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Homère

Odyssée

 

 

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LIVRE XVΙΙΙ

texte grec

 

chant 17    chant 19

 

 

 

Livre XVIII


COMBAT D'ULYSSE ET D'IRUS.

 

 

n ce moment arrive un mendiant connu de tout le peuple d'Ithaque, et qui était devenu fameux par sa voracité : il mangeait et buvait sans cesse. Quoiqu'il fût de haute taille, il n'avait aucune force, aucune vigueur ; il s'appelait Arnée : sa mère lui donna ce nom lorsqu'il vint au monde ; mais tous les jeunes gens le nommaient Irus, parce qu'il portait leurs messages. Irus, à son arrivée, veut chasser Ulysse du palais ; il l'accable d'outrages et lui dit :

« Fuis de ce portique, misérable vieillard, si tu ne veux pas que je te jette dehors en te traînant par les pieds ! Ne t'aperçois-tu pas que tous les prétendants me font signe de te chasser ? Cependant, j'hésite encore. Retire-toi donc, ou nous allons en venir aux mains. »

L'intrépide Ulysse, lui jetant un regard courroucé, lui répond :

[15] « Misérable, je ne t'ai jamais fait ni dit aucune injure, et maintenant je ne suis même pas jaloux des présents nombreux que l'on te fait. Comme ce seuil est assez grand pour nous deux, n'envie point le bien des autres ; car tu n'es qu'un mendiant comme moi. — La richesse vient des dieux. — Ne me provoque pas au combat, ne m'irrite point davantage, si tu ne veux pas que j'ensanglante et ta bouche et ta poitrine ! Je serais bien sûr alors de goûter le repos en ces lieux ; car je pense que tu ne voudrais plus revenir dans le palais d'Ulysse, fils de Laërte. »

Irus, tout courroucé des paroles du héros, s'écrie :

[26] « Grands dieux ! avec quelle volubilité parle ce glouton ! On dirait d'une vieille femme qui n'a jamais quitté son foyer (1)! — Si je voulais me venger, je le frapperais de mes deux mains, je lui ferais sortir toutes les dents de la mâchoire comme à un sanglier qui ravage les moissons ! — Maintenant prends ta ceinture et que ces héros soient témoins de notre lutte. Mais oseras-tu te battre avec un homme plus jeune que toi ? »

C'est ainsi que devant les portes élevées et sur le seuil brillant du palais ils se disputent avec aigreur. Le puissant Antinoüs se met à sourire et dit aux prétendants :

[36] « O mes amis ! jamais on n'a vu un spectacle semblable à celui qu'une divinité nous montre en ce moment ! Irus et le mendiant se prennent de querelle et veulent en venir aux mains. Allons, excitons-les davantage. »

Il dit ; tous se lèvent en riant et se rangent autour des deux mendiants. Alors, Antinoüs, fils d'Eupithée, prend la parole et dit :

[43] « Illustres prétendants, écoutez-moi. Vous voyez bien sur les flammes ces viandes que nous avons préparées pour notre repas du soir en les remplissant de graisse et de sang : eh bien ! celui des deux mendiants qui remportera la victoire choisira lui-même la part qu'il désire ; il assistera désormais à nos festins, et nous ne permettrons à aucun étranger de venir mendier ici. »

Ces paroles plaisent aux prétendants. Mais le prudent Ulysse, imaginant une nouvelle ruse, leur tient ce discours :

[52] « Il n'est pas juste qu'un vieillard, brisé par l'âge et par les malheurs, lutte avec un homme jeune et vigoureux. Cependant, la faim cruelle me force à recevoir encore de nouveaux coups ! Faites-moi serment qu'aucun de vous, par amour pour Irus, ne me frappera de sa main pesante et ne m'accablera de coups en se joignant à ce mendiant. »

Tous promettent aussitôt ce que leur demande Ulysse. Quand ils ont juré, le jeune Télémaque se lève et dit à son père:

[61] « Étranger, si tu veux chasser cet homme, ne crains pas les prétendants ; car celui qui te frapperait aurait à lutter avec un grand nombre d'Achéens. Je suis le protecteur des étrangers, et Antinoüs ainsi qu'Eurymaque, tous deux pleins de prudence, ont les mêmes sentiments que moi. »

Il dit, et tous les prétendants applaudissent. — Ulysse se forme aussitôt une ceinture avec ses haillons ; il laisse voir ses belles cuisses, fortes et nerveuses, ses larges épaules, sa poitrine et ses bras vigoureux. Minerve accourt auprès de ce héros et rehausse encore la beauté de ses membres. Tous les prétendants sont alors frappés d'admiration, et ils se disent :

[73] « Irus, notre messager, ne le sera bientôt plus (2) : car ce vieillard nous montre sous ses sales haillons des membres vigoureux et forts. »

Tels sont leurs discours. — L'âme d'Irus est violemment agitée.

Des esclaves entourent d'une ceinture le corps de ce mendiant, et ses membres frissonnent. Antinoüs l'accable d'injures et lui dit :

[79] « Vil fanfaron, tu n'aurais jamais dû vivre, ni même voir la lumière, puisque tu trembles de crainte et que tu redoutes ce vieillard brisé par l'âge et par les malheurs ! Je te le déclare, et mes paroles s'accompliront : si cet étranger est ton vainqueur, je te jetterai dans un sombre navire et je t'enverrai au roi Échétus, le fléau des hommes, qui te coupera le nez et les oreilles, t'arrachera les signes de la virilité et les donnera tout palpitants aux chiens pour être leur pâture ! »

A cette menace, une grande frayeur agite les membres d'Irus. — On conduit le mendiant au milieu de l'assemblée, et les deux combattants lèvent leurs bras. — Le divin Ulysse se demande s'il frappera mortellement son adversaire, ou s'il ne fera seulement que l'étendre à ses pieds : il lui semble plus sage de ne lui porter que de faibles coups, afin de n'être pas reconnu des Achéens. — Irus, le premier, lance un coup de poing et atteint Ulysse à l'épaule droite ; mais celui-ci le frappe à son tour derrière l'oreille et lui brise les os du cou : soudain un sang noir jaillit de la bouche d'Irus. Le mendiant tombe en mugissant dans la poussière ; ses dents s'entre-choquent et ses pieds s'agitent convulsivement sur la terre. Alors, tous les prétendants, les mains élevées, partent d'un grand éclat de rire. Ulysse prend Irus par les pieds et l'entraîne hors du palais ; il le place contre le mur de la cour, tout près des portes, lui remet un bâton, et lui dit :

[105] « Reste là pour écarter les chiens et les porcs, et ne prétends plus être le roi des étrangers et des pauvres, toi qui n'es qu'un misérable mendiant, si tu ne veux pas qu'il t'arrive encore de plus grands malheurs. »

En disant ces mots, il jette sur ses épaules sa hideuse besace trouée en maints endroits et vient se rasseoir sur le seuil. Les prétendants, en le voyant, se mettent à rire et le félicitent par ces paroles :

[111] « Étranger, que Jupiter et les dieux immortels t'accordent tout ce que ton cœur désire, puisque tu as délivré la ville de cet insatiable mendiant ! Bientôt nous l'enverrons au roi Échétus, le fléau des hommes.

 

 Ainsi parlent les prétendants. — Le divin Ulysse se réjouit de cet heureux présage. — Antinoüs apporte au fils de Laërte l'énorme ventre d'une chèvre, tout rempli de graisse et de sang ; Amphinome, lui donne deux pains qu'il prend dans une corbeille, puis, le saluant avec sa coupe d'or, il lui dit :

[122] « Sois heureux, vénérable étranger, et que la prospérité embellisse tes derniers jours ! car maintenant je vois que tu es accablé de maux sans nombre. »

L'ingénieux Ulysse lui répond aussitôt :

[125] « Amphinome, vous êtes un homme prudent et un fils digne de votre glorieux père. J'ai appris que Nisus fut toujours, dans Dulichium, un prince brave, généreux et opulent : c'est lui, dit-on, qui vous donna le jour, et vous êtes en tout semblable à ce héros bienveillant. Prêtez-moi donc encore une oreille attentive. De tous les êtres que nourrit la terre, de tous ceux qui rampent à sa surface ou respirent sous la voûte des cieux, il n'en est point de plus faible que l'homme : tant que les dieux lui donnent le bonheur, la force et la santé, il dit que le mal ne l'atteindra jamais ; mais, lorsque les habitants de l'Olympe l'accablent d'infortunes, c'est alors que malgré lui il se résigne à les supporter. Tel est le cœur des humains : il change comme les jours que nous envoie Jupiter, le père des hommes et des dieux. Ainsi, moi, je devais être heureux parmi les mortels ; mais, entraîné par ma force, par mon ardeur, et plein de confiance dans mon père et dans mes frères puissants, je fis des choses injustes. Que l'homme ne commette donc jamais aucun crime ; qu'il apprenne, par mon exemple, à jouir en silence des bienfaits des dieux. Pourtant, je vois ici des princes qui dévorent des richesses immenses et outragent l'épouse d'un homme qui ne sera sans doute pas longtemps éloigné de ses amis : peut-être même est-il déjà près d'Ithaque. — Amphinome, puissent les dieux vous ramener heureusement dans vos demeures, afin que vous ne rencontriez point ce héros quand il reviendra dans sa chère patrie ! Ce n'est point sans répandre des flots de sang que lui et tous les prétendants se sépareront ! »

Ulysse, après avoir fait les libations, boit un vin délicieux et remet la coupe à Amphinome, chef des peuples. Celui-ci, le cœur rempli de tristesse, traverse la salle en secouant la tête : — il pressentait déjà sa perte ; mais il ne put échapper à la mort, car Minerve l'enchaîna pour qu'il pérît frappé par la lance de Télémaque. — Amphinome revient et s'assied sur le siège qu'il venait de quitter.

En ce moment, Minerve aux yeux d'azur inspire à Pénélope, fille d'Icare, la pensée de se montrer aux prétendants pour exciter encore leurs désirs (3) et aussi pour acquérir l'estime de son époux et de son fils. Pénélope, feignant de sourire, dit à l'une de ses suivantes :

[164] « Eurynome, je désire aujourd'hui, pour la première fois, me montrer aux prétendants, quoiqu'ils me soient tous odieux. Je veux dire à mon fils que pour son propre salut il devrait fuir ces princes, qui, tout en parlant bien, méditent des actions odieuses. »

Eurynome, l'intendante du palais, lui répond en disant :

[170] « Ma fille, vos paroles sont remplies de sagesse. Allez vers votre fils et ne lui cachez rien, mais baignez-vous d'abord et parfumez d'essence votre beau visage ; ne montrez point vos joues baignées de larmes : car il ne faut pas toujours pleurer. Votre fils est arrivé maintenant à cet âge que vous demandiez pour lui aux immortels afin de voir le duvet de la jeunesse ombrager son menton. »

La prudente Pénélope réplique en ces termes :

[178] « Eurynome, malgré ton zèle, n'exige point que je me baigne et que je me parfume d'essences. Les dieux, habitants de l'Olympe, m'ont ravi la beauté depuis que mon époux est parti pour Ilion. — Amène en ces lieux Hippodamie et Autonoé, qui m'accompagneront dans les salles du palais : la pudeur me défend de me montrer seule au milieu de tous ces hommes. »

Elle dit. La vénérable intendante sort aussitôt des appartements pour annoncer aux femmes de se rendre auprès de Pénélope.

Alors Minerve conçoit un autre dessein ; elle répand un doux sommeil sur les yeux de la fille d'Icare, qui s'endort, et ses membres fatigués reposent sur sa couche moelleuse. Pendant son sommeil Pallas lui fait des présents immortels pour que tous les Achéens admirent Pénélope à son réveil. D'abord la déesse répand sur le visage de la reine cette beauté céleste dont se pare Cythérée lorsque, le front ceint d'une belle couronne, elle conduit l'aimable chœur des Grâces (4); puis elle donne à la taille de Pénélope plus de grandeur, de souplesse, de majesté ; elle rend sa peau plus blanche que l'ivoire qu'on vient de polir, et Minerve s'éloigne.

Bientôt les deux femmes entrent bruyamment dans les salles; Pénélope se réveille, elle porte les mains à son visage et s'écrie :

 [201] « Hélas ! le doux sommeil m'a saisie, moi la plus infortunée des mortelles ! Puisse la chaste Diane m'envoyer aujourd'hui même une mort aussi douce, afin que je ne verse plus de larmes en regrettant un époux riche de toutes les vertus (5) et le plus illustre d'entre les Achéens ! »

En parlant ainsi Pénélope, suivie de ses femmes, quitte ses


 

 

 

 appartements splendides et arrive bientôt dans la salle des jeunes princes ; elle s'arrête sur le seuil de la porte : un léger voile couvre son visage, et ses femmes se tiennent à ses côtés. Soudain les prétendants sentent fléchir leurs genoux, et leur âme est captivée par l'amour : ils désirent tous de partager la couche de la reine. Alors Pénélope dit à son fils chéri :

[215] « Télémaque, tu n'as donc plus dans ton cœur ni pensées ni sentiments ! Lorsque tu n'étais encore qu'un enfant tu montrais cependant plus de prudence. Maintenant que tu es grand, que tu as atteint l'âge heureux de l'adolescence, et que tout étranger en voyant ta taille et ta beauté te croit issu d'un noble sang, maintenant, dis-je, tu n'as plus dans ton cœur ni pensées, ni sentiments, ni justice. Ah ! tu viens de commettre un grand crime en souffrant qu'un hôte ait été indignement outragé dans ce palais ! Tu ne sais donc pas que si l'étranger qui repose tranquillement dans notre demeure y éprouve un traitement odieux, la honte et l'opprobre en rejailliront sur toi ? »

Le prudent Télémaque lui répond aussitôt :

[227] « O ma mère, je ne blâme point ton courroux ; car maintenant j'ai assez d'intelligence pour connaître et le bien et le mal. Autrefois, il est vrai, je n'étais qu'un enfant ; cependant je ne puis concevoir des desseins toujours remplis de prudence. Je suis comme étourdi par ces jeunes princes, qui, sans cesse à mes côtés, méditent des actions odieuses, et je n'ai personne pour me secourir. — La lutte entre Irus et l'étranger n'a point eu lieu d'après les conseils des prétendants, et le vénérable étranger a vaincu le mendiant Irus. (6) — Jupiter, Mercure et Apollon, faites que les prétendants courbent la tête dans ce palais, et soient privés de vigueur comme est maintenant Irus assis devant la porte et laissant retomber sa tête comme un homme appesanti par le vin ! Irus ne peut rester debout ni retourner à sa demeure : ses membres sont sans force. »

Ainsi parlent Télémaque et sa mère. Alors Eurymaque prend la parole et dit :

[245] « Fille d'Icare, prudente Pénélope, si tous les Achéens d'Argos te voyaient en ce moment, les prétendants viendraient en plus grand nombre pour assister à nos festins ; car tu remportes sur toutes les femmes par ta beauté, ta taille et ta sagesse. »

La prudente Pénélope lui répond en disant :

[250] « Eurymaque, les dieux m'ont ravi la beauté, le bonheur et la force depuis qu'Ulysse et les Argiens sont partis pour Ilion ! Si mon époux revenait ici pour me protéger, ma gloire en serait encore et plus grande et plus belle ! Maintenant je languis dans la tristesse, tant sont nombreux les maux dont les immortels m'accablent ! — Ulysse, en quittant la terre de sa patrie et en prenant congé de moi, serra ma main droite dans la sienne et me dit :

« Chère épouse, les Achéens aux belles cnémides ne reviendront sans doute pas sains et saufs de la ville d'Ilion. On dit que les Troyens sont de valeureux guerriers, habiles à lancer les traits, à diriger les flèches et à conduire dans les plaines de rapides coursiers qui ne laissent pas longtemps incertain le sort des batailles sanglantes. J'ignore si les dieux me ramèneront dans ma patrie ou s'ils me perdront dans les plaines immenses de Troie ; mais toi, Pénélope, prends soin de tous nos biens. Souviens-toi de mon vieux père et de ma mère, comme tu l'as toujours fait, et redouble de zèle pour eux pendant mon absence. Quand tu verras le duvet de la jeunesse ombrager le menton de notre fils, tu pourras alors abandonner ce palais et te choisir un époux selon tes désirs. » — C'est ainsi que parlait Ulysse, et maintenant toutes ses paroles vont s'accomplir ; la nuit funeste approche où il faudra que je subisse le joug d'un hymen odieux, moi, malheureuse, privée par Jupiter de toutes les félicités ! Un violent chagrin s'est emparé de mon âme ; car les prétendants n'observent plus les usages et les coutumes consacrés. Ceux qui désirent obtenir une femme d'une illustre origine et fille d'un homme puissant, amènent d'abord des bœufs et de grasses brebis, offrent un repas aux parents de leurs fiancées et les comblent tous de présents ; mais ils ne dévorent pas impunément, comme vous le faites, les richesses d'autrui. »

Elle dit ; et Ulysse se réjouit de ce que son épouse attirait ainsi les dons des prétendants, tout eu flattant leur espoir par de douces paroles. Mais Pénélope avait conçu d'autres pensées.

Alors Antinoüs, fils d'Eupithée, prend la parole et dit :

[285] « Fille d'Icare, prudente Pénélope, accepte les présents que chacun de nous va t'offrir : personne ne veut te refuser les dons d'usage ; mais nous ne retournerons point dans nos domaines ni nulle autre part avant que tu n'aies épousé celui qui te semblera le plus illustre d'entre les Achéens. »

Ainsi parle Antinoüs et tous les jeunes gens approuvent ce qu'il vient de dire. Les prétendants envoient aussitôt leurs hérauts chercher les présents. Le héraut d'Antinoüs apporte un grand et riche manteau étincelant de broderies et orné de douze agrafes en or adaptées à des anneaux courbés avec grâce. Le héraut d'Eurymaque dépose entre les mains de son maître un riche collier où l'ambre était enchâssé dans l'or et brillant comme le soleil. Les deux serviteurs d'Eurydamas apportent de belles boucles d'oreilles ornées de trois pierres précieuses et rayonnant avec grâce. Un serviteur revient du palais de Pisandre, fils du roi Polyctor, avec un collier qui était un ornement d'une rare beauté. C'est ainsi que chacun des prétendants fait à la reine de superbes dons. — Pénélope, la plus noble des femmes, remonte dans les appartements supérieurs du palais, et les deux suivantes emportent les magnifiques présents des prétendants.

Les jeunes princes se livrent aux plaisirs de la danse et du chant jusqu'à l'arrivée du soir. — Lorsque la nuit sombre est descendue du ciel, on place dans les salles du palais trois vases dans lesquels ou jette du bois desséché depuis longtemps, et on l'allume avec des torches enflammées ; les esclaves prennent soin de ce brasier et entretiennent tour à tour la brillante clarté qui s'échappe des vases. Alors l'ingénieux Ulysse prend la parole et dit :

[313] « Esclaves d'Ulysse, de ce héros absent depuis tant d'années, retournez dans les appartements où s'est retirée la vénérable reine, asseyez-vous auprès d'elle, tournez le fuseau, préparez le lin, et charmez les loisirs de Pénélope. Je me charge de prendre soin de ces vases lumineux, si les prétendants veulent attendre ici le lever de l'Aurore. Ces jeunes gens ne vaincront pas ma patience, car, moi, je suis endurci à la fatigue. »

Il dit. Toutes les suivantes se regardent en riant, et l'une d'elles accable d'outrages le vaillant Ulysse : c'était la fille de Dolius, la belle Mélantho, que Pénélope avait élevée, et qu'elle chérissait comme son propre enfant ; cette reine lui donnait tout ce qu'elle désirait, et pourtant Mélantho ne partageait point la douleur de Pénélope. Jadis cette esclave s'éprit d'amour pour le jeune Eurymaque, et elle s'unit en secret à ce héros. Mélantho adresse à Ulysse ces paroles outrageantes:

[327] « Misérable étranger ! tu as donc perdu la raison, puisque tu refuses d'aller coucher dans une forge ou dans un lieu public (7) ? Mais toi, tu préfères parler et commander avec assurance et audace au milieu de ces héros ! Est-ce que le vin a troublé ta raison, ou ton esprit est-il toujours ainsi ? Débites-tu sans cesse de telles paroles, ou bien est-ce la force d'avoir terrassé ce mendiant ? Mais crains alors qu'un autre plus vaillant qu'Irus ne se lève, ne te frappe la tête de son bras vigoureux et ne te renvoie de ce palais tout souillé de sang ! »

L'ingénieux Ulysse, la regardant d'un air courroucé, lui dit :

[338] « Impudente, je vais à l'instant rapporter à Télémaque les paroles que tu viens de proférer, afin qu'il fasse hacher ton corps en morceaux ! »

Ces paroles remplissent d'épouvanté toutes les esclaves ; elles se dispersent en tremblant, car elles craignent les menaces du pauvre voyageur. — Ulysse se tient debout près des brasiers étincelants ; il considère tous les jeunes princes qui dévorent ses biens, et il médite des projets qui bientôt doivent s'accomplir.

Minerve ne permet pas que les fiers prétendants cessent leurs insultes cruelles : la déesse veut qu'ils irritent encore le divin Ulysse. —Eurymaque, fils de Polybe, est le premier qui cherche à blesser le cœur du héros ; il prend la parole et excite le rire de ses compagnons en leur disant :

[351] « Écoutez-moi, vous qui prétendez à la main de Pénélope. Non ce n'est point sans la volonté des dieux que ce mendiant est venu dans le palais d'Ulysse. La lueur qui nous éclaire vient non seulement des brasiers, mais encore de la tête chauve de ce misérable vieillard ; car son crâne n'a pas un seul cheveu. »

Puis, s'adressant à Ulysse, il lui dit :

[357] « Étranger, si je te le demandais, voudrais-tu entrer à mon service ( tu aurais un salaire suffisant ) pour tailler les haies et planter de grands arbres aux extrémités de mes champs ? Je te nourrirais avec abondance, je te couvrirais de vêtements convenables, et je te donnerais de belles chaussures. Mais, comme tu n'as rien appris, tu ne veux sans doute pas travailler, et tu préfères mendier par la ville pour assouvir ton ventre insatiable. »

L'ingénieux Ulysse lui répond aussitôt :

[366] « Au printemps, lorsque viennent les longs jours, qu'on nous mette à l'ouvrage dans une riche prairie, après nous avoir donné à tous deux une faux courbée à la main, et que l'on nous laisse faucher dans l'herbe abondante depuis le matin jusqu'à l'arrivée des ténèbres : vous verrez quelle est ma vigueur. — Qu'on nous donne des bœufs robustes, grands, beaux, bien nourris, de même âge, de même force, et qu'on nous fasse labourer quatre arpents de terre : vous verrez encore si je sais tracer un sillon régulier. — Si le fils de Saturne allumait la guerre, et si j'avais un bouclier, deux javelots et un casque d'airain pour couvrir ma tête, vous me verriez marcher à la tête des combattants et vous ne me reprocheriez point ma voracité ! — Mais vous, Eurymaque, vous ne savez qu'outrager, et votre cœur est impitoyable ! Vous vous croyez un héros fort et puissant parce que vous êtes au milieu d'un petit nombre d'hommes sans force et sans valeur ! Si l'intrépide Ulysse revenait dans sa patrie, sans doute que ces larges portes vous paraîtraient trop étroites lorsque vous vous mettriez à fuir ! »

Ces dernières paroles augmentent le courroux d'Eurymaque, qui jette un regard furieux à Ulysse et lui dit :

[389] « Misérable ! je vais t'accabler de maux, toi qui parles avec tant d'assurance et d'audace au milieu de ces jeunes princes ! Est-ce que le vin a troublé ta raison, ou ton esprit est-il toujours ainsi ? Débites-tu sans cesse de telles paroles, ou bien est-ce la joie d'avoir terrassé le mendiant Irus ? »

En parlant ainsi, il prend une escabelle ; mais Ulysse, craignant la fureur d'Eurymaque, s'assied aux pieds d'Amphinome de Dulichium ; l'escabelle vole dans la salle et frappe l'échanson à la main droite : l'aiguière de l'échanson tombe à terre avec bruit, et lui-même, en gémissant, est renversé dans la poussière. Les prétendants poussent alors de grandes clameurs au milieu du sombre palais, et ils se disent :

[401] « Que ne périssait-il avant que de venir ici, ce misérable mendiant ! Il n'aurait point apporté parmi nous le désordre et le trouble. Maintenant, nous nous querellons pour des pauvres ; nous ne nous livrons plus à la joie des festins, et le mal triomphe ! ...»

Télémaque leur adresse aussitôt ces paroles :

[406] « Malheureux insensés, vous ne mettez plus aucun frein aux excès de la bonne chère et du vin ! C'est sans doute un dieu qui vous excite à agir de la sorte. Mais, après avoir si bien mangé, vous pouvez aller vous reposer, si tel est votre désir ; moi je ne renvoie personne. »

Ils compriment aussitôt leurs lèvres avec dépit, et s'étonnent que Télémaque ait osé parler avec tant de fierté. Amphinome, fils de Nisus, issu lui-même d'Arétès, prend la parole et dit :

[414] « O mes amis ! qu'aucun de nous ne réponde à ces justes paroles par d'aigres propos. Ne frappez pas non plus ce pauvre mendiant, ni les esclaves qui sont dans le palais d'Ulysse. Que l'échanson remplisse nos coupes, pour que nous puissions faire les libations et aller ensuite dans nos demeures nous livrer au sommeil. Laissons à Télémaque le soin d'accueillir ce mendiant ; car c'est dans son palais qu'il est arrivé. »

Ce discours plaît à tous les prétendants.— Aussitôt Moulius, serviteur d'Amphinome et héraut de Dulichium, mêle le vin dans le cratère ; puis il distribue les coupes aux convives et se tient debout devant eux. Les jeunes princes font des libations aux dieux éternels ; puis ils boivent un nectar délectable, et s'en retournent ensuite dans leurs palais pour y goûter le repos.

 

Notes, explications et commentaires

(1)  Le texte grec porte : γρηῒ καμινοῖ ἶσος· (vers 27) Dubner traduit ce passage par vetulœ camino-assuetœ similis. — Aristarque et Hérodien prétendent qu'Homère veut désigner ici les vieilles femmes qui rôtissaient l'orge pour en faire la farine, celles qui, par conséquent, restaient toujours auprès du foyer.

(2) Homère, en disant: Ἶρος Ἄϊρος, (vers 73) fait un jeu de mots très-spirituel ; ἷρος signifie messager, et. ἄϊρος non messager, parce que l'ἀ privatif est placé en tête du second mot ; ἷρος ἄϊρος veut donc dire que ce messager ne sera plus messager. -— Les traducteurs et les commentateurs n'ont point fait attention que le mot Irus n'était qu'un surnom donné à cet homme, à cause de la profession qu'il exerçait ; comme le dit Homère au commen­cement de ce livre. — On pourrait aussi traduire Ἶρος Ἄϊρος par : « Messager sans message, tu seras bientôt frappé par le malheur. »

(3) Homère dit : πετάσειε. (vers 160) Clarke traduit ce mot par diffunderet. Dubner, voulant sans doute interpréter la traduction de Clarke, ajoute entre parenthèse le mot exhilararet. Voss est encore plus clair ; il dit : Auf dass sie mit tauchender Hoffnung ihre Herzen noch mehr erveiterte (pour dilater davantage leurs cœurs par des espérances trompeuses).

(4) Knight retranche tout ce passage en disant que le nom de Cythérée, appartenant aux temps modernes, décèle suffisamment l'interpolation

(5) Les auteurs du Dictionnaire des Homérides nous apprennent que dans Homère le mot ἀρετή (vertu) signifie la force, l’adresse, l'agilité du corps, le bonheur, la beauté, l'honneur, etc.; ils ajoutent qu'Homère est tout à fait étranger à l'idée de la vertu morale ( Dictionnaire des Homérides, p. 85).

(6) Le texte grec porte :

οὐ μέν τοι ξείνου γε καὶ Ἴρου μῶλος ἐτύχθη
μνηστήρων ἰότητι, βίηι δ᾽ ὅ γε φέρτερος ἦεν.
(vers 233/234)

Pour l'explication de ce passage obscur, nous avons suivi les versions latines de Clarke et de Dubner ; Voss l'explique suffisamment en disant : Aber des Fremdlings Kampf mit Iros endigte gleichwohl nicht nach der Freier Sinn (Quant à la lutte entre l'étranger et Irus, elle ne s'est point terminée ni gré des prétendants, car l'étranger a remporté la victoire). Tous les traducteurs français se sont plus ou moins écartés du texte d'Homère.

(7) Homère dit :

……….. χαλκήϊον ἐς δόμον ἐλθών,
ἠέ που ἐς λέσχην ……….

(vers 328/329)

Nous avons traduit plus haut le premier vers par : aller dans une forge (dans une maison où l'on travaille l'airain). Nous avons rendu aussi littéralement que possible le mot λέσχην du second vers (lieu public, lieu où l’on allait causer et passer son temps). — Ces sortes d'endroits n'étaient sans doute fréquentés que par la basse classe ; car le poète Hésiode recommande aux jeunes gens de son temps de fuir ces lieux de débauche et il dit dans un autre passage que celui qui y passe sa vie est un être corrompu