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 TYRTÉE

TRADUIT PAR M. ERNEST FALCONNET.

VIE DE TYRTÉE.

Tyrtée vivait durant la seconde guerre de Messénie : l'époque précise est incertaine, car les auteurs la placent à des dates différentes; Justin, Eusèbe, Suidas, à la fin de la trente-cinquième olympiade; Pausanias au contraire, à la quatrième année de la vingt-troisième olympiade, c'est-à-dire huit cent soixante-quatre ans avant Jésus-Christ. Dans cette longue lutte de Messène contre Sparte les chances furent longtemps suspendues. Les deux villes rivales triomphèrent tour à tour; l'issue de la guerre fut plusieurs fois changée par des retours subits de fortune. Les Messéniens d'abord vaincus revinrent sous la conduite d'Aristomène, les Spartiates furent battus. Cet échec inattendu les découragea; le désespoir s'empara d'eux, ils furent obligés de recourir à d'habiles expédions pour relever leur énergie abattue. Ils consultèrent leur oracle de Delphes. Il leur fut répondu de demander aux Athéniens un homme qui pût les aider de ses conseils. Ceux-ci virent avec plaisir une occasion d'abaisser l'orgueil de leurs rivaux, et par dérision ils leur envoyèrent Tyrtée, fils d'Archimbrote. C'était un maître d'école obscur, boiteux et borgne. L'exaltation d'un esprit voué au culte de la poésie le faisait même regarder par plusieurs comme peu sain d'intelligence. Platon lui accorde cependant le titre de sage, et les Lacédémoniens durent leur victoire à ses conseils et sa puissante influence. Il récita d'abord devant les magistrats des élégies et des pièces de vers pleines d'enthousiasme et d'élan guerrier. Il chanta la gloire du héros qui meurt dans les combats, ses funérailles augustes, accompagnées des pleurs et des gémissements de tout un peuple ; l'immortalité qui s'attache à son nom et le fait vivre dans une éternelle jeunesse. Il chanta encore le tumulte des batailles, le guerrier qui s'élance au milieu des javelots, affrontant la mort au centre des bataillons hérissés de fer, pour défendre les dieux de sa patrie, sa femme et ses enfants ; le respect qu'inspire sa présence quand il revient victorieux, accueilli par d'universels applaudissements, et l'honorable repos dont il jouit dans sa vieillesse.
Les Lacédémonien électrisés par ses poésies s'armèrent pour le combat ; ils se levèrent tous et marchèrent au-devant des ennemis ; ils prirent pour général celui qui les avait ainsi arrachés à leur découragement. Tyrtée les commanda. La mêlée fut terrible, mais Sparte resta victorieuse. L'œuvre du poète accomplie, la reconnaissance publique lui conféra le titre de citoyen et une ovation triomphale. Puis il rentra dans le repos, et il mourut â Lacédémone laissant une grande gloire.
Par les trois pièces qui nous restent de Tyrtée nous pouvons juger de son talent. Le vers est énergique et fortement moulé; il réfléchit la vigoureuse allure de la pensée; les épithètes sont toujours expressives et hardies : ce n'est plus le vers abondant du poème épique, ce n'est pas encore le vers harmonieux de l'ode. Le sentiment populaire anime toujours l'expression : quoique simple, elle est souvent sublime; elle s'élève de toute la grandeur des idées qu'elle invoque; les immenses résultats qu'elle prépare apparaissent déjà dans cette farce abrupte et presque sauvage.

Ière MESSENIQUE

II est beau qu'un homme courageux tombe aux premiers rangs et meure en combattant pour sa patrie. Mais abandonner sa ville et ses champs féconds, mendier en errant avec une tendre mère, et un vieux père, et de petits enfant, et une épouse jeune encore, voilà de tous les maux le plus affreux. L'homme qui cède à l'indigence et à la triste pauvreté devient un objet d'horreur pour tous ceux qui l'approchent. Il déshonore sa race, il dément la noblesse de ses traits; partout le suivent la honte et le malheur. Et puis, plus d'égards à l'homme ainsi errant, plus de respect à sa mémoire. Combattons avec ardeur pour cette terre, et sachons mourir pour nos enfants sans songer à sauver nos jours, ô jeunes guerriers ! Oui, combattez pressés les uns contre les autres; n'allez pas les premiers vous livrer à la peur, ni prendre honteusement la fuite, mais réveillez dans vos âmes un grand et magnanime courage, méprisez la vie et luttez contre l'ennemi. N'allez point par la fuite délaisser la vieillesse des vétérans dont l'âge enchaîne les genoux, car c'est une chose honteuse de voir étendu devant les jeunes guerriers et moissonné aux premiers rangs un vieillard dont la tête et la barbe sont déjà blanchies; de le voir exhaler dans la poussière une âme généreuse, et le corps dépouillé, cacher sous ses mains tremblantes les organes sanglants de sa virilité, spectacle honteux, capable de faire naître l'indignation ! Mais tout sied bien au jeune guerrier, tandis qu'il garde encore la fleur brillante de ses années; chaque homme l'admire, les femmes se plaisent à le contempler resplendissant et debout. II n'est pas moins beau lorsqu'il tombe aux premiers rangs.

2ème MESSÉNIQUE.

Vous êtes la race de l'invincible Hercule, osez donc! Jupiter n'a pas encore détourné de vous ses regards. Que craignez vous ? ne redoutez pas le nombre des ennemis. Que chaque guerrier tienne son bouclier dressé contre les assaillants; qu'il abjure l'amour de la vie, qu'il chérisse les sentiers obscurs de la mort autant que les rayons du soleil. Mars fait verser beaucoup de larmes, mais vous savez aussi quelle gloire il distribue ! Vous avez déjà affronté les périls des combats, car si on vous a vus fuir devant l'ennemi, on vous a vus aussi les poursuivre avec ardeur, ô jeunes guerriers ! Ceux qui osent, serrés les uns contre les autres, épaule contre épaule, marcher d'un pas ferme au-devant des phalanges meurent en petit nombre et sauvent les soldats qui les suivent. Les guerriers timides perdent courage, et l'on ne saurait dire quels maux sont réservés au lâche. C'est une honte cruelle d'être frappé par derrière en fuyant l'ennemi; c'est une honte cruelle qu'un cadavre gisant dans la poussière et présentant sur le dos une sanglante blessure ! Mais qu'il est beau, l'homme qui, un pied en avant, se tient ferme à la terre, mord ses lèvres avec ses dents, et sous le contour d'un large bouclier protégeant ses genoux, sa poitrine et ses épaules, brandit de la main droite sa forte lance et agite sur sa tète son aigrette redoutable. Imitez les belles actions, apprenez à combattre vaillamment; n'allez pas à l'ombre d'un bouclier vous tenir loin de la portée des traits: élancez-vous plutôt, armés de la longue pique et du glaive, frappez au premier rang, emparez-vous d'un ennemi. Pied contre pied, bouclier contre bouclier, aigrette contre aigrette, casque contre casque, poitrine contre poitrine, luttez avec votre adversaire, saisissez le pommeau de son glaive où le bout de sa lance. Et vous, soldats de la troupe légère, faites-vous l'un à l'autre un abri sous vos boucliers, accablez l'ennemi d'une grêle de pierres, et la pique en main, harcelez de près les panoplites.

3ème MESSÉNIQUE.

Un mortel n'est pas pour moi digne d'estime, fût-il vainqueur à la course et à la lutte, eût-il la taille et la force des Cyclopes, fût-il plus agile que l'aquilon de Thrace, plus beau que Tythion lui-même, plus riche que Meidas et Cynoia, plus puissant que Pélops, fils de Tantale. Eût-il une voix aussi mélodieuse que celle d'Adraste, eût-il enfin tous les genres de gloire, il n'est rien s'il n'a pas la valeur guerrière. C'est un homme inutile à la guerre s'il ne supporte pas la vue d'un combat sanglant, s'il n'aspire pas à l'honneur d'affronter de près l'ennemi. La valeur est la plus précieuse qualité de l'homme; c'est le plus bel ornement du jeune guerrier. C'est un bien pour l'état et pour le peuple que posséder un brave qui combat aux premiers rangs avec courage et fermeté, qui, loin de penser jamais à une fuite honteuse, expose hardiment sa vie aux dangers et encourage celui qui est à ses cotés à braver la mort. Voilà l'homme utile à la guerre; il met en fuite les terribles bataillons de l'ennemi, et sa prudence active règle le sort du combat. S'il perd la vie, frappé au premier rang, il comble de gloire et sa patrie, et ses concitoyens et son père : de nombreuses blessures ont percé son bouclier, sa cuirasse et sa poitrine; les vieillards et les jeunes gens le pleurent également; toute la ville en deuil escorte ses funérailles; on montre sa tombe, on honore ses enfants, ses petits-fils et tous ses descendants. Sa gloire et son nom ne périssent pas : quoiqu'il repose au sein de la terre, il est immortel, le guerrier courageux qui est tombé sous les coups du terrible Mars, sans crainte, ferme à son poste, combattant pour sa patrie et ses enfants. S'il échappe au trépas et au long sommeil de la mort, il remporte la victoire et l'éclatant honneur du combat, il reçoit les louanges empressées des jeunes gens et des vieillards, et ce n'est qu'après de nombreux hommages qu'il descend chez Pluton. Quand il vieillit, il est au premier rang parmi ses concitoyens; par respect et par amour de la justice, nul ne voudrait l'offenser. Jeunes gens, hommes de son âge et même vieillards lui cèdent leur place par honneur. Aspirez donc au plus haut degré de cette vertu ! Excitez, excitez votre ardeur guerrière.