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Homère

ILIADE

 

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LIVRE I

LIVRE I

texte grec

 

chant 2

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HANTE, déesse, le ressentiment d'Achille, fils de Pélée, ressentiment funeste qui causa tant de malheurs aux Achéens, qui précipita dans les enfers les âmes courageuses de tant de héros, et fit de leurs corps la proie des chiens et des vautours, (ainsi s'accomplit la volonté de Jupiter) lorsque pour la première fois se divisèrent, par une querelle, Agamemnon, roi des hommes, et le divin Achille.

[8] Qui donc parmi les dieux excita cette discorde? Le fils de Latone et de Jupiter. Irrité contre le roi, il fit naître une horrible peste dans l'armée; et les peuples périssaient parce qu'Atride avait outragé le sacrificateur Chrysès. Celui-ci s'était rendu près des rapides vaisseaux des Grecs pour racheter sa fille de l'esclavage; il apportait de riches présents; et, tenant dans ses mains le sceptre d'or, les bandelettes d'Apollon, il implorait tous les Achéens, et surtout les deux Atrides, chefs des peuples :

 [17] « Atrides, et vous Grecs aux belles cnémides (01) puissent les dieux qui habitent l'Olympe renverser par vos mains la ville de Priam, et vous ramener heureusement dans vos foyers! Mais rendez-moi ma fille chérie, acceptez sa rançon, et révérez le fils de Jupiter, Apollon, qui lance au loin les traits.  ».

[22] A ces paroles, tous les Grecs témoignent, par leur approbation, que l'on doit respecter le sacrificateur et recevoir ses présents magnifiques. Mais Agamemnon s'y oppose; il renvoie Chrysès avec outrage, et joint au refus ce discours menaçant :

 [26] « Vieillard, que je ne te rencontre plus auprès de nos creux navires (02); garde-toi d'y prolonger ton séjour ou d'oser y reparaître; car peut-être alors le sceptre et les bandelettes de ton dieu ne pourraient te défendre. Je ne te rendrai point ta fille avant qu'elle n'ait vieilli dans mon palais, au sein d'Argos, loin de sa patrie, occupée à tisser la laine et destinée à partager ma couche. Va, cesse de m'irriter, si tu veux t'en retourner sans danger. »

[33] Il dit. Le vieillard, saisi de crainte, obéit à cet ordre, et marche silencieux près des bords de la mer retentissante. Livré tout entier à sa douleur, il adresse de nombreuses prières au puissant Apollon, lits de Latone à la belle chevelure :

 [37] « Entends ma voix, dieu qui portes un arc d'argent, toi, le protecteur de Chryse et de la sainte Cilla, toi, le puissant roi de Ténédos et la divinité de Sminthe. Si jamais je couvris ton temple de gracieux ornements; si jamais j'immolai pour toi des brebis et des chèvres, exauce aujourd'hui mes vœux : que les Grecs, frappés de tes flèches, expient les larmes qu'ils m'ont fait répandre!  »

[43] Telle fut sa prière, et Apollon l'entendit. Le cœur enflammé de colère, il descend des sommets de l'Olympe portant sur son dos l'arc et le carquois : dans sa course, les flèches retentissent sur ses épaules. Il s'avance, semblable a la nuit , s'arrête non loin des navires, et lance un de ses traits : l'arc d'argent rend un son éclatant et terrible. Apollon atteint d'abord les mules et les chiens agiles; mais bientôt, tournant le dard mortel contre les hommes, il les frappe eux-mêmes; et sans cesse les bûchers dévorent les cadavres.


[53] Pendant neuf jours les traits du dieu volent sur l'armée. Le dixième jour, Achille convoque l'assemblée du peuple : Junon aux bras blancs (03) lui en inspire le dessein, prenant en pitié les fils de Danaüs qu'elle voyait mourir. Ils s'assemblent tous, et, dès qu'ils sont réunis, l'impétueux Achille se lève et dit au milieu d'eux :

 [59] « Fils d'Atrée, maintenant je crains qu'errants de nouveau sur les mers, nous ne soyons réduits à retourner sur nos pas, si toutefois nous pouvons échapper à la mort, car la peste et la guerre s'unissent pour dompter les Achéens. Mais consultons un devin ou un sacrificateur, ou bien un interprète des songes (car les songes viennent aussi de Jupiter ); qu'il nous dise pourquoi le brillant Apollon est si fort irrité, s'il punit la transgression d'un vœu ou le refus de quelque hécatombe, et si, daignant agréer nos agneaux et nos chèvres les plus belles, il consent à nous préserver du trépas.   »

[68] Après avoir ainsi parlé, il s'assied. Alors se lève Calchas, fils de Thestor et le plus illustre des augures : il connaissait le passé, le présent et l'avenir, et il guida les vaisseaux des Grecs vers les rivages troyens, parce qu'il avait reçu le don de prédire d'Apollon lui-même. Plein de sagesse et de bienveillance, il dit :

 [74] « Achille! héros chéri de Jupiter, tu m'ordonnes de révéler quelle cause irrita le dieu qui lance au loin les traits, je parlerai; mais, toi, promets et jure de me secourir par tes discours et par ton bras. Sans doute je vais irriter l'homme puissant qui règne sur les Argiens et auquel tous les Grecs obéissent. Un souverain est trop fort, en effet, lorsqu'il se courrouce contre son inférieur : si le jour même de l'offense il dévore sa colère sous un calme apparent, néanmoins il la garde au fond de son cœur jusqu'à ce qu'il l'ait satisfaite. Vois donc si tu veux me protéger. »

[84] Achille à la course impétueuse, prenant à son tour la parole, lui répond :

 « Parle avec confiance; dis-nous, par tes oracles, la volonté des dieux. Je te le jure, par Apollon que Jupiter chérit, et que tu implores, ô Calchas! quand tu dévoiles aux Grecs les secrets de l'avenir; nul, tant que je vivrai et que mes veux seront ouverts à la lumière; nul, de tous ces fils de Danaüs, n'osera, près de nos navires profonds, porter sur toi ses mains pesantes. Non, lors même que tu injurierais Agamemnon lui-même qui se glorifie d'occuper maintenant dans l'armée le rang le plus illustre. »

[91] Le sage augure, rassuré par ces paroles, s'exprime en ces termes :

 « Apollon ne vous accuse, ni d'être lents à remplir vos vœux , ni d'épargner les hécatombes : il venge son prêtre qu'Agamemnom n'a pas craint d'outrager; car Chryséis ne lui a point été rendue, et sa rançon a été rejetée. Telle est la cause des maux qu'Apollon nous envoie et de ceux qu'il nous prépare encore. Sachez qu'il ne retirera sa main, qui appesantit sur nous le fléau de la peste, que lorsque nous aurons, sans rançon et sans présent, rendu cette jeune vierge aux yeux d'ébène à son père chéri, et conduit dans Chryse une hécatombe sacrée. Alors, peut-être, avant cherché à l'apaiser, parviendrons-nous à le fléchir.  »

[101] II s'arrête et s'assied. Tout à coup le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon, se lève troublé; son âme est remplie d'une sombre fureur, et ses yeux sont semblables à la flamme éclatante. II lance de terribles regards à Calchas, et s'écrie :

 [106] « Prophète de malheurs, tu ne m'as jamais rien annoncé qui me fût agréable; tu te plais toujours à nous prédire des infortunes. Jamais tu n'as dit une parole ni l'ait une action qui ne nous ait été funeste. Maintenant encore, interprétant, au milieu des Grecs, la volonté divine, tu prétends qu'Apollon nous accable parce que j'ai refusé de recevoir la magnifique rançon de Chryséis, et que je désire que cette jeune fille me suive dans mon palais. Oui, je la préfère même à Clytemnestre, qui, vierge encore, devint mon épouse : Chryséis ne lui est inférieure ni par la taille, l'esprit, la beauté, ni même par ses travaux. Toutefois, si ce parti est le meilleur, je consens à la rendre. J'aime mieux sauver mon peuple que de le voir périr. Mais préparez-vous aussitôt à me donner un autre prix, afin que je ne sois pas le seul parmi les Argiens qui reste sans récompense, cela ne saurait me convenir. Vous en êtes tous témoins, le prix qui m'appartient m'est enlevé.  »

[121] Le divin Achille à la course légère lui répond aussitôt :

 « Glorieux fils d'Atrée, toi le plus avide de tous les mortels, pourquoi ces Grecs magnanimes te donneraient-ils une autre récompense? Nous savons qu'il n'existe plus en réserve de nombreuses dépouilles à partager en commun; celles des villes détruites ont été distribuées, et il serait injuste que le peuple les rassemblât de nouveau pour un second partage. Renvoie ta captive, puisqu'un dieu l'ordonne ; et les Achéens te dédommageront trois fois et quatre fois, si jamais Jupiter nous permet de conquérir Troie, cette ville aux fortes murailles (04). »

[130] Le roi Agamemnon lui réplique à son tour :

 « Vaillant Achille, toi qui ressembles à un dieu, ne cherche pas à déguiser ta pensée : tu ne saurais ni me surprendre ni me persuader. Quoi! tu voudrais conserver ta récompense et me priver de la mienne ? Et tu m'ordonnes de rendre ma captive ! Oui, si les magnanimes Achéens m'accordent un prix d'une égale valeur et qui me satisfasse. S'ils refusent, j'irai moi-même enlever ta récompense, ou celle d'Ajax ou celle d'Ulysse, et celui chez lequel j'irai frémira de colère; mais nous reparlerons de ces choses une autre fois. Maintenant agissons; lançons sur la vaste mer un sombre navire (05); rassemblons pour le conduire un nombre suffisant de rameurs, et plaçons-y la belle Chryséis et une hécatombe sacrée. Qu'un illustre capitaine commande ce navire; que ce soit ou Ajax, ou Idoménée, ou le divin Ulysse, ou toi, Achille, le plus terrible de tous les guerriers : par ces sacrifices, nous apaiserons peut-être le dieu qui lance au loin les traits.  »

[148] Le bouillant Achille, lui jetant un regard courroucé, s'écrie :

« Homme rempli d'astuce et d'impudence, qui donc parmi les Grecs oserait t'obéir, ou te suivre dans une expédition, ou marcher d'après tes ordres contre l'ennemi? Ce n'est point en haine des Troyens, habiles à lancer le javelot, que je suis venu en ces lieux pour les combattre ; car ils ne sont nullement coupables envers moi. Jamais ils ne m'ont enlevé ni mes taureaux ni mes coursiers; jamais ils ne sont venus dans la populeuse et fertile Phtiotide ravager mes moissons, parce qu'une mer retentissante et des montagnes ombragées d'arbres nous séparent entièrement d'eux. Mais c'est pour toi, le plus effronté de tous les mortels, que nous sommes venus, et pour te combler de joie, et pour venger sur les Troyens l'injure de Ménélas et la tienne, vil impudent (06)! Tu ne respectes point ces services, tu les méprises. Tu me menaces même de m'enlever la récompense que j'ai si laborieusement gagnée, et que les fils de la Grèce m'ont donnée en partage. Jamais il ne m'arrive de recevoir un prix égal au tien, quand les Achéens s'emparent d'une superbe ville troyenne. Et cependant c'est mon bras qui soutient tous le poids de cette guerre impétueuse. Mais, s'il se fait un partage, tu reçois toujours les plus riches dépouilles; et moi, quoique je me sois fatigué à combattre, je rejoins mes navires chargés d'un modique présent. Maintenant, je pars pour la Phtiotide, je retourne dans mes foyers sur mes vaisseaux à la proue arrondie (07). Étant déshonoré, je ne crois pas que tu puisses désormais accroître ta puissance et tes trésors.  »

[172] Agamemnon , le roi des hommes, lui répond aussitôt :

 « Fuis donc, si tel est ton désir; je ne te prie point de rester à cause de moi; d'autres m'honorent, et Jupiter me soutient. De tous les rois issus de ce dieu, c'est toi que je hais le plus : tu ne respires que discordes, guerres et combats. Ta valeur, mais tu la dois à un dieu. Ramène donc dans ta patrie tes vaisseaux et tes soldats, et va régner sur les Myrmidons; je me soucie peu de toi, je me ris de ta colère, et je te menace. Puisque le brillant Apollon m'enlève Chryséis, je la renverrai sur un de mes navires, escortée de mes compagnons. Mais moi, j'irai dans ta lente et je te ravirai le prix de ton courage, lu belle Briséis, afin que tu saches bien quelle est ma puissance, et que d'autres craignent de se comparer ou de s'égaler à moi.  »

II dit. Le fils de Pélée frémit de rage; dans sa poitrine, deux partis agitent violemment son cœur : il se demande s'il s'armera du glaive aigu qu'il porte à la hanche pour chasser les amis du roi et frapper Agamemnon, ou s'il apaisera sa colère et domptera sa fureur.


[193] Tandis qu'il agite ces pensées dans son âme, et qu'il tire sa longue épée du fourreau, Minerve descend du ciel, envoyée par Junon aux blanches épaules, qui chérit également ces deux guerriers et veille sur eux. Elle se tient derrière le fils de Pélée, saisit sa blonde chevelure, puis se montre à lui seul, et reste invisible à tous les regards. Achille étonné se retourne, et reconnaît aussitôt Minerve-
Pallas (08), dont les veux brillent d'un éclat terrible; il lui adresse ces rapides paroles :

 [202] « Pourquoi, fille de Jupiter qui tient l'égide, es-tu venue en ces lieux? Est-ce pour me soir outragé par Agamemnon ? Cependant, je te le déclare, et ce que je te dis s'accomplira, bientôt, peut-être, son insolence lui coûtera la vie.  »

[206] Minerve aux yeux d'azur (09) lui répond à son tour :

 « Je viens des cieux pour apaiser ta colère, si toutefois tu veux m'écouter. Je suis envoyée par Junon aux bras blancs, qui vous chérit également tous deux. Termine ces débats, et n'arme plus ta main du glaive. Parle donc, puisque tu ne peux te contenir. Cependant, je te le déclare, et cela s'accomplira aussi, je te donnerai un jour, pour venger cette injure, des présents trois fois plus splendides. Mais contiens ta colère, et obéis-nous. »

[215] L'impétueux Achille répond à ces paroles :

 « Il faut, déesse, suivre vos conseils, malgré la colère qui m'irrite; car c'est le parti le plus sage. Quiconque obéit aux dieux en est toujours exaucé.  »

II dit ; et, docile aux paroles de Minerve, il pose sur la poignée d'argent sa main pesante, et repousse sa longue épée dans le fourreau. La déesse retourne vers l'Olympe, dans les demeures de Jupiter, du dieu qui tient l'égide parmi les autres dieux.

[223] Achille, qui n'a point encore dompté sa colère, adresse au lits d'Atrée ces paroles outrageantes :

 « Toi, que le vin abrutit, et qui as l'œil impudent du dogue et le cœur timide du cerf, jamais tu n'eus le courage de combattre à la tête des peuples et de te placer en embuscade avec les chefs Achéens : tu craindrais d'y trouver la mort. Certes, il vaut mieux parcourir l'immense armée des Grecs, et dépouiller celui qui ose te contredire. Roi dévorateur des peuples, c'est parce que tu commandes à des hommes sans valeur; car sans cela, fils d'Atrée, tu aurais fait aujourd'hui ta dernière insulte. [233]Mais je le proclame et j'en fais le serment ; je te jure sur ce sceptre, qui désormais ne produira ni feuilles ni rameaux, qui ne reverdira plus, depuis que, séparé du tronc sur les montagnes, le fer l'a dépouillé de son écorce; par ce sceptre que portent maintenant dans leurs mains les juges de la Grèce chargés par Jupiter de faire respecter les lois; serment terrible, car j'espère qu'un jour tous les Achéens désireront la présence d'Achille, et que toi, malgré ta douleur, tu ne pourras les secourir lorsqu'ils tomberont expirants sous les coups de l'homicide Hector. Alors, furieux, tu te déchireras la poitrine pour avoir outragé le plus brave des Grecs. »

Ainsi parle le fils de Pélée; puis il lance à terre son sceptre orné de clous dorés, et s'assied. Agamemnon, de son côté, frémissait de colère. Alors se lève Nestor à l'harmonieux langage, Nestor, éloquent orateur de Pylos, qui laissait couler de ses livres des paroles aussi douces que le miel. (Déjà deux générations d'hommes, qui jadis vécurent et furent nourris avec lui dans la divine Pylos, s'étaient écoulées; il régnait maintenant sur la troisième. ) Plein de sagesse et d'expérience, il prend la parole, et dit :

[254] « Grands dieux ! quelle affliction profonde se répand sur toute la terre achéenne! Quelle joie vont éprouver Priam et les fils de Priam! Que les Troyens se réjouiront dans leur âme lorsqu'ils apprendront vos querelles, fils de Danaüs, sous, les plus célèbres aux conseils et dans les combats! Cédez à mes avis; car vous êtes tous deux plus jeunes que moi. J'ai vécu jadis parmi des guerriers plus braves encore que vous, et ils n'ont point méprisé mes conseils. [262] Non, jamais je n'ai vu, et je ne verrai sans doute jamais des héros tels que Pirithoüs, Dryas, pasteur des peuples, Cénée, Exadius, le divin Polyphème et le fils d'Égée, Thésée, semblable aux immortels. Ils étaient certes les hommes les plus courageux qu'ait nourris la terre : ils combattirent vaillamment de vaillants ennemis, les Centaures des montagnes, qu'ils exterminèrent dans une lutte terrible. Appelé d'une terre lointaine par ces guerriers, je partis de Pylos, et je me joignis a eux, et je me battis avec courage. Croyez-moi, nul de ceux qui vivent aujourd'hui n'aurait osé les attaquer ; et pourtant ils écoutaient mes avis et cédaient à mes paroles. Obéissez donc, puisqu'il vaut mieux obéir. Agamemnon, quelle que soit ta puissance, n'enlève point la captive d'Achille; laisse-lui cette récompense qui lui fut donnée autrefois par les fils des Achéens. Toi, descendant de Pélée, cesse de lutter ouvertement contre le roi; car jamais souverain, décoré du sceptre et élevé au rang suprême par Jupiter, n'eut une gloire égale à la sienne. Tu es vaillant, dis-tu, et une déesse t'a donné le jour; mais Agamemnon est plus puissant, puisqu'il commande à un nombre infini de guerriers. Fils d'Atrée, calme ta colère; c'est moi qui te supplie de bannir le ressentiment que tu nourris contre Achille, rempart de tous les Grecs dans cette guerre funeste. »

[285] Le roi Agamemnon lui répond :

« Tout ce que tu viens de dire, vieillard, est rempli d'équité; mais cet homme veut être au-dessus de tous les autres; il veut les dominer, les commander, et même l'emporter sur tous, ce qu'il ne nous persuadera jamais. Si les dieux éternels ont fait de lui un guerrier redoutable, croit-il pour cela avoir le droit de nous accabler d'outrages? »

[292] Le divin Achille l'interrompant lui réplique en ces termes :

« Je serais un homme vil et lâche si je te cédais en tout. Commande aux autres Grecs; mais moi je ne veux pas t'obéir. Je ne te dirai plus qu'une chose, et retiens-la bien. Non, je n'en viendrai point aux mains pour défendre ma captive, ni avec toi, ni avec aucun autre, puisque vous voulez me reprendre ce que vous m'avez donné. Quant aux richesses que je possède près de mon navire rapide et sombre, nul de vous ne me les ravira malgré moi. Ose-le donc ; et tes guerriers me connaîtront; et ton sang noir ruissellera bientôt sur ma lance. »

[304] Après ces violents débats, ils se lèvent tous deux, et rompent l'assemblée. Achille retourne vers sa tente et ses navires égaux  (10), accompagné du fils de Ménétius et de ses guerriers. Agamemnon lance à la mer un de ses légers vaisseaux, dans lequel il place vingt rameurs et l'hécatombe sacrée; il fait monter dans ce navire la belle Chryséis, puis le prudent Ulysse comme chef de l'expédition.

[311] A peine se sont-ils embarqués qu'ils volent sur les plaines liquides. Alors le fils d'Atrée ordonne aux peuples de se purifier. Ceux-ci obéissent, et jettent à la mer leurs souillures. Sur le rivage ils immolent en l'honneur d'Apollon de solennelles hécatombes de taureaux et de chèvres, et l'odeur des sacrifices s'élève jusqu'au ciel en tourbillons de fumée.

[318] Tandis que l'armée s'occupe de tels soins, Agamemnon n'oublie pas les menaces qu'il a faites à Achille. Il s'adresse a Talthylius et à Eurybate, tous deux ses hérauts et ministres zélés, et leur dit :

[322] « Allez à la tente d'Achille, fils de Pélée; saisissez-vous de la belle Briséis, et amenez-la en ces lieux. Si l'on refuse de vous la livrer, j'irai moi-même l'enlever, suivi de mes nombreux compagnons, ce qui sera plus outrageant encore. »

[326] II dit, et les renvoie en joignant à cet ordre un langage menaçant. Les deux envoyés, suivant à regret les rivages de la mer stérile (11), arrivent près des tentes et des vaisseaux des Myrmidons. Ils trouvent Achille assis devant sa tente et son sombre navire. En les voyant, il est saisi de douleur. Ceux-ci, troublés et pleins de respect pour ce prince, s'arrêtent, et n'osent lui adresser la parole. Achille qui s'en aperçoit leur dit :

[334] « Salut, hérauts, ministres de Jupiter et des hommes; approchez: ce n'est point vous qui êtes coupables, mais Agamemnon qui vous envoie pour m'enlever la belle Briséis. Va, généreux Patrocle, conduis-les hors de ma tente, afin qu'ils emmènent ma captive. Mais, hérauts, je vous prends à témoin devant les dieux fortunés, devant tous les hommes et devant ce roi cruel, si jamais, un jour, il a besoin de mon bras pour empêcher la ruine des autres guerriers. Car il se livre aveuglément à sa fureur, et il ne considère pas assez le présent et l'avenir pour sauver les Grecs, lorsqu'ils combattront auprès de leurs navires. »

[345] A ces mots, Patrocle obéit aux ordres de son ami; il conduit, hors de la tente, la belle Briseis, et la remet aux hérauts qui s'en retournent vers les vaisseaux achéens, en emmenant cette jeune fille qui les suit à regret. Alors Achille, séparé de ses compagnons, s'assied eu pleurant sur les rivages de la mer blanchissante (12), et contemple le noir Océan; puis, étendant les mains, il invoque â haute voix sa mère bien-aimée :

 [352] « O ma mère, puisque tu m'as donné une si courte existence, le dieu de l'Olympe, Jupiter, qui tonne au haut des cieux, devait au moins m'accorder quelque gloire ! Maintenant il me laisse sans honneur. Le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon m'outrage, et il possède le prix de ma valeur, qu'il m'a ravi lui-même.  »

[357] Il s'arrête et fond en larmes. Son auguste mère, assise près de son vieux père dans le gouffre des ondes, l'entend, et soudain s'élève, ainsi qu'un nuage, au-dessus des flots blanchissants ; elle s'assied à côté de son fils, le caresse de sa main divine, l'appelle et lui parle en ces termes :

 

[362] « Mon fils, pourquoi pleurer ainsi ? Quel chagrin profond s'est donc emparé de ton âme? Réponds, ne me cache rien, pour que je sache comme toi la cause de ta douleur. »

[364] L'impétueux Achille lui répond en soupirant :

«Tu sais tout , ô ma mère! Pourquoi donc te répéter ce que tu connais déjà? - Nous allons à Thèbes, ville sacrée dEétions nous la ravageons, et nous amenons en ces lieux les dépouilles que les fils des Achéens se partagent. Ils choisissent pour Atride la belle Chryséis; mais Chrysès, le prêtre d'Apollon, se rend vers les rapides navires des Grecs, à l'armure d'airain (13), pour racheter sa fille: il portait de nombreux présents, et, dans ses mains tenant le sceptre d'or et les bandelettes d'Apollon, du dieu qui lance au loin les traits, il implorait les Grecs et les deux Atrides, chefs des peuples. [376] Toute l'armée demande avec acclamations qu'on respecte le sacrificateur et qu'on accepte ses dons magnifiques. Mais Agamemnon courroucé renvoie Chrysès avec outrage, et lui tient un discours menaçant; le vieillard indigné se retire. Apollon, qui le chérissait, exauce sa prière, et lance contre les Argiens des traits cruels qui déciment le peuple, et ravagent la nombreuse armée des Grecs. Alors un illustre prophète nous déclare la volonté de ce dieu; aussitôt je conseille d'apaiser Apollon. Mais soudain se lève le fils d'Atrée : il frémit de rage et m'adresse une menace, qui déjà s'est accomplie. Sur un vaisseau léger, les Achéens ramènent la belle captive dans Chryse, et portent des présents à la divinité. [391] A l'instant même, les envoyés d'Agamemnon m'enlèvent la jeune Briséis que m'avaient donnée les fils des Achéens. Mais toi, ma mère, si tu en as la puissance, protège ton fils! Monte vers l'Olympe; et implore Jupiter, si jamais tu touchas son cœur, ou par tes paroles ou par tes actions. Souvent dans les palais de mes pères, je t'ai entendue te glorifier d'avoir seule, entre tous les immortels, écarté loin du fils de Saturne un affreux malheur, lorsque voulurent l'enchainer les autres dieux, et Junon, et Neptune, et la vaillante Minerve. [401] Toi, ô déesse, tu vins à lui et tu le délivras de ses liens, en appelant à ton aide, dans le vaste Olympe, ce géant aux cent mains, que les dieux nomment Briarée et les hommes Égéon ; (lui dont la force est supérieure à celle de son père! ) Il se plaça rayonnant de gloire près du fils de Saturne, et les dieux, saisis de crainte, n'osèrent plus l'enchaîner. Maintenant rappelle-lui ces services, embrasse ses genoux, et qu'il daigne secourir les Troyens. Que les Grecs, repoussés de leurs vaisseaux, expirent sur les mers; que tous jouissent enfin de leur roi, et que le fils d'Atrée lui-même, le puissant Agamemnon, reconnaisse la faute qu'il a commise en méprisant le plus courageux des Achéens. »

[413] Thétis lui répond en fondant en larmes :

« Hélas! mon fils, pourquoi t'ai-je élevé après t'avoir mis au jour pour de si cruelles destinées? Plût au ciel que, près de tes navires, tu fusses resté exempt de peines et de larmes; car ta à est courte et elle ne se prolongera pas! Ta carrière est à la fois rapide et malheureuse ! C'est donc sous de cruels auspices que je t'enfantai dans mes palais ! Mais je vais moi-même diriger ma course vers les sommets blanchis de l'olympe (14) pour adresser mes plaintes au dieu qui lance la foudre et essayer de le fléchir. [421] Toi, mon fils, reste auprès de tes rapides vaisseaux, garde ton courroux contre les Achéens, et abstiens-toi de combattre. Hier, Jupiter alla, vers l'Océan, chez les sages Éthiopiens, pour assister à leurs sacrifices, et tous les dieux l'ont suivi. Le douzième jour il doit se rendre dans l'Olympe; et moi, j'irai dans son palais d'airain, j'embrasserai ses genoux : alors peut-être pourrai-je le fléchir. »

[428] En parlant ainsi, la déesse se retire et laisse son fils regrettant encore la jeune fille à l'élégante ceinture qui lui fut, contre son gré, ravie avec tant de violence. - Cependant Ulysse, conduisant l'hécatombe sacrée, arrive à Chryse. Lorsque ses compagnons sont entrés dans la profonde enceinte du port, ils plient les toiles et les placent dans leur sombre navire; puis ils abaissent le mât à l'aide de cordages, et atteignent bientôt l'autre rive.
Ils jettent l'ancre, attachent les câbles, descendent sur le rivage de la mer et se font suivre de l'hécatombe destinée à Apollon qui lance au loin les traits. La belle Chryséis sort du vaisseau; et le sage Ulysse, l'accompagnant vers l'autel, la remet entre les mains de son père chéri, en disant :

[442] « Ô Chrysès, le roi des hommes, Agamemnon, m'a envoyé vers toi pour te rendre ta fille et pour offrir à Phébus, en faveur des Damiens, une hécatombe sacrée, afin d'apaiser le dieu qui accable les Argiens des main les plus cruels. »

[446] En disant ces mots, il remet Chryséis à son père; et celui-ci, plein de joie, reçoit sa tille bien-aimée. Aussitôt les Grecs disposent autour de l'autel la splendide hécatombe; ils se purifient les mains et prennent l'orge sacrée. Chrysès, élevant ses bras au ciel, prie à haute voit pour les Achéens :

[451] « Écoute-moi, toi qui portes un arc d'argent, toi, le protecteur de Chryse et de la divine Cilla, toi, le puissant roi de Ténédos! Déjà tu as exaucé ma prière, tu m'as vengé en châtiant le peuple achéen. Accomplis donc aujourd'hui mes vœux, et repousse loin des fils de Danaüs la contagion funeste. »

[457] Telle fut sa prière, et le brillant Apollon l'exauça. - Dès qu'ils ont invoqué la divinité et répandu l'orge sacrée, ils renversent les têtes des victimes, les égorgent et les dépouillent; puis ils coupent les cuisses, les enveloppent de graisse et les entourent ensuite de chairs sanglantes. Alors le vieillard embrase le buis desséché, y répand un vin aux sombres couleurs, et près de lui de jeunes hommes tiennent entre leurs mains des broches à cinq pointes. Lorsque les cuisses sont consumées, et que les assistants ont goûté des entrailles, ils divisent les restes des victimes, les percent, les présentent aux flammes, et les retirent du foyer. [467] Après qu'ils se sont acquittés de ce soin, ils préparent le repas, commencent le banquet, et se rassasient de mets convenablement partagés. Dès qu'ils ont chassé la faim et la soif, des jeunes gens couronnent les cratères (15) de vin et les distribuent à tous les convives en commençant par la droite. Durant le jour, les jeunes Achéens tentent d'apaiser la divinité par de mélodieux accords; ils entonnent avec grâce le péan sublime (16), et célèbrent les louanges du divin Apollon qui les écoute avec charme.

[475] Mais le soleil disparaît, les ténèbres se répandent sur la terre, et les guerriers s'endorment près des tables de leurs navires (17). Le lendemain, dès que paraît la matinale Aurore aux doigts de rose, ils retournent vers la grande armée des Achéens, et Apollon leur envoie un vent favorable. Ils dressent le mât, déploient les blanches voiles enflées par le vent, et les flots pourprés retentissent autour du navire qui vole en sillonnant l'immense surface des eaux. Lorsqu'ils sont arrivés auprès de l'armée, ils tirent leur sombre vaisseau sur les sables du rivage, étendent dessous de longs supports et se dispersent ensuite parmi les tentes et les navires.

[488] Assis près de ses vaisseaux rapides, le généreux fils de Pélée, Achille à la course impétueuse, nourrissait encore son ressentiment. On ne le voyait jamais ni combattre, ni assister aux conseils illustrés par tant de héros : il soupirait de tristesse, tout en regrettant les cris de guerre et les batailles.

[493] Dès que paraît la douzième aurore, tous les dieux éternels retournent dans l'Olympe, avant Jupiter à leur tête. Thétis, qui n'a pas oublié les prières de son fils, sort du sein des ondes, monte au point du jour vers les cieux, et trouve le formidable fils de Saturne assis loin des autres dieux sur le sommet le plus élevé de l'Olympe. Elle se tient devant lui, presse de sa main gauche les genoux du dieu, et de sa main droite elle lui caresse le menton en lui disant d'un ton suppliant :

[503] « Ô Jupiter, père souverain, si jamais, entre les immortels, je te rendis un service ou par mes paroles ou par mes actions, exauce mes vœux : honore Achille qui, parmi tant de héros, a la plus courte destinée. Agamemnon lui-même, le roi des hommes, l'outrage à cette heure; il garde en sa possession la récompense de mon fils qu'il vient de lui ravir. Mais venge-le, et toi, Jupiter, le plus prudent dieu de l'Olympe; accorde la victoire aux Troyens jusqu'au moment où les Grecs rendront hommage à mon fils, et le combleront d'honneurs. »

[511] Elle dit. Jupiter, qui commande aux nuages, ne lui répond point , il garde un profond silence. Alors, tenant toujours ses genoux embrassés, Thétis l'implore de nouveau :

[514] « Fais-moi donc une promesse; accorde-moi ou refuse-moi cette grâce, puisqu'aucune crainte ne peut te retenir, afin que je sache si de toutes les déesses je suis la moins honorée. »

[517] Jupiter, soupirant profondément , lui répond :

« Que d'affreux malheurs se préparent! Tu vas me rendre odieux à Junon, qui m'irritera par des paroles offensantes. Sans cesse, devant les dieux, elle m'attaque et m'accuse de favoriser les armes des Troyens. Mais retire-toi, Thétis, et que Junon ne t'aperçoive pas. Je songerai à l'accomplissement de tes vœux; et, pour que tu ne doutes point de mes paroles, je te ferai de la tête un signe d'assentiment : c'est le gage le plus révéré aux yeux des immortels. II n'est pas pour moi de promesse révocable, ni trompeuse, ni vaine, lorsqu'elle a été confirmée par un signe de tête. »

[528] A ces mots, le fils de Saturne abaisse ses noirs sourcils; sa divine chevelure s'agite sur sa tête immortelle, et le vaste Olympe en est ébranlé.

[531] Après cette résolution, ils se séparent. Thétis, des sommets du resplendissant Olympe, se plonge dans les profondeurs de la mer, et Jupiter retourne à son palais. Les dieux, à la vue de leur père, abandonnent aussitôt leurs sièges, et, sans attendre son arrivée, tous se rangent au-devant de lui.
[536] Jupiter s'assied sur son trône. - Mais Junon, qui n'ignore point les projets qu'a concertés avec lui la fille du vieux Nérée, Thétis aux pieds d'argent, lui adresse aussitôt ces amères paroles :

[540] « Perfide, qui donc, parmi les dieux, t'a fait adopter ses dessein? Tu te plais toujours à te tenir loin de moi, à méditer et à prendre de mystérieuses décisions. Jamais tu ne t'empressas de me faire connaitre une seule de tes pensées. »

[544] Le père des dieux et des hommes lui répond :

« Junon, n'espère point connaître mes projets; cela te serait difficile, quoique tu sois la compagne de ma couche. Tu sais toujours avant les hommes et les dieux ce qui doit être connu de tous. Mais ce que je veux former sans le secours des divinités, ne me le demande pas , et ne cherche jamais à l'approfondir. »

[551] Junon, l'auguste déesse aux beaux yeux, lui réplique à son tour :

« Cruel fils de Saturne, quelles paroles as-tu prononcées Jusqu'ici je ne t'ai point questionné; je ne cherche jamais à connaître tes secrets : tranquille, tu peut adopter les desseins qui te conviennent. Cependant, je redoute au fond du cœur que Thétis aux pieds d'argent, la fille du vieillard de la mer (18), ne t'ait séduit par ses discours. Ce matin, assise près de toi, elle embrassait tes genoux; peut-être lui as-tu fait, par un signe de tête, la promesse formelle de venger Achille, et d'exterminer sur leurs navires les nombreux guerriers achéens. »

[560] Jupiter, qui commande aux nuages, répond il ce discours :

« Malheureuse! tu me soupçonneras donc toujours ! Je ne pourrai donc point t'échapper. Mais tous tes efforts seront mutiles. Ils t'éloigneront de mon cœur, ce qui sera encore plus cruel pour toi. Au reste, ce que je veux s'accomplira. Va t'asseoir en silence; obéis à ma parole , ou crains que les dieux de l'olympe, s'ils voulaient te secourir, ne puissent te défendre, lorsque mon bras invincibles s'appesantira sur toi. »

[568] A ces mots, frémit Junon, la déesse aux beaux yeux ; elle s'assied silencieuse, dompte son courroux ; et toutes les divinités célestes s'agitent dans le palais de Jupiter. Alors Vulcain, le célèbre artisan, commence à discourir, afin de consoler sa mère chérie, Junon aux blondies épaules.

[573] « Que de maux funestes, intolérables, vont éclore, si, pour les mortels, la discorde se met entre vous, et si vous excitez les dieux au tumulte (19). Toujours la joie disparait des festins quand le mal triomphe. Je conseille donc à ma mère, quelle que soit sa prudence, de se montrer plus soumise envers notre bien-aimé père, pour qu'il ne s'irrite pas de nouveau et ne trouble plus nos fêtes. Car, s'il le voulait, lui qui lance au loin la foudre, il nous renverserait à l'instant même de nos sièges, tant sa puissance est formidable! Tente de le fléchir, ô ma mère, par de douces paroles, et ce puissant dominateur de l'Olympe deviendra bienveillant pour nous. »

[584] En finissant il se lève, et présente a Junon une coupe à deux anses (20), en lui disant :

[586] « Résigne-toi, ô ma mère, sois patiente malgré ta douleur, pour qu'un fils qui t'aime ne te voie point indignement outragée; car alors, quoique accablé de chagrin, je ne pourrais te secourir: il est difficile de résister au souverain de l'Olympe. Jadis, quand je voulus te défendre, il me saisit par le pied et me précipita du seuil divin. Je roulai tout le jour, suivant le soleil dans sa course; et, respirant à peine, je tombai dans l'île de Lemnos : c'est là que les Sintiens me recueillirent après ma chute. »

[595] A peine a-t-il achevé ces paroles, que sourit Junon, la déesse aux bras d'albâtre; puis elle reçoit, par un nouveau sourire, la coupe des mains de son fils. Aussitôt Vulcain, en commençant par la droite, verse à tous les dieux de l'Olympe un doux nectar qu'il puise dans une urne profonde. Alors un rire inextinguible s'élève parmi les dieux fortunés quand ils voient Vulcain s'agiter avec effort pour les servir dans les palais célestes.

[601] Pendant tout le jour, et jusqu'au coucher du soleil, ils prolongèrent le festin en écoutant avec délices les sons harmonieux de la lyre que tenait Apollon et les voix suaves des Muses qui chantaient en chœur.

[605] Mais, dès que s'éteint l'éclatante lumière du soleil, tous les dieux se retirent dans leurs palais si merveilleusement construits par Vulcain. Jupiter se dirige vers le lieu où il ferme la paupière quand il cède au sommeil ; il monte et s'endort auprès de la belle Junon, qui siège dans les cieux sur un trône d'or splendide.
 



 

(01) Ἐυκμήνιδες Ἀχαιοί, qui a été très-bien traduit par bene-ocreati Achivi dans la traduction latine (Homeri Ilias graece et latine) de Samuel Clarke, et dans celle (Collection Firmin Didot ) de Dübner. - Les traducteurs français ont donné au mot εὔκνημις; (qui a de belles cnémides) une signification peu convenable. Madame Dacier rend Ἐυκμήνιδες Ἀχαιοί par Grecs généreux; Bitaubé et Dugas-Montbel traduisent par Grecs belliqueux.
Nous pensons que les Grecs pouvaient avoir aux jambes de superbes cnémides, sans être pour cela ni braves ni généreux.
(02) Le texte grec porte κοίλησιν νηυσί (creux navires). Madame Dacier traduit trop librement ces deux mots par mon camp. Bitaube dit simplement ces vaisseaux, et Dugas-Montbel commet une faute d'archéologie en écrivant larges navires ; car les vaisseaux des Grecs n'étaient point larges, mais creux, comme le dit le mot κοίλη.
(03) Λευκώλενος Ἥρη,  dit Homère. Aucune traduction française ne rapporte cette jolie épithète de Junon, que Dübner a rendue par candidis ulnis Juno.
(04) Τροήν εὐτείχον (Troie aux bonnes murailles, ou bien fortifiée), dit Homère. Madame Dacier traduit ces deux mots par superbe Ilion; Bitaubé, par les superbes murs d'Ilion; et Dugas-Montbel, par l'opulente ville des Troyens. - Il y a, selon nous, une assez notable différence entre une ville opulente et une ville bien fortifiée.
(05) Νῆα μέλαιναν (navire noir, sombre ou obscur), que madame Dacier et Dugas-Montbel traduisent tout simplement par vaisseau; Bitaubé dit vaisseau léger. - Les traducteurs latins Clarke et Dübner ont rendu ces deux mots par navem nigram.
(06) II nous a été impossible de rendre en français le mot grec Κυνῶπης(semblable au chien, ou qui a le regard effronté), que Samuel Clarke traduit par canino-vir-aspectu, et Dübner par o-canina-fronte.
(07) Νηυσὶ καρωνίσι (navires dont l'extrémité ou la proue est arrondie), porte le texte grec. Madame Dacier et Bitaubé disent vaisseaux, en passant I' épithète sous silence, et Dugas-Montbel traduit imparfaitement ces deux mots par superbes navires.
(08) Παλλάδ’ Ἀθηναίην, de πάλλω, parce qu'on représentait cette déesse déesse d'une lance.
(09) Γλαυλῶπις Ἀθήνη, que les traducteurs latins ont entendu par caesus-oculis Minerva. Madame Dacier, Bitauné et Dugas-Montbel traduisent ces deux mots, l'une par Minerve, l'autre par déesse, et le troisième par sage déesse, ce qui est fort différent.
(10) Νῆας ἐΐσας, c'est-à-dire dont la quille est égale des deux côtés.
(11)
Ἀλὸς ἀτρυγέτοιο. Tous les traducteurs français passent sous silence l'épithète ἀτρύγετος, qui signifie infécond, stérile, et qu'Homère donne souvent à la mer, par opposition à la terre qui est dite πολύφορβος, féconde.
(12)
Ἀλὸς πολιῆς, ce qui ne veut pas dire la mer blanche, mais la mer blanchissante d'écume.
(13) Ἀχαιῶν χαλκοχιτώνων, dit Homère. Les traducteurs français passent tous sous silence l'épithète χαλκοχίτων (revêtu d'airain), qui est d'une très grande importance comme renseignement historique. Clarke et Dübner ont traduit ce passage par : Achivorum aere-loricatorum.
(14)
Ὄλυμπον ἀγάννιφον (l'Olympe couvert de neige), porte le texte grec. Nous avons rendu l'épithète ἀγάννιφος par sommets blanchis, parce que l'on croyait dans l'antiquité que les sommets de l'Olympe étaient couverts d'une neige éternelle.
(15)
La Grecs appelaient cratère (κρατήρ) une grande coupe où l'on mêlait le vin et l'eau
(16) Le péan (παίαν) était un hymne en l'honneur d'Apollon quand cet immortel devint dieu de la médecine.
(17) Δὴ τότε κοιμήσαντο παρὰ πρυμνήσια νηός (alors ils dormirent PRES des câbles de leurs navires), dit Homère. Dugas-Montbel a fait un contresens en traduisant ce passage par : ils vont se reposer DANS leurs navires. Clarke et Dübner ont rendu ce vers par : tunc dormiverunt JUXTA retinacula navis.
(18) Ἀργυρόπεζα Θέτις, θυγάτηρ ἁλίοιο γέροντος, porte le texte grec. Ce beau vers, que nous avons rendu mot à mot, a été traduit de cette manière par madame Dacier : la belle Thètis, par Bitaubé : la fille du vieux Nérée, Thétis; et par Dugas-Montbel : Thétis , la fille du vieux Nérée.
(19) Ἐν δὲ θεοῖσι κολωὸν ἐλαύνετον. L'excellente traduction latine de Dübner rend ce passage par : interque deos tumultum agitatis, car le mot κολωὸς signifie tout à la fois criaillerie, bruit et tumulte.
(20) Nous traduisons Δέπας ἀμφικύπελλον par : coupe à deux anses, attendu que l'on trouve dans les collections de vases grecs de Tyschben, de Maisonneuve et de Laborde, des coupes qui ont une anse, d'autres deux anses, comme celle que présente Vulcain à sa mère, et d'autres qui ne portent aucune espèce d'anse. - Selon Aristote (Hist. des Anim), le mot ἀμφικύπελλος voudrait dire une double coupe, c'est-à-dire un vase formant coupe des deux côtés. - Nous n'avons point trouvé, dans les collections dont nous parlions plus haut, de ces sortes de coupes.