Gennadius

GENNADIUS (patriarche)

 

Un poème méconnu

 

 

 

 

 

Extrait de la Revue Byzantinische Zeitschrift, 1897.

 

Un poème méconnu du patriarche

Gennadius [II].

Parmi les pièces anonymes que Miller a insérées, un peu au hasard de ses lectures, dans son recueil des poésies de Manuel Philé, figure, sous le n° 20 de l'Appendice[1]) un morceau en vers iambiques, extrait du manuscrit 941 de Paris (f° 189, verso). En voici le texte, que j'ai collationné de nouveau sur le manuscrit; je le fais suivre d'un essai de traduction, nécessairement assez libre, pour lequel je sollicite l'indulgence du lecteur.

 

Στίχοι ἰμβιοι (sic).
Σα
θρν μν ετύχημα κούφη τεπρνότης,
Χρ
υσὸς πυραυγς καὶ ταχύστροφοι θρόνοι·
Ο
χ ἵσταται γρ ς π σφαίρας τρέχον,
Λοξ
ν δ' ληθῶς, νυπόστατον βάσιν,
5 τακτον, στήρικτον, ς ναρ, χει.
Ῥοὴν δ' ἀναιρε καὶ φθορν τούτων λύει,
Ἰᾶται δ' αὖ σύντριμμα καὶ στάσιν φέρει
νος παθε ζωγραφούμενος λόγ,
Ὑφ' ο πτερωθες ντιμορφο τν φύσιν
10 Πηγν
ς, ἐπαίρων ες ἀκίνητον στάσιν.
ντεῦθεν ρχα καὶ στρατευμάτων δρόμοι
Φοβο
ῦσι καὶ τρέπουσιν μβολς δίχα·
βριν δ δυσκάθεκτον χθρῶν μφυτων
Κα
λύτταν ργς παθῶν κτηνωδίαν
1
5 μφρων λογισμὸς δουλαγωγε προτρέχων,
Πει
θοῖ  κεραννς ντιφάρμακον βαν.
λλ' ὦ τ τερπνν τν μν λόγων αρ —
Νε
υρος γρ ατος φιλοτίμοις ἀκτίσι
Χαίροις λογι
σμῶν ἀσφαλεστάτη βάσις
20
ν στάτ πράγματι καὶ πλήρει σάλου.
δο γρ, φρν καὶ τ κέντρα το τύφου
υθμ ταπεινος καὶ περισπᾷς ες μέτρον.
συμπαθὲς φρόνημα καὶ ψυχς τόνος,

Νεύων
ὅπου χρὴ καὶ πτερούμενος πάλιν,
25 Π
γρωσαι σαυτῷ τς πάλξεις ἐκ λόγων,
Ο
ς τν πενιχρν ἐξαρθεῖς χημάτων,

Νικ
ν μν έχθροὺ ἐκ βολών μεταρσίων,
ρν δ φίλους έξ πόπτου καρδίας,

Σώ
σεις φεζς νπερ ἔσχες εἰκόνα.


 

 « C'est un bonheur vermoulu que le plaisir léger, l'or à l’éclat de flamme et les trônes aux révolutions rapides. Jamais il ne se tient droit; on le dirait posé sur un globe qui roule, tant son assiette est oblique, mal assurée, instable et fuyante comme un songe.

Qui arrête ce flux et empêche cet écroulement? qui vient réparer les ruines et apporter l'équilibre? Reprit, dirigé par une raison impassible. S'élevant sur les ailes de la raison, il transforme la nature; il l'érige, la fixe sur une base inébranlable. Alors les chefs et les armées en marche sèment la terreur et la fuite sans l'attaquer.[2] Alors la rage mal contenue de nos ennemis innés, colère frénétique, passions bestiales, la sage raison, devançant leurs assauts, les dompte, mêlant, comme dans un remède bien combiné, la force à la persuasion.

Mais allons, aimable printemps de mes discours, toi qui les fortifies de tes glorieux rayons, salut, soutien assuré de mes arguments dans une matière inconstante et pleine de fluctuation. Voici que l’orgueil, avec son sourcil froncé et ses dards hérissés, s'humilie devant ta douce cadence et se laisse ramener à la mesure. Ο sagesse compatissante, souple ressort de l'âme, qui sais l'abaisser à propos et, quand il le faut prendre ton essor, dresse autour de toi un rempart de hautes raisons; de là, élevée au dessus des misérables véhicules des mortels,[3] terrassant tes ennemis de tes traits lancés de haut, contemplant tes amis d'un cœur invisible, tu préserveras sans cesse ta figure présente. »

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Ces vers ampoulés ne sont pas bien bons, ni comme prosodie, ni comme style Cependant ils tranchent par l'ambition de la pensée et une certaine fierté d'allure sur la moyenne des pièces environnantes. On ne saurait songer à les attribuer à Manuel Philé — j'ignore si Miller a eu cette intention — dont la manière est toute différente. Le manuscrit ne fournit, à première vue, aucune indication d'auteur. La plus grande partie en est occupée par les « Morceaux choisis » d'Origine, connus sous le nom de Philocalia. A la fin de ce texte, le copiste anonyme a inscrit la date de l'achèvement de son travail « Chios, le 2 novembre 1535) » puis, sur les quelque· feuillets restés disponibles, le même copiste a transcrit: 1° des iambes anonymes à l’éloge d'Origène (Miller, Appendix, XXI) ; 2° des vers de Bessarion sur la mort de Théodora Paléologue; 3° un poème de Manuel Philé sur Alexandre le Grand (Miller, Appendix, II) ; 4° un second poème du même auteur sur le tableau des Noces d’Alexandre décrit par Lucien (Miller, Appendix, III) ; enfin nos iambes, qui terminent le volume. Tout ce qu'on peut conduire de cette farrago c'est que l'auteur de notre morceau anonyme n'est pas postérieur au premier tiers du XVIe siècle.

Heureusement nous n'en sommes pas réduite à un classement aussi vague. En réalité, l'auteur a signé son poème en toutes lettres, mais, suivant un usage fréquent, la signataire est déguisée sous la forme d'un acrostiche. Ecrivons, à la suite, les lettres initiales de nos 29 trimètres; nous en obtenons un trentième ainsi conçu:

Σχολαρίου πέφυκε πᾶν χειρῶν πόνος.

Cette expression « œuvre des mains » semblerait d'abord convenir à une simple signature de copiste; mais le sens et le ton de nos vers excluent une pareille interprétation; sans doute l’auteur avait inscrit ces vers en tête ou à la fin du manuscrit original d'un ouvrage de longue haleine, et il indiquait par là à la fois sa paternité littéraire et le caractère autographe du manuscrit. Scholarius est donc le nom d'un auteur, et non d'un scribe.

Dans toute l'histoire de la littérature byzantine le nom de Scholarius n'a été porté à ma connaissance que par un seul personnage; c'est le célèbre controversiste George Scholarius (1400 — 1464),[4] qui devint en 1453, sous le nom de Gennadius, patriarche de Constantinople par la grâce de Mahomet II. Je n'ai pas à refaire ici la biographie de ce prélat si diversement jugé: je rappellerai seulement que les tentatives de le dédoubler en deux homonymes ont définitivement échoué,[5] et je m'autorise de leur insuccès pour attribuer sans hésitation notre poème à l'orateur du concile de Florence, au patriarche diplomate, qui termina une vie si agitée dans la paisible retraite d'un monastère.

George Scholarius n'était pas moins distingué comme calligraphe que comme littérateur, théologien et homme d'Etat. La Bibliothèque Nationale possède, entre autres manuscrits de ses œuvres, un fort volume (n° 1294) qui renferme plusieurs traités, en partie inédits, de notre auteur. Ce manuscrit est d'une écriture uniforme, fine, serrée, très régulière; au verso du feuillet de garde, une main du IVe siècle ou du commencement du XVIe — peut-être celle de Lascaris — a inscrit cette remarque: οἶμαι τουτὶ τὸ βιβλίον γεγράφθαι χέρι αὐτοῦ Γενναδίου Σχολαρίου. Quoique un annotateur plus récent ait mis en doute cette attribution, elle me paraît assez vraisemblable.[6] Elle fournit une analogie qui vient à l'appui de mon explication de l'acrostiche du document Miller.

Je n'essaierai pas de déterminer la nature de la composition à laquelle ce document servait de proème ou d'épilogue; cependant, si l'on prend à la lettre le vers 20, qui parle d'un matière « hasardeuse et délicate », on pourrait supposer qu'il s'agit de la fameuse apologie de la foi chrétienne présentée au sultan Mahomet II. L'emploi du nom « laïque » Scholarius ne fait pas obstacle à cette supposition; si elle était fondée, les vers du début prendraient une signification précise, et derrière le docte prélat courbé sur son manuscrit on entreverrait, dans le fond du tableau, les « mines » des palais de Byzance, l'or « mis au pillage et l’« écroulement » du trône des Paléologues. Mais hypotheses non fingo, je me contente de recommander ce petit poème et le problème qui s'y rattache au futur éditeur des œuvres complètes de Gennadius.[7]

 

Paris, mars 1896.                                                  Théodore Reinach.

 

 

 


 

[1] Manuelis Philae carmina, t. II, p. 380.

[2] Je ne suis pas sûr de comprendre ces deux vers.

[3] Même observation.

[4] On adopte plutôt de nos jours les dates 1405 – ~1472.

[5] Voyez en dernier lieu Dräseke, dans cette Revue, IV, p. 561 suiv.

[6] C’est sur cette note que Gardthausen s’est fondé pour faire figurer Gennadius dans sa liste alphabétique des scribes de manuscrits.

[7] Notre acrostiche n'est pas la seule composition en vers sortie de la plume de Scholarius (voir notamment le ms. 1292 de Paris), mais, sauf erreur, c'est la seule qui ait été publiée jusqu'à présent. Je n'en vois même pas de mentionnée dans· la· bibliographie.