone, l'illustre cité d'Abes et Amphise. Malheureuse Sétée, une mort cruelle t'attend sur un rocher, après avoir livré aux flammes la flotte de tes maîtres. Là, tu mourras misérablement enchaînée par d'inextricables chaînes d'airain, les bras en croix, te désolant près du Crathis d'être ainsi exposée en proie aux sanguinaires vautours. Ce rocher, qui regarde la mer, portera ton nom en mémoire de tes malheurs. Enfin, d'autres fils des Pélasges, après avoir erré autour de l'île de Cyrnos et près de l'embouchure du Memblès, au delà de la mer Tyrrhénienne et près du Lamète et de ses tourbillons, habiteront les plaines de la Lucanie. Avant de renoncer aux espérances du retour, bien des maux et des infortunes de toute sorte les éprouveront, justes représailles de mon hymen funeste et de mon rapt. Ceux mêmes qui, à leur grande joie, finiront par revenir dans leurs foyers, n'y allumeront pas la flamme des sacrifices dont ils ont fait vœu, témoignage de leur reconnaissance envers Cerdylas et Larynthius. Tels seront les artifices par lesquels un hérisson, fléau des familles, pervertira les poules ! Douces compagnes des coqs, elles en deviendront les plus cruels ennemis. De perfides signaux, dévorant les navires, ne cesseront pas non plus de répandre le deuil, pour venger le meurtre du guerrier qu'un temple de l'île de Lesbos doit un jour cacher dans ses récentes fondations. L'un, près des vases de parfum, pour trouver les introuvables issues du filet qui l'enveloppe et l'étrangle, cherchera, de ses mains que l'œil ne dirige plus, les ourlets et les franges. Bondissant sous la voûte tiède de la salle, il arrosera de sa cervelle le trépied du bain et sa coupe, ayant été frappé au sommet de la tête avec le fer d'une hache bien aiguisée. Son âme en gémissant prendra son vol vers le Ténare, à la vue des horribles soins domestiques de la lionne en furie. Et moi, près de la baignoire, je resterai étendue à terre, écrasée sous les coups de l'arme forgée par les Chalybes ; car, de la même manière qu'un ouvrier des montagnes, un bûcheron, émonde le tronc d'un pin ou d'un chêne, elle me brisera les vertèbres du cou et des reins, et mettant en pièces tous mes membres glacés par la mort, le pied sur ma gorge, elle donnera un libre cours à la sauvage colère qui gonfle sa poitrine, me traitant dans son aveugle jalousie impitoyablement, comme une adultère, non comme une captive. Mais, appelant à grands cris et en vain mon maitre et mon époux, je suivrai ses traces, portée sur les ailes du vent. Puis, un lionceau, poursuivant la vengeance du meurtre de son père, plongera, de sa propre main, son épée dans le flanc de la vipère, expiant un forfait de famille par un égal forfait Mon époux, le maître qui fit d'une captive son épouse, sera par les Spartiates, que la flatterie égare, appelé Jupiter, et recevra des fils d'Œbalus les plus grands honneurs. Mon nom, chez les hommes, ne restera pas non plus sans honneur ; il ne disparaîtra pas dans les ténèbres de l'oubli : les chefs des Dauniens m'élèveront même un temple sur les bords du marais de Salpé, ainsi que les habitants de la ville de Dardanus, dont les eaux du marais bornent le territoire. [Là,] lorsque des jeunes filles voudront échapper au joug de l'hymen, repoussant des maris parés d'une chevelure hectoréenne, mais privés des avantages de la naissance ou de la beauté, elles viendront embrasser ma statue, et revêtues de la robe des Furies, le visage teint d'une couleur rouge, portant une baguette à la main, elles trouveront le plus sûr asile. Par elles, je serai longtemps appelée une immortelle déesse. D'un autre côté, je répandrai le deuil parmi bien des mères qui se trouveront privées de leurs filles. Ces mères à qui un chef d'armée, impudique profanateur des mystères de Cypris, arrachera si longtemps des larmes, enverront leurs filles, non mariées, dans une contrée meurtrière. Sperchius, Boagrius, et vous [cités locriennes], Larymna, Cyne, Scarphie, Phalorias, Naryx, Thronium, champs de la Locride, bois de Pyranthe, et toi, race tout entière d'Oïlée, fils d'Odœdocus, vous porterez tous la peine de mon hymen sacrilège et réparerez l'offense faite à la déesse de Gygée, à Minerve-Agrisca, en entretenant pendant mille années des vierges pour un tribut dont le sort sera l'arbitre. Étrangères sur la terre étrangère, leur sépulture privée de tout honneur sera le triste jouet des flots, après que sur des algues stériles la flamme ayant consumé leurs corps en aura rejeté la cendre à la mer des hauteurs où périt la jeune Traron. D'autres, dans la nuit, semblables à des mortes, arriveront dans les champs de la fille de Sithon, par des voies secrètes et non frayées, jetant les yeux de tout côté, jusqu'à ce qu'elles se précipitent dans le temple d'Amphire, suppliantes et à genou, invoquant la déesse Sthénie. Elles balayeront son temple, le pareront, le purifieront avec l'eau lustrale, heureuses d'avoir échappé à l'implacable colère des habitants. Car tous les Troyens épient et attendent les jeunes filles, ayant une pierre dans chaque main, ou une épée, ou une hache de sacrificateur, ou une massue de Phalacra, brûlant de rassasier leurs bras altérés de sang ; et celui qui aura tué une fille de la race maudite sera loué par le peuple qui a proclamé par une loi l'impunité de ces meurtres. Ο ma mère, mère infortunée ! ton nom ne s'effacera pas non plus de la mémoire des hommes. La fille de Persée, la triple déesse, Brimo te changera en chienne, pour que tes hurlements nocturnes effrayent les mortels qui négligent d'honorer par des courses aux flambeaux la statue de la reine du Strymon et de Zérinthe et qui n'apaisent pas par des sacrifices la déesse de Phères. Dans une île, sur les rochers de Pachynum, tu auras un auguste cénotaphe. Ton maître, averti par des songes, te l'élèvera de ses mains en vue de l'embouchure de l'Hélore ; et sur le rivage, à ton ombre honorée, il offrira des libations, redoutant la colère de la déesse à trois têtes, parce que, t'ayant jeté le premier des pierres, il a inauguré le sombre sacrifice où tu seras immolée à Pluton. Et toi, ô mon frère, par dessus tout cher à mon cœur, soutien de nos palais et de la patrie entière, ce n'est pas en vain que tu rougiras les autels du sang des taureaux, offrant au monarque assis sur le trône d'Ophion les prémices d'innombrables victimes. Mais il te conduira dans sa terre natale, si bien chantée par les Grecs, où sa mère, qui avait triomphé dans les luttes, après avoir jeté au fond du Tartare celle qui régnait naguère, le mit secrètement au monde et le déroba aux abominables festins d'un époux qui dévorait ses enfants. Cruel centaure, sépulcre de sa race, celui-ci n'engraissa pas son ventre d'une nourriture succulente ; il avala, au lieu de l'enfant, une pierre emmaillotée dans des bandelettes serrées. Tu habiteras dans les îles des bienheureux où tu jouiras des honneurs héroïques et du privilège de préserver des flèches empoisonnées [de la peste], alors que le peuple d'Ogygès, né des dents du dragon, obéissant aux oracles du dieu de la médecine, Lepsius-Terminthée, t'ayant retiré des tombes troyennes, t'aura porté sur la terre d'Aonie, dans la citadelle de Calydne, comme un sauveur, pour les délivrer des ennemis qui ravageaient leurs champs et le temple de Ténérus. Ta gloire sera immense, et les chefs des Thébains t'honoreront par des sacrifices à l'égal des immortels. Les malheurs de ma race s'étendront sur les palais de Gnosse et de Gortyne, et les princes, avec toute leur famille, y périront. Car, ardent à la vengeance, le pêcheur poussera [vers la Crète] sa barque à deux rames pour pervertir Leucus, le gardien du royaume, et lui inspirer sa haine. Celui-ci, égaré par ses perfides conseils, dans un accès de fureur, n'épargnera ni les enfants de son maître, ni Méda, son épouse, ni Clisithéra, sa fille, dont le père avait promis l'hymen, hymen affreux ! au serpent élevé [dans son palais]. Après mille outrages, il les tuera tous de ses mains sacrilèges dans le temple de la fosse aux Furies. Mais, d'un autre côté, la gloire de mon antique race s'accroîtra chez nos descendants ; ils la couronneront de palmes triomphales, ayant conquis par leurs armes le premier rang parmi les nations, le sceptre du monde et la domination universelle sur la terre et les mers. Ο ma pauvre patrie, tu ne laisseras pas ta renommée se flétrir dans l'oubli et les ténèbres. Un de mes parents, en effet, le fils de Castnia, de Chœrade, habile dans les conseils, non moins habile dans les combats, laissera deux lionceaux de la plus forte race. Il viendra d'abord à Ræcèle, il y habitera près des escarpements du Cissos, où les femmes dévouées à Bacchus sont parées de ses cornes. De l'Almonie, après avoir encore longtemps erré, il trouvera l'hospitalité en Tyrrhénie sur les bords du Lingée, qui roule des eaux fumantes, à Pise et dans les humides vallées d'Agylla. A son armée un ennemi devenu un ami joindra son armée, après avoir triomphé de ses ressentiments par des prières, par des serments, par des supplications. Cet ennemi, c'est Nanus qui, dans ses courses vagabondes, a scruté tous les coins de la mer et du continent. Avec lui combattront aussi deux fils de ce roi de Mysie, dont le dieu du vin, gardien des celliers, brisa la lance en lui prenant les pieds dans des pampres de vigne. Ce sont Tarchon et Tyrrhène, loups au poil rutilant, nés du sang d'Hercule. Là, ayant trouvé une table couverte de mets, une table que ses compagnons finirent par manger, il se rappellera le souvenir des derniers oracles, et il fondera dans le pays des Borigènes, au-dessus du Latium et de la Daunie, une ville à trente tours, ayant compté la progéniture d'une truie monstrueuse que, des collines de l'Ida et des champs Dardaniens, il emmènera sur son vaisseau, nourrice de trente petits sangliers. De cette truie, et des petits qui la tètent, il consacrera dans sa ville unique l'image en bronze ; et ayant construit un temple à Myndia Pallénis, il y placera les statues des dieux de sa patrie. Il donnera la préférence à ses dieux sur sa femme et ses enfants, sur ses plus précieux trésors qu'il diffère d'emporter ; mais, ces dieux, il les emportera avec son vieux père, enveloppés dans leurs voiles sacrés, alors que les insolents vainqueurs, se partageant au sort les dépouilles de Troie, à lui seul, faveur insigne ! permettront de choisir dans son palais ce qu'il voudra et de l'emporter. Aussi, est-ce honoré par son ennemi du titre de très pieux, qu'il fondera, pour ses descendants, une patrie dont les poètes chanteront la prospérité et les victoires, une citadelle qui s'élèvera près des grands bois du Circæum, près du vaste port d'Æétès où relâcha le navire Argo, des eaux de Phorcé, marais du pays des Marses, du Titon dont les flots disparaissent dans un gouffre profond, et du promontoire de Zostérium où la Sibylle a établi sa sombre demeure sous la voûte d'un antre creux. Tels sont les maux intolérables qu'auront à souffrir ceux qui doivent dévaster mon pays. Mais qu'y avait-il de commun entre l'infortunée mère de Prométhée et la mère de Sarpédon ? Le détroit d'Hellé, les roches Symplégades, Salmydèse et la mer inhospitalière voisine de la Scythie, ne les séparent-elles pas par de fortes barrières ? Les limites n'en sont-elles pas marquées par le Tanaïs qui, toujours reconnaissable à la pureté de ses eaux, coupe par le milieu les Palus-Méotides, chers aux riverains dont les pieds sont endoloris par les engelures ? Périssent les premiers, ces marins de Carné qui, meute insolente et rapace, enlevèrent de Lerne la fille aux yeux de génisse, au front paré de cornes, pour la livrer, épouse infortunée, au monarque de Memphis ! C'était secouer sur les deux continents la torche de la haine. Aussi, pour punir l'insultante audace des ravisseurs, les Curètes, sangliers de l'Ida, s'emparèrent d'une jeune fille de Sarapta, et sur leur navire orné à la poupe d'une image de taureau, ils l'emportèrent au palais de Dicté, comme épouse destinée au roi de Crète, Astérus. Ils ne se sont pas contentés d'exercer ces représailles : sous la conduite du crétois Scamandre et de son fils Teucer, ils ont envoyé dans le pays des Bébryces une armée d'invasion, à laquelle des rats viendront livrer bataille. Et c'est de cette race d'envahisseurs que sont issus mes ancêtres par l'hymen de Dardanus avec Arisba, noble fille Crétoise. Ils ont encore expédié une autre bande de loups affamés, pour dérober, au profit du chef qui n'avait qu'une sandale, la toison protégée par un vigilant dragon. Celui-ci, arrivé à Cytæa, chez les Ligystes, après avoir endormi par des philtres le monstre à deux têtes, après avoir soulevé et conduit la charrue attelée de taureaux qui vomissaient des flammes, et retrouvé dans une chaudière bouillante de nouvelles forces, s'empara de la toison du bélier ; mais ce ne fut pas pour son bonheur : il enleva aussi la chèvre qui avait demandé à le suivre, meurtrière de son frère, fléau de ses enfants, et la déposa dans le navire dont les flancs en chêne de Chaonie, comme une pie bavarde, articulaient des sons humains, et fendaient avec sûreté les flots. Plus tard, celui qui relira du rocher les sandales, le baudrier et l'épée de son père, le petit-fils de Phémius, à qui Scyros depuis longtemps prépare du haut de ses rochers une mort sans funérailles et un affreux tombeau sous ses falaises retentissantes, à peine arrivé avec l'initié [d'Éleusis], avec le lion qui suça le lait de la déesse guerrière à laquelle on consacre des trophées, a suscité une guerre [terrible] pour un double rapt, en dérobant le baudrier d'Orthosie, ensuite en enlevant de Thémiscyre l'amazone elle-même. Les virginales sœurs de Népounis abandonnèrent Éris, Lagmus, Télame, les bords du Thermodon, le mont Actée, pour tirer une implacable vengeance des ravisseurs. Par delà le noir Ister, elles lancèrent leurs chevaux de Scythie, poussant des cris de guerre contre les Grecs et les fils d'Érechthée ; et toute l'Attique fut par elles ravagée, tous les champs où régna Mopsus furent par elles livrés aux flammes. Puis, mon aïeul, après avoir dévasté les plaines de la Thrace, les territoires des Eordes et des Galadréens, fixa les limites du royaume aux rives du Pénée : toutes les têtes se courbèrent sous le joug du vainqueur jeune et fort, le plus noble de sa race. Mais la Grèce, par représailles, vient d'envoyer avec six vaisseaux un bouvier couvert d'une peau de lion, et celui-ci avec sa charrue, va renverser les hautes tours [d'Ilion]. Gorgas dont il a désarmé la haine l'introduira dans l'assemblée des dieux, et se déclarera notre plus implacable ennemie. Ensuite des vautours, ayant quitté le Tmolus, Cimpsos, les rives du Pactole au sable d'or et les eaux du marais où l'épouse de Typhon sommeille dans le fond d'une affreuse caverne, se sont abattus sur Agylla en Ausonie, après avoir livré aux Ligures et aux peuples nés du sang des géants Sithoniens de sanglants combats. Ils se sont emparés de Pise et leur domination s'est étendue jusqu'au territoire qui avoisine l'Ombrie, jusqu'au pays situé sur le versant des Alpes. Enfin une torche rallume à sa flamme le feu qui s'éteignait, et l'antique querelle qui s'était assoupie se réveille, après que l'un des nôtres a vu des Pélasges puiser de l'eau du Rhyndacus dans leurs urnes étrangères. La Grèce, de son côté, égarée par la fureur, se vengera par des désastres trois et quatre fois plus affreux, livrant à la dévastation le pays qui s'étend en face de ses rivages. Le premier qui viendra est un Jupiter qui porte le même nom que le Jupiter de Laperse. Comme un ouragan, il descendra avec les éclairs et la foudre, et brûlera les bourgs et les villes des ennemis. Avec lui je mourrai, et, descendue chez les morts, j'entendrai raconter ce que je vais annoncer. Le second est le fils de ce prince, pris et tué dans un filet comme un muet poisson. Il incendiera une terre lointaine où, par l'ordre du dieu de la médecine, il viendra avec une armée qui parle plusieurs langues. Un troisième, fils du roi qui se déguisa en bûcheron, ayant avec adresse obtenu qu'une jeune Milésienne, fille d'un potier, lui offrit de l'argile détrempée dans de l'eau, pour imprimer sur des tablettes l'empreinte de sa bague, après avoir ainsi accompli l'oracle, détruira l'armée des Cariens, pour la première fois soldée, et fondera la monarchie de la Carie montagneuse, alors que son impudique fille, vociférant des railleries obscènes, se déshonorera par d'infâmes hyménées avec les barbares dans des bouges de prostitution. Les quatrièmes enfin seront de la race de Dymas, des montagnards du Lacmon, des Thessaliens de Cytina, et des descendants de Codrus. Ils s'établiront à Thigre, sur le mont Satnius, et à l'extrémité de la péninsule où vécut autrefois Æthon, qui avait encouru la Laine de la déesse Cyrita, et dont la fille, lascive et rusée, subvenait par le profit journalier de ses métamorphoses à l'immense faim de son père, réduit [, lui, fils de roi,] à labourer les champs de ses voisins. Le Phrygien, pour venger le meurtre de sa sœur, ira, par représailles, dévaster la terre où fut élevé le juge des morts, qui, avec une rude équité, rend d'incorruptibles arrêts chez les ombres. Un jour, au ras de leurs lobes, il coupera des oreilles d'âne, il en ornera ses tempes pour effrayer les mouches qui sucent le sang. Par lui seront conquis et asservis les champs de Phlégra, les cîmes du Thrambus, le promontoire de Titon, les plaines de la Sithonie, les guérets de Pallène que féconde Brychon aux cornes de bœuf, le serviteur des géants. Kandæus ou Mamers, ou de quelque nom qu'il faille appeler le dieu qui se repait de guerre et de carnage, prélèvera, en Europe et en Asie, les prémices d'innombrables carnages. Cependant la mère d'Epiméthée ne cédera pas, et contre tous ses ennemis elle enverra un fils de Persée, un géant qui, un jour, marchera à pied sur la mer et naviguera sur la terre qu'il fendra de ses rames. Les temples de la belliqueuse Laphrie, dévorés par la flamme avec les remparts de bois, accuseront du dommage les fausses prédictions du devin, ministre de Pluton. Par l'immense armée seront dévorés, jusqu'au double tissu de leur écorce, tous les arbres à fruit, tous les sauvageons qui croissent sur la montagne. L'eau des rivières où s'abreuvent à longs traits les bouches altérées, sera bientôt épuisée. Des nuées de flèches formeront comme une voûte au-dessus des têtes, et leur ombre, semblable à un brouillard cimmérien, voilant le soleil, éteindra ses feux. Puis, après avoir fleuri aussi peu de temps qu'une rose de Locres, après avoir tout brûlé comme des chaumes arides, à son tour il tâtera de la fuite, cherchant l'asile d'une barque, comme une jeune fille qu'effraye une épée nue invoque l'ombre de la nuit C'est à des combats sans nombre, à des destructions d'armées, qu'aboutiront les luttes des peuples qui se disputent la suprématie sur les mers orageuses et sur la terre féconde, jusqu'à ce que tous les troubles de la guerre s'apaisent sous le gouvernement du descendant d'Éaque et de Dardanus, du lion de la Thesprotie et de Canastra. Après avoir renversé, anéanti la dynastie d'un roi, son parent, il forcera les puissants d'Argos, dans leur épouvante, à se courber devant le chef d'armée, le loup de Galadra, et à lui offrir le sceptre de l'antique monarchie. Avec lui [dans la personne d'un de ses descendants], après six générations, le peuple issu de mon sang, pour terminer de longues luttes, de sanglants combats, conclura des traités qui régleront les intérêts des deux nations sur terre et sur mer ; il sera honoré comme le plus puissant allié, et recevra la plus belle part de dépouilles du monde. Mais pourquoi si longtemps entretenir de nos malheurs les pierres insensibles, les flots qui sont sourds, les bois que rien n'émeut ? Pourquoi fatiguer l'écho du vain bruit de ma voix ? Lepsiée ne m'a-t-il pas privée de toute autorité, n'a-t-il pas taxé d'imposture mes paroles et ma science de divination, véridique, infaillible ? Et cela, parce qu'il a été repoussé du lit qu'il voulait envahir. Il les accomplira pourtant, mes prophéties ; et plus d'un Troyen, instruit à ses dépens, lorsqu'il n'y aura plus de moyen de sauver la patrie, rendra justice à l'hirondelle que le dieu inspirait. Voila ce qu'elle disait, lorsque, d'un pas précipité, elle est rentrée dans l'intérieur de sa prison ; et de là s'échappait encore un dernier chant de Sirène que, de son cœur gémissant, comme une ménade de Claros, comme l'interprète de la Sibylle, fille de Néso, comme un autre Sphinx elle exhalait en paroles confuses, embrouillées, inintelligibles. Et moi, je suis venu, ô mon roi, te répéter les paroles de la jeune prophétesse. Car tu m'as établi le gardien de la tour de pierre, et tu m'as ordonné de le dire et de te rapporter, en messager fidèle, tout ce que j'entendrais. Puisse le dieu qui protège ton trône changer en mieux toutes ces prédictions, et sauver l'antique héritage des Bébryces ! [1] M. BoissonnAde a fait cette remarque, que le grand nombre des manuscrits de l’Alexandra qui nous sont parvenus est une preuve dénominative que ce poème a été beaucoup lu ; et suivant lui, il est même à croire qu'on l'a employé dans les écoles, comme sujet d'étude et d'exercice. Voyez l'excellent article qu'il a donné sur Lycophron dans la Biographie universelle : nous en recommandons la lecture, comme la meilleure initiation a l'étude du poème de l’Alexandra. On trouvera aussi d'utiles et curieux documents sur ce poème dans la Bibliotheca græca de Fabricius, édition de Harles, t. 3, p. 780 ; dans le Lexicon bibliographicum de Hoffmann, t. 3, p. 64 ; dans l’Histoire de la littérature grecque de Schœll, t. 3, p. 96 ; dans les Poètes grecs de Lefèvre (Saumur 1652), p. 138 ; et dans la dissertation de Niebuhr : De l'époque à laquelle vécut l'obscur Lycophron, insérée dans le t. 7, p. 41, de son Histoire romaine (Paris, 1849). [2] Il existe une traduction en vers anglais de lord Royston, qui jouit de beaucoup d'estime, bien qu'un peu trop obscure, beaucoup moins cependant que celle de Scaliger. On la trouvera dans le Classical Journal, London, 1816, n° 25 et n° 27. — Il y a aussi une traduction en vers italiens, qui se lit avec plaisir, mais qui est peut-être trop claire, trop précise : elle est de Onofrio Gargiulli, professeur de littérature grecque à Naples. Napoli, nella stamperia reale. 1812, in-4. [3] La première édition de Paris est de 1847, in-4° (apud Jacob. Bogardum) ; la deuxième est de 1884, in-4 (apud Feder. Morellum). [4] Utque cothurnatum periisse Lycophrona narrant, Hœreat in fibris fixa sagitta tuis. Ibis, 531. [5] Et tandem Euboïcis Cumarum allabitur oris. Virg., En., VI, 2. [6] Vers l'an 280 av. J.-O. — Un siècle auparavant, il y eut un autre Lycophron qui, comme le nôtre, était un écrivain ampoulé. Aristote, dans sa Rhétorique, III, 3, lui reproche l'abus des locutions inusitées (γλώσσαι), et des mots composés. Cette identité de nom et de défauts est assez singulière. [7] Entre les étoiles de la Pléiade céleste, il y en a une qui est ou plus petite de beaucoup, ou plus obscure que les autres : Lycophron tient la place et le rang de cette étoile dans la pléiade poétique. Le Fevre, Les poètes grecs, p. 143. [8] Joannis Stobœi Florilegium, tit. 119, 13. [9] Plutôt souffrir que mourir, C'est la devise des hommes. La Fontaine, livre I, fable 10. [10] Athénée, Banquet des savants, X, 15 (p. 410). [11] Athénée en cite le IXe livre. Banquet des savants, XI, 70. [12] Banquet des savants, XIII, I (p. 885). [13] Voy. le Scholion Plautinum, ainsi nommé parce qu'on l'a trouvé dans un manuscrit de Plaute. M. Ritschl l'a publié en 1838 à Breslau, dans son livre sur les bibliothèques d'Alexandrie, Die Alexandrinischen Bibliotheken, p. 3, et M. Ambroise Didot l'a réimprimé en 1842, dans les prolégomènes des Scholia Grœca in Aristophanem, recueillis et annotés par le savant helléniste Fr. Dübner. M. Cramer a édité le texte grec de ce scholion dans ses Anecdota Parisina, et M. Matter l'a reproduit dans son Histoire de l'École d'Alexandrie, t. I, p. 389. [14] Nam rex ille (Ptolemœus Philadelphus) duos bibliothecas fecit : alteram extra regiam, alteram autem in regia. Schol. Plautinum. [15] M. Boissonnade, dans l'article Lycophron de la Biographie universelle. [16] Suivant M. Matter, Histoire de l'École d'Alexandrie, I. 3, p, 18. « Le sujet de l'Alexandra est évidemment épique ; en effet, qu'on représente de grands événements dans le présent ou l'avenir, c'est toujours une épopée que l'on compose. Il paraît que le mètre épique n'est pas indispensable à l'épopée : n'avons-nous pas dans la quatrième Pythique de Pindare, qui traite de l'expédition des Argonautes, une épopée lyrique ? Ici, avec un mètre qui n'est ni celui de Pindare, ni celui d'Homère, avec l'ïambe, iambus, pes citus, nous avons aussi une épopée, mais plus que lyrique, une épopée dithyrambique. » [17] Stace, Silv. V, III, 156 : Tu pandere dœtus Carmina Battiadæ latebrasque Lycophonis atri. [18] Instit. orat. VIII, 1. [19] In epistola ad filium scripta. Intentait autan hœc eplstola. Note du passage cité de Quintilien, édit. Lemaire. [20] Darkness visible. Milton, Par. lost, I, 63. [21] G. Canteri in Lycophronem Prolegomena, p.vi. [22] Bachmannus, ad Lectorem, p. 8. C'est le texte de ce savant éditeur que nous reproduisons presque toujours ; il est rare que nous ayons suivi de préférence les anciennes leçons. Au-dessous du texte et de la traduction se trouve la paraphrase latine de Reichard, si concise et si exacte ; et enfin des notes françaises complètent l'élucidation du texte et de la traduction.
|