RETOUR
À L’ENTRÉE DU SITE
ALLER
à LA TABLE DES MATIERES D'HOMERE
Homère
Odyssée
Pour d'autres traductions françaises
LIVRE VII
texte grec
chant 6
chant 8
Livre VII
ARRIVÉE D'ULYSSE CHEZ ALCINOÜS.
e divin et intrépide Ulysse suppliait ainsi la déesse Minerve. — Nausica
arrive à la ville sur le chariot traîné par de fortes mules. Lorsque
cette jeune fille est devant la superbe demeure de son père, elle
s'arrête sous les portiques. Les frères de Nausica, semblables aux
dieux, s'empressent autour d'elle ; les uns détellent les mules du
chariot, les autres portent les riches vêtements dans l'intérieur du
palais, et Nausica se dirige vers ses appartements. Une vieille femme
d'Épire, la suivante Euryméduse, que naguère dix vaisseaux ballottés par
les flots amenèrent en cette île, enflamme le bois dans le foyer : les
Phéaciens choisirent Euryméduse pour l'offrir en présent au roi Alcinoüs
que le peuple écoute comme un dieu ; ce fut elle qui jadis éleva dans le
palais la belle Nausica. Maintenant Euryméduse Dispose le feu et prépare
le repas.
Alors Ulysse se lève pour aller à la ville. Minerve-Pallas chérit ce
héros, le couvre d'un épais nuage afin que sur sa route les magnanimes
Phéaciens ne puissent ni le railler ni l'interroger. Quand Ulysse est
près d'entrer dans cette agréable cité, Minerve, la déesse aux yeux
d'azur, marche à sa rencontre sous les traits d'une jeune fille portant
une urne ; elle s'arrête devant lui, et Ulysse lui parle en ces termes :
21 « Ô ma fille, pourrais-tu me conduire dans la demeure du héros Alcinoüs
roi des Phéaciens ? Je suis un malheureux voyageur et je viens d'un pays
éloigné. Je ne connais, moi, aucun des hommes qui habitent cette ville
et cultivent ces champs. »
La déesse Minerve lui répond :
28 « Oui sans doute, vénérable étranger, je t'indiquerai la demeure que tu
me demandes ; car le palais de mon irréprochable père touche à celui
d'Alcinoüs. Mais marche toujours en silence, et je te montrerai le
chemin : surtout ne regarde ni n'interroge personne. Les Phéaciens ne
sont point favorables aux voyageurs, et ils accueillent sans
bienveillance ceux qui viennent des pays lointains. Ces peuples,
protégés par Neptune, se fient à leurs navires légers et rapides, et ils
sillonnent sans cesse l'immense surface de la mer ; car leurs vaisseaux
sont légers comme l'aile et rapides comme la pensée.»
37 Minerve ayant ainsi parlé précède le héros qui suit ses pas. — Les
Phéaciens, navigateurs illustres, ne l'aperçurent point lorsqu'au milieu
d'eux il traversa la ville : Minerve par amour pour Ulysse, l'avait
enveloppé d'un nuage céleste (01). — Le héros, en s'avançant, admire le
port rempli de navires égaux, la place publique où s'assemblent les
chefs du peuple, les longues et hautes murailles garnies de gigantesques
pieux : spectacle admirable à voir. Lorsqu'ils sont arrivés tous deux
devant le magnifique palais du roi, la déesse aux yeux d'azur dit à
Ulysse :
48
« Voilà, vénérable étranger, la demeure que tu m'as ordonné de
t'indiquer. Tu trouveras dans ce palais les princes chéris de Jupiter
rassemblés pour le festin. Entré donc sans crainte dans cette maison.
L'homme intrépide réussit mieux en toute entreprise, lors même qu'il
arrive d'un pays éloigné. D'abord, tu t'adresseras à la reine : son nom
est Arété (02), et elle descend des mêmes ancêtres qui donnèrent le jour
au roi Alcinoüs. Nausithoüs naquit du redoutable Neptune et de Péribée,
la plus belle des femmes et la plus jeune d'entre les filles du
magnanime Eurymédon qui régna jadis sur les géants orgueilleux ; ce
héros anéantit pour jamais ce peuple criminel, et lui-même il trouva la
mort au milieu des combats. Neptune s'unit donc à Péribée ; il eut avec
elle le courageux Nausithoüs, roi des Phéaciens et père d'Alcinoüs et de
Rhexenor. Ce dernier héros récemment uni n'eut point de fils : il mourut
frappé dans son palais par les flèches d'Apollon, le dieu à l'arc
d'argent. Rhexenor ne laissa qu'une seule fille, Arété, qu'Alcinoüs
choisit pour épouse, et qu'il honore maintenant comme nulle autre femme
n'est honorée sur la terre, même parmi toutes celles qui, soumises à
leur époux, gouvernent avec sagesse leurs somptueuses demeures. Ainsi la
noble Arété est chérie par ses enfants, par le roi Alcinoüs lui-même, et
par tous les Phéaciens qui la contemplent comme une déesse et lui
adressent de nombreuses bénédictions toutes les fois qu'elle se promène
par la ville. Jamais son esprit n'a manqué de prudence ; et par de sages
pensées elle termine les querelles qui s'élèvent parmi les hommes. Si
cette reine a pour toi quelque bienveillance, tu reverras bientôt tes
amis et ta terre natale. »
78 Telles sont les paroles que prononce Minerve aux yeux d'azur ; puis en
s'élançant sur la mer stérile elle quitte la riante Schérie. La déesse
traverse les plaines de Marathon, la ville aux larges rues des
Athéniens, et elle se rend dans la superbe demeure d'Érechthée. — Ulysse
s'avance vers le riche palais d'Alcinoüs, le cœur agité de mille
pensées, et il s'arrête avant de franchir le seuil d'airain. — La haute
demeure du magnanime Alcinoüs brille ainsi que la splendide clarté de la
lune et l'éclatante lumière du soleil. Les murailles sont de toutes
parts revêtues d'airain, depuis l'entrée du palais jusqu'au fond des
appartements ; tout autour des murailles règne une corniche azurée.
L'intérieur de cette demeure inébranlable est fermé par des portes d'or
; les montants d'argent reposent sur le seuil d'airain, et le linteau
des portes est aussi en argent et l'anneau est en or. Aux extrémités des
portes on aperçoit des chiens d'or et d'argent qu'avait forgés Vulcain
avec un art merveilleux pour garder la demeure du magnanime Alcinoüs ;
ces chiens sont immortels et pour toujours exempts de vieillesse (03).
Dans l'intérieur du palais, depuis le seuil jusqu'à l'extrémité des
vastes salles se trouvent des sièges rangés le long des murailles ; ces
sièges sont recouverts de tissus finement travaillés par des mains de
femmes : là s'asseyent les chefs des Phéaciens pour goûter les douceurs
du repas, car ils ont chaque jour de nouvelles fêtes. Sur de magnifiques
piédestaux s'élèvent des statues en or représentant des hommes encore
jeunes tenant entre leurs mains des flambeaux allumés servant à éclairer
pendant la nuit la salle des convives. Cinquante femmes esclaves servent
dans ce palais ; les unes broient sous la meule le jaune froment ; les
autres tissent la laine ou filent la toile, et les mains de ces femmes
sont aussi mobiles que les feuilles d'un haut peuplier agité par le vent
: une huile éclatante semble couler de ces magnifiques étoffes tissées
avec tant d'habileté. Autant les Phéaciens surpassent tous les hommes
dans l'art de diriger les rapides navires sur la mer ténébreuse, autant
les Phéaciennes l'emportent sur les autres femmes et par leur adresse et
par l'excellence de leurs tissus ; car Minerve leur accorda la faveur de
produire des ouvrages merveilleux et d'avoir de sages pensées. — En
dehors de la cour et tout près des portes se trouve un jardin de quatre
arpents, fermé par une enceinte. Là croissent des arbres élevés et
verdoyants, des poiriers, des grenadiers, des pommiers, des figuiers et
des oliviers toujours verts ; ces arbres sont chargés de fruits toute
l'année, et ils en portent pendant l'hiver comme pendant l'été : le
souffle du zéphyr fait tantôt naître les uns et tantôt mûrir les autres.
La poire vieillit auprès de la poire, la pomme auprès de la pomme, le
raisin auprès du raisin et la figue auprès de la figue. — Là est aussi
plantée une vigne dont les grappes sèchent aux rayons du soleil, dans
une plaine unie et découverte ; d'autres sont cueillies par le
laboureur, ou pressées dans la cuve, et a quelque distance on aperçoit
encore de jeunes grappes : les unes sont en fleur, et les autres
commencent à noircir. — A l'extrémité du jardin, des espaces réguliers
sont remplis de diverses plantes potagères qui fleurissent constamment.
En ces lieux coulent deux fontaines ; la première répand son onde
limpide à travers le jardin ; la seconde serpente à l'entrée de la cour,
près du palais élevé : c'est là que les Phéaciens viennent puiser l'eau.
— Tels sont les présents splendides dont les dieux embellirent la
demeure d'Alcinoüs.
133 A cette vue le divin Ulysse s'arrête étonné. Le héros, après avoir
admiré toutes ces merveilles, franchit rapidement le seuil et pénètre
dans l'intérieur du palais il trouve les princes et les chefs des
Phéaciens offrant, avec leurs coupes, des libations à Mercure : c'est en
l'honneur de ce dieu que l'on fait les derniers sacrifices quand ou
songe au sommeil. L'intrépide Ulysse, toujours enveloppé par l'épais
nuage, traverse la demeure et arrive auprès d'Alcinoüs et de la belle
Arété. Il entoure de ses bras les genoux de la reine, et soudain le
céleste nuage se dissipe. Tous les Phéaciens restent muets en apercevant
cet étranger, et ils le contemplent avec admiration. Alors Ulysse fait
entendre ces paroles suppliantes :
146 «Arété, fille du divin Rhexenor, écoute-moi. Après avoir beaucoup
souffert, je viens me jeter à tes pieds et implorer ton époux et ses
convives. Puissent les dieux vous accorder à tous des jours heureux !
Puisse aussi chacun de vous laisser à ses enfants les richesses de son
palais et les honneurs qu'il reçut du peuple ! Mais, faites que je
quitte cette île, et que je retourne bientôt dans ma patrie ; car,
depuis longtemps, je supporte, loin de mes amis, d'amères douleurs ! »
153 En achevant ces mots, le héros va s'asseoir près du feu, sur la cendre
du foyer(04), et tous les assistants gardent un profond silence. Tout à
coup se lève le vieux guerrier Échénus, le plus âgé des Phéaciens,
Échénus qui brillait par ses paroles et par sa connaissance des temps
passés ; ce héros, plein de bienveillance, s'exprime en ces termes :
159 «Non, sans doute, Alcinoüs, il n'est point généreux ni convenable de
laisser un étranger assis sur la cendre du foyer. Tu le vois, tous les
convives se taisent et attendent tes ordres. Ordonne donc qu'il se lève
; fais-le asseoir sur un siège magnifique orné de clous d'argent, et
commande à tes hérauts de verser le vin, afin que nous offrions des
libations au dieu qui lance la foudre, à Jupiter qui toujours accompagne
les suppliants placés sous la protection divine. Que ta vénérable
intendante serve à cet étranger les mets qui sont renfermés dans ton
palais. »
167 Alcinoüs, après avoir entendu ces paroles (05), présente la main au
prudent et ingénieux Ulysse, le relève et le fait asseoir sur un siège
brillant, sur celui que venait de quitter son fils bien-aimé, le brave
Laodamas assis à ses côtés. Alors une esclave, portant une belle
aiguière d'or, verse l'eau qu'elle contient dans un bassin d'argent pour
qu'Ulysse baigne ses mains vigoureuses ; puis elle place devant
l'étranger une table lisse et polie ; une vénérable intendante y dépose
le pain et les nombreux aliments qu'elle offre ensuite avec largesse.
Tandis que le divin Ulysse boit et mange selon ses désirs, le puissant
Alcinoüs dit à l'un de ses hérauts :
179 « Pontonoüs , mêle le vin dans le cratère, et présente des coupes
pleines à tous les convives, afin que nous offrions des libations à
Jupiter qui toujours accompagne les suppliants placés sous la protection
divine. »
182 Il dit. Pontonoüs mêle le doux nectar dans le cratère ; puis il verse le
vin dans des coupes qu'il porte à ses lèvres, et qu'il distribue ensuite
à tous les convives.
Quand ceux-ci ont bu et fait les libations, Alcinoüs se lève et prononce
ce discours :
186 « Princes et chefs des Phéaciens, écoutez moi, pour que je vous dise
tout ce que mon âme m'inspire. — Maintenant que le repas est terminé,
retirez-vous dans vos demeures pour y goûter le repos. Demain nous
rassemblerons en plus grand nombre les anciens du peuple ; nous
traiterons somptueusement notre hôte ; nous offrirons aux dieux de
pompeux sacrifices, et nous nous occuperons du départ de cet étranger.
Je désire que, sans tourments et sans peines, il arrive promptement et
joyeusement, sous notre conduite, dans sa chère patrie, fût-elle même
très éloignée de cette île. Veillons à ce que dans son trajet il
n'éprouve aucun malheur avant d'avoir atteint sa terre natale. Il subira
là le sort que lui filèrent les impitoyables Parques lorsque sa mère le
mit au jour ; mais si ce voyageur est un immortel descendu de l'Olympe,
les dieux méditeront alors d'autres desseins. Jusqu'à présent les
divinités se sont manifestées à nous lorsque nous leur avons offert
d'illustres hécatombes ; elles-mêmes ont pris part à nos festins en se
tenant assises au milieu de nous. Si jamais un Phéacien voyageant
solitairement vient à rencontrer des immortels, ils ne se dérobent pas à
lui car par notre origine nous nous rapprochons autant des dieux que les
cyclopes et la race farouche des géants.(06) »
Le prudent Ulysse lui répond :
208 « Alcinoüs, écarte de pareilles pensées de ton esprit. Non, je ne suis
point, ni par ma taille, ni par mes traits, semblable aux dieux qui
habitent les vastes régions célestes ; mais je ressemblé aux faibles
mortels, et je puis m'égaler à l'homme qui a le plus souffert. Je
pourrais même te raconter les plus grandes infortunes si je te disais
tout ce que j'ai enduré sur la terre et sur l'onde par la volonté des
immortels ; mais permets que malgré ma tristesse j'achève mon repas :
rien n'est plus horrible en effet que la faim, qui revient
impérieusement et sans cesse dans la mémoire des hommes, de ceux qui
sont affligés et souffrent les plus grandes douleurs. Ainsi, moi je suis
dévoré par les chagrins, et cependant la faim me commande de manger et
de boire ; elle me fait oublier tous les maux que j'ai soufferts, et
elle ne demande qu'à être satisfaite.— Demain, au lever de l'aurore,
hâte-toi, puissant Alcinoüs, de ramener dans sa patrie un infortuné qui
a supporté tant de malheurs ! Que la vie m'abandonne ensuite lorsque
j'aurai revu ma terre natale, mes serviteurs et mon superbe palais. »
226 Il s'arrête, et les Phéaciens l'applaudissent. Tous ces héros veulent
qu'on ramène dans sa patrie qui vient de parler avec tant de sagesse.
Quand les convives ont achevé les libations et bu selon leurs désirs,
ils retournent dans leurs demeures pour y goûter le repos. Le divin
Ulysse reste dans le palais ; et près de lui sont assis la reine Arété
et le puissant Alcinous semblable à un dieu. Aussitôt les esclaves
enlèvent les apprêts du festin. Alors Arété aux blanches épaules, ayant
reconnu le manteau, la tunique et les riches vêtements qu'elle-même
avait tissés avec ses femmes, adresse au voyageur ces rapides paroles :
237 « Étranger, qui es-tu ? Quels sont les peuples que tu viens de quitter ?
Qui t'a donné ces riches vêtements ? N'as-tu pas dit qu'après avoir erré
longtemps sur la mer, tu fus jeté par les tempêtes sur ce rivage ? »
Le prudent Ulysse lui répond en disant :
241. « Ô reine, il me serait difficile de te raconter toutes mes infortunes ;
car les immortels m'ont sans cesse accablé de maux : cependant je vais
te répondre. — Au loin dans la mer s'élève l'île d'Ogygie qu'habité la
fille d'Atlas, l'artificieuse Calypso, puissante déesse à la belle
chevelure, que fuient et les hommes et les dieux. Une divinité me
conduisit seul dans sa demeure pour être son hôte infortuné, lorsque
Jupiter eu lançant du haut des cieux sa foudre éclatante eut brisé mon
navire, au sein de la mer ténébreuse. Tous mes braves compagnons
perdirent la vie ; mais moi, saisissant entre mes bras la carène de mon
vaisseau ballotté par les vagues, je fus pendant neuf jours porté sur
les ondes. Le dixième jour, par une nuit obscure, les dieux me
poussèrent vers les rivages de l'île d'Ogygie habitée par Calypso à
l'ondoyante chevelure. La déesse m'accueillit avec empressement ; elle
me combla de caresses, prit soin de mes jours, et me dit qu'elle me
rendrait immortel en m'affranchissant à jamais de la vieillesse ; mais
elle ne put fléchir mon cœur. Je demeurai sept années entières dans
cette île, arrosant de mes larmes les vêtements sacrés que m'avait
donnés la divine Calypso. Lorsque dans le cours du temps la huitième
année fut arrivée, la déesse m'ordonna de tout préparer pour mon départ.
Soit que Jupiter eût donné cet ordre, soit qu'elle-même eût changé de
pensée, elle me renvoya sur un frêle radeau garni de liens ; elle me fit
de nombreux présents, me donna du pain et du vin délicieux, me revêtit
de magnifiques vêtements ; puis elle fit souffler un vent doux et
propice. Pendant dix-sept jours je voguai sur la mer ; et le
dix-huitième les montagnes ombragées d'arbres de votre pays
m'apparurent. A cette vue je fus transporté de joie ; mais j'avais
encore à souffrir de nouveaux malheurs ! Neptune, en déchaînant les
vents, me ferma le chemin et bouleversa la mer ; la fureur des vagues ne
me permit point de rester sur mon radeau ; et bientôt, malgré mes
gémissements, il fut brisé par la tempête. Alors nageant avec effort, je
fendis les ondes jusqu'au moment où les vents et les flots me poussèrent
contre ces rivages.
278 J'allais toucher à la terre quand une vague me jeta
contre un immense rocher, dans un lieu stérile, et là j'aurais été
impitoyablement
englouti si, me retournant aussitôt, je n'eusse nagé jusqu'aux rives de
cette île. Une plage favorable s'offrit à mes yeux, une plage unie, sans
rochers et à l'abri des vents. Je gravis cette côte, et bientôt je
tombai sur le sable privé de mouvement et de forces. La nuit divine
descendit sur la terre, et moi, m'éloignant du fleuve formé par les eaux
du ciel, je me couchai sous des arbustes ; je me couvris de feuilles
sèches, et un dieu me plongea dans le plus profond sommeil. Là, quoique
affligé de chagrins, je dormis toute la nuit sous ces feuilles et le
lendemain même jusqu'au milieu du jour. Le soleil était près de terminer
sa course quand le doux sommeil m'abandonna. C'est alors que j'aperçus
les suivantes de ta fille jouant sur le rivage : Nausica, au milieu
d'elles, paraissait semblable à une divinité. J'implorai son secours, et
elle me répondit avec cet esprit de sagesse qu'on n'espère jamais
rencontrer dans un âge aussi tendre ; car les jeunes gens manquent
toujours de prudence. Ta fille m'offrit du pain en abondance, du vin aux
sombres couleurs ; et, m'ayant fait baigner dans les eaux du fleuve,
elle me donna de riches vêtements. — Maintenant, ô reine, je viens,
malgré mon affliction, te raconter tout avec sincérité. »
Alors Alcinoüs dit à Ulysse :
299. « Étranger, ma fille a encore négligé un devoir important,
puisqu'elle-même ne t'a point conduit dans mon palais ; cependant c'est
elle que tu as imploré la première. »
Le prudent Ulysse réplique à ces paroles en disant :
302. « Vaillant héros, ne blâme point en ma présence ta fille irréprochable ;
elle m'a ordonné de la suivre avec ses femmes; mais par respect je ne
l'ai point voulu, craignant qu'à cette vue ta colère ne s'enflammât :
car nous sommes tous soupçonneux, nous faibles habitants de cette terre.
»
Le puissant Alcinoüs lui répond :
309 « Ma poitrine ne renferme pas un cœur qui s'irrite sans motif. Cependant
je sais que l'honnêteté et la décence sont préférables à tout (07). Que
Jupiter, Minerve et Apollon m'accordent la faveur qu'un homme tel que
toi, et pensant comme je pense moi-même, épouse ma fille et reste en ces
lieux ! — Étranger, je te donnerais un palais et de grandes richesses si
seulement tu consentais à habiter cette demeure. Mais aucun Phéacien ne
te retiendra malgré ton désir : une semblable pensée serait odieuse.
Demain j'ordonnerai tout pour ton départ ; jusqu'à ce moment goûte en
paix les douceurs du sommeil (08). Quelle que soit la terre où tu désires
arriver, demain les Phéaciens sillonneront la mer tranquille pour te
conduire dans ta patrie, fût-elle même au delà de l'Eubée (09). Ce pays
est bien loin de nous, disent les Phéaciens qui l'ont visité lorsqu'ils
se rendirent avec le blond Rhadamanthe(10) ; auprès de Tityus, fils de
la Terre ; les compagnons de Rhadamanthe firent sans fatigue ce trajet
en un jour ; puis ils revinrent dans leurs demeures. Étranger, tu
jugeras toi-même de l'excellence de nos vaisseaux et de l'adresse de nos
jeunes nautoniers habiles à frapper la mer avec la rame. »
A ces mots le divin Ulysse, transporté de joie, s'écrie en implorant les
dieux :
331 « Puisses-tu accomplir tout ce que tu viens de prononcer ! Alcinoüs, tu
obtiendras alors sur la terre une gloire immortelle, et moi je pourrai
revoir enfin le sol chéri de ma patrie ! »
334 C'est ainsi qu'Ulysse et Alcinoüs discouraient ensemble. — Pendant ce
temps, Arété aux bras blancs ordonne à ses femmes de dresser sous le
portique un lit magnifique, d'y étendre de belles couvertures de
pourpre, et d'y placer des tapis et des tissus fins et délicats ; les
femmes sortent aussitôt en portant des flambeaux éclatants. Lorsque les
suivantes ont préparé cette couche moelleuse, elles se tiennent devant
Ulysse et lui adressent ces paroles :
342 « Étranger, venez dormir, votre couche est prête. »
Elles disent ; et le héros est joyeux de pouvoir enfin reposer ses
membres fatigués. Le divin Ulysse s'endort dans le lit superbe placé
sous le portique sonore. Alcinoüs se retire dans les appartements les
plus reculés de son palais ; il se couche, et la reine son épouse repose
auprès de lui.
Notes, explications et commentaires
(01) Le texte porte : ἀχλὺν θεσπεσίην κατέχευε (vers 41/42), que nous
avons traduit par : enveloppé d'un nuage céleste. Buttmann (Lexil., 167)
dit que θεσπέσιος provient de θεσς (Dieu) et de εἱπεῖν (dire), mais que
la signification de ce dernier mot est perdue clans le composé, et que
θεσπέσιος, étant maintenant synonyme de θεῖσς, n'est employé que pour
exprimer tout phénomène grandiose émanant soit de l'homme, soit de la
nature. Tout en reconnaissant la justesse de cette dernière
observation, nous aimons cependant mieux faire dériver ce mot de θεσς
(Dieu), et de πεσεῖν (tomber), et traduire ce passage par nuage céleste,
ou nuage venant du ciel ou des dieux.
(02) Homère dit : Ἀρήτη δ᾽ ὄνομ᾽ ἐστὶν ἐπώνυμον (vers 54) (on lui a donné
le nom d'Arété). Le mot ἐπώνυμος, signifiant ajouté au nom, surnom, les
auteurs du Dictionnaire des Homérides font remarquer à ce sujet qu'il
faut lire le passage que nous venons de citer : « Arété est son nom, et
ce nom a la justesse d'un surnom ; c'est-à-dire, elle est bien nommée
Arété, parce que αρήτη signifie la désirée. »
(03) Ces chiens étaient si bien travaillés, dit l'auteur des notes de la
traduction de Voss, qu'ils semblaient vivre. En effet, dans la poésie,
ces images vivent réellement, parce qu'un dieu les a formées et les a
animées de son esprit vivifiant.
(04) Pope, dans sa traduction anglaise de l’Odyssée, rend ce passage en
ces termes : And humbled in the ashes look his place ; et il ajoute
ensuite en note que, chez les anciens Grecs, les suppliants avaient
l'habitude de s'asseoir sur les cendres, parce que les foyers étaient
sous la protection de Vesta.
(05) Le texte grec porte : αὐτὰρ ἐπεὶ τό γ᾽ ἄκουσ᾽ ἱερὸν μένος Ἀλκινόοιο,
(vers 167) (dès que la sainte puissance d'Alcinoüs eut entendu). Cette
forme se rencontre fréquemment dans Homère : la sainte puissance est
souvent employée comme ici pour exprimer le héros lui-même.
(06) Homère dit : ἐπεί σφισιν ἐγγύθεν εἰμέν (vers 205) (parce que nous
sommes prés d'eux) Ce passage étant très-obscur et ayant été rendu de
diverses manières par les traducteurs français, latins, allemands et
anglais, nous l'avons rendu ainsi par notre origine, nous nous
rapprochant, etc...; car on ignore à quoi se rapporte le mot ἐγγύθεν.
(07) Knight termine ici le discours d'Alcinoüs, et supprime en outre la
réponse d'Ulysse, ce qui comprend un retranchement de vingt-trois vers.
« De tous les passages interpolés, dit-il, celui-ci est le plus absurde.
Il répugne également au sens commun, à l'ensemble des faits et aux mœurs
de ce siècle, qu'un roi consente à marier sa fille à un étranger, à un
malheureux voyageur dont il ignore même le nom. Pourtant ce n'est pas
seulement par ce motif que j'ai dû rejeter ce vers ; mais la première de
οῖος, comme brève (vers 312), et l'expression ἔς· τῆμος (vers 318), qui
ne se trouve nulle part, montrent assez la main maladroite de cette
interpolation. » Dugas-Montbel, à ce sujet, fait observer fort
judicieusement que Knight aurait pu ajouter qu'au vers 324 il est parlé
de Tityus, fils de la Terre, et que jamais la terre n'est personnifiée
dans Homère.
(08) Pour le sens de ce passage obscur, nous avons suivi les traductions
de Pope et de Dugas-Montbel.
(09) L'Eubée (Εὔβοια ἡ) était une île de la mer Égée, séparée de la
Béotie par l'Euripe ; l'Eubée s'appelle aujourd'hui Négrepont. Les
auteurs du Dictionnaire des Homérides nous apprennent que les habitants
de l'Eubée sont appelés Abantes par Homère, et que selon les
mythographes cette île tenait son nom d'Eubée, fille d'Asopus, ou plus
exactement de ses excellents pâturages pour les bœufs.
(10) Un traducteur dit, au sujet de Rhadamanthe, fils de Jupiter et
d'Europe : « Il habitait les Champs-Elysées en Espagne, sur les bords de
l'Océan. Alcinoüs, observe-t-on, veut faire entendre que son île est
près de cet heureux séjour ; et, pour le persuader, il dit que
Rhadamanthe se servit des vaisseaux phéaciens, à cause de leur grande
légèreté. Il semble que ce trait, ainsi que plusieurs autres, devrait
faire marquer une autre place à l'île des Phéaciens. Rhadamanthe était
un prince très-juste, et Tityus un cruel tyran. Rhadamanthe l'alla voir,
dit-on, pour le ramener à la raison. On voit qu'Homère, pour marquer la
vitesse des vaisseaux phéaciens, épuise tout ce que la poésie a de plus
hyperbolique. D'après la place qu'on assigne à la Phéacie, il était
impossible que ce voyage se fit en un jour. Alcinoüs, comme bien
d'autres personnages introduits par Homère, aimait à se vanter ; on le
voit en plusieurs occasions semblables ; c'est ce qui peut disculper ici
Homère de l'imputation d'une erreur géographique où il semble être
tombé. (Bitaubé, Remarques sur le chant VII de l'Odyssée). |