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Homère

ILIADE

LIVRE VI

 

 

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Livre VI

ENTRETIENS D’HECTOR ET D’ANDROMAQUE.

 

es Troyens et les Grecs restent seuls livrés à leur propre fureur. Le combat s'étend de toutes parts dans la plaine, et les guerriers se lancent des javelots d'airain entre les rives du Xanthe et du Simoïs.

Le fils de Télamon, Ajax, rempart des Achéens, rompt le premier les phalanges ennemies ; il fait briller aux yeux de ses compagnons un rayon d'espoir en immolant un héros illustre parmi les Thraces, le noble et vaillant Acamas, fils d'Eyssore ; il perce le cimier du casque ombragé d'une épaisse crinière, et plonge sa lance dans le front d'Acamas : la pointe d'airain s'enfonce dans le crâne du fils d'Eyssore, et les ténèbres de la mort couvrent ses yeux.

[12] Diomède renverse le descendant de Teuthras, Axyle qui possédait de grands biens dans la superbe Arisbée et était aimé de tous les hommes : Axyle accueillait sans distinction les étrangers dans sa demeure, située près de la route ; mais en ce moment aucun de ses hôtes ne put l'arracher au trépas en s'exposant pour lui ! Diomède lui arrache la vie, ainsi qu'au serviteur Calésius, qui conduisait le char d'Axyle, et les corps des deux Troyens tombent dans la poussière.

[20] Euryale tue Drésus et Ophelte ; puis il marche à la rencontre d'Ésèpe et de Pédase, que la nymphe Abarbarée conçut jadis de l'irréprochable Bucolion, fils aîné de Laomédon, et que sa mère enfanta secrètement. - Bucolion, en faisant paître ses troupeaux sur la montagne, s'unit d'amour à la jeune Naïade et lui fit partager sa couche. Abarbarée devint enceinte et mit au jour ces deux jumeaux. - Euryale, fils de Mécistée, enlève les forces, la vie à Ésèpe et à Pédase, et il les dépouille de leurs armes.

[29] Le belliqueux Polypétès immole Astyale ; Ulysse frappe de sa :| lance d'airain Pidytès de Percote ; Teucer tue le divin Arétaon. Ablère est frappé par le javelot brillant d'Antiloque, fils de Nestor. Agamemnon, roi des hommes, arrache la vie à Élatus, qui, sur les rivages du limpide Satnioïs, habitait la haute Pédase. Phylacus, en fuyant, périt sous les coups du héros Léite, et Eurypyle ravit le jour à Mélanthius.

[37] Adraste est pris vivant par Ménélas à la voix sonore : ses coursiers effrayés, en courant à travers les campagnes, furent arrêtés par les branches d'un tamaris ; ils brisèrent le timon du char et s'élancèrent vers la ville, où les autres coursiers fuyaient épouvantés. Adraste tombe près des roues de son char, le front dans la poussière ; et Ménélas, armé de sa lance, se tient debout devant lui. Alors Adraste embrasse les genoux du héros et l'implore en ces termes :

[46] « Fils d'Atrée, laisse-moi la vie, et je te donnerai une forte rançon. Mon père possède dans son palais de nombreux trésors, de l'airain, de l’or, du fer difficile à travailler ; et il te comblera de dons immenses si jamais il apprend que je respire encore sur les navires des Achéens ! »

[51] Ces mots touchent le cœur de Ménélas ; il va remettre Adraste entre les mains de ses compagnons pour qu'ils le conduisent dans les vaisseaux achéens, lorsque Agamemnon s'avance en criant:

[55] « Homme faible, ô Ménélas ! pourquoi prends-tu tant de soins de nos ennemis ? Les Troyens t'ont si bien traité dans ta demeure ! Que nul d'entre eux n'échappe donc à la mort, pas même l'enfant porté dans le sein de sa mère ! Qu'ils périssent tous sans pitié dans les plaines d'Ilion, et qu'ils soient anéantis pour jamais ! »

[61] Par ces justes reproches, Agamemnon change les sentiments de son frère, qui repousse aussitôt le Troyen suppliant. Alors le pasteur des peuples plonge su lance dans le flanc du malheureux Adraste, qui tombe renversé dans la poussière. Atride appuie son pied sur la poitrine de son ennemi, et arrache l'arme du corps du Troyen. Nestor, s'adressant aux Grecs, leur crie d'une voix forte :

[66] « Ô mes amis, vaillants Danaëns, serviteurs du dieu Mars, qu'aucun de vous, par avidité, ne reste en arrière pour emporter dans nos vaisseaux de riches dépouilles ! Exterminez maintenant tous nos ennemis, et après le combat vous aurez tout le temps de dépouiller dans la plaine les corps, des guerriers que vous aurez immolés! »

[72] Ces paroles excitent encore l'ardeur et le courage des Grecs. Alors les Troyens, cédant à leur lâcheté, auraient été forcés par les Achéens de rentrer dans Ilion, si l'un des fils de Priam, Hélénus, le plus habile des augures, ne se fût approché d'Hector et d'Énée, et ne leur eût dit :

« Les exploits des Troyens et Lyciens reposent sur vous deux, qui l'emportez sur tous, et par votre valeur et par votre sagesse. Restez donc ici pour ranimer le courage de vos guerriers et pour les retenir devant les portes de Troie, afin qu'ils ne don­nent pas à nos ennemis la joie de les voir se jeter en fuyant dans les bras de leurs épouses! Quand nous aurons excité l'ardeur de nos phalanges, nous lutterons de pied ferme avec les Danaens, quoique nous soyons épuisés de fatigue : mais la nécessité le commande. Toi, cher Hector, pars pour la ville d'Ilion ; va dire à notre mère qu'elle rassemble les femmes les plus vénérables de Troie, dans le temple de Minerve, au sommet de la citadelle. Ordonne-lui d'ouvrir les portes de la divine demeure, de prendre dans son palais le voile le plus grand, le plus riche, celui qu'elle préfère à tous les autres, et de le déposer sur les genoux de Pallas à la belle chevelure. Dis-lui de promettre à la déesse d'immoler sur ses autels douze génisses d'un an qui n'ont point encore porté le joug, si Minerve veut prendre pitié de notre ville, de nos femmes, de nos jeunes enfants, et repousser loin de nos murs le fils de Tydée, ce guerrier farouche, le plus redoutable des Achéens, ce héros qui porte en tous lieux le désordre et la guerre ! Non, jamais Achille, roi des hommes, et issu d'une déesse, ne nous inspira tant d'effroi. Diomède est encore plus furieux que le fils de Pelée, et nul homme ne peut l'égaler en valeur. »

[101] Il dit, Hector, revêtu de ses armes, obéit aux ordres de son frère ; il saute de son char, et, brandissant ses longs javelots, il parcourt tous les rangs, excite le courage de ses guerriers, et rallume un terrible combat. Les Troyens se retournent aussitôt et font face aux Achéens, qui reculent et cessent le carnage : ils croient qu'un dieu est descendu de la voûte étoilée des cieux pour porter secours aux Troyens, tant ces guerriers se sont retournés avec audace. Le vaillant Hector s'écrie alors d'une voix retentissante :

[111] « Fiers Troyens, et vous, nos alliés, venus des terres lointaines, agissez en héros et souvenez-vous de votre mâle valeur ! Je vais rentrer dans Ilion peur ordonner aux vieillards et aux femmes d'implorer les dieux et de leur promettre des hécatombes sacrées. »

[116] Après avoir prononcé ces paroles, Hector au casque étincelant s'éloigne : la peau noirâtre qui borde son bouclier arrondi lui frappe à la fois et le col et le talon.

Cependant le fils d'Hippoloque, Glaucus, et le vaillant fils de Tydée, brûlant de combattre, s'avancent au milieu des deux armées ; lorsqu'ils sont près l'un de l'autre, Diomède prend la parole et dit au Troyen :

[123] « Brave guerrier, qui es-tu parmi les mortels ? Jusqu'à présent je ne t'ai point vu dans les combats qui honorent les hommes. Cependant tu surpasses tous les autres par ton courage, puisque tu viens affronter les coups de ma redoutable lance ! Ah! qu'ils sont à plaindre, les pères des guerriers qui s'exposent à ma fureur ! Si tu es un immortel descendu des cieux, je ne lutterai point avec toi ; car je ne livre jamais de combats aux dieux de l'Olympe. - Le vaillant Lycurgue, fils de Dryas, pour avoir attaqué les divinités célestes, ne vécut pas de longues années : il poursuivit jadis sur le mont sacré de Nysa les nourrices du furieux Bacchus ; il les atteignit et leur donna des coups d'aiguillon ; alors elles jetèrent toutes à la fois leur thyrse à terre. Bacchus, effrayé, se précipita au fond des ondes, et Thétis le reçut tout tremblant dans son sein, tant les menaces de ce furieux mortel l'avaient rempli d'une terreur profonde ! Les dieux dont les jours sont exempts de soucis et de peines s'irritèrent contre Lycurgue. Jupiter le, priva de la vue, et il ne vécut pas long-temps ; car il était devenu odieux à tous les immortels. - Non, je ne combattrai point les fortunés habitants de l'Olympe. Mais si tu es un des humains qui se nourrissent des doux fruits de la terre, approche donc, et bientôt tu toucheras aux portes du trépas ! »

L'illustre fils d'Hippoloque lui répond aussitôt :

[145] « Magnanime Diomède, pourquoi me demandes-tu quelle est mon origine ? La naissance des hommes est comme celle des feuilles. Le vent répand les feuilles sur la terre ; mais la forêt féconde en produit de nouvelles, et la saison du printemps revient chaque année : ainsi naissent et s'éteignent les races humaines. Cependant si tu veux savoir mon origine et celle de mes pères que tant de mortels connaissent, écoute-moi donc. - A l'extrémité du pays d'Argos fertile en coursiers est la ville d'Éphyre : c'est là que vivait le fils d'Éole, Sisyphe, le plus fécond en stratagèmes de tous les humains, Sisyphe qui enfanta Glaucus, le père de l'irréprochable Bellérophon. Les dieux accordèrent à Bellérophon la vaillance et la beauté, tant enviées des hommes ; mais Prétus trama contre lui de sinistres desseins et le chassa d'Argos, parce qu'il était le plus puissant de tous, et que Jupiter avait soumis les Argiens à son pouvoir. Sa femme, la noble Antée, éprise d'un violent amour pour Bellérophon, voulut s'unir secrètement à ce héros ; mais n'ayant pu fléchir son cœur, elle employa l'imposture et dit à son époux :

[164] « Meurs, Prétus, ou fait mourir Bellérophon, qui a voulu, malgré moi partager ma couche! »

« A ces mots, le roi fut saisi dune grande colère ; mais il immola point le fils de Glaucus, car il craignit de commettre son beau-père pour que Bellérophon perdît la vie. Le fils de Glaucus partit sous la protection des dieux. Arrivé dans la Lycie, sur les rivages du Xanthe, il fut accueilli avec honneur par le roi, qui lui donna l'hospitalité, et qui, durant neuf jours, lui sacrifia neuf taureaux. Mais quand la divine Aurore eut ramené le dixième, jour, le roi de la Lycie interrogea son hôte et lui demanda les tablettes que lui avait données Prétus ; puis il lui ordonna d'immoler l'invincible Chimère, qui est issue des dieux et non des mortels : elle avait la tête d'un lion, la queue d'un dragon, le corps d'une chèvre sauvage, et elle vomissait avec bruit des flammes dévorantes. Bellérophon, obéissant aux signes envoyés par la déesse, extermina cet épouvantable monstre ; puis il attaqua les courageux Solimes (depuis il avoua que jamais il n'avait soutenu un si furieux combat) ; ensuite il marcha contre les Amazones au mâle courage, et remporta sur elles une éclatante victoire.

[187] A son retour le roi lui tendit de nouveaux pièges en choisissant les plus braves d'entre les Lyciens et en les plaçant en embuscade ; mais aucun d'eux ne rentra dans ses foyers : l'irréprochable Bellérophon les tua tous. Le roi, reconnaissant alors que ce héros était un descendant des dieux, le retint en Lycie, lui accorda la main de sa fille, lui fit partager les honneurs de la royauté ; et les Lyciens lui donnèrent des champs superbes, riches en arbres et en moissons. La noble fille du roi de Lycie enfanta de l'illustre Bellérophon, Isandre, Hippoloque et Laodamie. Le prévoyant Jupiter s'unit à Laodamie, qui donna le jour au divin Sarpédon. Mais lorsque Bellérophon se fut attiré la colère des dieux, il erra solitaire dans les champs d'Aléion, fuyant les traces des hommes et le cœur dévoré de chagrins. Mars, insatiable de carnage, fit périr Isandre tandis qu'il combattait les vaillants Solimes ; et Diane, qui tient les rênes d'or, se courrouça contre Laodamie et la perça de ses douces flèches. - Hippoloque fut mon père, et je m'honore d'être son fils ; il me fit partir pour Troie en m'ordonnant d'être toujours le plus brave ; il me dit de me signaler parmi les plus vaillants guerriers, et de ne point déshonorer la race de mes pères qui furent illustres dans Éphyre et dans la vaste Lycie. Telle est mon origine, tel est le sang dont je me glorifie d'être issu. »

Il dit, et Diomède rempli de joie enfonce sa lance dans la terre ; puis il adresse ces douces paroles à Glaucus, pasteur des peuples :

[215] « Glaucus, tes aïeux et les miens furent unis par les saints nœuds de l'hospitalité. - Le divin OEnéus reçut autrefois dans sa demeure l'irréprochable Bellérophon ; il le retint chez lui pendant vingt jours, et ils s'offrirent mutuellement les dons précieux de l'amitié. OEnéus lui donna un magnifique baudrier éclatant de pourpre, et Bellérophon lui fit présent d'une double coupe en or que j'ai laissée dans mon palais en venant dans ces campagnes. Je ne me ressouviens plus de mon père Tydée ; car j'étais bien jeune lorsqu'il partit pour l'expédition de Thèbes qui fut fatale à tous les Achéens. - Maintenant, Glaucus, je suis pour toi dans Argos un hôte chéri, comme tu le seras pour moi dans la Lycie, si jamais je dirige mes pas vers ces belles contrées. Évitons que nos lances se rencontrent dans la mêlée : assez d'autres Troyens ou de leurs vaillants alliés mordront la poussière sous mes coups, soit qu'un dieu les conduise devant moi, soit que je les atteigne dans ma course. Toi, Glaucus, tu trouveras parmi les Achéens assez de guerriers que tu pourras vaincre. Mais, maintenant, échangeons nos armes pour que tous apprennent combien nous honorons cette antique hospitalité qui jadis unissait nos pères.»

[232] A ces mots ils sautent de leurs chars, se prennent mutuellement les mains, et se jurent une foi constante. Glaucus, sans doute privé de raison par le fils de Saturne, échange son armure contre celle de Diomède et donne à ce héros des armes d'or du prix d'une hécatombe pour des armes d'airain qui ne valaient que neuf taureaux.

[237] Quand Hector est arrivé aux portes de Scée, près du hêtre qui les ombrage, les femmes et les filles des Troyens l'entourent aussitôt et l'interrogent sur le sort de leurs fils, de leurs frères, de leurs amis, de leurs époux. Hector leur ordonne à toutes d'aller implorer les dieux ; car plusieurs d'entre elles étaient menacées des plus grands malheurs.

[242] Le héros se rend dans la superbe demeure de Priam entourée de portiques riches, superbes et polis : là se trouvent cinquante appartements rapprochés entre eux et dont les murailles sont revêtues d'un marbre éclatant ; là reposent les fils de Priam auprès de leurs épouses légitimes. En face de ces cinquante chambres et dans l'intérieur de la cour sont douze autres appartements ( mais destinés aux filles) contigus entre eux, situés sous le même toit et revêtus de marbre brillant ; là reposent les gendres de Priam auprès de leurs pudiques épouses. C'est en ces lieux qu'Hector aperçoit sa tendre mère, qui se rendait à l'appartement de Laodice, la plus belle de ses filles. Soudain elle prend le héros par la main et lui parle en ces termes :

[254] « Mon fils, pourquoi quittes-tu les terribles combats et viens-tu dans ce palais ? Est-ce que les exécrables fils des Achéens se pressent autour delà ville ? Obéis-tu aux désirs de ton cœur et viens tu ici pour élever, du haut de la citadelle, tes mains vers Jupiter ? Attends donc que je t'apporte du vin plus doux que le miel, pour que tu fasses des libations à tous les dieux, et que tu ranimes ton courage ; car le vin donne une vigueur nouvelle à l'homme épuisé de fatigues qui, comme toi, mon fils, a combattu pour ses frères et pour ses compagnons. »

Hector au casque étincelant lui répond aussitôt:

[264] « Ô ma vénérable mère ! ne m'apporte pas de ce vin qui réjouit le cœur des mortels, de peur que tu ne m'affaiblisses et que je ne perde ma force et mon courage. Je crains d'offrir des liba­tions au roi de l'Olympe avec des mains impures : l'homme souillé de poussière et de sang ne doit point implorer le fils de Saturne, Jupiter, qui rassemble au loin les nuées ténébreuses. Toi, ma mère, après avoir réuni les femmes les plus vénérables d'Ilion, rends-toi avec les victimes dans le temple de la triomphante Minerve ; dépose sur les genoux de la déesse à la belle chevelure le voile le plus grand, le plus beau, celui que tu préfères à tous les autres ; promets à Pallas d'immoler dans son temple onze génisses d'un an qui n'ont point encore porté le joug, si Minerve veut prendre pitié de notre ville, de nos femmes, de nos jeunes enfants, et repousser loin de nos murs le fils de Tydée, ce guerrier farouche, le plus redoutable des Achéens, et qui porte en tous lieux le désordre et la guerre. » Rends-toi donc, ô ma mère, au temple de la triomphante Minerve. Moi, je vais joindre Pâris ; je l'appellerai au combat, si toutefois il daigne écouter ma voix. - Ah ! pourquoi la terre ne s'est-elle pas entr'ouverte sous ses pas avant que le roi de l'Olympe ne l'eût nourri pour être la ruine des Troyens, du magnanime Priam et des fils de Priam ! Si je voyais Pâris descendre dans les sombres demeures de Pluton, je crois que mon âme n'éprouverait plus aucune peine, aucune douleur ! »

[286] A ces mots Hécube se rend à son palais et ordonne à ses suivantes de réunir les femmes les plus vénérables d'Ilion ; puis elle entre dans la chambre parfumée où étaient renfermés de magnifiques voiles brodés avec art par des femmes sidoniennes que le beau Pâris amena de Sidon lorsque, traversant le vaste Océan, il enlevait Hélène, fille d'un glorieux père. Hécube prend le voile qu'elle doit déposer sur les genoux de la déesse : ce voile était entre tous le plus grand, le plus beau, le plus riche en couleurs ; il brillait comme une étincelante étoile, et il était placé au-dessous de tous les autres voiles. La reine s'éloigne du palais, suivie de ses vénérables femmes.

[297] Quand elles sont arrivées au temple de Minerve, sur le sommet de la citadelle, la belle Théano, fille de Cissée, et femme du vaillant Anténor, leur ouvre les portes du sanctuaire : les Troyens l'avaient établie prêtresse de Minerve. Alors les femmes poussent des cris de détresse et élèvent leurs mains vers la divine Pallas. Théano prend le voile, le dépose sur les genoux de Minerve à la belle chevelure, et implore en ces termes la fille du puissant Jupiter :

[305] « Vénérable déesse, protectrice des villes, toi la plus auguste des divinités de l'Olympe, brise la lance de Diomède, et fais que ce héros tombe lui-même, le front dans la poussière, devant les portes de Scée ! 0 Minerve, si tu prends pitié d'ilion, des épouses troyennes, et de nos faibles enfants, nous t'immolerons douze génisses d'un an qui n'ont point encore porté le joug ! »

[311] C'est ainsi qu'elle prie ; mais Pallas refuse d'exaucer ses vœux. - Tandis que les Troyennes implorent la fille du grand Jupiter, Hector se rend au palais superbe que Pâris éleva lui-même, aidé par les plus habiles ouvriers des fertiles plaines d'Ilion : ils construisirent au sommet de la citadelle, et non loin des demeures de Priam et d'Hector, une cour spacieuse, des salles pour les hommes et la chambre nuptiale. Hector, chéri de Jupiter, arrive en ces lieux, tenant dans sa main une lance de onze coudées, dont la pointe d'airain, entourée d'un cercle d'or, jetait de toutes parts une vive lumière. Il trouve Pâris dans la chambre nuptiale, s'occupant à préparer ses armes : il polissait son bouclier, sa cuirasse et son arc recourbé, tandis qu'Hélène, assise au milieu de ses femmes, dirigeait leurs travaux. Hector, en apercevant son frère, lui adresse ces reproches amers :

[326] « Certes, il n'est pas convenable que tu nourrisses tant de colère dans ton âme ! Le peuple périt en combattant dans la plaine, autour des remparts, et pourtant c'est à cause de toi que la guerre et ses fureurs environnent Ilion ! Pâris , n'accablerais-tu pas de tes reproches celui que tu verrais s'éloigner des batailles meurtrières ? Eh bien! suis-moi donc, avant que notre ville ne devienne la proie des flammes dévorantes ! »

Pâris lui répond aussitôt :

[333] « Hector, tes reproches sont justes ; je les ai mérités ; aussi je vais te répondre. Écoute-moi donc attentivement. Ce n'est point par haine contre les Troyens que je reste enfermé dans mon palais : c'est pour me livrer à ma douleur. Maintenant, Hélène, mon épouse chérie, vient par ses douces paroles de m'exciter à voler au combat. Je pense que ce parti est le meilleur ; car, dans les batailles des hommes, la victoire est souvent inconstante. Hector, attends donc que je me sois revêtu de mes armes ; ou bien pars, je suivrai tes pas et je ne tarderai point à te joindre. »

Il dit, et Hector ne lui répond pas. Alors Hélène lui adresse ces paroles :

[344] « Hector, frère de l'impudente femme qui vous a causé des maux sans nombre et dont l'aspect glace d'épouvanté, Hector, plût aux dieux que le jour où ma mère m'enfanta une funeste tempête m'eût enlevée d'entre ses bras pour me transporter sur une montagne déserte ou pour me précipiter dans les flots de la mer retentissante ! Alors le vaste abîme m'eût engloutie avant l'accomplissement de tous ces malheurs ! Puisque les dieux nous ont réservé tant d'infortunes, que ne suis-je du moins l'épouse d'un héros plus vaillant, d'un guerrier qui puisse sentir les reproches et les outrages des hommes ! Mais Pâris est et sera toujours un guerrier sans force, sans courage, et bientôt il recueillera le fruit de sa lâche conduite. - Approche, Hector, repose-toi sur ce siège, ô mon frère, toi qui depuis long-temps supportes des fatigues à cause de moi, malheureuse femme, et à cause de l'égarement fatal du frivole Pâris ! Jupiter nous a réservé à tous deux une triste des­tinée, et notre infamie sera éternellement célébrée par les races futures ! »

Hector au casque étincelant prend la parole et dit :

[360] « Hélène, ne m'ordonne pas de m'asseoir : je ne puis t'obéir. Mon seul désir est de défendre les Troyens, qui regrettent en ce moment mon absence. Mais toi, Hélène, ranime le courage de Pâris pour qu'il se hâte et me rejoigne avant que j'aie quitté les remparts d'Ilion. Je rentre dans mon palais pour voir mon épouse chérie, mon jeune enfant et mes serviteurs ; car j'ignore si je pourrai retourner encore une fois près d'eux, ou si les dieux ne me feront pas succomber sous les coups des Achéens. »

[369] Hector s'éloigne après avoir prononcé ces paroles et se rend à son palais ; il n'y trouve point son épouse Andromaque : elle était allée avec son enfant et une de ses suivantes pleurer et gémir au sommet de la tour. Hector s'arrête sur le seuil de la demeure, et, s'adressant aux suivantes de son épouse, il leur dit :

[376] « Femmes, répondez-moi sincèrement ; la belle Andromaque est-elle allée dans le palais d'une de mes sœurs ou chez l'épouse d'un de mes frères ? S'est-elle rendue au temple de Minerve pour implorer, avec les autres Troyennes , la terrible déesse à la belle chevelure ? »

Le fidèle intendante du palais lui répond en ces termes :

[382] « Puisque vous me l'ordonnez, ô mon maître, je vous parlerai sincèrement. Andromaque n'est point dans la demeure d'une de vos sœurs, ni chez l'épouse d'un de vos frères, ni au temple de Minerve où les autres Troyennes apaisent, par leurs prières, la terrible déesse à la belle Chevelure. Andromaque s'est rendue sur la haute tour d'Ilion, dès qu'elle a appris la détresse des Troyens et la victoire remportée par les Grecs. Soudain elle a couru vers nos remparts comme une femme égarée, et elle était suivie par la nourrice qui portait votre jeune enfant.»

[390] Hector, après avoir entendu ces paroles, sort du palais ; il prend le même chemin qu'avait pris Andromaque, et traverse les superbes rues d'Ilion. Bientôt il arrive aux portes de Scée ; car ces portes conduisaient dans la plaine. En ce moment se présente à Hector sa noble épouse Andromaque, fille du magnanime Éétion, qui jadis résidait à Thèbes, dans la contrée d'Hypoplacie, au pied du mont Placion, ombragé de forêts, et qui régnait sur les peuples de la Cilicie : la fille d'Éétion fut unie au vaillant Hector à l'armure d'airain. Quand Andromaque se présente à son époux, une seule femme l'accompagne, portant sur son sein leur jeune fils : cet unique rejeton d'Hector était aussi beau que les astres qui brillent au ciel ; son père le nommait Scamandrius, mais tous les Troyens l'appelaient Astyanax, roi de la ville, parce qu'Hector seul protégeait la cité d'Ilion. En apercevant son fils, le vaillant héros sourit en silence. Andromaque s'approche de son époux en versant des larmes ; elle lui prend la main et lui parle en ces termes :

[407] « Infortuné, ton courage finira par te perdre ! Tu n'as donc pas pitié de ce jeune enfant, ni de moi, malheureuse femme, qui serai bientôt veuve ? Sans doute les Achéens t'arracheront la vie en se précipitant sur toi ! Hector, si je devais te perdre, il vaudrait mieux pour moi que je descendisse dans les profondeurs de la terre ; car, lorsque tu auras cessé de vivre, rien ne pourra me consoler, et il ne me restera plus que la douleur ! J'ai perdu mon père et ma vénérable mère : - le divin Achille tua mon père et ravagea la populeuse ville des Ciliciens, Thèbes aux portes élevées ; Achille, retenu par une pieuse crainte, n'osa point dépouiller mon père de son armure ; il brûla son corps avec ses belles armes, et il lui éleva une tombe qu'entourèrent d'ormeaux les nymphes des montagnes, filles du redoutable Jupiter. J'avais aussi sept frères ; mais ils descendirent le même jour dans les sombres demeures : ils furent tous exterminés par l'impétueux Achille tandis qu'ils faisaient paître dans les campagnes leurs bœufs à la marche pénible et leurs blanches brebis.

 

[425] Ma mère, qui régnait au pied du mont Placion ombragé de forêts, fut conduite par Achille sur ce rivage avec toutes ses richesses ; et le héros ne lui rendit la liberté qu'après avoir reçu d'elle une forte rançon. Mais lorsqu'elle fut rentrée dans le palais de son époux, elle périt, frappée par les flèches de Diane. - Hector, tu es tout pour moi, père et frères puisque tu es mon jeune époux ! Prends donc pitié de moi, et reste au sommet de cette tour, si tu ne veux point rendre ton épouse veuve et ton enfant orphelin ! Place tes soldats sur la colline des Figuiers : c'est là que la ville est accessible à l'ennemi et que nos remparts peuvent être aisément franchis. Les plus braves des Achéens, les deux Ajax, l'illustre Idoménée, les Atrides et le vaillant fils de Tydée, ont déjà tenté trois fois d'escalader ces murs, soit par les conseils de quelques devins, soit qu'ils y aient été poussés par leur propre courage.»

Hector lui répond aussitôt :

[441] « Andromaque, je partage toutes tes craintes ; mais j'honore trop les défenseurs d'Ilion et les Troyennes au long voile pour abandonner, comme un lâche, les combats meurtriers. Mon courage me défend de fuir devant nos ennemis. J'ai appris à être brave, à combattre aux premiers rangs des Troyens et à soutenir vaillamment la gloire de mon père et la mienne. - Je le sens au fond de mon âme, un jour viendra où périront à la fois et la ville sacrée de Troie, et Priam et le peuple courageux du vaillant Priam ! Mais ni les malheurs réservés aux Troyens et à Hécube elle-même, ni la mort du roi et de mes frères, qui, braves et nombreux, tomberont dans la poussière, domptés par des bras ennemis, ne m'affligent autant que cette affreuse pensée, qu'un jour un Grec t'entraînera tout en pleurs dans sa patrie après t'avoir ravi la liberté ; que dans Argos tu tisseras la toile sous les ordres d'une femme étrangère, et que, contrainte par la dure nécessité, tu porteras malgré toi l'eau des fontaines de Messéide ou d'Hypérée! Alors, en voyant couler tes larmes, on dira : — Voici l'épouse d'Hector, de ce vaillant héros qui l'emportait sur tous les Troyens lorsqu'ils combattaient autour des murailles d'Ilion ! - C'est ainsi qu'on parlera. Ces mots réveilleront ta douleur et te feront regretter de n'avoir plus ton époux près de toi pour briser les liens de la servitude ! Mais que des monceaux de terre couvrent mon corps inanimé avant que j'entende les cris et les gémissements de mon épouse réduite à l'esclavage !»

[466] L'illustre Hector, après avoir prononcé ces paroles, tend ses bras vers son fils ; mais à la vue de son père, l'enfant, effrayé par le vif éclat de l'airain et par la crinière qui flottait d'une manière menaçante sur le sommet du casque, se jette en criant sur le sein de sa nourrice. Le père et la mère se mettent à sourire. Aussitôt Hector ôte le casque brillant qui couvrait sa tête et le dépose à ses pieds ; puis il embrasse son fils chéri, le balance dans ses bras, et il implore en ces termes Jupiter et les autres dieux :

[474] « Jupiter, et vous tous, dieux immortels, faites que mon enfant soit, ainsi que moi, illustre parmi les Troyens ! Rendez-le fort et courageux pour qu'il règne et commande dans Ilion, afin qu'un jour chacun s'écrie en le voyant revenir du combat : - Il est encore plus brave que son père ! — Faites qu'il paraisse chargé des dépouilles sanglantes de l'ennemi qu'il aura tué, pour que le cœur de sa mère en tressaille de joie! »

[482] Il dit, et remet son enfant dans les bras de son épouse chérie, qui le presse contre son sein avec un sourire mêlé de larmes. Le héros, vivement ému, la caresse de la main et lui adresse ces paroles :

[486] «Infortunée, ne t'abandonne point à l'excès de ta douleur! Nul ne pourra me faire descendre dans la tombe avant l'heure fatale : les mortels, qu'ils soient illustres ou obscurs, ne peu­vent échapper à la destinée dès que leurs yeux se sont ouverts à la lumière. Andromaque, rentre dans ta demeure, reprends tes travaux accoutumés, la toile et le fuseau, et ordonne à tes femmes de se mettre à l'ouvrage. Les soins de la guerre doivent nous occuper seuls, nous autres hommes, et moi plus encore que tous les guerriers qui sont nés dans Ilion. »

[494] Hector reprend son casque ombragé d'une épaisse crinière. Andromaque, son épouse chérie, s'achemine vers sa demeure, et souvent elle retourne la tête en versant d'abondantes larmes. Quand elle est entrée dans le palais du noble Hector, l'exterminateur des phalanges ennemies, elle y trouve ses suivantes et réveille dans leur cœur la tristesse et le deuil. Hector, vivant encore, est pleuré dans son palais ; car on n'espère plus qu'il reviendra du combat ni qu'il pourra échapper aux coups des vaillants Achéens.

[503] Cependant Pâris ne reste point dans sa demeure. Lorsqu'il s'est revêtu de son armure éclatante il traverse rapidement la ville. - Tel qu'un coursier superbe, après avoir été retenu long­temps à la crèche, rompt ses liens, frappe du pied la terre et court dans les campagnes pour se baigner dans le courant d'un beau fleuve ; fier dans ses allures, la tête levée, les épaules ombragées de ses crins ondoyants, plein de confiance en sa force, eu sa beauté, il vole aux pâturages qui lui sont chers et où paissent de jeunes cavales : tel le fils de Priam, semblable à l'astre du jour, et couvert d'une armure brillante, descend rapidement des hauteurs de Pergame, et s'avance dans la plaine en poussant des cris d'allégresse. Bientôt il rencontre son frère Hector prêt à quitter l'endroit où il s'était entretenu avec Andromaque. Pâris prend aussitôt la parole et dit :

« Mon frère chéri, je t'ai retenu trop longtemps en ces lieux »

Hector lui répond en ces termes :

[521] « Aucun guerrier, s'il est juste, ne pourra blâmer ta valeur, car tu es plein de courage ; mais parfois tu t'abandonnes volontairement à la mollesse, et tu ne veux point combattre. Je ressens toujours au fond de mon cœur de vives douleurs lorsque j'entends les reproches que t'adressent les Troyens, qui souffrent tant de maux à cause de toi ! Allons, Pâris, volons au combat. J'espère que tout sera réparé le jour où, après avoir repoussé loin des plaines d'Ilion les Achéens aux belles cnémides, Jupiter nous permettra d'offrir dans nos demeures la coupe de la liberté aux éternels habitants de l'Olympe. »