1. Le berger Thyrsis, le chevrier |
11. Le cyclope |
21. Les pêcheurs |
2. La magicienne |
12. Ailès ou les deux amis |
22. Les Dioscures |
3. Le chevrier, ou Amaryllis |
13. Hylas |
23. L'amant malheureux |
4. Bergers |
14. L'amour de Cynisca |
24. L'enfance d'Hercule |
5. Les chanteurs bucoliques |
15. Les Syracusaines |
25. Hercule vainqueur du lion ou Augias |
6. Les chanteurs bucoliques |
16. Hiéron ou les Grâces |
26. Les Bacchantes |
7. Les Thalisiennes |
17. Éloge de Ptolémée |
27 . Daphnis et une bergère |
8. Les chanteurs bucoliques |
18. Épithalame d'Hélène |
28. La quenouille |
9. Les pasteurs |
19. Le voleur de miel |
29. L'amant |
10. Les Moissonneurs |
20. Le pasteur |
30. Mort d'Adonis |
Nous
ignorerions de Théocrite jusqu'au lieu de sa naissance, s'il n'avait eu soin de
nous apprendre lui-même, dans sa XVe Inscription, qu'il était né à Syracuse. Il nous dit encore qu'il
ne faut point le confondre avec un autre Théocrite de Chio, auteur d'épigrammes
sanglantes qui lui coûtèrent la vie : il ajoute que son père s'appelant
Praxagoras et sa mère Philina, leur faisant ainsi, par ce pieux souvenir,
partager sa brillante immortalité : quelle plus belle marque d'amour filial un
père et une mère peuvent-ils attendre d'un fils illustre?
Théocrite florissait sous Ptolémée Philadelphe, vers la fin de la CXXIIe
olympiade, deux cent quatre-vingt-dix ans avant l'ère vulgaire. La cour de ce
prince était devenue l'asile des sciences et des arts, depuis que la Grèce, désolée
et près de subir le joug de Romains, s'était vue abandonnée des Muses, ces
enfants du luxe et de la liberté. Notre poète fut l'astre le plus brillant de
cette pléiade d'Alexandrie qui répandit l'éclat de sa gloire sur le règne
des Lagides. Il ne fut point oublié dans les largesses de Philadelphe, et sa
reconnaissance fut égale aux bienfaits : jamais il ne laisse échapper une
occasion de rendre à son protecteur les hommages que son zèle pour les lettres
lui méritait, et dans ses louanges, il met la délicatesse et la grâce qui
font le charme de ses écrits.
Il ne fut pas aussi heureux auprès d'Hiéron II, roi de Syracuse : il se plaint
avec amertume, dans une de ses Idylles (XVI)
pleine d'adroits ménagements, de l'avarice des grands de son époque: "Les
Muses indignées, dit-il, regagnent, les pieds nus, leur triste demeure, parce
qu'elles ont fait une démarche inutile, et, accablées d'ennui, elles restent
assises sans honneur au fond d'un coffre vide, la tête appuyée sur leurs
genoux glacés." Et cependant il ne réussit point à s'attirer la faveur
du tyran que le suffrage de ses concitoyens avait alors placé sur le trône de
Sicile.
Si l'on peut juger du caractère d'un écrivain par ses ouvrages, ceux de Théocrite
nous donneront l'idée la plus flatteuse des qualités de son cœur et de son
esprit. Il parle avec la plus touchante admiration, avec l'enthousiasme même le
plus vrai de ses maîtres, Philétas de Cos, poète élégiaque et Asclépiade,
surnommé Sicélide, auteur d'épigrammes (Idylle VII). Ses rivaux en poésie étaient ses meilleurs amis. Il
raconte avec bonheur, dans les Tholysiennes,
les conversations qu'il avait avec Lycidas, poète bucolique de Cydon, dans l'île
de Crète. Quels éloges il lui prodigue! et Nicias, poète et médecin de
Milet, quelle tendre amitié les unit, quels sages conseils il lui donne! Son cœur
aimant a deviné l'influence des femmes dans la société, dont la civilisation
moderne a tiré tant d'avantage. Voyez-le peindre avec une vérité frappante et
sans froide galanterie, les devoirs de la mère de famille dans cette charmante
épître (XXVIII) qu'il adresse à Theugénide, l'aimable épouse de son ami
Nicias, en lui envoyant une jolie quenouille d'ivoire, présent de Minerve la déesse
aux yeux bleus : "Quenouille jolie ! s'écrie-t-il, tu seras offerte à l'épouse
de Nicias. Dans ses laborieuses mains tu prépareras ces superbes tissus dont
les hommes se couvrent, ces robes ondoyantes dont se parent les femmes... Theugénide
a cet amour du travail qui, dans les femmes, est le caractère de la vertu. Je
n'ai point voulu te conduire dans le séjour de l'indolence et de l'oisiveté...
La demeure que je te réserve est celle d'un sage. Toutes les amies de Theugénide
admireront son élégante quenouille, et sans cesse tu rappelleras à sa mémoire
le souvenir de son hôte chéri des Muses. Qu'en te voyant chacun dise : Le présent
est petit, mais qu'il a de prix! Les dons de l'amitié sont toujours précieux."
On dirait comme un écho éloigné des chants de Salomon sur la femme forte.
On attribue à Théocrite des élégies, des hymnes et des iambes, mais il ne
nous est parvenu que XXX idylles et XXIII inscriptions ou épigrammes, où l'on
croit toujours entendre résonner quelques accents affaiblis de la lyre champêtre.
On a aussi recueilli dans Casaubon et Athénée III fragments, dont l'un semble
faire suite à la XXIXème Idylle ;
aussi, dans notre nouvelle traduction, n'avons-nous pas hésité à le mettre à
sa place convenable.
Les idylles du poète de Syracuse ne sont pas seulement, comme semblerait
indiquer ce mot, des poésies pastorales ; le mot idylle est ramené ici à sa
signification étymologique. Eidos, eidyllion
désigne en grec un tableau, une image, une collection de petits sujets de
peinture, et en l'appliquant, par comparaison, à la poésie, une suite de
petits poèmes sur divers sujets. Aussi Théocrite, dans ses idylles, a pris
tous les tons ; mais c’est sur les sujets champêtres qu'il s'est le plus
exercé, et c'est aussi sous ce rapport qu'il est le plus connu : on ne l'a même
guère jugé que comme poète bucolique. Les uns, et c'est, croyons-nous, tous
ceux qui l'ont lu, l'ont admiré ; les autres l'ont déprécié, en lui opposant
constamment Virgile. C'est une bizarrerie inexplicable en littérature : lorsque
deux auteurs dans le même genre sont en présence, on veut absolument que l'un
soit supérieur à l'autre ; il faut les comparer et juger de leur ressemblance.
Prononcer sur leur mérite aux dépens de l'un des deux concurrents, c'est être
ennemi de ses jouissances les plus pures.
Étudions en particulier les beautés de chaque écrivain, et nous verrons qu'un
grand poète, par exemple, ressemble à un autre grand poète, comme une beauté
ressemble à une autre beauté; ils sont tous les deux admirables, voilà leur
ressemblance. Nous nous garderons bien d'avancer que Théocrite est préférable
à Virgile, quoique, en notre qualité de traducteur, nous eussions droit de
l'admirer exclusivement, mais si nous avions à peindre le talent de ces deux poètes,
nous tâcherions d'attirer sur l'un et l'autre la même admiration.
On ressentira, en lisant les poésies pastorales de Théocrite, tous les charmes
de la campagne et de la solitude. Ses bergers sont peints avec tant de vérité
qu'on s'imagine vivre au milieu d'eux, mais il a eu soin surtout, sauf un petit
nombre d'exceptions, de ne nous présenter que le côté aimable de leur caractère,
et s'il leur a laissé des défauts, il les a placés dans l'ombre, seulement
pour nous frapper par la vérité de la peinture et faire ressortir plus
vivement leurs bonnes qualités par un contraste habilement ménagé.
Lui ferons-nous un reproche de quelques traits d'une nature vraiment révoltante
qu'on trouve dans la Ve Idylle
et ailleurs, et que nous avons voilés dans la traduction ? Théocrite, quand on
a lu ses ouvrages, intéresse tellement pour ses bergers et surtout pour lui-même
qu'on n'a pas le courage de rien dire contre lui. Accusons de ces tristes débordements
les mœurs païennes : les
gymnases, où les jeunes gens se livraient ensemble et dans la plus complète
nudité aux exercices de la lutte, la séquestration des femmes, voilà sans
doute la cause de ces monstruosités qui sont heureusement si éloignées de nos
mœurs que nous ne comprenons pas comment on a pu les embellir du charme des
vers. Ces amours à la grecque nous paraissent si dégoûtantes que peu s'en est
fallu que dans la traduction nous n'ayons changé les noms d'hommes en noms de
femmes .....
Cependant Théocrite n'était point étranger au doux sentiment de l'amour : il
lui a inspiré ses deux plus belles Idylles,
qui sont sans contredit la IIe et la XXVe. La première,
c'est l'amour dans toute la violence de ses transports, et ce poème est, au
sentiment de Racine, juge compétent en pareille matière, ce que l'Antiquité a
laissé de plus passionné ; l'autre le reproduit dans ce qu'il a de plus suave,
de plus délicat : cette idylle, qui pourrait être le sujet d'une longue étude
littéraire et philosophique, semble avoir été destinée à compléter pour le
lecteur de Théocrite toutes les faces de l'amour, le plus infini des
sentiments.
Si l'on appelle pastorales les poésies de Théocrite dont les acteurs sont des
habitants de la campagne ou peuvent être supposés tels, on trouvera XVII Idylles
bucoliques, mais dans ses poèmes, il prend tous les tons : il se sert tour
à tour de la poésie lyrique sous ses différentes formes, de l'élégie et de
ses accents plaintifs.
Dans les Idylles qu'il est impossible
de regarder comme pastorales, notre poète a les beautés propres à chaque
genre, il s'élève à la hauteur de la poésie épique : pensées, expressions
, épithètes, tout est plein de hardiesse et de pompe. L'ode, échauffée du
feu de son âme, en fait l'émule de Pindare dans plusieurs de ses tableaux.
Parfois aussi l'idylle prend le ton de la comédie.
Théocrite offre plusieurs scènes, soit en action, soit en récit, dignes des
poètes comiques les plus célèbres. Il a fait parler les héros et les dieux
dans la tragédie ; il dit alors simplement les choses graves, il est sublime
sans enflure, naïf sans trivialité.
Il n'est pas étonnant qu'il ait voulu s'exercer dans le poème dramatique : un
de ses talents les plus remarquables, et c'est celui qui distingue tous les
grands écrivains, est de peindre les actions des personnages qu'il introduit
dans ses Idylles avec une vivacité
qui les met en scène dans l'imagination de ses lecteurs ; joignez à celte
brillante faculté de son génie l'art inépuisable de leur conserver à tous
leur caractère propre avec une constance qui ne se dément jamais, et vous
aurez une idée juste de Théocrite.
Il termina probablement son assez longue carrière vers l'année où Marcellus,
après s'être emparé de Syracuse défendue en vain par le fameux Archimède,
vint lui-même perdre la vie dans un piège que lui tendit Hannibal.
Dans cette nouvelle traduction, nous n'avons pas cru, par respect pour les
Anciens, devoir rien retrancher de ce que la postérité nous a conservé de Théocrite.
La traduction doit faire connaître les auteurs à ceux qui ne peuvent ou ne
veulent pas les lire dans leur langue originale ; il faut donc les montrer tels
qu'ils sont, avec toutes leurs beautés, mais aussi avec leurs défauts. C'est
au lecteur à savoir secouer les préjugés de nations et de mœurs pour pouvoir
juger sainement des mœurs et des
usages séparés des nôtres par un espace de deux mille ans. Mais tout en
conservant à son original le caractère d'antiquité qui lui convient, le
traducteur doit se débarrasser des langes de la différence des langues et
s'imaginer que son auteur est, non pas Français, mais qu'il parle la langue
française avec autant d'élégance et de talent que s'il parlait réellement la
langue grecque. Ainsi point d'hellénisme inadmissible dans notre idiome, point
de tournure bizarre et choquante pour les Français : tel a été notre désir
en travaillant à faire connaître les grâces de Théocrite.
Nous avons dû cependant, tout en présentant une nouvelle traduction du berger
sicilien, examiner quelques-unes de celles qui ont été faites avant nous. Les
travaux de nos prédécesseurs nous ont servi : souvent notre expression a
acquis plus de force et de vérité grâce à des efforts qui ne sont pas les nôtres
; souvent les fautes mêmes de nos devanciers nous ont signalé des erreurs à
éviter, des imperfections à corriger.
Les traductions de Théocrite ont été nombreuses ; le charme de son style et
de ses sujets attirait naturellement l'attention des érudits. L'extrême
difficulté de cet auteur a rendu infructueuses bien des tentatives successives
et patientes, mais elles n'ont pas été complètement perdues pour la science.
Le texte de Théocrite y a gagné de la pureté ; des vers inachevés ont été
restitués, des commentaires habiles ont interprété des passages obscurs ; les
fréquents proverbes toujours si difficiles à comprendre, parce qu'ils sont
l'image exacte des mœurs souvent
inconnues d'une nation, furent expliqués ou du moins donnèrent naissance à
d'ingénieuses dissertations, à des recherches savantes sur les habitudes de
l'Antiquité. Nous ne présenterons pas ici un catalogue exact des éditions,
traductions, imitations, annotations de Théocrite : nous indiquerons
successivement et nous jugerons avec réserve.
Théocrite a été traduit en vers latins par Hélius Eobanus. Ce volume, petit
in-8° publié à Bâle en 1531, est l'œuvre d'un philologue habile, mais d'un
poète médiocre. Il y a de la fidélité dans la traduction, mais l'expression
manque da grâce et de couleur.
Longuepierre, auteur de Médée, tragédie
qui est restée au théâtre, a traduit les quinze premières Idylles.
Les vers sont mauvais et aujourd'hui oubliés ; les notes sont bonnes quoique un
peu longues : elles ont mérité les éloges des philologues allemands, et si
leur rédaction, souvent diffuse, les rend ennuyeuses à lire, elles offrent
cependant des éclaircissements curieux.
Chabanon a tour à leur traduit et imité quelques Idylles de Théocrite. La sécheresse et la raideur sont les défauts
de son œuvre ; les notes seules ont survécu : elles sont utiles et pleines
d'une science rendue avec facilité.
Après cette mauvaise traduction en parut une autre en prose plus mauvaise
encore par P.-L.-C. Gin, ancien jurisconsulte. Le style en est diffus et c'est là
son moindre défaut : la langue française, l'orthographe et la syntaxe même y
sont violées à toutes les lignes.
Théocrite trouva enfin un traducteur en la personne de Geoffroy. Mais l'habile
critique chercha surtout à plaire ; l'élégance fut son principal but : pour
faire lire Théocrite à des Français, il l'arrangea, il supprima les passages
qu'il ne put pas rendre aimables, il amplifia la comparaison, il tailla les
phrases à la française ; il éluda ainsi les difficultés sérieuses et
changea le caractère général, la physionomie du poète. Du reste Geoffroy a
pris soin de nous avertir de ces licences, dictées par de bonnes intentions,
dans une longue préface écrite tout entière avec le style et la rhétorique
de l'ancien professeur d'éloquence au collège Mazarin (1)
: "Cependant, nous dit-il, la bonne foi me fait un devoir de déclarer que,
d'après les principes de Cicéron et d'Horace, je me suis plus attaché à
rendre l'esprit de Théocrite qu'a compter ses mots. J'ai même osé sacrifier
à notre goût et à nos mœurs quelques traits trop choquants pour des lecteurs
français, convaincu que ces retranchements témoignaient à la fois mon respect
pour Théocrite et pour le public. Mais pour ne rien faire perdre aux amateurs
et pour justifier mes libertés aux gens de goût, ce que j'enlève au texte, je
le restitue dans les notes. Je sais qu'une pareille témérité eût été
regardée autrefois comme un sacrilège, mais la superstition n'est plus à la
mode. Si les Anciens sont des dieux, le culte qui les honore le mieux c'est un
culte raisonnable, et le traducteur le plus irréligieux sera toujours celui qui
par une exactitude aveugle et servile immole sa divinité à la risée des
impies."
Geoffroy a tenu toutes ses promesses. Sa traduction est une belle
infidèle.
Parmi nos contemporains, M. Didot a mis en vers avec une exactitude scrupuleuse
la traduction déjà très fidèle de M. Gail. M. Cros a publié en 1832 un
travail fait selon les mêmes principes. Ce système de traduction littérale et
vers par vers a été tenté et consacré par d'heureux essais dans des langues
étrangères. La langue allemande, plus riche que la nôtre, douée de
combinaisons assez puissantes pour créer des mots nouveaux, maniée en outre
habilement par Woss, a pu rendre les chefs-d'œuvre de la littérature ancienne
dans leurs moindres détails, mais jusqu'ici notre langue française, malgré
les efforts de Delille, de Didot, de M. Cros et de beaucoup d'autres, n'a pu
reproduire avec leurs qualités essentielles les chefs-d'œuvre de l'antique poésie.
Les Anglais possèdent deux traductions en vers de Théocrite, toutes deux également
remarquables à des titres différents ; celle de Fawkes et celle de Polwhele.
Les Italiens citent avec orgueil une longue liste de traducteurs de Théocrite :
Salvini, Gaetani della Terre, Pagnini, Regalotti, Zemagora.
Enfin les Allemands possèdent, outre les traductions en prose par Grille et Kütner,
une excellente traduction en vers par Ernst-Christoph Bindemann (1793) et celle
de Woss, qui est un chef-d'œuvre poussé à un point de perfection qu'il est
difficile de surpasser.
A toutes les versions de Théocrite que nous venons d'énumérer, nous en
joindrons une dernière en vers, publiée en 1829, qui a pour nous le double mérite
d'être d'une parfaite élégance et de nous être restée comme le dernier
monument, l'ouvrage le plus consciencieux d'un de nos compatriotes, d'un
Lyonnais, de M. Servan de Sugny, enlevé jeune encore aux espérances de la littérature.
Le talent de Servan de Sugny était surtout remarquable par une facilité
toujours pure, par une correction facile, par une douceur aimable. Dans sa
traduction de Théocrite, il ne lutte pas avec assez de constance contre le poète
grec : il a souvent recours à la paraphrase quand il pourrait peindre d'un seul
trait ; il est toujours retenu par une sorte de timide délicatesse qui l'arrête
en face du texte : cependant sa traduction est lue avec plaisir ; elle a reçu
des éloges mérités, et nous ne pouvons que consigner ici, avec l'expression
de nos regrets pour une mort si rapide, l'expression sincère de notre
admiration pour des efforts constants quelquefois couronnés par le succès.
Tels sont nos prédécesseurs. Puissions-nous dans cette nouvelle traduction
avoir fait notre conquête de leurs beautés et notre enseignement de leurs
fautes !
(1)
Idylles
de Théocrite,
traduites en français avec des remarques par Julien-Louis Geoffroy, ci-devant
professeur d'éloquence au collège Mazarin.
ΘΕΟΚΡΙΤΟΥ ΕΙΔΥΛΛΙΑ I. ΘΥΡΣΙΣ Ἢ ΩΔΗ ΘΥΡΣΙΣ |
LE
BERGER THYRSIS, LE CHEVRIER Entretien entre le berger Thyrsis et un chevrier. Thyrsis chante les amours et la mort de Daphnis. Le chevrier, charmé de sa voix, lui permet de traire trois fois une chèvre et lui fait présent d'une coupe où est gravé un gracieux paysage. THYRSIS.
Chevrier, le pin qui ombrage cette source fait entendre un doux frémissement,
et toi, tu tires de ta flûte des sons enchanteurs. Tu ne le cèdes qu'à Pan.
Si ce dieu accepte un bouc haut encorné, tu recevras une chèvre, mais s'il désire
la chèvre, tu auras le chevreau : la chair du chevreau, nouvellement sevré,
est exquise.
|
ΘΕΟΚΡΙΤΟΥ Πᾷ μοι ταὶ δάφναι; Φέρε, Θεστυλί. Πᾷ δὲ τὰ φίλτρα; |
IIe
IDYLLE (6) LA
MAGICIENNE Cimétha, éprise d'amour pour le Myndien Delphis, cherche par des enchantements à le tirer du gymnase et à le ramener à elle. Elle invoque Hécate et la Lune, divinités favorables aux amants. Un esclave Thestylis la seconde dans ses opérations magiques. Où
sont les lauriers? où sont les philtres ? apporte-les, Thestylis. Couvre cette
coupe d'une rouge toison ; je veux poursuivre de mes enchantements le parjure
qui cause mes maux. Depuis douze jours ce perfide est loin de moi, et il ne
s'informe point si je vis ou si je meurs. Il n'est plus venu frapper à ma
porte, le cruel ! Ah! sans doute l'Amour et Vénus ont allumé d'autres feux
dans son cœur inconstant. Demain j'irai au gymnase de Timagètes pour le voir
et lui demander la raison de sa conduite. Aujourd'hui poursuivons-le de nos
enchantements.
|
LE
CHEVRIER, OU AMARYLLIS
Plaintes
amoureuses d'un chevrier
(10) Je vais chanter devant la grotte
d'Amaryllis, pendant que sur la montagne Tityre a soin de mes chèvres. Mon bon
ami, Tityre, veille sur mon troupeau ; tu l'abreuveras ensuite, mais prends
garde, ce bouc de Libye est fort et vigoureux, il pourrait te frapper de sa
corne. Adorable Amaryllis, pourquoi ne pas t'asseoir à l'entrée de ta grotte?
pourquoi ne pas appeler à tes côtés celui que tes charmes enivrent d'amour ?
Dis-moi, nymphe si jolie! me trouverais-tu le nez trop court et le menton trop
allongé ? Ah! tu veux donc que je meure!
Voilà dix pommes : je les ai cueillies sur l'arbre que tu m'as toi-même désigné.
Demain je t'en apporterai dix autres, mais prends pitié, je t'en conjure,
prends pitié de ma douleur.
Que ne suis-je légère abeille ! je pénétrerais dans ta grotte, je me
glisserais dans le lierre et la fougère qui servent de couche à tes membres délicats.
Je connais l'amour maintenant : dieu impitoyable, il a sucé le lait d'une
lionne, et sa mère l'a nourri dans les forêts ; il embrase mon sang, il
consume mes os.
Jeune fille au regard si doux et au cœur d'airain, nymphe aux noirs sourcils,
serre-moi dans tes bras, accorde-moi un baiser : un simple baiser a tant de
charmes!
Amaryllis que j'adore, tu me forceras à briser cette couronne de lierre et de
persil odorant que j'ai tressée pour toi !
Hélas! que faire ? que devenir ? Tu es sourde à ma voix ! Je vais me dépouiller
de mes habits et me précipiter dans les ondes du haut de cette roche d'où le pêcheur
Olpis amorce le thon vorace. Si j'échappe au trépas, du moins mon désespoir réjouira
ton cœur barbare.
J'ai appris naguère combien tu me haïssais. Curieux de savoir si tu avais de
l'amour pour moi, j'interrogeai la feuille du pavot : en vain je la pressai sur
ma main ; elle s'y flétrit sans rendre aucun son.
Elle m'a dit aussi la vérité, la vieille Agréa que le crible instruit de
l'avenir. Elle glanait aux champs, et sur ma demande que j'eus soin
d'accompagner d'une récompense, elle me répondit : "Chevrier, tu brûles
pour une inhumaine."
Cependant je garde pour toi une chèvre, blanche comme le lis, et mère de deux
petits. La brune Érithacis, fille de Mermnon, me la demande ; eh bien! je la
lui donnerai, puisque tu te ris de mon amour.
Dieux ! un tressaillement à l'œil droit !...Dois-je la voir ?... Je vais
m'asseoir sous ce pin, et commencer une chanson; peut-être me regardera-t-elle ?
la belle Amaryllis n'a pas un cœur d'airain.
(Il chante).
"Amoureux d'une jeune princesse, Hippomène (11),
les mains pleines de pommes, s'élance dans la carrière, et le premier touche
au but. A la vue de ces fruits dorés, Atalante s'enflamme ; elle brûle d'amour
pour son vainqueur.
Le devin Mélampe (12) conduit à Pylos (13)
les troupeaux qui paissaient sur l'Othrys (14), et
la mère de la sage Alphésibée devient l'heureuse épouse de Bias.
Et Adonis, lorsqu'il gardait ses troupeaux sur les hautes montagnes,
n'inspira-t-il pas à la belle Vénus un amour violent ? ne vit-on pas cette
Immortelle presser sur son sein l'amant que la mort venait de lui ravir ?
Qu'il est digne d'envie, ô Endymion (15), ce
sommeil éternel qui ferme tes paupières ! Heureux, femme adorée, heureux
Jasion (16) ! Il a obtenu ce que vous ne connaîtrez
jamais, profanes mortels!"
Ma tête souffre, mais tu n'y songes guère. Je ne chanterai plus. Je vais me
coucher ici ; les loups me dévoreront, et ma mort te sera plus douce que le
miel.
IVe
IDYLLE (17)
BERGERS
Conversation entre deux bergers, qui, tout en s'occupant de leurs troupeaux, ne s'épargnent pas la médisance.
BATTUS,
CORYDON
BATTUS.
Dis-moi, Corydon, à qui ces génisses ? A
Philondas ?
CORYDON. Non,
à Aigon qui m'a chargé de les conduire au pâturage.
BATTUS. Ne t'arrive-t-il jamais le soir de les traire en secret ?
CORYDON. Certes non ; le vieillard met lui-même les petits sous leurs mères,
et a toujours l’œil ouvert sur moi.
BATTUS. Aigon, où est-il allé ? On ne le voit plus !
CORYDON. Comment! tu l'ignores ? Milon l'a emmené sur les bords de l'Alphée.
BATTUS. Où a-t-il donc vu un gymnase ?
CORYDON. On lui a persuadé qu'il pourrait le disputer à Hercule en force
et en vigueur.
BATTUS. Ma mère aussi me disait que j'étais un Pollux.
CORYDON. Il a pris sa bêche et emmené vingt brebis.
BATTUS. Je crois que ce Milon persuaderait aux loups de devenir enragés (18).
CORYDON. Ses génisses semblent le rappeler par leurs mugissements.
BATTUS. Les malheureuses ! elles ont rencontré un bien mauvais berger !
CORYDON. Oui, elles sont malheureuses, elles ne veulent plus paître.
BATTUS. Cette génisse est bien décharnée ! se nourrit-elle de rosée comme la
cigale?
CORYDON. Oh! non, par Jupiter : je la conduis tantôt auprès de l'Oesare (19),
et je lui donne de bonnes poignées d'herbe tendre et fraîche ; tantôt je la mène
dans le bois touffu de Latymne (20).
BATTUS. Qu'il est maigre ce taureau au poil roux ! Puissent les cruels
Lampriades (21) n'en offrir jamais d'autre à Junon
!
CORYDON. Cependant j'ai soin de le faire paître à l'entrée du marais,
dans les environs du Physcos, et à Néèthe (22), où
abondent les plus belles plantes, le serpolet, la sarriette et l'odoriférante mélisse.
BATTUS. Hélas ! infortuné Aigon, tes génisses périront tandis que tu
cours après une douteuse victoire ; la moisissure souillera cette flûte,
ouvrage de tes mains.
CORYDON. Sa flûte ! non pas ! j'en jure par les Nymphes ! En partant pour
Pise, il me l'a donnée, et je sais m'en servir. Je joue fort bien l'air de
Glaucé, celui de Pyrrhus et ceux-ci : « Je célèbre Crotone »,
« Zacynthe est une belle ville », « Le cap Lacinium » (23),
voisin de l'aurore, où l'athlète Aigon dévora lui seul quatre-vingts gâteaux.
Il y traîna du haut de la montagne, et offrit à Amaryllis un taureau qu'il
avait saisi par le pied. Les femmes poussèrent des cris d'épouvante et le
berger se mit à rire.
BATTUS. Ô trop aimable Amaryllis ! jamais je ne t'oublierai. Mes chèvres
me sont moins chères que ta mort ne m'a été cruelle. Hélas! quelle fatale
destinée m'était réservée !
CORYDON. Du courage, mon cher Battus ; le jour de demain sera peut-être
meilleur. L'espérance reste aux vivants, les morts seuls n'en ont plus. Jupiter
fait succéder le beau temps à l'orage.
BATTUS. Oui sans doute j'espère en l'avenir. Chasse donc tes génisses ;
ces misérables broutent les branches de l'olivier. Holà, Leparge !
CORYDON. Hé, Cimétha ! vers le coteau !... Ne m'entends-tu pas ? par le dieu
Pan, si j'y vais !... Encore !... Quels coups tu recevrais si j'avais ma
houlette !
BATTUS. Aie !... Regarde, Corydon ; une épine m'a piqué le pied. Que les
chardons sont hauts ici ! Maudite génisse, c'est en te poursuivant que j'ai été
blessé ! Vois-tu l'épine ?
CORYDON. Oui; je la tiens. La voilà.
BATTUS. Que c'est petit ! Si peu de chose abattre un homme !
CORYDON. Battus, ne va jamais nu-pieds sur les montagnes ; on n'y trouve
que des ronces et des chardons.
BATTUS. Dis-moi, Corydon, ton vieux maître est-il toujours épris de
cette belle aux yeux noirs que jadis il aimait tant ?
CORYDON. Plus que jamais, le vieux fou. L'autre jour je les surpris dans
l'étable se prodiguant de tendres caresses.
BATTUS. Courage vieux paillard ! Défie donc dans leurs amoureux débats,
les faunes et les satyres aux jambes grêles.
LES CHANTEURS BUCOLIQUES
Combat de deux bergers pour le prix du chant. Ils gagent, l'un un chevreau, et l'autre un agneau. Morson, pris pour juge, prononce eu faveur de Comatas. Joie du vainqueur.
COMATAS, LACON, MORSON (24)
COMATAS.
Mes chèvres, fuyez Lacon le Sybarite : il m'a dérobé ma toison.
LACON. Quoi ! mes brebis, vous ne fuyez pas de cette source ? vous ne
voyez donc pas Comatas qui m'a volé ma flûte ?
COMATAS. Quelle flûte, vil esclave ? As-tu jamais eu une flûte ? N'est-ce pas
assez pour toi de souffler avec Corydon dans un pipeau sauvage ?
LACON. Celle, excellent jeune homme, que Lycon m'avait donnée. Mais toi,
quelle toison ? L'ai-je dérobée ? Parle donc, Comatas. Jamais ton maître
Eumoras en a-t-il mis une sous lui pour dormir ?
COMATAS. Cette toison bigarrée que m'avait donnée Crocylus le jour où
il sacrifiait une chèvre aux Nymphes. Toi, méchant, tu en séchais de jalousie
; enfin tu m'en as dépouillé.
LACON. Non, par le dieu Pan, gardien de nos rivages, non, Lacon, fils de Céléthis,
ne t'a point dépouillé de cette toison. Si je mens, puissé-je dans un
transport furieux me précipiter du haut de cette roche dans le Crathis (26).
COMATAS. Non, j'en atteste les Nymphes du marais, et qu'elles me soient
toujours propices ! Non, Comatas n'a pas dérobé ta flûte.
LACON. Si je t'en crois, puissent fondre sur moi tous les malheurs de
Daphnis ! Mais si tu veux gager un chevreau, et la gageure n'est pas considérable,
je te dispute le prix du chant jusqu'à ce que tu t'avoues vaincu.
COMATAS. Allons, le porc a défié Minerve. Voilà mon chevreau; dépose
un mouton gras.
LACON. Impudent, où serait l'égalité ? Qui voudrait tondre du poil pour
de la laine ? A côté d'une chèvre, mère pour la première fois, qui voudra
traire une misérable lice ?
COMATAS. Celui qui est sûr de la victoire, comme toi, insipide bourdon,
qui oses défier la cigale. Eh bien ! si mon chevreau ne vaut pas ton mouton,
voilà mon bouc. Commence.
LACON. Attends donc ; le feu n'est pas chez toi. Tu chanteras mieux assis
sous cet olivier sauvage, à l'entrée du bois. Une source y répand un frais délicieux.
La mousse forme un lit bien doux, et les sauterelles font entendre leur murmure.
COMATAS. J'attends, mais je ne puis concevoir que tu oses me regarder en
face, toi dont mes leçons instruisirent l'enfance. Voilà le prix que j'en
retire. Élevez donc des louveteaux, élevez des chiens (25)
pour qu'ils vous dévorent !
LACON. Des leçons ! Toi ! et quand donc, je te prie, envieux et chétif
avorton, est-il sorti de ta bouche quelque chose de bon et de sage dont je
puisse me souvenir ?
COMATAS. Quand ? Mais le jour où tu sais, la douleur doit te le rappeler.
Les chèvres bondissaient autour de nous, et le bélier se dressait sur ses
pieds de derrière.
LACON. Que ton corps, vilain bossu, n'entre pas sous la terre plus avant
que... Allons, viens, commence.
COMATAS. Non, je ne quitterai pas ces chênes ni ce tendre gazon où
l'abeille bourdonne autour de sa ruche. Ici deux sources versent une onde pure,
les oiseaux font entendre leurs doux gazouillements sur ces arbres, et cette
ombre est préférable à la tienne. D'ailleurs ce pin laisse tomber ses fruits.
LACON. Mais tu te reposeras ici sur des toisons d'agneaux, sur un duvet
plus doux que le sommeil. Ces peaux de boucs sentent encore plus mauvais que
toi. Demain j'offrirai aux Nymphes une grande coupe remplie d'un lait délicieux
et une autre de la liqueur de l'olive.
COMATAS. Et toi, tu fouleras ici la molle fougère et le pouliot fleuri;
j'étendrai sous toi des peaux de chèvres mille fois plus douces que tes
toisons d'agneaux. J'offrirai à Pan huit vases de lait et huit ruches garnies
de leurs rayons pleins du miel le plus pur.
LACON. Reste donc là-bas à l'ombre de tes chênes favoris, et commence
ta chanson. Mais qui sera le juge ? Si Sycopos venait !
COMATAS. Je n'ai que faire de lui. Si tu veux appelons ce bûcheron qui
fend des tamaris là-bas derrière toi. Je crois que c'est Morson.
LACON. J'y consens.
COMATAS. Eh bien! appelle-le.
LACON. Hé ! l'ami ! viens nous entendre ; il s'agit du prix du chant. Il
ne faut, mon cher Morson, ni m'être favorable ni protéger Comatas.
COMATAS. Oui, au nom des Nymphes, je t'en prie, ami Morson, pas de
partialité pour moi, mais pas d'indulgence pour Lacon. Ce troupeau est celui de
Thyrius, et les chèvres que tu vois là-bas appartiennent à Eumarus, tous deux
de Sybaris.
LACON. Mais, traître ! quelqu'un te demandait-il si ce troupeau est au
Sybarite ou à moi ? Dieux ! que tu es babillard !
COMATAS. Oh ! l'homme modeste, je dis la vérité, moi, et je ne suis pas
un insolent orgueilleux comme toi qui as toujours des injures à la bouche.
LACON. Auras-tu bientôt fini ? Renvoie donc cet homme, tu vas l'assommer
du poids de tes paroles. Par Apollon, quel bavard !
COMATAS. (Il chante.)
Les Muses me préfèrent à Daphnis ; aussi leur ai-je ces jours derniers immolé
deux chevreaux.
LACON.
Apollon m'aime; aussi j'élève pour lui un superbe bélier, car les fêtes carnéennes (29) s'approchent.
COMATAS.
Mes chèvres, deux exceptées, ont toutes deux petits, et c'est moi qui presse
leurs mamelles. Ma bergère me voyant l'autre jour s'écria : "Quoi! pauvre
chevrier, seul pour tant de soins ?
LACON.
Lacon remplit vingt éclisses de fromages et va ensuite jouer avec son jeune
ami.
COMATAS.
Cléarista me jette des pommes lorsque je passe auprès d'elle et murmure de
bien tendres paroles.
LACON.
Quand le jeune Cratidas accourt à ma rencontre, je suis tout joyeux de voir
flotter sur ses épaules sa blonde chevelure.
COMATAS.
Ne compare donc pas à la rose l'églantier et l'anémone, ces fleurs couvrent
tous les buissons.
LACON.
Ne compare pas le gland à la pomme ; l'un a une dure écorce et l'autre la
douceur du miel.
COMATAS.
Je donnerai bientôt à ma jeune bergère une colombe qui tous les soirs se
perche sur un genévrier.
LACON.
Lorsque je tondrai ma brebis noire, j'en donnerai la belle toison à Cratidas.
COMATAS.
Mes chèvres, respectez les rameaux de l'olivier ; paissez sur le penchant de la
colline, parmi ces bruyères.
LACON.
Cunarus, Cinétha, loin du chêne : paissez à l'orient comme Phalarus.
COMATAS.
Je réserve pour ma bergère un vase de bois de cyprès et une belle coupe,
ouvrage du divin Praxitèle.
LACON.
J'ai pour garder mon troupeau un superbe chien qui ne craint pas les loups ;
Cratidas le mènera à la chasse.
COMATAS.
Agiles sauterelles qui sautillez sur les haies, épargnez mes vignes jeunes
encore.
LACON.
Voyez, cigales, comme mes chants irritent ce chevrier ; ainsi vous irritez le
moissonneur fatigué.
COMATAS.
Je hais les renards qui visitent souvent les vignes de Micon et tous les soirs
en dévorent les raisins.
LACON.
Et moi, ces escarbots qui se gorgent des figues nouvelles de Philondas et fuient
après à tire d'aile.
COMATAS.
As-tu déjà oublié ce jour où, appuyé contre un chêne tu étais soumis au
vainqueur ?
LACON.
Oui, mais je me souviens du jour où Eumoras garotta et fustigea Comatas avec de
dures lanières.
COMATAS.
On se fâche ! Morson, le vois-tu ? Va cueillir la scille vieillie autour des
tombeaux.
LACON.
Moi aussi j'excite la colère ; tu le vois, Morson ? Hâte-toi d'aller arracher
la cyclamine (27) sur
les bords de l'Halente.
COMATAS.
Himère, change tes flots en un lait pur ; Cratis, roule des ondes de vin, et
que le jonc stérile produise des fruits.
LACON.
Que la source du Sybaris soit pleine de miel, et que tous les matins ma bergère
y remplisse son urne des trésors de l'abeille.
COMATAS.
Mes chèvres se nourrissent de cytise et d'aigile, foulent le jonc et se
reposent sur le feuillage de l'arbousier fleuri.
LACON.
Partout mes brebis rencontrent l'odorante mélisse, et pour elles la rose s'épanouit
sur le lierre.
COMATAS.
Je n'aime plus Alcippe ; elle a pris ma palombe sans me saisir par l'oreille
pour m'embrasser.
LACON.
Moi, j'aime toujours Eumède ; toutes les fois que je joue devant lui de ma flûte,
il m'embrasse tendrement.
COMATAS.
Lacon, jamais on n'a vu la pie disputer le prix du chant avec le rossignol, ni
le hibou avec le cygne. Toi, tu n'es qu'un sot et un jaloux.
MORSON. Bergers,
cessez, je vous l'ordonne. Comatas, je t'adjuge le mouton : lorsque tu le
sacrifieras aux Nymphes, n'oublie pas d'envoyer de sa chair délicate à Morson.
COMATAS. Oh ! oui, je t'en enverrai, j'en jure par le dieu Pan.
Maintenant, mes boucs, bondissez de joie; soyez témoins des transports que me
causent ma victoire sur Lacon et le prix que j'ai remporté. Ma gloire m'élève
jusqu'aux cieux. Courage, mes chèvres, demain je vous laverai toutes dans les
sources du Sybaris. Hé ! toi, blanc et pétulant bélier qui menaces de la
corne, je te frapperai si tu oses t'approcher des chèvres avant mon sacrifice
aux Nymphes. Tu recommences !... Si je ne t'assomme, je consens qu'on m'appelle
Mélanthe (30).
LES CHANTEURS BUCOLIQUES (31)
Daphnis chante l'amour de Galatée pour Polyphème ; Damétas, l'indifférence du Cyclope.
DAMÉTAS,
DAPHNIS
Mon cher Aratus, Damétas et Daphnis avaient réuni leurs troupeaux dans le même
pâturage ; l'un était enfant encore, et les joues de l'autre se couvraient déjà
d'un léger duvet. Assis auprès d'une source, au milieu d'un beau jour d'été,
ils chantèrent. Daphnis, auteur du défi, commença :
DAPHNIS chante.
Ô
Polyphème ! Galatée lance des pommes à tes brebis, elle t'appelle berger
intraitable, amant insensible ; et toi, sans la regarder, indifférent Cyclope,
tu fais résonner tes pipeaux harmonieux.
Elle agace aussi ton chien, de tes brebis surveillant fidèle ; il gronde contre
la mer, les flots bruissent doucement, ouvrent un passage à cette Nymphe et la
laissent voir courant vers le rivage.
Ah ! prends garde, lorsqu'elle va s'élancer de la mer, que ton chien ne blesse
son corps d'albâtre.
Je la vois, elle court, elle folâtre : telle vole au gré des vents l'aigrette
d'acanthe, quand les feux du soleil ont brûlé sa prison desséchée.
Celte Nymphe capricieuse, tu l'adores, elle t'évite ; tu la dédaignes, elle te
poursuit : la coquette met tout en oeuvre pour te séduire.
L'amour, ô Polyphème ! l'amour embellit tout et même la laideur.
Ainsi chanta Daphnis, et Damétas répondit :
DAMÉTAS.
J'ai vu, j'en atteste le dieu Pan ! j'ai vu Galatée agacer mes brebis ; oui, je
l'ai vue de cet oeil unique, oeil précieux : Ah ! que les dieux me le
conservent !
Puisse Télème (32),
ce prophète de malheur, voir dans sa
propre famille, retomber sur ses fils son funeste présage.
Mais pour mieux la piquer je ne la regarde pas ; je dis qu'une autre nymphe est
l'objet de ma flamme.
A ces mots, dans son âme le dépit fermente, et curieuse elle s'élance de la
mer, promenant ses regards sur mon troupeau et autour de ma grotte.
C'est moi qui tout bas excite mon chien ; il jappait doucement quand je
cherchais à lui plaire et menait sur sa cuisse son museau caressant.
Lassée de mon indifférence, elle voudra peut-être tenter quelque message ;
mais je ferme ma porte jusqu'à ce qu'elle ait juré de dresser de ses mains,
dans cette île, le fil de l'hyménée.
Je ne suis pas aussi dépourvu de beauté qu'on le dit ; l'autre jour je me vis
dans la mer immobile, et mon oeil étincelait dans ce miroir.
Ma barbe avait quelque chose de mâle ; l'onde azurée réfléchissait l'émail
de mes dents, supérieur à l'éclat du marbre de Paros.
Craignant cependant un charme malin, trois fois j'humectai mon sein de salive :
c'est la vieille Cotyttaris (33) qui m'a donné ce secret, lorsqu'elle égayait des doux sons de sa flûte
les moissonneurs réunis chez Hippocoon.
Ainsi chanta Damétas ; il embrassa Daphnis et lui donna sa flûte ; Daphnis
donna son hautbois à Damétas. Alors les deux jeunes bergers jouèrent des airs
mélodieux, et soudain les génisses bondirent sur la tendre verdure...
Cependant aucun n'avait été vainqueur : ils étaient tous deux invincibles.
VIIe IDYLLE (34)
LES THALYSIENNES ou LE VOYAGE DE PRINTEMPS
Théocrite, accompagné d'Eucritus et d'Amyntas, se rend aux fêtes Thalysiennes, auxquelles il a été invité par Phrasidamus et Antigénès. Chemin faisant, il rencontra Lycidas, berger crétois, et pour égayer la route ils célèbrent leurs amours en chansons pastorales.
Il
était déjà tard; Eucritus et moi, accompagnés d'Amyntas, allions de Syracuse
sur les bords de l'Halente (35), où Phrasidamus et
Antigénès célébraient les Thalysiennes en l'honneur de Cérès. Eucritus et
Amyntas, ces deux fils de Lycopéus, sont les dignes rejetons de la tige antique
de Clytios et de ce fameux Chalcon qui, frappant le roc de son genou puissant,
fit jaillir la fontaine Bouris, autour de laquelle les peupliers et les ormeaux
forment un délicieux et frais ombrage.
Nous ne découvrions pas encore le tombeau de Brasibus, qui est à la moitié du
chemin, lorsque les Muses nous firent rencontrer un voyageur crétois, le plus
aimable des hommes. Lycidas était son nom, son état chevrier ; tout
l'indiquait : la dépouille d'un bouc aux poils jaunissants et portant encore
l'odeur du lait épaissi couvrait ses épaules, une large ceinture serrait son
vieux manteau autour de ses reins et sa main s'appuyait sur une houlette
d'olivier sauvage. Il m'appela par mon nom, et avec son gracieux sourire :
"Théocrite, me dit-il, où vas-tu ? Le soleil darde sur nos têtes
ses rayons de midi, le lézard sommeille sous la ronce épineuse et l'alouette
huppée a fui vers les buissons. Est-ce à quelque festin ? Ou bien vas-tu
fouler le pressoir d'un de tes amis de la ville ? Tu fais bondir les cailloux
sous les pas précipités."
Je répondis : "Cher Lycidas, on te proclame dans toute la Sicile le plus
habile joueur de flûte : mon cœur en est joyeux. Cependant j'oserai disputer
avec toi le prix de la muse champêtre. Nous allons aux fêtes thalysiennes que
nos deux amis préparent à la blonde Cérès pour lui offrir les prémices des
moissons abondantes dont elle a rempli leurs vastes greniers. Mais puisqu'un
heureux destin rend communs entre nous la route et la journée, chantons un air
bucolique. Peut-être nos voix s'animeront mutuellement. Moi aussi je suis
favori des neuf sœurs. On dit bien dans nos campagnes que je suis un chanteur
habile; mais je ne suis pas crédule. Je ne crois pas encore égaler Philétas (36),
encore moins Sicélide de Samos : je suis la grenouille défiant la
cigale."
Je dis, et le chevrier, toujours souriant, me répondit : « Tiens,
voilà ma houlette, tu es le digne rejeton du grand Jupiter. Je hais
l'architecte qui se vante d'élever un palais aussi haut que l'Oromédon, et
surtout je hais ces poètes sans pudeur qui s'épuisent en vains efforts pour
persuader à leurs contemporains qu'ils sont les rivaux heureux du cygne de
Chio. Eh bien ! Théocrite, commençons : je vais te répéter une chansonnette
de montagne; tu me diras si tu goûtes mes vers. »
(Il chante.)
Qu'elle soit heureuse la navigation d'Agéanax vers Mitylène, dans ce moment où
le Notus soulève les flots humides, où l'Orion, au coucher des chevreaux,
baigne ses pieds dans l'Océan !
Oh ! que sa navigation soit heureuse, si cet amant adoré est sensible à
l'amour qui me dévore ! qu'il est brûlant l'amour que j'éprouve pour lui !
Que les alcyons aplanissent les flots, calment l'Eurus et le Notus qui déracinent
l'algue du fond des mers ; les alcyons, que les filles de Nérée aux yeux
d'azur préfèrent à tous les oiseaux qui chassent sous les ondes !
Que tout soit paisible devant Agéanax, naviguant vers Mitylène; qu'il aborde
heureusement dans ce port désiré !
Pour moi, ce jour même, la tête couronnée d'aneth, de lis et de roses, assis
devant mon foyer, je boirai du vin de Ptélée dans ma large coupe.
Pendant que la fève grillera sur la flamme ondoyante, mollement étendu sur un
lit de sarriette, d'ache et d'asphodèle, je boirai avec volupté à mon Agéanax
; j'attacherai mes lèvres à ma coupe pour la tarir jusqu'à la dernière
goutte.
Près de moi deux bergers, l'un d'Acharnanie et l'autre de Lycope, joueront de
leur flûte, et Tityre chantera comment jadis le beau Daphnis fut épris des
charmes de Xénéa, comment il erra solitaire sur les montagnes de Sicile.
Il dira comment il fit verser des pleurs aux chênes de l'Himère quand on le
vit, consumé par les feux de Vénus, fondre comme la neige de l'Hémus, ou de
l'Athos, ou du Rhodope, ou du Caucase assis aux limites du monde.
Il chantera comment un maître barbare enferma jadis dans une arche profonde un
berger vivant, et comment les abeilles, au retour de la prairie, le nourrirent
dans sa prison de cèdre du doux suc des fleurs, parce que les Muses avaient
arrosé ses lèvres d'un délicieux nectar.
Ô
heureux Comatas ! oui, c'est toi qui as éprouvé ces merveilleuses aventures
: tu fus enfermé dans une arche et nourri tout un printemps du miel de
l'industrieuse abeille.
Que n'es-tu au nombre des vivants de mon âge ! Je garderais tes chèvres chéries,
et toi, divin Comatas, sous l'abri d'un chêne ou d'un pin verdoyant, tu ferais
résonner les échos d'alentour de tes accords mélodieux.
II se tut. "Cher Lycidas, lui dis-je, depuis que je fais paître mes bœufs
sur les hautes montagnes, les Nymphes m'ont appris des airs pleins d'harmonie,
des airs que la renommée a répétés sans doute devant le trône de Jupiter.
Écoute, berger chéri des Nymphes du Permesse, je vais en ton honneur chanter
le plus beau."
(Il chante.)
Hélas ! c'est pour nuire à Théocrite qu'éternua l'Amour. J'aime autant Myrto
que la chèvre le doux printemps. Aratus, son ami le plus tendre, est consumé
d'un feu secret pour un objet rebelle.
Aristis le sait, Aristis le meilleur des mortels, et que Phébus verrait sans
jalousie monter, la lyre en main, sur le trépied sacré ; Aristis sait de quels
feux l'Amour le brûle jusqu'aux entrailles.
Ô
Pan ! toi qui habites les riants coteaux d'Homalus, jette dans ses bras
l'objet qu'il adore. Souverain des bergers, si tu le rends heureux, que les
jeunes Arcadiens, lorsque la chasse a trompé leur attente, n'osent plus exercer
sur ton dos fracassé leur insolente fureur !
Mais si ma voix t'implore en vain, puisses-tu, déchiré de leurs ongles acérés,
voir ta couche hérissée de chardons aigus, passer le froid hiver sur les monts
glacés de Thrace près de l'Hèbre ou de l'Ourse, assiégée de frimas !
Puisses-tu, dans l'été brillant, paître tes troupeaux aux extrémités de l'Éthiopie,
sous les rochers des Blémyens (37), où le Nil s'engloutit dans les entrailles de la terre !
Et vous, qui abandonnez les ondes sacrées d'Hyétis et de Biblis (38)
pour le brillant palais de la blonde Dioné,
jeunes Amours dont le teint délicat retrace les couleurs de la pomme vermeille,
prenez votre arc, lancez un trait contra l'insensible Philinus.
Frappez, Amours, frappez, puisque l'ingrat est sourd aux voeux de mon ami.
Cependant il n'est plus au printemps de son âge, et déjà les femmes lui ont
dit : « Hélas ! Philinus, la fleur de ta beauté se flétrit ! »
Ô
mon Aratus ! Ne veillons plus à la porte de l'ingrat. Qu'un autre s'éveille
au premier chant du coq matinal pour souffrir ses superbes dédains ; que Molon
perde la vie en ce rude exercice.
Pour nous, soigneux de notre repos, chassons la tristesse ennemie et cherchons
une vieille magicienne, dont les sacrilèges éloignent de nous tout malheur.
Telle fut ma chanson, et Lycidas, toujours le sourire sur les lèvres, me donna
sa houlette. Je l'acceptai comme un présent des Muses et un gage précieux de
son amitié. Tournant ensuite à gauche, il dirigea ses pas vers Pyxa, et moi,
suivi de mes deux amis, j'allai chez Phrasidamus, qui nous fit reposer sur des
lits de joncs et de pampre frais. Sur nos têtes, les peupliers et les ormeaux
balançaient mollement leurs cimes, et près de là, une source sacrée s'échappait
avec un doux murmure de la grotte des Nymphes. Les cigales chantaient avec
ardeur, cachées sous des rameaux touffus, et au loin, la chouette faisait
entendre son cri noir au milieu des verts buissons. Les alouettes huppées et
les chardonnerets chantaient aussi ; la tourterelle répétait son plaintif
roucoulement, et les abeilles aux ailes d'or voltigeaient en bourdonnant autour
des fontaines. De tous côtés les arbres courbaient sous les fruits, l'automne
exhalait ses doux parfums, les poires et les pommes tombaient à nos pieds, et
les pruniers pliaient leurs rameaux jusqu'à terre.
Enfin on perça un tonneau scellé depuis quatre ans. Ô Nymphes de Castalie !
Vous qui habitez le sommet du haut Parnasse, dites-moi, le vieux Chiron
offrit-il une liqueur aussi douce au vaillant Alcide, sous l'antre de Pholus ?
Et ce nectar que but le pasteur d'Anope, le Cyclope qui lançait des rochers
formidables du haut de la montagne et dansait au fond de ses étables, ce
nectar, ô Nymphes ! valait-il celui dont vous remplîtes nos coupes auprès de
l'autel de la blonde Cérès ? Puissé-je encore puiser à la même source !
Puisse la déesse des moissons, tenant dans ses mains des épis et des pavots,
m'être toujours favorable !
LES CHANTEURS BUCOLIQUES
Ménalque et Daphnis se disputent le prix du chant. Ils déposent chacun une flûte à neuf tons. Le contrat fini, un chevrier adjuge le prix à Daphnis. Joie du vainqueur ; désespoir du vaincu.
DAPHNIS, MÉNALQUE, UN CHEVRIER (40)
Le
beau Daphnis faisait paître ses bœufs lorsqu'il fut, dit-on, rencontré par Ménalque
conduisant ses brebis sur les hautes montagnes. Tous deux avaient les cheveux
blonds, tous deux étaient au printemps de leur âge, tous deux savaient animer
la flûte champêtre et moduler de douces chansons.
« Pasteur de ces bœufs mugissants, dit Ménalque, veux-tu disputer
avec moi le prix du chant ? Je gage de te vaincre. »
DAPHNIS. Berger de
brebis à épaisse toison, Ménalque, toi qui joues si mélodieusement de la flûte,
ne t'en fais pas accroire : jamais tu ne l'emporteras sur moi.
MÉNALQUE. Veux-lu l'essayer? Veux-tu déposer un prix pour le vainqueur ?
DAPHNIS. Je veux bien l'essayer et déposer un prix pour le vainqueur.
MÉNALQUE. Mais que gager qui soit digne de nous ?
DAPHNIS. Je gage un veau ; toi, gage un agneau aussi gros que sa mère.
MÉNALQUE. Jamais je n'oserai hasarder un agneau ; mon père et ma mère
sont sévères ; tous les soirs ils comptent mes brebis.
DAPHNIS. Quel sera donc le prix du vainqueur ?
MÉNALQUE. Voilà ma flûte à neuf tons ; je l'ai faite moi-même et enduite de
cire blanche ; je la risque au lieu des agneaux de mon père.
DAPHNIS. J'ai aussi une flûte à neuf tons, enduite de cire blanche. II y a peu
de jours que je l'ai achevée, et mon doigt déchiré par l'éclat d'un tuyau,
n'est pas encore guéri de sa blessure. Mais qui sera le juge ?
MÉNALQUE.
Appelons ce chevrier dont le chien aux poils blancs aboie là-bas après les
chevreaux.
Les bergers l'appelèrent, il accourut et consentit à les entendre.
Désigné par le sort, Ménalque chanta le premier ; Daphnis répondit à son
tour en couplets cadencés.
MENALQUE (il chante)
Vallons sacrés, et vous fleuves, enfants
des dieux, si quelquefois j'ai pu vous charmer par les doux accords de ma flûte,
engraissez mes brebis, et si Daphnis conduit ses génisses dans ces pâturages,
qu'il y trouve l'abondance.
DAPHNIS.
Fontaines, et vous herbes des champs, qui fournissez aux mortels une salutaire
nourriture, si, tel qu'un rossignol, Daphnis a fait résonner la forêt de ses
chants mélodieux, nourrissez mon troupeau, et si Ménalque tourne ses pas vers
ces lieux, qu'il se réjouisse de voir ses brebis dans de gras pâturages.
MÉNALQUE.
Quand ma jolie bergère se montre, soudain le printemps s'annonce, les prairies
se couvrent de verdure, les mamelles se gonflent et l'agneau se nourrit d'un
lait pur. Mais quand elle s'éloigne, aussitôt le berger et les fleurs
languissent.
DAPHNIS.
Aux champs fortunés où le beau Milon porte ses pas, les chèvres et les brebis
sont deux fois mères, l'abeille remplit ses rayons d'un miel plus doux que le
nectar, les ormeaux lèvent plus fièrement leurs têtes altières ; mais quand
il disparaît, soudain pasteur, génisse, ormeaux, tout se dessèche.
MÉNALQUE.
Époux
de ces chèvres blanches, chevreaux au nez épaté, approchez-vous de la
source où repose le beau Milon. Va, bélier écorné, dis-lui que Protée, issu
d'un sang divin, garda les troupeaux de Neptune.
DAPHNIS.
Je ne veux ni de votre empire de Pélops, ni de ses immenses richesses, ni
devancer les vents à la course
(41). Que les
dieux m'accordent de garder mes brebis assis sous cette roche, te serrant dans
mes bras, contemplant au loin la mer de Sicile, et je suis heureux.
MÉNALQUE.
L'arbre craint les hivers, l'été tarit les ruisseaux, les oiseaux redoutent
les filets, les rets arrêtent les cerfs rapides, et l'amour d'une jeune vierge
allume dans le cœur de l'homme un feu qui le consume. Père des dieux et des
hommes, je n'ai point aimé seul ; des mortelles t'ont vu sensible.
Tels furent les chants des deux bergers. Ménalque termina par ses vers :
Epargne, loup cruel, épargne mes
chevreaux et mes brebis fécondes ; ne me blesse pas moi-même, je suis jeune
encore et je guide un nombreux troupeau.
Lamperas, ô mon chien! quel sommeil appesantit tes yeux ! Près d'un berger
d'un âge si tendre, dois-tu ainsi te livrer au sommeil?
Et vous, ne craignez rien, chères brebis; paissez en paix, broutez cette herbe
tendre dans peu d'instants elle va renaître plus belle.
Allons, paissez, paissez, remplissez vos traînantes mamelles; que le lait
ruisselle pour vos jeunes agneaux ? qu'il s'épaississe pour votre heureux
berger.
Daphnis, à son
tour, chanta d'une voix harmonieuse :
L'autre jour, je guidais mes génisses
devant une grotte, une jeune bergère aux noirs sourcils à ma vue s'écria :
"Qu'il est beau ! qu'il est beau !" Je ne répondis rien d'amer, mais
en passant, mes yeux se baissèrent vers la terre.
L'haleine et la voix de la génisse sont agréables ; il est harmonieux le
mugissement du jeune taureau et de sa mère ; il est bien doux aussi d'être
couché, pendant les chaleurs de l'été brûlant, sur les bords d'un ruisseau
limpide.
Les glands ornent le chêne, les pommes le pommier, les veaux leurs mères, et
les génisses sont la gloire du pasteur.
Ainsi chantèrent les deux bergers et le chevrier leur adressa ces paroles :
"Ô Daphnis, que j'aime tes chansons ! Que ta voix est harmonieuse ! Il est
plus agréable de t'entendre chanter que de savourer le miel le plus doux. Reçois
ces flûtes, tu es vainqueur. Si tu veux me donner des leçons de ton art, je réunirai
nos chèvres pour les surveiller moi-même, et, en récompense de tes soins, je
t'offre cette chèvre écornée qui tous les jours remplit un grand vase. de son
lait délicieux."
A ces mots, le jeune berger fut si joyeux de sa victoire qu'on le vit, frappant
des mains, sauter comme un jeune faon qui bondit auprès de sa mère, tandis que
son rival, honteux de sa défaite, se livra à son amère douleur. Telle au soir
de l'hyménée, une vierge timide souffre, gémit et verse des pleurs.
Dès lors Daphnis tint le premier rang parmi les pasteurs, et, quoique jeune
encore, il partagea la couche de la Nymphe Naïs.
LES
PASTEURS
Daphnis et Ménalque se disputent le prix du chant. Un berger juge du combat, donne au premier un rameau dont la nature avait fait une houlette, et à l'autre une belle conque marine.
UN
BERGER, DAPHNIS, MÉNALQUE
LE
BERGER. Daphnis, dis-nous un chant pastoral ; commence, Ménalque te répondra.
Auparavant mettez les veaux sous leurs mères, et approchez des taureaux les génisses
dont le flanc n'est pas encore fécondé, vos troupeaux réunis brouteront
l'herbe épaisse et le tendre feuillage de ce bois plein d'un délicieux
ombrage. Reste ici, Daphnis, Ménalque te répondra de sa place.
DAPHNIS (chante)
J'aime
la voix mugissante des taureaux et des génisses ; j'aime aussi les sons mélodieux
de la flûte. Ta voix plaît, Ménalque ; et la mienne n'est pas sans agrément.
Près d'un frais ruisseau, j'étends sur l'herbe fleurie les blanches peaux de
mes belles génisses que le fougueux Aquilon a renversées du haut du rocher où
elles broutaient la feuille de l'arbousier.
Quand je suis sur ma couche, je m'inquiète aussi peu des chaleurs dévorantes
de l'été, qu'un amant d'entendre les remontrances de son père ou de sa mère.
MÉNALQUE répondit (il chante) :
J'ai
reçu le jour sur l'Etna où ma belle grotte est taillée dans le roc.
Tous les biens que des songes riants offrent pendant le sommeil, je les possède
: des chevreaux bêlants et de jeunes brebis dont les douces toisons me forment
une couche délicieuse.
Un feu de chêne cuit mon frugal repas, et l'hiver je me réchauffe au feu de hêtre
desséché : aussi je ne songe pas plus aux noirs frimas qu'un vieillard ne
songe aux noix, quand d'un oeil satisfait il voit bouillir pour lui le lait et
la farine.
LE BERGER. J'applaudis ces bergers et leur fis aussitôt un présent.
Daphnis eut ma houlette que la nature seule forma dans les champs de mon père,
et à laquelle l'art n'aurait su trouver le moindre défaut. Je donnai à Ménalque
une précieuse conque marine, dont j'ai moi-même mangé la chair, et qui
rassasia cinq de mes amis ; je l'avais prise aux bords de la mer où vint tomber
Icare. Le berger la reçut, et soudain les échos d'alentour redirent ces
stances joyeuses :
"Muses des champs, je vous salue. Répétez la chanson que j'ai dite
l'autre jour aux pasteurs. Ne permettez pas que jamais le signe impur du
mensonge (42) flétrisse mes lèvres.
La cigale est amie des cigales, la fourmi des fourmis, l'épervier des éperviers
; moi, j'aime les Muses et les chansons. Puissent-elles habiter le séjour où
pour elles seules je veille.
Les Muses me sont plus chères que les fleurs à l'abeille ; plus douces que le
sommeil, plus agréables que le printemps. Elles comblent de joie ceux qu'elles
protègent, et c'est en vain que Circé (43) leur offre ses
breuvages perfides."
LES
MOISSONNEURS
Le souvenir de ses amours détourne Battus de sa moisson. Milon lui reproche sa paresse ; Battus néanmoins, pour se disculper, chante à son amie des couplets amoureux. L'autre, plus sage, fait entendre la chanson du moissonneur.
MILON,
BATTUS
MILON.
Malheureux moissonneur, quel est ton chagrin? Comment ! Tu ne sais plus
suivre la trace d'un sillon! Vois tes compagnons te laisser en arrière, comme
la brebis dont une épine a blessé le pied. Que feras-tu vers le milieu du jour
et le soir, si tu es déjà si fatigué au commencement de ton travail ?
BATTUS. Ô Milon ! moissonneur infatigable, corps plus dur que le fer,
n'as-tu jamais regretté une amie absente ?
MILON. Jamais. Un journalier a-t-il le temps de former des regrets ?
BATTUS. L'amour jamais n'a troublé ton sommeil ?
MILON. M'en préserve le ciel ! Il est dangereux pour le chien de goûter
de la viande (45).
BATTUS. Eh bien ! Milon, moi, j'aime depuis onze jours.
MILON. C'est-à-dire que tu puises à pleine coupe dans le nectar de
Bacchus. Moi, je bois à peine d'un peu de vin grossier.
BATTUS. Aussi mon petit champ devant ma porte est inculte et hérissé d'épines.
MILON. Et quelle est la beauté qui cause ton tourment ?
BATTUS. La fille de Polybotas, qui l'autre jour chez Hippocoon faisait
danser les moissonneurs aux sons mélodieux de sa flûte.
MILON. Le ciel sait donc punir ? Tu as enfin trouvé ce que tu cherchais
depuis longtemps ! Cette cigale devineresse va donc habiter avec toi, et
partager ta couche conjugale.
BATTUS. Tu ris, mais sache que Plutus n'est pas le seul dieu qui soit
aveugle, le soucieux Amour l'est aussi ; ne te vante pas tant.
MILON. Je ne me vante pas. Allons, entasse tes gerbes et chante un air à
la louange de ta bergère, ton ouvrage ira mieux. Jadis on vantait tes vers.
BATTUS. Nymphes du Parnasse, chantez avec moi ma gracieuse bergère ; ô
Muses ! tout ce que vous touchez s'embellit sous vos doigts.
(il chante.)
Aimable Bombyca, tous osent t'appeler
Syrienne maigre, femme au teint brûlé du soleil. Moi seul je dis que tu es
blonde comme un rayon de miel doré.
La violette est brune, l'hyacinthe est sombre, et cependant ces fleurs tiennent
le premier rang dans une couronne.
La chèvre cherche le cytise ; le loup, la chèvre ; la grue, le laboureur ;
moi, je cherche Bombyca.
Oh ! si je possédais les trésors que posséda Crésus, bientôt j'offrirais à
Vénus nos deux statues (44) d'or massif ; tu tiendrais ou la flûte ou la rose ou le
fruit cher à Vénus, moi je serais revêtu d'un manteau de pourpre et chaussé
du cothurne de l'agile danseur.
Aimable Bombyca, tes pieds ont la blancheur de l'ivoire, la voix est pleine de
douceur, mais tes charmes si doux je ne saurais les décrire.
MILON.
Que ce moissonneur nous laissait ignorer de jolies chansons ! Comme il sait bien
saisir le ton et la cadence ! Malheur à toi si la barbe qui ombrage ton menton
ne t'a pas donné l'expérience. A ton tour, écoute cette chanson du divin
Lytiersus (46).
(Il chante.)
Cérès, déesse des
blés, protège nos moissons, féconde nos guérets.
Moissonneurs, liez vos gerbes ; que le passant ne dise pas : "Ouvriers négligents,
vous ne gagnez pas l'argent qu'on vous donne.
Que les tuyaux de vos gerbes dorées regardent le nord ou le couchant ; alors
vous verrez grossir les grains de vos épis.
Vous qui battez le blé, fuyez le sommeil vers midi ; à cette heure le grain
plus sec se sépare mieux de la paille.
Moissonneurs, mettez-vous à l'ouvrage quand l'alouette s'éveille, finissez
quand elle dort ; reposez-vous pendant la chaleur du jour.
Amis, heureux le sort de la grenouille ! Un échanson ne lui verse pas à boire
: elle boit à son aise.
Notre intendant, un peu moins d'avarice, fais cuire des lentilles. Veux-tu
blesser tes doigts en découpant en quatre parts un grain de cumin?"
Voilà
Battus, voilà le véritable chant des moissonneurs que la chaleur altère. Pour
toi, va raconter ton pitoyable amour le matin à ta mère éveillée dans son
lit.
LE
CYCLOPE (47)
Plaintes de Polyphème sur les rigueurs de la nymphe Galatée. L'étude et le travail, seuls remèdes des passions.
Ô Nicias (48) ! Les Muses sont l'unique remède à l'amour.
Ce remède si doux, si efficace naît parmi les hommes, et cependant qu'il est
difficile à trouver ! Mais tu dois le connaître, toi l'ami d'Esculape, toi si
cher aux neuf sœurs.
Les Muses rendaient moins amers les tourments du célèbre Cyclope, lorsqu'il
aimait Galatée, alors que sur ses joues brillaient à peine les premières
couleurs d'un tendre duvet. Il ne chérissait pas les roses, les fruits, les
cheveux bouclés ; mais les filles d'enfer rugissant dans son âme lui faisaient
regarder d'un oeil de mépris le reste de la nature.
Souvent ses troupeaux retournaient seuls au bercail. Lui, errant dès l'aurore,
sur le rivage couvert d'algue marine, il appelait Galatée, et portait dans son
cœur le trait profond dont l'avait frappé la main redoutable de Vénus. Assis
sur un rocher élevé, l'œil fixé sur la mer, pour adoucir ses peines il
chantait :
Ô
belle Galatée !
Pourquoi fuir l'amant qui t'adore ? Quand tu me regardes, tu es plus blanche que
le lait, plus douce que l'agneau, plus légère que la génisse ; mais quand tu
détournes de moi tes beaux yeux, oh ! alors tu deviens plus aigre que le fruit
de la vigne sauvage.
Tu viens sur cette plage quand le sommeil clôt mes paupières ; mais aussitôt
que mon œil s'ouvre à la lumière du jour, tu fuis comme la brebis fuit le
loup sanguinaire.
Je commençai à t'aimer, jeune Nymphe, le jour où, pour la première fois, tu
vins avec ma mère cueillir des hyacinthes sur la montagne ; moi je montrais le
chemin.
Dès lors plus de repos pour moi, je ne puis plus vivre loin de ta présence, et
cependant, Jupiter en est témoin, tu n'as nul souci de ma peine.
Je sais, ô la plus belle des Nymphes ! oui, je sais pourquoi tu me fuis ; c'est
qu'un épais sourcil ombrageant mon front se prolonge de l'une à l'autre
oreille ; c'est que je n'ai qu'un oeil et que mon nez élargi descend jusque sur
mes lèvres.
Pourtant, tel que je suis, je pais mille brebis, je presse leurs mamelles et je
bois leur lait délicieux ; l'été, l'automne, à la fin de l'hiver, toujours
mes clayons sont pleins d'excellent fromage.
Nul Cyclope ne m'égale dans l'art de jouer du hautbois, et souvent toi que
j'adore, toi qui es plus douce que la pomme vermeille, souvent je te célèbre
dans mes chants pendant la nuit obscure.
Pour toi je nourris onze faons que décore un beau collier, et quatre petits
ours ; mais viens auprès de moi, et tout ce que je possède, t'appartiendra.
Laisse la mer azurée se briser contre le rivage ; tes nuits seront plus douces
passées à mes côtés dans ma grotte ; là, croissent le laurier et le cyprès,
le lierre noirâtre et une vigne chargée des raisins les plus doux.
Ma grotte est arrosée d'une onde fraîche que me verse l'Etna de ses rochers
couverts d'une neige éternelle ; elle me fournit une boisson digne des dieux ;
qui peut, à tant d'avantages, préférer le séjour des flots bruyants ?
Mais si ta vue est blessée des longs poils dont ma peau se hérisse, j'ai du
bois de chêne et un feu qui ne s'éteint jamais sous la cendre ; viens, et je
suis prêt à tout souffrir, je te livre mon existence entière, et mon oeil
unique, cet oeil qui m'est plus précieux que la vie.
Hélas ! pourquoi la nature m'a-t-elle refusé des nageoires ? j'irais à toi à
travers les ondes, je baiserais ta main si tu me défendais de cueillir un
baiser sur ta bouche.
Je voudrais te porter le lis éclatant et le rouge pavot, dont la feuille résonne
sous les doigts ; mais l'été produit l'un, l'hiver voit croître l'autre.
Jeune Nymphe, si un étranger aborde vers ce rivage, je veux qu'il m'enseigne à
plonger au fond des mers ; j'irai voir quel charme puissant vous retient sous
les ondes, toi et tes compagnes.
Quitte les flots, ô Galatée ! et sur ce rocher puisses-tu, comme moi, oublier
ton humble demeure. Viens garder les brebis auprès de Polyphème, viens les
traire, et faire des fromages en mêlant au lait pur une acide liqueur.
Ma mère seule a causé tous mes maux ; c'est elle seule que j'accuse : jamais
elle ne t'a parlé de mon amour, elle qui chaque jour me voyait dépérir ; mais
à mon tour aussi, pour la tourmenter, je lui dirai : je souffre, oui, je
souffre beaucoup.
Ô
Cyclope, Cyclope ! où est donc la raison ? Ne ferais-tu pas mieux d'aller
tresser le souple osier, couper le vert feuillage pour tes agneaux ? Trais la
brebis qui vient près de toi ; pourquoi courir après celle qui fuit ?
Tu trouveras une autre Galatée moins rebelle à tes vœux et peut-être plus
belle. Plusieurs jeunes Nymphes veulent, à l'ombre de la nuit, m'associer à
leurs jeux ; elles rient, et leur joie est extrême quand je me prête à leurs
danses folâtres ; ainsi on compte donc Polyphème pour quelque chose sur la
terre !
C'était ainsi que par ses chansons, l'amoureux Cyclope soulageait ses peines
cruelles, et son remède était plus puissant que s'il eût payé au poids de
l'or les secrets du dieu d'Épidaure.
AILES
Tourments que cause
l'absence d'un ami ; joie de son retour.
Tu es donc arrivé, enfant chéri ! Tu es donc arrivé après trois jours et
trois nuits d'une cruelle absence ! Un jour, un seul jour suffit pour vieillir
celui que l'attente dévore.
Autant l'affreux hiver le cède au doux printemps, la prune sauvage à la pomme
exquise, la toison de l'agneau à celle de sa mère, la femme qui trois fois a
subi le joug de l'hymen à la jeune vierge, le jeune taureau à la biche légère,
la pie bavarde à la mélodieuse Philomèle, autant, ami fidèle, autant ton
arrivée me cause de bonheur. J'ai couru près de toi comme le voyageur brûlé
du soleil court vers le hêtre touffu.
Puissent les amours nous sourire à tous deux et nos descendants dire un jour de
nous : "Deux bergers furent unis par les liens de l'amitié la plus
tendre." L'Amycléen (49) ajoutera : « L'un était
l'ami.- L'autre était l'aimé », répondra le Thessalien. Ils s'aimaient
d'un amour mutuel. Ils ont donc existé ces hommes de l'âge d'or à qui il
suffisait d'aimer, pour être aimés eux-mêmes !"
Exauce mes vœux, puissant fils de Saturne, père du monde, accorde-nous de ne
jamais vieillir et d'aller à l'immortalité. Que dans deux mille ans, on vienne
me dire au-delà de cet Achéron qu'on passe sans retour : "Votre amour,
tendres amis, est dans toutes les bouches ; la jeunesse surtout s'en entretient
sans cesse."
Ce sort dépend des dieux, que leur volonté s'accomplisse. Mais du moins, cher
enfant, dont l'amitié fait mon bonheur, je veux célébrer ta beauté sans
crainte de voir s'élever sur mon nez le signe honteux du mensonge. A peine
as-tu blessé mon âme, trop sensible peut-être, que soudain tu me paies avec
usure un moment de rigueur ; je ne me retire d'auprès de toi, que le cœur
rempli d'une douce joie.
Citoyens de Mégare, illustres descendants de Nisus, si habiles à manier la
rame, vivez heureux, ô vous qui avez honoré du prix le plus rare ce Dioclès (50)
d'Attique dont l'amitié pour les jeunes enfants était devenu une ardente
passion.
Toutes les années, au retour de la saison nouvelle, réunie autour de son
tombeau, la jeunesse se dispute à l'envi le doux prix du baiser, et là, celui
qui sait le mieux poser une bouche aimable sur une bouche amoureuse, retourne
auprès de sa mère, couronné de fleurs. Heureux l'arbitre de ces jeux ! Il
demande avec instance au beau Ganymède d'accorder à ses lèvres la vertu du
caillou de Lydie, sur lequel l'argentier soupçonneux éprouve l'or pour
s'assurer qu'il n'est pas altéré.
HYLAS
Hercule, accompagnant Jason à la conquête de la Toison d'or, s'était embarqué avec son cher Hylas sur le navire Argo. Dans la Propontide, Hylas va chercher de l'eau et est entraîné par des Nymphes au fond d'une source. Hercule, furieux de l'absence de son jeune ami, le cherche partout, et après mille courses inutiles, il va par terre rejoindre à Colchos Jason, qui déjà l'accusait de lâcheté.
Quel que soit l'Immortel qui donna la vie à l'Amour, ce n'est point pour nous
seuls, ô Nicias ! que cet enfant fut créé, comme nous le croyons peut-être ;
ce n'est point nous non plus qui les premiers avons senti l'attrait de la beauté,
nous simples mortels, ignorants du lendemain.
Le fils d'Amphitryon, cet Hercule au cœur indompté, qui terrassa le lion
terrible de Némée, Hercule aimait le jeune Hylas à la longue et blonde
chevelure. Il l'instruisait avec la même sollicitude qu'un tendre père
instruit son fils bien-aimé, et par ses leçons il lui ouvrait cette noble
carrière, où lui-même s'était
rendu si illustre. Afin que cet enfant, façonné à son gré et toujours à sa
suite, devînt un homme accompli, jamais il ne le quittait, ni au moment où
l'Aurore, montée sur son char attelé de quatre chevaux blancs, s'élançait
vers le palais de Jupiter, ni lorsque le blond Phébus, arrivé a son midi, lançait
sur les mortels des rayons brûlants, ni lorsque les jeunes poussins, appelés
par les battements d'ailes de leur mère, regardent en gazouillant la solive
antique qui leur sert de couche.
Le fils d'Éson allait voler à la conquête de la Toison d'or, suivi de l'élite
des princes de la Grèce qui pouvaient le seconder dans son audacieuse
entreprise, quand arriva dans la riche Iolcos le fils d'Alcmène et de l'héroïne
Médée. Hylas l'accompagnait, et tous deux prirent place sur l'élégant Argo.
Ce navire, comme un aigle rapide, glissant sur les mers, évite les îles Cyanées
(51) alors errantes et depuis immobiles, et touche à la
redoutable rive du Phase. Mais au lever des filles d'Atlas, quand vers la fin du
printemps, les moissons encore tendres fournissent aux jeunes agneaux une
nourriture salutaire, l'élite des héros aimés des dieux se ressouvient du but
de sa navigation et remonte sur l'Argo qui, secondé pendant trois jours par le
Notus et le Zéphyr, franchit le détroit qu'Hellé rendit fameux, et aborde
dans la Propontide, vers ces lieux où le bœuf des Cianes ouvre de larges et pénibles
sillons dans des plaines fécondes.
Là, descendus le soir sur le rivage, les uns apprêtent le festin, d'autres,
plus nombreux, pour faire un lit commun, moissonnent l'herbe abondante de la
prairie voisine, le butome (52) aux feuilles allongées et l'épais
cypère (53).
Hylas, chargé d'une urne d'airain, va chercher l'eau qui doit rafraîchir
Hercule et le fier Télamon tous deux compagnons d'armes, tous deux assis
toujours à la même table. Bientôt il découvre une source au pied de la
colline où croissent en abondance des plantes odoriférantes, la chélidoine
azurée, la verte ariante, le sélinum fleuri, et l'agrostis tortueux.
Au sein des ondes se jouaient des Nymphes folâtres, divinités redoutées des
laboureurs, Eunico, Molis et Nichéa au regard doux comme le printemps.
Déjà l'élève d'Hercule avait approché l'urne au vaste contour, déjà penché
sur les bords de la source, il la plongeait dans l'eau frémissante, quand brûlant
pour lui d'un amour violent, les trois Nymphes le saisissent par la main et
l'entraînent au fond des ondes dont sa chute ternit un instant la limpidité :
telle une étoile se détachant du ciel tombe dans la mer, et alors le pilote s'écrie
: "Aux voiles, matelots ! partons, les vents sont favorables."
Cependant les Nymphes consolaient par de douces paroles le jeune enfant qu'elles
tenaient sur leur genoux et qui fondait en larmes. Mais Hercule, troublé de
l'absence de son ami, prend son arc recourbé comme celui d'un Scythe (54),
la massue dont son bras est toujours armé, et court à sa recherche. Trois fois
d'une voix forte il appela Hylas, trois fois Hylas répondit, mais sa voix
arriva faible à travers les ondes, et quoique près, elle paraissait lointaine.
Comme un lion à flottante crinière, qui, altéré de sang, a entendu un faon
crier au loin sur la montagne, s'élance de sa tanière, croyant déjà saisir
une proie assurée, tel Hercule, cherchant le jeune Hylas, errait dans des déserts
hérissés de ronces, et parcourait d'un pas rapide un immense pays.
Qu'on souffre quand on aime ! Que de montagnes il franchit ! Que de forêts il
traversa, oubliant et Jason et ses nobles projets !
Le navire se prépare à lever l'ancre ; au milieu de la nuit, les voiles sont
prêtes à être livrées aux vents, on n'attendait plus qu'Alcide qui, furieux,
errait partout sans repos et sans fruit ; un dieu barbare irritait les douleurs
de son cœur ulcéré.
Ainsi le bel Hylas fut mis au rang des Immortels.
Cependant les héros grecs osent verser sur le fils d'Amphitryon des reproches déshonorants,
ils l'accusent d'avoir déserté le navire Argo et ses trente rangs de rameurs.
Mais lui vint les rejoindre par terre à Colchos, et jusqu'au Phase
inhospitalier (55).
L'AMOUR
DE CYNISCA
Eschine se plaint à son ami Thyonichus de l'inconstance de Cynisca et lui déclare qu'il veut aller sur les mers chercher un remède à ses chagrins. Thyonichus lui conseille d'offrir ses services à Ptolémée, roi d'Égypte. Éloge de ce prince. C'est dans la jeunesse qu'il faut entreprendre de grands travaux.
ESCHINE,
THYONICHUS
ESCHINE.
Bonjour, Thyonichus.
THYONICHUS. Je
te salue, Eschine.
ESCHINE. Qu'il y a longtemps que je ne t'ai vu !
THYONICHUS. Oui, il y a bien longtemps. Mais quel soin te chagrine ?
ESCHINE. Mon cher Thyonichus, je ne suis pas bien.
THYONICHUS. Voilà sans doute pourquoi ce visage amaigri, cette barbe négligée
et ces cheveux on désordre. Tel était, l'autre jour, ce pythagoricien, le
front pâle, les pieds nus, ne possédant rien, et qui se disait citoyen d'Athènes.
S'il était amoureux, lui, c'était, je crois d'une poignée de farine.
ESCHINE. Tu me railles, mon ami ; cependant la belle Cynisca m'outrage ;
j'en deviendrai fou, si je ne le suis déjà.
THYONICHUS. Tu es donc toujours le même, mon cher Eschine ? calme ou
furieux, selon la circonstance. Dis-moi néanmoins le sujet de ta folie.
ESCHINE. Un Argien, le cavalier thessalien Apis et le fantassin Cléonicus,
dînent chez moi à ma campagne. Je leur sers deux poulets et un cochon de lait
; le vin, plein du parfum de la grappe nouvelle, était un vrai Byblos de quatre
ans. L'oignon et l'huître fraîche nous altéraient et rendaient le vin plus
doux. Comme il se faisait tard, on propose de boire à celle qu'on aime ; peu
importe le nom ; mais il faut en déclarer un, quel qu'il soit. D'abondantes
libations accompagnent le nom de l'objet aimé proclamé au milieu de la joie la
plus folle. Cynisca, assise à mes côtés, garde le silence. Conçois-tu dans
quel trouble j'étais ? "Tu ne parleras donc pas ?" lui dis-je alors.
" As-tu vu le loup (58)?" lui demande un des
convives en plaisantant. Alors sa figure s'est enflammée et on y aurait pu
allumer la mèche d'un flambeau.
Ce loup est le fils du voisin Lobès, jeune, grand et beau, dit-on. C'est pour
lui qu'elle brûle de l'amour le plus violent. On m'avait jadis conté leurs
feux, mais hélas ! malgré l'expérience que devrait me donner la barbe qui
ombrage mon menton, je négligeai cet avis.
Déjà le vin nous échauffait, quand l'habitant de Larisse, dans sa gaieté
trop vive, entonna, sur un air thessalien, la chanson de mon loup. Tout à coup
Cynisca pleura comme le jeune enfant qui désire sa mère. Ami, tu me connais,
je suis bouillant, prompt, et sur-le-champ je lui appliquai sur la joue un
violent soufflet qu'un second accompagna soudain ; mais relevant sa robe, elle
se sauve bien vite : "Auteur de tous mes maux, lui criai-je, je ne te plais
donc pas ! Un autre est plus heureux ! Va donc serrer dans tes bras celui pour
qui tes joues sont sillonnées de larmes." Telle que l'hirondelle qui
apporte de la nourriture à ses petits et s'envole ensuite du nid pour en
apporter une nouvelle, telle, et plus rapide encore, Cynisca s'élance de son siège,
franchit les deux portes et se met à courir. Le taureau, comme on dit, est lâché
dans la forêt.
Voilà deux mois que je ne l'ai vue, et depuis, ma barbe croît comme celle d'un
Thrace.
Cynisca est maintenant toute au loup, ce n'est plus que pour le loup que sa
porte est ouverte la nuit. Moi, je ne suis rien ; ainsi qu'un malheureux
habitant de Mégare (56) on me rejette à la dernière place.
Si du moins je pouvais maîtriser mon trouble ! Mais, ô mon ami ! je suis comme
le rat qui a goûté de la poix (57), et je ne connais pas de
remède à mon fatal amour. Simus, du même âge que moi et qui aimait la fille
d'Epichalcus, après avoir navigué quelque temps, est revenu consolé. Comme
lui, je veux courir les mers, et si ton ami n'est pas au premier rang, il saura
du moins ne pas être au dernier.
THYONICHUS. Que tes vœux soient remplis, mon cher Eschine ! Mais si tu es
réellement décidé à prendre les armes, Ptolémée te recevra sous ses
drapeaux. Ce prince sait payer le courage.
ESCHINE. Quel accueil fait-il à l'homme libre ?
THYONICHUS. Un accueil excellent. Ce roi est bon, aimable, gracieux, ami
des Muses ; il sait connaître un ami fidèle et distinguer son ennemi. Il est généreux
aussi ; jamais il ne refuse de rendre un service, mais avec cette sagacité qui
convient à un grand roi ; car, Eschine, il ne faut pas tout demander à un roi.
Si tu consens donc à attacher avec une boucle la tunique sur l'épaule droite,
et si tu as le courage de soutenir d'un pied ferme le choc d'un soldat furieux,
vole en Égypte.
C'est par le front que la vieillesse ennemie commence ses ravages ; déjà, le
temps, qui nous blanchit, se glisse peu à peu sur nos joues. C'est dans la
jeunesse qu'il faut entreprendre de glorieux travaux.
LES SYRACUSAINES (59) ou FÊTE D'ADONIS
Corgo et Praxinoé s'égaient sur le compte de leurs maris ; elles se rendent ensuite au palais de Ptolémée, où Arsinoé célébrait la fête d'Adonis avec une grande magnificence. Chemin faisant, les deux amies s'entretiennent des belles actions du prince. Louanges d'Adonis chantées par une Argienne.
GORGO, PRAXINOÉ, EUNOA, UNE VIEILLE, premier ÉTRANGER, deuxième ÉTRANGER
GORGO.
Praxinoé est-elle au logis ?
EUNOA. Vous voici bien tard, chère Gorgo ! Oui, elle y est.
PRAXINOÉ. Je suis émerveillée de te voir. Eunoa, donne un siège,
mets-y un coussin.
GORGO. Il n'est pas nécessaire.
PRAXINOÉ. Assieds-toi donc.
GORGO. Heureuses les âmes sans corps ! Praxinoé, quelle peine pour
arriver ici ! Je suis excédée. Partout des quadriges, des gens à chlamyde, à
bottines, des soldats sous les armes ; partout une foule immense ; et quel
trajet ! J'ai cru n'arriver jamais.
PRAXINOÉ. C'est mon imbécile de mari qui est venu me loger au bout du monde,
dans un antre plutôt que dans une maison, c'est pour nous séparer, je crois.
Qu'il aime à me contrarier ! Oh ! c'est ma mort que cet homme-là.
GORGO. Ma chère, ne parle pas ainsi de ton mari devant cet enfant ; vois
comme il te regarde.
PRAXINOÉ. Zéphyrion, mon fils, va, ce n'est pas de papa que je parle.
GORGO. Par Proserpine ! Cet enfant comprend... Il est beau, ton
papa.
PRAXINOÉ. Dernièrement, comme on dit, son père allait acheter du nitre
et du fard pour moi, et ce grand génie m'apporte du sel.
GORGO. Mon mari Dioclidas, ce bourreau d'argent, n'en fait pas d'autres.
Il acheta hier sept drachmes cinq toisons, vrai poil de chien, besaces en
lambeaux, haillons pièce sur pièce. Mais prends ton voile et la mante, et
allons au palais du grand roi Ptolémée, voir la fêle d'Adonis. On m'a dit que
la reine a préparé une pompe solennelle.
PRAXINOÉ. Chez les grands tout est grand. On conte ce qu'on voit à ceux qui
n'ont rien vu.
GORGO. Il est temps de partir. Il est toujours fête pour les oisifs.
PRAXINOÉ. Eunoa, de l'eau. Qu'elle est lente ! Le chat veut se reposer
mollement. Remue-le donc. Vite de l'eau ; c'est de l'eau qu'il me faut d'abord.
Avec quelle grâce elle l'apporte ! Allons, verse ; mais, maladroite, pas si
fort. Malheureuse, vois comme ma robe est trempée ! C'est assez ; je suis lavée
comme il plaît aux dieux. La clé de cette armoire ? Donne-la moi.
GORGO. Cette robe à longs plis te sied à merveille, Praxinoé. Dis-moi, qu'en
vaut l'étoffe ?
PRAXINOÉ. Je t'en prie, ne m'en parle pas, Gorgo ; une ou deux mines
d'argent fin, peut-être plus encore, sans la broderie, qui m'a coûté un
travail infini.
GORGO. Du moins, tu dois être contente.
PRAXINOÉ. Il est vrai. Mon manteau et mon voile, place-les avec goût. Je
ne t'emmène pas, mon fils, il y a des loups et les chevaux mordent les petits
enfants. Pleure tant que tu voudras, je ne veux pas te faire estropier. Partons.
Holà ! nourrice, fais jouer l'enfant, appelle le chien et ferme la porte.
Grands dieux ! Quelle foule ! Comment traverser ? C'est une vraie fourmilière.
Ô Ptolémée ! depuis que ton père s'est élevé au rang des dieux, que de
bienfaits tu verses sur nous ! Le voyageur aujourd'hui marche en sûreté, sans
craindre de hardis fripons, de vrais Égyptiens, comme auparavant manoeuvraient
ces hommes exercés à la ruse, tous de la même trempe, tous d'intelligence !
Ma chère Gorgo, qu'allons-nous devenir ? Ce cheval se cabre ! Qu'il est rétif
!... Sotte Eunoa, veux-tu reculer !... Il va tuer son maître !... J'ai bien
fait de laisser mon fils à la maison.
GORGO. Rassure-toi, Praxinoé, ils nous ont dépassées et sont déjà près
de la place d'armes.
PRAXINOÉ. Enfin, je respire ! Le cheval et le froid serpent, voilà ce
que j'ai toujours craint depuis mon enfance. Hâtons-nous, car la foule
s'approche.
GORGO. La mère, venez-vous du palais ?
LA VIEILLE. Oui, mes enfants.
GORGO. Peut-on entrer?
LA VIEILLE. Avec du temps et des efforts les Grecs sont entrés dans Troie
; avec des efforts et du temps on réussit toujours.
GORGO. L'oracle a prononcé ; la vieille est déjà loin.
PRAXINOÉ. Ces femmes savent tout, même comment au lit d'hymen, Jupiter fût
reçu par Junon.
GORGO. Vois, Praxinoé, vois quelle foule sur la porte
PRAXINOÉ. C'est à faire trembler. Gorgo, donne-moi la main ; toi, Eunoa,
prends celle d'Entychidus et tiens-toi bien à lui de peur de t'égarer. Nous
entrerons tous ensemble... Eunoa, serre-toi près de nous... Ah ciel ! mon
manteau est déchiré. Que Jupiter vous soit propice, seigneur étranger ; mais,
je vous en prie, ménagez mon manteau.
PREMIER ÉTRANGER. Ce n'est guère en mon pouvoir, cependant je ferai de
mon mieux.
PRAXINOÉ. Quelle cohue ! on nous presse comme des pourceaux.
PREMIER ÉTRANGER. Courage, belle Syracusaine, vous voilà hors de danger.
PRAXINOÉ. Généreux étranger, qui avez pris soin de nous, puisse le
bonheur vous accompagner aujourd'hui et toujours !... Quel homme honnête !...
On étouffe, Eunoa !... Allons, ferme, et tu passeras... Très-bien ! Tout le
monde est entré, comme dit l'époux quand il ferme le verrou sur la mariée.
GORGO. Approche, Praxinoé, vois cette tapisserie ; quelle est belle ! Que
ces tissus sont fins ! On dirait l'ouvrage des dieux.
PRAXINOÉ. Auguste Minerve ! Quelles mains ont tissé ces ouvrages ? Quels
artistes ont peint ces figures ? On les croit voir marcher ! Ce ne sont pas des
peintures, mais des êtres vivants ! Combien l'homme a d'esprit ! Comme il est
admirable là, couché sur ce beau lit d'argent et les joues embellies d'un
tendre duvet, le trop aimable Adonis, aimé même aux enfers !
DEUXIÈME ÉTRANGER. Paix donc, bavardes impitoyables, qui roucoulez comme
des tourterelles vos syllabes traînantes.
GORGO. Par Tellus ! D'où sortez-vous donc, l'ami ? Que vous importe notre
babil ? Commandez à vos esclaves. Voudriez-vous par hasard dicter vos lois à
des Syracusaines ? Sachez que nous sommes Corinthiennes d'origine, aussi bien
que l'illustre Bellérophon, et que nous parlons la langue du Péloponnèse. Eh
bien ! Défendez-vous à des Doriennes de parler dorien ?
PRAXINOÉ. Ô Proserpine! garde-nous d'un nouveau maître ; un seul nous suffit.
Mon ami, sachez que je ne vous crains pas.
GORGO. Tais-toi, Praxinoé ! la célèbre Argienne dont le talent
l'emporte sur celui de Sperchis (60) va chanter les
louanges d'Adonis. Je suis sûre qu'elle va commencer ; voilà qu'elle prélude.
Quel plaisir !
ARGÉA chante.
Toi qui chéris Golgos
(61), Idalie
et la haute Érix, Vénus, dont les faveurs ont plus de prix que l'or, après
douze mois révolus, les Heures nous ont ramené Adonis des bords de l'avare Achéron.
Les Heures chéries, que les dieux ont rendues tardives, se rendent enfin à nos
désirs ; toujours elles apportent aux mortels quelque don consolateur.
Vénus, reine de Chypre, aimable fille de Dioné, c'est toi qui donnas
l'immortalité à la mortelle Bérénice, en versant sur son sein l'ambroisie
goutte à goutte. Touchée de tes soins généreux, déesse aux noms divers,
Arsinoé, fille de Bérénice, non moins belle qu'Hélène, couvre de richesses
ton jeune amant.
Ici, autour d'Adonis, on voit réunis les fruits les plus beaux de nos vergers,
de frais jardins encaissés dans l'argent, et des vases d'albâtre étincelants
de dorures pleins des parfums de Syrie ; tous les mets que ces jeunes beautés
préparent sont formés avec des fleurs de blanche farine de pur froment et du
miel et des doux sucs de l'olive ; la terre et les airs ont apporté leur
tribut.
Là s'élève avec art un berceau de verdure où s'entrelace l'aneth odorant ;
au-dessus voltigent les Amours enfantins, comme on voit les jeunes rossignols
perchés sur des arbustes, essayer leurs petites ailes en voltigeant de branche
en branche.
Oh ! Que d'ébène et d'or ! et ces deux aigles de l'ivoire le plus pur, portant
sur leurs ailes déployées le jeune échanson du fils de Saturne ! Ces tapis de
pourpre sont plus doux que le sommeil ! s'écrieraient Milet et Samos même.
Au-dessous est un lit pour Vénus ; le bel Adonis occupe l'autre, Adonis époux
a dix-huit printemps ; ses baisers ne piquent point : à peine ses lèvres se
dorent d'un tendre duvet, Vénus, réjouis-toi d'avoir un tel époux !
Quand au lever de l'aurore, la terre demain sera encore mouillée de rosée,
nous irons toutes ensemble le porter avec pompe sur les bords des flots écumants,
et, les cheveux épars, la robe flottante, le sein découvert, nous entonnerons
l'hymne solennel.
Toi seul, ô Adonis ! toi seul des demi-dieux, obtins l'insigne don de passer du
Ténare au séjour des vivants. Ils n'ont point eu cet honneur le fier
Agamemnon, Ajax au cœur bouillant, Hector le plus illustre des vingt fils d'Hécube
(62),
Patrocle, Pyrrhus heureux vainqueur de Troie , ni avant eux, les Lapithes,
les enfants de Deucalion, de Pélops, ni les Pélasges, ces fondateurs de la
nation grecque : tous ont subi la loi commune des mortels.
Ô
Adonis ! sois-nous propice maintenant
et toujours. Nos cœurs se sont réjouis de ton arrivée ; fais qu'ils se réjouissent
encore à ton retour.
GORGO. Praxinoé, quel chant ! Femme heureuse ! Oh ! oui, heureuse de son
admirable talent ! Quelle voix mélodieuse!... Mais il est temps de partir :
Diodidas est à jeun, et quand il a faim, malheur à qui l'aborde !
Adieu bel Adonis ; viens encore quand Phébus aura fini son cours, viens
apporter la joie et le bonheur.
HIÉRON OU LES GRÂCES
Théocrite a adressé cette idylle à Hiéron, dernier tyran de Syracuse. Il s'y plaint de l'indifférence et de l'avarice des grands envers les poètes qui célébrant leurs exploits et font passer leurs noms à la postérité. Elle est terminée par l'éloge d'Hiéron, qui cependant n'a jamais rien fait pour Théocrite.
Les
filles de Jupiter chantent les Immortels ; les poètes célèbrent la gloire des
héros. Les Muses sont des déesses, et c'est aux déesses à chanter les dieux
; pour nous, simples mortels, célébrons les mortels. Mais est-il un seul homme
qu'éclaire la brillante aurore, qui, accueillant les Grâces, les reçoit avec
empressement et ne les renvoie pas même sans récompense ? Indignées, les
pieds nus, elles regagnent alors leur triste demeure, me reprochant leur inutile
requête ; accablées d'ennui, elles restent assises sans honneur au fond d'un
coffre vide et la tête appuyée sur leurs genoux glacés.
Quel mortel aujourd'hui, oui, quel mortel sait priser le poète qui donne
l'immortalité ? Pour moi, je ne le connais pas. Partout l'intérêt
domine. On ne désire plus comme autrefois entendre célébrer les belles
actions. La main cachée sous son manteau, chacun cherche des yeux de nouvelles
richesses dont il garde même la rouille ; et pour toute réponse, vous entendez
répéter: "La jambe n'est qu'après le genou. Je garde ce que j'ai, les
dieux assistent les poètes ! Mais pourquoi tant d'auteurs ? Homère seul suffit
; c'est lui qui chante bien ! C'est le plus grand poète, car jamais il n'aura
rien de moi."
Insensés ! A quoi vous servent ces amas d'or, si vous les tenez renfermés dans
des coffres ? Le sage sait faire un plus digne usage de ses richesses ; il
en garde d'abord une partie pour lui, en donne une autre aux enfants d'Apollon,
et du reste, il fait du bien à ses proches et ses semblables. Souvent ses
sacrifices fument pour les dieux ; il exerce la douce hospitalité, et lorsqu'il
admet des étrangers à sa table, il les laisse partir quand il leur plaît.
Avant tout, honorez les interprètes des Muses ; eux seuls vous feront une bonne
renommée même aux Enfers, et un jour, oubliés sans gloire sur les bords du
noir Achéron, vous ne verserez pas des larmes de repentir et de regret comme ce
mercenaire dont les mains sont devenues calleuses sous le hoyau et qui pleure la
fatale indigence que lui ont léguée ses pères.
Tous les mois, les esclaves d'Antiochus et du roi Alevas se distribuaient une
abondante nourriture ; des troupeaux nombreux de génisses étaient renfermés
tous les soirs dans les immenses étables de Scapas, et mêlaient leurs
mugissements à ceux des taureaux ; les bergers de l'hospitalier Créondas,
couvraient pendant l'été de gras et innombrables troupeaux les vastes plaines
de Cranin ; mais après avoir déposé leur délicieuse vie dans la barque du
nocher des Enfers, à quoi leur auraient servi ces richesses ? Ils vivraient
aujourd'hui et pendant des siècles éternels, sans gloire et sans honneur,
parmi la foule des morts vulgaires et abandonnés de leurs trésors, si le
chantre de Cos ne les eût célébrés sur sa lyre harmonieuse et n'eût ainsi
transmis leurs nobles noms aux races futures. Leurs coursiers même sortis
vainqueurs des jeux ont eu part à leur gloire.
Qui connaîtrait aujourd'hui les chefs des Lyciens, qui connaîtrait les enfants
de Priam à l'ondoyante chevelure, qui connaîtrait enfin ce Cycnus aux traits
efféminés, si les poètes n'eussent célébré les héros du vieil âge ?
Ulysse qui erra dix ans chez toutes les nations du monde, Ulysse qui descendit
vivant dans le sombre empire de Pluton, qui sut fuir de l'antre sanglant de
l'affreux Polyphème, n'eût pas longtemps joui de la gloire immortelle. Ils
seraient ensevelis dans l'oubli le plus profond, et le pasteur Eumée (63),
et Philétius et le vénérable Laërte, si le chantre d'Ionie n'eût prodigué
pour eux ses vers harmonieux.
Oui, les Muses seules donnent l'immortalité aux mortels ; les richesses des
morts sont la proie d'un avide héritier. Il serait aussi difficile de compter
les flots nombreux que le vent fait briser contre le sable des mers, ou de laver
une noire ardoise dans une onde pure que de vouloir attendrir un avare. Loin,
loin d'ici l'esclave d'une telle passion ! qu'il entasse trésor sur trésor et
que sa richesse accroisse ses désirs !
Moi, je préfère l'estime et la bienveillance publiques aux chars et aux
coursiers les plus fringants. Je cherche donc un mortel qui veuille
gracieusement m'accueillir avec les Muses, mes compagnes, car on ne peut arriver
jusqu'à elles, si le grand Jupiter n'en ouvre la voie.
Le ciel n'a point encore interrompu sa constante révolution qui nous donne les
mois et les années, et souvent encore de superbes coursiers feront voler des
chars dans l'arène. Un héros paraîtra que j'immortaliserai dans mes vers. Ses
exploits égaleront ceux du grand Alcide et du terrible Ajax dans les plaines
qu'arrose le Simoïs au pied du tombeau d'Ilus. Déjà le Phénicien recule aux
extrémités de ta Libye, auprès de ce rivage où Phébus se plonge dans les
mers, le Phénicien est saisi d'effroi ; déjà les Syracusains saisissent leurs
lances et se couvrent de boucliers d'osier. Au milieu d'eux, Hiéron, égal aux
héros des vieux temps, revêt son armure, l'aigrette flotte sur son casque.
Jupiter, roi des dieux et des hommes ! Redoutable Minerve, et toi, Proserpine,
toi qui règnes avec ta mère sur la vaste et riche cité d'Ephyre (64),
bâtie aux bords du limpide Lysiméde (65), oh !
qu'un destin protecteur éloigne les ennemis de notre île et les rejette dans
la mer de Sardaigne ! Que les faibles restes de leurs nombreux bataillons
retournent dans leur patrie pour annoncer aux enfants et aux épouses la mort
funeste de ceux qu'ils chérissaient !
Que leurs premiers habitants reviennent dans ces villes qu'ont détruites de
fond en comble les mains de nos sacrilèges ennemis ; qu'ils cultivent encore
leurs champs couverts de verdure ; que des milliers de brebis bêlent comme
autrefois dans nos gras pâturages, et que de nombreux troupeaux de bœufs
retournant ensemble le soir à l'étable, pressent la marche trop lente du
voyageur. Oui, puisse la charrue ouvrir des sillons nouveaux quand chante la
cigale oisive sur la cime des arbres en observant les bergers qui lui tendent
des pièges ! Puisse l'araignée couvrir de ses frêles tissus les armes meurtrières
et le nom même de la guerre s'éteindre dans un long oubli !
Vous, poètes, portez l'honneur d'Hiéron au-delà des mers de Scythie et
jusqu'aux lieux où l'illustre Sémiramis cimenta par le bitume onctueux les
vastes remparts de Babylone. Le premier, je préluderai à ces glorieux concerts
; vous, que protègent les filles de Jupiter, réunissez vos voix à mes
accents, et tous ensemble célébrons et la Nymphe Aréthuse et la belle Sicile
et les victoires d'Hiéron.
Divinités qu'honora Étéocle (66), vous qui aimez
Orchomène, que fonda Minyas, jadis si détestée par les Thébains, ô Grâces
! Faites-moi chérir ma solitude ; mais si quelqu'un m'invite et sait m'apprécier,
je me rendrai avec confiance vers lui, accompagné des neuf sœurs ou je reste
chez moi.
Ô Grâces ! ne me quittez jamais ; sans vous, quels biens offriraient des
douceurs au mortel ?
ÉLOGE DE PTOLÉMÉE (68)
Éloge de Ptolémée Philadelphe, fils de Ptolémée Lagus et de Bérénice, dont le poète fait remonter l'origine à Hercule. Bonheur des sujets de ce prince ; sa munificence envers les dieux et les poètes. Théocrite y joint en peu des mots l'éloge d'Arsinoé, sœur et épouse de Ptolémée.
Muses,
que Jupiter soit le principe et la fin de nos chants, Jupiter, le plus grand des
dieux que nous puissions célébrer. Parmi les mortels chantons Ptolémée, que
Ptolémée, le plus grand des héros, soit au début et à la fin de nos vers.
Les fils des demi-dieux ont jadis trouvé des chantres fameux, pour redire leurs
nobles exploits ; moi, je consacre mes accents à célébrer l'immortel Ptolémée,
car les accents du poète sont un prix digne des dieux même.
Un bûcheron pénètre dans la silencieuse forêt d'Ida ; arrivé au milieu de
ces arbres innombrables, il ne sait sur lequel sa cognée portera les premiers
coups. Ainsi que lui j'hésite : par où commencer ? Que de choses à dire sur
le plus parfait des rois que les dieux eux-mêmes ont orné de toutes les vertus
!
Remontons d'abord au berceau de ses ancêtres, au fils de Lagus, et nous verrons
que lui seul pouvait achever ces immenses projets que tout le génie des autres
mortels n'aurait pas même pu concevoir. Aussi, placé par Jupiter au rang des
dieux immortels, il habite un palais d'or dans le brillant Olympe. Près de lui
est assis son ami Alexandre, la tête ornée de la mitre asiatique, Alexandre,
ce dieu formidable aux Perses que sa valeur a écrasés. En face, sur un trône
de diamant, Hercule, le vainqueur du taureau, savoure au milieu des Immortels
les douceurs d'un banquet sacré, et voit avec joie ses petits-fils que Jupiter
a exemptés de maux en rendant la verte jeunesse à leurs membres engourdis par
l'âge. Tous les deux sont au rang des dieux, tous tes deux descendent du
valeureux Hyllus, fils d'Alcide, qu'ils honorent comme le premier auteur de leur
race.
Quand, enivré du céleste nectar, le fils d'Alcmène quitte la table des dieux
pour voler auprès de sa jeune épouse, il donne à l'un son arc et son
carquois, à l'autre sa massue noueuse, armée de fer, et tous les deux, radieux
de ce noble fardeau, accompagnent leur père dans le brillant palais d'Hébé
aux pieds d'albâtre.
Bérénice, l'honneur de son sexe et la gloire de sa race, unissait les grâces
à la plus haute sagesse. L'auguste fille de Dioné, la déesse qui règne dans
Chypre, arrondit de ses belles mains son sein parfumé ; aussi jamais épouse
n'inspire tant d'amour à son époux que Ptolémée en ressentit pour Bérénice,
et jamais époux ne fut plus chèrement aimé. Heureux père autant qu'heureux
époux, lorsqu'il se livrait aux douceurs d'un amour tendrement partagé, il déposait
sans crainte entre les mains de ses enfants les rênes de son vaste empire.
La mère coupable qui convoite une couche étrangère jouit d'une nombreuse postérité
; mais elle n'a point de fils semblables à leur père.
La plus aimable des déités, ô Vénus! toujours tu fus la protectrice de Bérénice.
Par toi cette belle princesse n'a point traversé l'Achéron, ce fleuve des
larmes. Avant qu'elle ait pu s'approcher des sombres rivages et voir le
redoutable nocher des Enfers, tes mains l'enlevèrent pour te placer dans ton
temple et l'associer à tes honneurs. Aussi aujourd'hui, divinité favorable aux
mortels, elle n'inspire que des amours heureux et soulage les infortunés qui
l'implorent.
Argienne aux yeux noirs, aimable fille d'Adraste, ton union avec Tydée donna le
jour au héros de Colydon, à l'intrépide Diomède. Thétis au sein d'albâtre
rendit le fils d'Éaque, Pélée, père de cet Achille, si habile au lancer le
javelot ; et toi, invincible Ptolémée, la belle Bérénice te conçut d'un
Ptolémée aussi vaillant que toi.
Cos t'a reçu au sortir du sein de ta mère ; c'est là que tes yeux ont vu la
première aurore ; c'est là que, pressée par les douleurs de l'enfantement, la
fille d'Antigone implora la secourable Lucine. Lucine accourt, verse sur tous
ses membres l'oubli de la douleur et alors naquit un aimable enfant ressemblant
à son père.
A sa vue, Cos jette un cri de joie, et le prenant dans ses bras : "Croîs,
heureux enfant, dit-elle, et puisse ta naissante m'honorer autant que celle
d'Apollon honore la florissante Délos ! Fais rejaillir sur le mont Triops et
sur nos voisins, les peuples de la Doride, le même honneur que l'île de Rhénée
obtint de l'immortel Apollon."
Ainsi parle cette île, et l'aigle de Jupiter, du haut d'un nuage, fait entendre
trois fois un cri d'heureux présage, signe certain de la protection du
souverain des dieux, qui en tous les temps accorde ses faveurs aux princes
vertueux. Le meilleur de tous est celui que le maître du monde protège au
premier de ses jours ; le bonheur accompagne ses pas, son empire s'étend au
loin sur la terre et les mers, des peuples immenses cultivent d'abondantes
moissons que fertilisent les douces rosées du ciel.
Mais aucun pays n'égale la fécondité et les richesses du sol de l'Égypte,
quand le Nil débordé vient amollir la glèbe desséchée ; nul prince ne
commande à un plus grand nombre de villes peuplées d'habitants industrieux.
Qui pourrait compter les cités florissantes sur lesquelles le puissant Ptolémée
règne en souverain ? Trois fois dix mille villes, trois fois mille, trois fois
cent, trois fois dix et encore trois fois trois, voilà son empire. Il range
encore sous son sceptre une partie de la Phénicie, de l'Arabie, de la Syrie, de
la Libye et des noirs Éthiopiens. Il dicte des lois à toute la Pamphilie, aux
braves Ciliciens, aux Lyciens, aux belliqueux Cariens et aux habitants des
Cyclades. Ses vaisseaux invincibles fendent au loin les mers, car les mers, la
terre et les fleuves rapides rendent hommage au puissant Ptolémée.
Autour de lui sont réunis une cavalerie sans nombre et d'innombrables
fantassins étincelants de fer, et qui font retentir leurs brillantes armures.
Son opulence efface celle de tous les rois ; chaque jour d'immenses richesses
affluent de toutes parts dans son palais.
Ses peuples cultivent en paix les arts et leurs moissons. Jamais sous son règne,
une harde ennemie n'osera traverser le Nil et porter les tumultes de la guerre
dans les villages d'Égypte ; jamais le pirate, s'élançant de ses vaisseaux
sur le rivage, ne viendra à main armée enlever les troupeaux de l'Égyptien.
Le blond Ptolémée, si prompt à brandir sa lance meurtrière, veille à la sûreté
de ses états, Ptolémée qui, non content de conserver comme il sied à un
grand roi l'héritage de ses pères, l'agrandit encore par de nouvelles conquêtes.
Cependant ses richesses ne sont point oisives, comme cet or qu'accumule dans
l'Inde l'avare fourmi ; elles ne restent point inutiles, amoncelées dans son
palais ; elles brillent dans les temples des dieux ornés des plus précieuses
offrandes qu'il joint aux prémices de tous ses tributs.
Sa munificence étonne les rois les plus puissants ; il enrichit les cités et
ses dignes amis. Aucun poète admis aux combats sacrés de Bacchus ne fit
entendre une docte harmonie qu'il ne reçût une récompense égale à ses
talents ; et les interprètes des Muses, pour le payer de ses nobles faveurs, célèbrent
à l'envi la grandeur de Ptolémée.
Est-il pour le riche une ambition plus belle que d'obtenir la célébrité parmi
les hommes ? La gloire est aujourd'hui le seul bien qui reste aux Atrides,
tandis que les brillantes dépouilles qu'ils ont enlevées au palais de Priam
sont ensevelies dans les ténèbres de l'oubli, où tout va se perdre sans
retour.
Quels chants pourraient dignement répéter la piété filiale de Ptolémée ? A
peine ses augustes parents sont descendus dans la tombe, que déjà il consacre
leur mémoire par des temples où brûle un encens perpétuel. C'est là que
leurs traits chéris respirent sur l'or et sur l'ivoire, et que tous les mortels
les honorent comme des dieux protecteurs. Tous les ans, le feu consume sur leurs
autels ensanglantés de grasses et nombreuses victimes.
Ptolémée préside à ces sacrifices, accompagné de sa belle épouse qui
presse dans ses bras le plus grand des héros, uni à elle par le double lien d'époux
et de frère. Ainsi s'unirent par des liens sacrés les enfants de l'auguste Rhéa,
les rois de l'Olympe, et partagèrent la couche nuptiale qu'Iris, vierge encore,
leur avait préparée de ses mains parfumées.
Salut, roi Ptolémée ! Je consacre ma voix à célébrer tes louanges comme
celles des demi-dieux. Peut-être mes chants ne seront pas sans gloire pour toi
dans la postérité. Quant à la vertu, c'est Jupiter seul qui la dispense.
ÉPITHALAME D'HÉLÈNE
Douze jeunes filles des premières familles de Sparte, réunies près de l'appartement de Ménélas et d'Hélène, célèbrent le bonheur des nouveaux époux.
Jadis
dans la ville de Sparte, quand le blond Ménélas, le plus jeune des deux fils
d'Atrée, épousa la fille de Tyndare, la belle Hélène, douze vierges,
choisies parmi les plus nobles familles, la fleur des jeunes Lacédémoniennes,
le front couronné d'hyacinthes, se réunirent devant l'asile fortuné qui
renfermait les deux époux, et frappant la terre en cadence, elles remplirent le
palais des doux chants d'hyménée.
"Quoi ! l'astre du soir paraît à peine, et déjà tu dors, nouvel époux
! As-tu les membres fatigués ? Le sommeil a donc bien des charmes pour toi,
est-ce Bacchus qui t'a fait sitôt rechercher ta couche ? Si tu voulais dormir,
il fallait choisir un moment plus propice, et laisser la jeune épouse s'égayer
jusqu'au retour de l'aurore avec ses compagnes sous les yeux de sa mère, car,
ô Ménélas ! le soir et le matin, et cette année, et les années suivantes Hélène
est à toi.
Heureux époux, un dieu éternua pour toi quand tu vins à Sparte, obtenir une
faveur que se disputaient tant d'illustres rivaux. Seul de tous les demi-dieux,
tu nommeras ton père le maître de l'Olympe, car tu partages la couche de la
fille de Jupiter. Dans toute l'Achaïe, Hélène ne voit pas de beauté qui
marche son égale.
S'il ressemble à sa mère l'enfant né de cet hymen, comme il sera beau !
Parmi toutes nos compagnes qui, le corps peint des sucs de l'olive, exécutent
les mêmes exercices sur les bords de l'Eurotas, parmi ces huit fois vingt
jeunes filles, parées de la fleur de l'âge, de la beauté et d'un mâle
courage, aucune n'est sans défaut, comparée à Hélène.
Comme l'aurore s'élève pleine d'éclat au premier jour du printemps, quand le
froid hiver s'enfuit vers les pôles glacés, telle, ô nuit vénérable !
brillait parmi nous Hélène à la taille haute et majestueuse. Le cyprès
embellit le jardin ou le champ fécond en gerbes, le coursier écumant est
l'ornement du char thessalien, ainsi Hélène, au teint de rose, est l'ornement
de Lacédémone.
Quelle femme remplit sa corbeille de tissus plus beaux ? Qui marie avec tant de
goût la soie à la laine aux couleurs variées, pousse aussi légèrement sa
navette, ourdit des trames aussi longues et aussi délicates. Non, aucune femme
ne sut tirer de sa lyre des sons aussi harmonieux et chanter avec autant de grâce
les louanges de Diane ou de la docte Minerve, qu'Hélène dont les yeux sont
l'asile des Amours.
Ô belle, ô aimable fille ! tu es donc maintenant épouse ! Pour nous, dès le
matin nous irons dans les prairies cueillir des fleurs nouvelles et former des
couronnes odorantes; nos cœurs te chercheront, ô Hélène ! comme l'agneau
nouveau né cherche la mamelle de sa mère.
Nous les premières, tressant des couronnes de lotos, nous en parerons les
rameaux d'un platane; les premières encore, portant une aiguière d'argent,
remplie des plus doux parfums, nous les verserons goutte à goutte sur le
platane sombre. Ces mots seront gravés sur son écorce en langue dorienne, et
tous les passants liront : RESPECTEZ-MOI , JE SUIS L'ARBRE D'HÉLÈNE.
Salut, nouvelle épouse ! Salut, fils du roi des cieux ! Puisse Latone,
protectrice de la fécondité, vous accorder des enfants dignes de vous ! Puisse
Vénus, la déesse des amours, enflammer vos cœurs de transports mutuels, et le
puissant fils de Saturne verser sur votre famille l'abondance et les richesses,
qui passeront de race en race à des descendants dignes de vous !
Dormez, couple charmant, et respirez sur le sein l'un de l'autre les plaisirs et
l'amour, mais songez à vous réveiller avec l'aurore. Demain, dès que le
chantre du matin, levant sa crête altière, annoncera le retour de Phébus,
nous viendrons toutes encore chanter en chœur.
Hymen, hymen, réjouis-toi de cette belle union !"
LE VOLEUR DE MIEL (69)
Le poète veut prouver sans doute que toujours la peine suit ou accompagne le plaisir.
L'Amour voulut un jour dérober les rayons d'une ruche odorante. Soudain, une abeille cruelle piqua le petit voleur aux doigts. Atteint d'une vive douleur, l'enfant souffle sur sa main, du pied frappe la terre, s'envole et montre la plaie à Vénus en se plaignant qu'un aussi petit animal fît une si grande blessure : "Quoi ! mon fils, lui dit sa mère en souriant, ne ressembles-tu pas à l'abeille ? Tu n'es qu'un enfant, mais quels maux ne fait pas ta blessure ?"
LE PASTEUR
Un pasteur se plaint des mépris et de la fierté de la courtisane Eunica. Le poète rappelle les divinités qui ont abandonné l'Olympe pour courir après des beautés mortelles.
Je
voulais obtenir un baiser d'Eunica, mais joignant l'insulte à la moquerie :
"Eloigne-toi, m'a-t-elle dit ; quoi ! Tu n'es qu'un pâtre grossier, et tu
voudrais m'embrasser ? Je ne connais pas les baisers d'un rustre ; ma bouche n'a
jamais pressé que les lèvres des citadins. Non, jamais tu ne baiseras ma
bouche de rose, pas même en songe. Quels regards ! Quelle voix ! Quel grossier
badinage ! Quel gracieux parler ! Quel sauvage maintien ! Que cette barbe est
bien tenue ! La belle chevelure ! Tes lèvres ont la pâleur d'un fiévreux, tes
mains sont rudes et noires ; quelle puanteur ! Allons, retire-toi, tu infectes
l'air que je respire. "
Elle dit, crache trois fois dans son sein, me mesure dédaigneusement de la tête
aux pieds, murmure entre ses dents et me lance un regard de travers. Fière de
sa beauté, le sourire du mépris errait sur ses lèvres. Soudain mon sang
bouillonne dans mes veines, le dépit colore mon visage comme la rosée du matin
colore la rose nouvelle. Enfin elle s'éloigne ; mais je porte toujours gravé
dans mon cœur le souvenir de l'outrage de cette insolente courtisane.
Bergers, dites la vérité, n'ai-je plus d'attraits ? Un dieu jaloux m'aurait-il
changé en un autre homme ? La fleur de la beauté brillait sur mon visage, et
ma barbe parait mon menton, tel le lierre pare la tige qu'il embrasse ; mes
cheveux flottaient autour de ma tête, comme un essaim d'abeilles voltige autour
de sa ruche ; de noirs sourcils rehaussaient la blancheur de mon front ; mes
yeux étaient plus bleus que les yeux de Pallas; ma bouche ne le cédait pas en
fraîcheur au lait pressuré, et ma voix avait la douceur du miel. Mon chant est
plein d'harmonie, et je sais tirer des sons mélodieux de la flûte, du pipeau,
du syrinx, du hautbois.
Sur nos montagnes, toutes les bergères disent que je suis beau, toutes veulent
m'aimer, mais les femmes de la ville m'évitent parce que je suis pasteur. Elles
ne songent pas sans doute que l'aimable Bacchus fut berger ; elles ignorent que
Vénus, enflammée d'amour pour un pasteur, garda elle-même des troupeaux sur
les monts phrygiens, qu'elle aima Adonis dans les forêts et qu'elle le pleura
dans les forêts.
Que fut Endymion ? Ne fut-il pas un simple pâtre ? Cependant Phébé l'aima,
tout pâtre qu'il était, et désertant le séjour du ciel, elle vint dans la
forêt de Dotmos se reposer dans les bras de son jeune amant. Et toi, vénérable
Rhéa, tu pleures aussi un berger ; et toi, fils de Saturne, n'es-tu pas
descendu sur la terre pour un simple pasteur ?
Eunica seule n'a pas cru un pasteur digne de son amour ; Eunica est en effet
plus noble que Rhéa, plus belle que Vénus, plus auguste que Phébé.
Puisses-tu, fière beauté, rester sans amant dans la ville et sur nos
montagnes, et passer de tristes nuits sur ta couche solitaire !
LES PÊCHEURS (70)
Un pêcheur a rêvé que sa ligne tirait un poisson d'or du fond de la mer ; le poète en profite pour se rire de l'ambition des hommes et prouver que la pauvreté sert d'aiguillon au travail, seul bien nécessaire, parce que avec le travail on vient à bout de tout.
Le
besoin, mon cher Diophante, est l'aiguillon des arts ; lui seul force l'homme au
travail. Les soucis dévorants ne laissent pas dormir le mercenaire, pendant la
nuit ; à peine le sommeil ferme-t-il sa paupière fatiguée que soudain les
inquiétudes qui l'agitent, l'éveillent en sursaut.
Dans une cabane dont le toit était de joncs et le mur de feuillage, deux vieux
pêcheurs étaient couchés sur un lit d'algues desséchées. Autour d'eux étaient
épars les instruments de leurs rudes travaux, des paniers, des lignes, des hameçons,
des filets encore couverts de mousse, des lacets,
des seines, des nasses d'osier, une outre et leur vieille barque posée sur des
rouleaux ; une natte de jonc, leurs habits et leurs bonnets antiques formaient
un oreiller sous leur tête.
Tels étaient les outils, telles étaient les richesses des deux pêcheurs. Pas
un vase, pas même un chien fidèle : le produit de leur pêche, ils le
regardaient comme le suprême bien, et leur pauvreté leur était chère. Ils
n'avaient pas un seul voisin, mais de tous côtés, la mer battait de ses flots
murmurants leur modeste cabane.
Le char de Phébé n'avait point encore fourni la moitié de sa course, quand le
travail réveilla ces pêcheurs. Ils chassent le sommeil de leurs paupières et
commencent cet entretien dont la nature seule faisait les frais.
ASPHALION. Ami, ils nous trompent sans doute ceux qui disent que les nuits
sont plus courtes l'été, cette saison que Jupiter enrichit de longs jours.
J'ai déjà vu mille songes, et l'aurore ne paraît pas. Me trompai-je ? Que
signifie cela ? La nuit serait-elle plus longue qu'à l'ordinaire ?
OLPIS. Asphalion, tu accuses le gracieuse saison de l'été ? Le temps ne
change point ainsi à son gré : le souci qui trouble ton repos a pour toi
prolongé la nuit.
ASPHALION. Sais-tu expliquer les songes ? J'en ai eu cette nuit
d'excellents ; je ne veux pas te priver du plaisir qu'ils mont causé : puisque
la pêche est commune entre nous, que les songes le soient aussi. Tu es le
premier homme pour le bon sens, et le meilleur interprète des songes, c'est un
sens droit. D'ailleurs nous avons du loisir ; car, que faire, couchés sur un
lit de feuillage, près des flots, sans dormir ? La lampe du Prytanée veille
encore ; là du moins l'huile ne manque pas.
OLPIS. Dis-moi ton songe, racontes en toutes les circonstances.
ASPHALION. Hier quand je fus endormi accablé des fatigues de la pêche,
après un léger repas (tu t'en souviens, nous soupâmes sobrement et très
tard) ; je crus me voir assis sur un rocher d'où j'épiais les poissons en
agitant la trompeuse amorce attachée à ma ligne. Un poisson des plus gros la dévore
tout entière. Le chien rêve au pain, moi je rêve au poisson. Le mien tenait
à l'hameçon, son sang coulait, et ma ligne se courbait sous le poids : mes
bras tendus la soulèvent avec peine ; il me fallut lutter pour attirer avec un
fer si faible un poisson lourd. Songeant ensuite qu'il pourrait bien me mordre :
"Si tu me mords, lui disais-je, je te mordrai bien mieux."
Enfin, comme il ne remuait plus, j'étendis la main, et le combat fut terminé.
Que vois-je ? Un poisson d'or ! Oui, d'or massif. Je craignis qu'il ne fût le
bien-aimé de Neptune, ou peut-être le trésor d'Amphitrite aux yeux d'azur. Je
le détachai doucement de l'hameçon pour n'y point laisser quelque parcelle
d'or, puis je le traînai sur le rivage à l'aide d'une corde et jurai de ne
plus mettre désormais le pied sur la mer, mais de rester sur terre et d'y vivre
comme un roi avec mon or... Dans ce moment je me suis réveillé.
Ami, rassure-moi ; je suis effrayé du serment que j'ai fait.
OLPIS. Ne crains rien, Asphalion ; tu n'as ni juré, ni vu, ni pris de
poisson d'or. Ce rêve est un mensonge. Lève-toi, ouvre bien les yeux, parcours
le rivage, et ton rêve se bornera à chercher de véritables poissons. Mais
prends garde de mourir de faim avec tes songes d'or.
LES DIOSCURES (71)
Cette idylle se divise en deux parties, dans le première, le poète chante la lutte de Pollux et d'Amycus, roi des Bébryces, qui contraignait les étrangers à lutter contre lui ; dans la seconde, il célèbre la victoire de Castor sur Lyncée, cruellement égorgé par son implacable rival.
Je
chante les fils du puissant Jupiter et de la belle Léda, ce Castor si vaillant,
ce Pollux invincible au pugilat quand le ceste armait sa redoutable main. Je répète
les noms de ces deux illustres frères que Lacédémone vit naître de la fille
de Thestius, qui se sont distingués si souvent dans les exercices athlétiques
et dont la bonté tutélaire préserve aujourd'hui les mortels de l'homicide
acier, dégage de la mêlée sanglante les coursiers épouvantés et ranime les
matelots qui, luttant contre la tempête, cherchent en vain dans un ciel
obscurci les astres qui doivent diriger leur course.
Les autans déchaînés soulèvent des montagnes humides, courent en tourbillons
de la poupe à la proue et précipitent les flots sur le navire qui s'entrouvre
de toutes parts ; l'antenne gémit, les voiles se déchirent, le mât brisé
vole en éclats ; des torrents lancés du haut des nues augmentent l'horreur des
ténèbres ; la plaine des mers mugit au loin sous les coups redoublés de la grêle
et des vents. C'est alors, fils de Léda, que vous arrachez les vaisseaux à
l'abîme, et à la mort le pâle nautonier qui se croyait déjà descendu aux
sombres bords. Soudain, les vents s'apaisent, le calme renaît sur les ondes,
les nuages se dispersent, les ourses brillent, et les constellations favorables
promettent aux matelots une heureuse navigation.
Protecteurs des mortels, ô modèle de la tendre amitié ! vous qui êtes également
habiles à dompter un coursier et à manier une lyre, invincibles athlètes et
chantres harmonieux, lequel célébrer d'abord ? Tous deux vous avez droit à
mes hommages. Je commence par Pollux.
Déjà Argo avait heureusement dépassé ces îles jadis errantes, aujourd'hui
immobiles ; déjà il avait franchi les bords inhospitaliers du Bosphore quand
il aborda chez les Bébryces avec les héros chéris des dieux. Là on jette les
échelles, et les compagnons de Jason s'empressent de descendre sur le rivage, où,
à l'abri des vents et des flots, ils dressent des lits, font jaillir le feu
d'un caillou et préparent leur festin.
Cependant Castor, si habile à dresser les nobles coursiers, et le blond Pollux
s'éloignent de leurs amis et s'avancent dans ces contrées solitaires. Tandis
qu'ils considèrent la vaste et sombre forêt qui couronne la montagne, ils découvrent
sous une roche escarpée une source abondante : l'eau pure et limpide laisse
voir son sol parsemé de cailloux dont l'éclat égale le cristal et l'argent ;
auprès croissent le pin altier, le peuplier blanc, le vert platane, le cyprès
touffu, et ces fleurs odorantes dont la terre s'émaille sur la fin du printemps
et que chérit l'industrieuse abeille. Là, seul, sans autre toit que le ciel,
habitait un audacieux mortel, au farouche regard, aux oreilles meurtries sous
les coups du ceste ; sa vaste poitrine s'élevait en s'arrondissant comme un
globe, et son large dos était revêtu d'une peau plus dure que le fer ; on eût
dit un colosse forgé sous le marteau. Sur son bras nerveux, à l'extrémité de
l'épaule, se prononçaient des muscles vigoureux : tels ces cailloux qu'un
torrent a arrondis en les roulant dans ses flots. La dépouille d'un lion
couvrait ses épaules et descendait jusqu'à terre.
L'intrépide Pollux le premier lui adresse la parole.
POLLUX. Salut, étranger. Quel peuple habite ces contrées ?
AMYCUS. Pourquoi salut, quand je vois des hommes que je ne connais pas ?
POLLUX. Ne crains rien ; je suis juste et fils de parents vertueux.
AMYCUS. Moi, craindre ? ce n'est pas à toi à me l'apprendre.
POLLUX. Tu es vain, irascible et farouche.
AMYCUS. Je suis tel que tu vois ; d'ailleurs la terre que je foule n'est
point la tienne.
POLLUX. Si c'était la mienne, tu ne retournerais pas chez toi sans avoir
reçu l'offrande hospitalière.
AMYCUS. Jamais je ne serai ton hôte ; pour mes dons, il n'est pas facile de les
obtenir.
POLLUX. Quoi ! mon ami, nous ne pourrons pas même nous désaltérer à
cette source ?
AMYCUS. Tu le sauras quand ta soif aura desséché tes lèvres.
POLLUX. Faut-il de l'or pour cette faveur ? Quel prix y mets-tu ?
AMYCUS. Celui de combattre corps a corps, armé du ceste, contre un athlète
redoutable, serrant tes mains contre ses mains, tes cuisses contre ses cuisses,
le bravant des yeux et du poing, et usant de toute ton adresse.
POLLUX. 0ù donc est l'athlète ?
AMYCUS. Devant toi ; Amycus est ton rival.
POLLUX. Et le prix du combat ?
AMYCUS. Vaincu, je suis à toi ; vainqueur, tu seras mon esclave.
POLLUX. Ces combats sont des combats de coqs.
AMYCUS. De coqs ou de lions, peu m'importe ; nous ne combattrons qu'à ce
prix.
Ainsi dit Amycus, et soudain l'air retentit de sa conque marine. A ce signal,
les Bébryces, si soigneux de leur longue chevelure, se rassemblent en foule
sous des platanes. De son côté, l'intrépide Castor vole vers le vaisseau et
appelle tous ses illustres compagnons.
Les deux rivaux s'arment du ceste, attaché à leurs bras par de longues
courroies entrelacées, et entrent dans l'arène, les yeux étincelants de
fureur.
D'abord ils se disputent l'avantage de présenter le dos aux rayons du soleil.
Ton adresse, ô Pollux ! l'emporte sur ton colossal ennemi, et les rayons de
l'astre du jour tombent d'aplomb sur le visage d'Amycus, qui, transporté de
rage, s'avance en cherchant à porter les premiers coups, mais le fils de
Tyndare le prévient et le frappe sur la joue. Alors la fureur du géant
redouble, il marche en avant et le combat s'anime. Les Bébryces font retentir
l'air de leurs cris de joie. Les héros grecs encouragent le vaillant Pollux et
tremblent que ce nouveau Tityus ne l'accable de son horrible masse dans cette arène
si étroite. Mais le fils de Jupiter le presse de tous côtés, frappe tour à
tour des deux mains et repousse les attaques de l'insolent fils de Neptune.
Celui-ci s'arrête, comme enivré de coups ; il vomit un sang noir, ses joues et
ses mâchoires sont meurtries, et ses yeux paraissent à peine à travers
l'enflure de son visage. A ce spectacle, les princes grecs font retentir le
rivage d'un cri de joie.
Cependant Pollux harcèle sans relâche son ennemi par de fausses attaques.
Enfin, le voyant incertain sur sa défense, il lui assène un coup de son ceste
au-dessus du nez, entre les sourcils, et lui dépouille le front jusqu'à l'os.
Le géant, chancelle, tombe et roule sur le gazon ensanglanté.
Bientôt il se relève, et le combat recommence avec une nouvelle fureur. Les
deux rivaux se portent des coups terribles; mais ceux du chef des Bébryces ne
tombent que sur la poitrine et loin de la tête de son adversaire, tandis que
les coups de l'invincible Pollux couvrent de plaies dégoûtantes le visage
d'Amycus. Alors, inondé de sueur, haletant de fatigue, le farouche géant n'est
plus qu'un homme ordinaire, au lieu que le frère de Castor semble puiser dans
le combat des forces nouvelles : ses membres deviennent plus vigoureux, ses
traits se colorent d'un plus vif incarnat.
Muse, dis-moi, tu le sais, dis-moi comment le fils de Jupiter terrassa ce féroce
mortel ; interprète fidèle, je répéterai à ton gré ton langage sacré.
Méditant un coup décisif, Amycus saisit de sa main gauche la main gauche de
Pollux, et là, penché hors de la portée des coups, il lève vivement la main
droite pour frapper son rival. Ce moment allait être funeste au roi d'Amyclée
; mais il baisse la tête, se glisse sous le bras du géant et le frappe à la
tempe gauche de son ceste redoutable qui retombe sur son épaule. Aussitôt un
sang noir ruisselle ; et du poing gauche, Pollux lui meurtrit la bouche, lui
fracasse les dents, multiplie ses coups sur ses joues et lui brise les os.
Étendu sur la terre, désespérant de la victoire, existant à peine, Amycus
soulève avec effort ses mains suppliantes et avoue sa défaite. Magnanime
Pollux, tu n'abusas point de la victoire, et lui te jura par son père de se
montrer désormais plus humain envers les étrangers.
J'ai chanté ta valeur, intrépide roi d'Amyclée ; c'est toi maintenant que je
vais célébrer, noble fils de Tyndare, ô Castor ! si habile dans l'art de
dompter les coursiers et de lancer les javelots !
Les deux fils de Jupiter fuyaient, emmenant les deux filles qu'ils avaient
ravies à Leucippe, mais déjà sur leurs pas volent les fils d'Apharéus, Lyncée
et le valeureux Idas, fiancés des jeunes princesses. Ils les joignent au
tombeau d'Aphoréus ; aussitôt Castor et Pollux se retournent, et tous quatre
à la fois s'élancent des chars, armés de leurs glaives et de leurs boucliers.
Lyncée, couvert d'un casque brillant, s'écrie : ô insensés ! Pourquoi
voulez-vous combattre ? Pourquoi ces épées qui brillent dans vos mains ?
Pourquoi employer la violence pour nous ravir nos épouses ? C'est à nous que
Leucippe a promis ces filles, avant même de vous connaître ; les serments les
plus solennels nous lient, et vous, sans égard pour des engagements sacrés,
vous venez, par vos présents corrupteurs, séduire un faible vieillard et
enlever des troupeaux, des richesses qui doivent nous appartenir. Combien de
fois, quoique sobre de paroles, combien de fois ne vous ai-je pas dit à tous
deux : "Mes amis, il ne sied pas à des héros fameux de ravir des femmes
aux époux qui leur sont destinés. Allez dans la populeuse ville de Sparte,
allez dans cette vaste Élide si renommée par ses coursiers, parcourez
l'Arcadie si féconde en troupeaux, visitez les villes de l'Achaïe, Mycènes,
Argos et les côtes où régna Sisyphe (72) : là
croissent sous les yeux de leurs mères mille jeunes Grecques dont l'esprit égale
la beauté ; vous n'aurez qu'y choisir ; il n'est point de famille qui ne
s'honore de l'alliance de héros tels que vous. Oui, vous tenez le premier rang
parmi les héros, vous, vos aïeux et vos pères, dont l'origine remonte
jusqu'aux dieux. Allons, amis, laissez-nous accomplir notre hyménée, et nous
vous aiderons ensuite à trouver d'autres épouses dignes de vous."
Tels étaient mes discours ; et les vents les portaient vers les flots : vous ne
fûtes point touchés. Aujourd'hui du moins, écoutez la voix de la justice.
Nous sommes, vous et nous, les enfants de deux frères ; mais si vos cœurs sont
avides de carnage, s'il faut du sang pour assouvir votre haine, pour éteindre
nos querelles, que mon frère Idas et Pollux, mon cousin ne prennent point part
au combat ; plus jeunes, Castor et moi, nous tenterons le sort des armes, et nos
tristes parents seront moins affligés : c'est assez que chaque famille ait à
pleurer un fils chéri. Les deux autres consoleront les auteurs de nos jours, épouseront
les princesses, et cette grande querelle sera termine par un sacrifice moins
douloureux."
Ainsi parla Lyncée (73), et les dieux firent
adopter son conseil.
Les deux aînés quittent aussitôt l'armure qui couvre leurs épaules. Le frère
d'Idas s'avance vers le lieu du combat en frappant de sa lame les bords de son
bouclier ; l'intrépide Castor brandit la sienne ; les panaches se balancent au
gré des vents. D'abord les deux rivaux se mesurent des yeux, chacun cherche le
défaut de la cuirasse de son ennemi ; mais la pointe de leurs lances, frappant
l'impénétrable bouclier, se brise avant d'avoir fait aucune blessure. Soudain,
altérés de sang, tous les deux, sans donner de trêve à leur fureur, tirent
leurs épées. Castor tombe à coups redoublés sur le large bouclier et le
casque à aigrette de son rival. Lyncée au regard perdant frappe aussi avec
rage sur le bouclier du fils de Jupiter, et du tranchant de son épée fait
voler au loin son rouge panache. Déjà, il dirige la pointe de son glaive
contre son genou gauche ; mais Castor retire le pied et lui mutile les doigts.
Lyncée blessé laisse tomber son arme et s'enfuit au tombeau de son père, d'où
le brave ldas assis tristement contemplait le combat des deux cousins. Le fils
de Tyndare s'élance après lui, l'atteint et lui plante dans le sein sa
formidable épée. L'humide acier déchire les entrailles de Lyncée ; il
chancelle, tombe, et le sommeil de la mort presse ses paupières.
L'inconsolable Laocoosa ne vit pas même un de ses fils revenir sous le toit
paternel et achever un hymen qu'elle s'était promis.
Déjà Idas arrache la colonne qui s'élève sur le tombeau d'Aphoréus, il va
la lancer contre le meurtrier de son frère ; mais Jupiter veille sur les jours
de son fils : le marbre échappe aux mains d'Idas, que dévore aussitôt la
foudre du roi des cieux. Tel est le sort réservé au téméraire qui osera se
mesurer avec les fils de Tyndare, ces enfants redoutés d'un père plus
redoutable encore.
Salut, fils de Léda ; accordez à mes hymnes une gloire immortelle. Toujours
les poètes furent chers aux Tyndarides, à Hélène, à ces héros qui, pour
venger Ménélas, mirent Ilion en cendre. Ô princes chers aux mortels ! il a
livré vos noms à l'immortalité le chantre de Chio qui a célébré la ville
de Priam, la flotte des Grecs, les combats phrygiens et l'invincible Achille.
A moi aussi les Muses ont accordé le don des vers harmonieux, et je vous offre
l'hommage de leurs bienfaits, de ces hymnes qu'elles m'inspirent : les vers sont
le plus doux présent qu'on puisse faire aux dieux.
L'AMANT MALHEUREUX
Un berger brûlant d'amour est cruellement repoussé par l'objet de sa flamme. Il se prend de désespoir. La statue de l'Amour tombe sur l'insensible, l'écrase et venge ainsi l'amant malheureux.
Un
homme aimait un jeune adolescent aussi beau que cruel, qui haïssait celui dont
il était adoré et ne lui témoignait qu'une rigueur impitoyable. L'ingrat ! Il
ne savait pas quel dieu est l'Amour, combien sûr est son arc, de quels traits
aigus il perce les jeunes cœurs.
Ses discours se ressentaient de la férocité de son abord : jamais la faveur la
plus légère, jamais un gracieux sourire, un coup d’œil bienveillant, une
douce parole ; jamais un de ses baisers si doux qui ravissent les sens.
Semblable à l'hôte sauvage des forêts qui fuit à la vue du chasseur, la présence
d'un mortel le mettait en fuite. Ses lèvres étaient dures, ses feux lançaient
de terribles regards, la colère altérait ses traits et laissait empreint sur
son visage sévère un air de mépris et d'horreur. Cependant l'ingrat n'en était
pas moins beau, et sa colère même irritait les désirs.
Enfin, succombant à sa douleur, le malheureux amant, baigné de larmes,
s'approche de la fatale demeure de l'objet de son amour ; il baise le seuil et
fait entendre ces paroles qu'interrompent de douloureux soupirs :
"Cruel enfant, ô toi qu'a nourri de son lait une lionne féroce, cœur
d'airain, cœur peu digue de tendresse, je viens t'offrir pour dernier présent
ce nœud qui va terminer ma vie. Ô enfant ! Je ne veux plus que ma présence
excite ta colère ; je me précipite vers les lieux où ta bouche m'a exilé,
vers ces lieux où, dit-on, le Léthé roule pour les amants l'oubli des maux
dans ses ondes salutaires. Hélas mes lèvres en tariraient la source avant d'éteindre
la flamme qui me consume. Que le seuil de ta porte reçoive mes derniers adieux
!
Ton destin se dévoile à mes yeux. La rose est belle, mais sa beauté n'a qu'un
jour ; la violette embellit le printemps, un instant la flétrit ; le lis est
d'une blancheur éclatante, il se fane sous la main qui le cueille ; la neige éblouit
par son éclat, à peine elle est formée que déjà elle se fond : ainsi est la
beauté, bientôt la flétrit la main rapide du temps. Un jour viendra que tu
aimeras à ton tour, ton cœur sera la proie d'un feu dévorant, et des larmes
amères couleront de tes yeux.
Ô enfant ! Ne me refuse pas une grâce dernière. Quand, au sortir de ta
demeure, tu me verras suspendu à ta porte, ne passe point sans t'attendrir sur
mon malheureux sort. Arrête-toi un seul instant, qu'une larme s'échappe de tes
yeux attendris, détache en soupirant le nœud fatal, couvre mon corps de tes vêtements,
enfin embrasse-moi ; applique du moins une fois tes lèvres sur ma dépouille
inanimée. Que craindrais-tu ? un baiser ne pourra me rendre à la vie. Que tes
mains me creusent la tombe, où doit s'ensevelir mon amour ; et avant de t'éloigner,
dis trois fois : "Ami, repose en paix,"
ou si tu veux : "J'ai perdu un ami fidèle." Grave sur ma tombe
ces vers que je vais te tracer :
"L'amour fit périr ce mortel.
Passant, arrête et dis : Son ami fut cruel."
Il dit, et roule vers le seuil un énorme éclat de rocher, attache à la porte
le funeste tissu, le passe à son cou, du pied pousse la pierre, reste suspendu
et meurt.
Cependant le jeune adolescent ouvre sa porte et voit sa victime attachée à
l'entrée de sa maison ; il la voit et n'en est point ému. A l'aspect de
ce cadavre, aucune larme ne s'échappe de ses yeux, et il souille par le contact
impur de ce corps inanimé les vêtements qui embellissent sa jeunesse. Il court
au gymnase et veut se plonger dans le bain auprès du dieu qu'il vient
d'outrager.
La statue de l'Amour, placée sur un piédestal de marbre, dominait sur les eaux
; elle se détache et tombe sur le barbare enfant. Son sang vermeil coula, et on
l'entendit crier du fond de l'eau :
"Amants, vivez heureux ; l'insensible n'est plus : aimez quand on vous
aime. Un dieu sait punir les ingrats."
ENFANCE D'HERCULE
Hercule à peine âgé de dix ans étouffe deux serpents que Junon avait envoyés pour le faire périr dans son berceau. Alcmène consulte sur ce prodige le devin Tirésias, qui lui prédit la gloire future du jeune héros. Instituteurs d'Hercule.
Alcmène,
fille de Midée, ayant lavé et allaité ses deux fils, Hercule âgé de dix
mois (74) et Iphiclus plus jeune d'une nuit, les
coucha sur un bouclier d'airain, armure brillante dont Amphitryon vainqueur
avait dépouillé Ptérélaos, tombé sous ses coups. Elle les caressa
tour à tour en leur adressant ces tendres paroles :
"Dormez, mes enfants, dormez d'un sommeil tranquille, suivi d'un doux réveil
; dormez, délices de mon âme ; couple aimable, dormez ; que rien ne trouble
votre repos. Vous vous endormez heureux, heureux revoyez l'aurore."
Elle dit, berça doucement le vaste bouclier, et le sommeil s'empara des jeunes
enfants.
La nuit avait déjà fourni la moitié de sa carrière, l'Ourse était à son déclin,
et près d'elle Orion montrait ses larges épaules, quand l'impitoyable Junon
envoie vers le palais deux horribles serpents, hérissés d'écailles azurées,
pour dévorer le jeune Alcide.
Les deux monstres, avides de sang, rasent la terre, déroulent leurs longs
replis, s'avancent de front ; de leurs yeux jaillissent des étincelles d'un feu
sinistre, et leur gueule distille un noir venin.
Ils approchaient, dardant leurs langues empoisonnées ; alors les fils chéris
d'Alcmène s'éveillent (car rien n'échappe aux yeux de Jupiter) et une lueur
soudaine éclaire le palais.
Iphiclus aperçoit sur les bords du bouclier ces monstrueux serpents prêts à
le dévorer. A la vue de leurs dents horribles, il jette un cri, renverse avec
ses pieds la toison qui le couvre et cherche à fuir. Mais Hercule, qui ne connaît
déjà d'autre défense que son courage, saisit de ses mains enfantines ces
affreux reptiles, presse leur gorge enflée d'un noir poison haï des dieux même.
C'est en vain qu'ils enlacent dans leurs mille replis cet enfant, dont Junon a
retardé la naissance, et qui, quoique au berceau, ne connut jamais les pleurs.
Bientôt, épuisés eux-mêmes par d'inutiles efforts, ils se déroulent et
cherchent à se délivrer de la main qui les broie.
Cependant, Alcmène a entendu les cris d'Iphiclus, et s'éveillant la première
: "Lève-toi, Amphitryon, lève-toi ! L'effroi glace mes sens. Ne prends
pas ta chaussure : n'entends-tu pas les cris du plus jeune de nos fils ? Ne
vois-tu pas cette lueur étrange qui éclaire ces murs au milieu de la nuit,
quand l'aurore ne paraît point encore ? Oh ! mon cher époux, quel affreux
malheur nous menace ?"
Amphitryon, ému, s'élance de sa couche et se précipite sur son épée
suspendue à une colonne de son lit de cèdre. D'une main il saisit son baudrier
nouvellement tissu, de l'autre il tire son épée du fourreau de lotos
divinement travaillé. Soudain le palais est de nouveau plongé dans les ténèbres.
Amphitryon appelle ses esclaves ensevelis dans un profond sommeil :
"Esclaves fidèles, vite des flambeaux ; forcez les portes, brisez les
verrous ; hâtez-vous, laborieux esclaves, hâtez-vous !"
A ces cris, les esclaves accourent, des torches à la main, s'empressent de
toutes parts, et bientôt ils remplissent le palais.
A la vue du jeune Hercule tenant les deux serpents étroitement serrés dans ses
jeunes mains, tous à la fois poussent un cri d'horreur, mais lui, dans les
transports de sa joie enfantine, montre les reptiles à Amphitryon et les jette
en riant à ses pieds, étouffés et sans vie. Cependant Alcmène presse sur son
sein Iphiclus pâle et glacé de frayeur, et après avoir replacé l'autre
enfant sous la toison d'un agneau, Amphitryon retourne à sa couche pour se
livrer de nouveau au sommeil.
Pour la troisième fois, le chant sonore du coq avait annoncé l'arrivée du
jour quand Alcmène, appelant le devin Tirésias, interprète fidèle de la vérité,
lui conte le prodige et l'invite à lui dire ce qu'il présage : "Fils d'Évéridès,
illustre devin, si les dieux me réservent quelque malheur, ne me le cache pas.
En vain les hommes voudraient se dérober à la destinée que la Parque leur
file, tu ne l'ignores pas, toi, à qui rien n'est caché.
- Noble rejeton du sang de Persée, lui répondit Tirésias, mère d'illustres
enfants, rassurez-vous. J'en jure par cette douce lumière qui depuis longtemps
n'éclaire plus mes yeux, les femmes d'Achaïe, occupées le soir à faire
tourner leurs rapides fuseaux autour de leurs genoux, charmeront leurs travaux
en mêlant à leurs chants le nom d'Alcmène, et les Argiennes vous combleront
d'honneur. Votre fils devenu homme, héros invincible, s'élancera vers la voûte
étoilée après avoir détruit les monstres des forêts et fait tomber sous ses
coups les guerriers les plus redoutables. Les Destins lui ont imposé douze
travaux, après lesquels, déposant sur le bûcher de Trachinie (75)
sa dépouille mortelle, il sera conduit au palais de Jupiter. Là, on le nommera
gendre de ces mêmes divinités dont le courroux a tiré ces monstres de leur
antre sauvage pour dévorer ce jeune enfant. Un jour viendra, où le loup affamé,
voyant le faon timide couché dans sa tanière, n'osera lui faire de mal.
Maintenant, reine auguste, il faut tout préparer. Ordonnez que le feu soit
conservé sous la cendre ; prenez les branches desséchées d'asphalte (76),
de paliure (77), d'achardus (78),
jouet perpétuel des vents, et au milieu de la nuit prochaine, à l'heure même
où ces serpents voulaient dévorer votre fils, que leurs dépouilles soient
livrées aux flammes de ce bûcher. Qu'au lever de l'aurore une de vos esclaves
en recueille les cendres, monte sur un roc escarpé, les jette dans le fleuve,
qui les portera bientôt loin de votre patrie, et qu'elle revienne sans tourner
la tête.
Mais, avant tout, purifiez ce palais par le soufre ; prenez ensuite un vase
couronné de vert feuillage et faites, selon les rites accoutumés, une
aspersion d'eau pure mêlée avec le sel ; enfin immolez un porc mâle au maître
du tonnerre afin qu'il vous accorde de triompher sur vos ennemis."
Telles furent les paroles du sage Tirésias qui, malgré le faix des années,
remonte légèrement sur son char d'ivoire.
Cependant le jeune Hercule, toujours regardé comme le fils d'Amphitryon,
croissait sous les yeux de sa mère, tel qu'un jeune arbre dans un verger. Le
vieux Linus, fils d'Apollon, mentor vigilant, héros infatigable, lui donna la
science des lettres ; Eurytus, héritier des immenses domaines de ses pères,
lui apprit à tendre un arc et à diriger vers le but une flèche assurée ;
Eumolpus, fils de Philammonide, forma sa voix brillante et conduisit ses doigts
sur les cordes de la lyre.
Cet art d'entrelacer ses jambes dans les jambes d'un vigoureux adversaire,
qu'inventa la souplesse des lutteurs argiens pour terrasser un rival, les ruses
du pugilat, les finesses du ceste, à l'aide desquelles l'intrépide athlète,
penché vers la terre, cherche à accabler son antagoniste, lui furent enseignés
par le fils de Mercure, Harpalycus de Phanope, dont nul combattant n'osa jamais,
dans l'arène même, soutenir le regard, tant son épais sourcil imprimait l'épouvante
sur son terrible front.
Amphitryon lui-même apprit à cet enfant chéri à conduire dans la carrière
des coursiers unis à un char, à ménager l'essieu en tournant avec adresse
autour de la borne ; car Amphitryon remporta souvent, dans Argos si féconde en
chevaux, de glorieux prix en faisant voler dans l'arène des coursiers écumants,
et jamais il ne vit se briser les chars qu'il montait : le temps seul en
rongeait les courroies.
Tenir la lance en arrêt, s'abriter sous son bouclier, attaquer son rival, parer
ses coups, ranger une armée en bataille, disposer une embuscade pour fondre sur
l'ennemi, conduire un escadron, c'est ce que lui montra Castor, Castor, ce fier
dompteur du coursier indocile qui avait fui d'Argos, quand Adraste vit ses
riches vignobles et tous les domaines de ses pères passer entre les mains
usurpatrices de Tydée. Jamais aucun héros n'égala Castor dans les combats,
avant que la vieillesse n'eût affaibli son noble courage.
Telle était l'éducation que la meilleure des mères donnait à Hercule.
Enfant, son lit était près du lit de son père. Il aimait à dormir sur la dépouille
d'un lion. Le soir, il prenait dans la corbeille des viandes rôties, et un
large pain dorique, qui seul eût suffi pour rassasier le mercenaire le plus
avide, et le jour, des mets crus et légers. Ses vêtements étaient simples,
sans broderie, et ne couvraient que la moitié de la cuisse .....
(La fin manque.)
XXVe IDYLLE (79)
HERCULE VAINQUEUR DU LION ou L'OPULENCE D'AUGIAS
Description de l'opulence d'Augias et de ses immenses troupeaux. Hercule, après avoir parcouru les vastes domaines de ce prince, retourne à la ville accompagné de Phylée, fils du roi, à qui, il raconte comment il est parvenu à terrasser le lion de Némée dont il portait la dépouille.
(Le
commencement de l'idylle manque.)
... Alors le vieux pasteur, interrompant l'ouvrage de ses mains, lui dit :
"Étranger, c'est avec plaisir que je vais satisfaire ta curiosité, sinon
je craindrais la colère terrible de Mercure qui préside aux chemins, et punit
ceux qui refusent de guider le voyageur incertain de sa route.
"Les brebis du roi Augias ne paissent pas toutes dans les mêmes pâturages,
ni dans le même canton. Les unes se réunissent sur les rives de l'Elisente,
les autres près des bords sacrés du divin Alphée, d'autres sur les coteaux de
Bouprose, et d'autres, en ces lieux. Chacun de ces troupeaux se rassemble dans
des étables séparées. Les bœufs, malgré leur nombre immense, trouvent ici
des pâturages toujours verts, autour des vastes marais de Ménius ; les
prairies toujours fraîches, les champs humectés d'une rosée féconde, leur
fournissent une herbe tendre et abondante qui augmente tous les jours leur
vigueur.
A droite, au-delà du fleuve, tu découvres leur étable, là-bas, ô étranger
! où ces antiques platanes étendent leurs rameaux, où s'élève cet olivier
sauvage, auprès de ce temple consacré à Apollon jadis pasteur, et l'Immortel
le plus parfait.
Plus loin, tu vois de vastes habitations ; c'est là que nous demeurons, nous
cultivateurs laborieux et vigilants à qui le roi a confié le soin de ses
immenses et nombreux domaines. Nous ne livrons les semences à la terre que
quand la charrue a déchiré trois et même quatre fois son sein. Les uns,
connaissant la nature du sol, plantent les arbres ou la vigne, d'autres portent
au pressoir les raisins mûris par les ardeurs de l'été.
Ces plaines appartiennent à l'heureux Augias, ainsi que ces coteaux couverts d'épis,
ces riants vergers remplis d'arbres, jusqu'au sommet de ces montagnes lointaines
qui font jaillir de leur sein des sources abondantes.
Nous nous occupons sans cesse à cultiver ces campagnes avec le zèle qui
convient à des serviteurs employés par leur maître à de champêtres travaux.
Mais dis-moi, étranger, peut-être te serai-je utile, dis-moi quel besoin t'amène
en ces lieux? Cherches-tu Augias ou quelqu'un de ses serviteurs ? Ici je connais
tout, et je puis te donner les renseignements que tu désireras. A la noblesse
de ton maintien, je ne crois pas que tu aies à rougir de ta naissance, et tes
traits ne sont pas ceux des enfants des méchants. Tels sans doute les fils des
dieux se montrent parmi les mortels.
"Bon vieillard, lui répondit le valeureux fils de Jupiter, je cherche
Augias, roi des Épéens, et le besoin de le voir m'amène en ces lieux. S'il
est à la ville, au milieu de son peuple, occupé du bonheur public et à rendre
la justice, donne-moi un de ses premiers serviteurs qui habitent ces campagnes,
capable de m'entendre et qui puisse me répondre, car les dieux ont voulu que
les hommes fussent unis par des besoins mutuels.
- Étranger, repartit le rustique et vénérable vieillard, étranger, un dieu
favorable a sans doute conduit ici tes pas ; tu arrives, et tes désirs sont
satisfaits. Augias, fils du Soleil, est venu hier de la ville accompagné de son
fils, le vaillant Phylée, pour donner quelques jours à la visite de ses vastes
domaines : les rois aussi sont convaincus que l'œil du maître fait prospérer
leur maison. Rendons-nous auprès de lui ; je vais te conduire sous le toit des
pasteurs, où peut-être tu trouveras le roi."
Il dit, et se met en marche. La peau de lion qui couvrait les épaules de l'étranger,
la lourde massue qu'il tenait à la main, irritaient la curiosité du vieillard
; il aurait voulu savoir d'où il venait, et brûlait de l'interroger ; déjà
il ouvrait la bouche, mais la crainte, de retarder son hôte qui doublait le
pas, arrêtait ses paroles prêtes à s'échapper de ses lèvres ; il est bien
difficile de lire dans la pensée d'autrui.
A peine ils s'approchaient, quand les chiens avertis par le bruit de leurs pas,
et par les esprits qui émanaient de leurs corps échauffés, s'élancent en
grondant contre le fils d'Amphitryon, tandis qu'ils caressent et flattent
doucement le vieillard qui le conduit. Celui-ci ramasse quelques cailloux ; ce
geste seul les effraie et les fait reculer ; il les menace d'un ton sévère,
fait cesser leurs abois et parvient à les écarter, satisfait en son cœur de
leur voir faire si bonne garde, même en son absence, puis s'adressant à l'étranger:
"Quel présent dit-il, les dieux ont fait aux hommes dans cet animal si
intelligent ! S'il avait le don de distinguer ceux qu'il doit attaquer de ceux
qu'il doit défendre, aucun autre ne pourrait lui être comparé. Mais il est
trop irritable et trop aveugle en sa colère." Les chiens obéissants rentrèrent
dans leur étable.
Cependant le Soleil dirigeait ses coursiers vers l'occident, et l'étoile du
soir brillait dans l'Olympe ; les brebis rassasiées quittaient les pâturages
et regagnaient leurs bergeries. On voyait à leur suite d'innombrables troupeaux
de bœufs se suivant, se succédant toujours les uns aux autres, comme se
suivent et se succèdent les nuages humides, ces nuages chassés en foule par le
souffle impétueux du Notus et du Thracien Boréé, tant la violence des vents
les pousse, les entasse les uns sur les autres, et l'œil confond celui qui
disparaît avec celui qui le remplace. Aussi nombreux étaient les troupeaux
d'Augias. Toutes les plaines, tous les chemins en étaient couverts ; les
campagnes retentissaient de leurs mugissements redoublés. Bientôt les bœufs
remplissent leurs étables, et les brebis inondent leurs bergeries.
Quelque nombreux que soient les serviteurs autour de ces troupeaux, aucun ne
reste oisif, aucun ne manque d'ouvrage. L'un attache des entraves aux pieds des
génisses pour les traire plus commodément, l'autre met les jeunes nourrissons
sous leurs mères pour sucer le lait pur dont sont remplies leurs pendantes
mamelles ; celui-ci porte le lait dans un autre vase, celui-là pétrit un
fromage onctueux, d'autres séparent les troupeaux des génisses.
Augias parcourait les étables, les examinait toutes en détail, et calculait le
produit du travail des pasteurs. Son fils et le sage Hercule accompagnaient le
roi parcourant ses immenses domaines. Quoique le fils d'Amphitryon eût un cœur
ferme et inébranlable que jamais rien n'étonna, il ne pût voir toutefois sans
surprise ces innombrables troupeaux. En effet jamais personne n'eût dit,
personne n'eût imaginé que tant de biens appartinssent à un seul homme. Dix
rois, les plus riches en troupeaux, n'auraient pu, les réunissant, égaler ceux
de ce prince. Le Soleil accorda à son fils d'être de tous les mortels le plus
riche en troupeaux, et tous les jours il les faisait croître et multiplier.
Jamais de ces maladies contagieuses qui détruisent les troupeaux et causent le
désespoir des pasteurs ; aussi tous les ans ses bœufs croissaient et amélioraient
leur race ; toutes les génisses étaient fécondes, et produisaient plus de
femelles que de mâles. Au milieu d'elles marchaient trois cents taureaux aux
pieds blancs, aux cornes recourbées, et deux cents autres au poil rouge ont déjà
rendu fécondes les génisses.
Parmi eux, douze autres taureaux, consacrés au soleil et blancs comme des
cygnes, les surpassent tous par leur haute stature. Fiers de leur beauté, ils
forment un troupeau à part, et paissent une herbe toujours verte dans de gras pâturages.
Quand du fond d'un bois, des bêtes féroces s'élancent dans la plaine, pour
fondre sur les troupeaux, ils se précipitent les premiers à leur rencontre, et
leur présentent le combat. D'horribles mugissements annoncent leur colère, et
leurs yeux enflammés respirent la mort. L'un d'eux, nommé Phaéton, l'emporte
sur tous les autres en taille, en force et en audace ; tous les pasteurs le
comparent à une étoile ardente, tant il se distingue entre ses compagnons par
sa démarche altière et sa merveilleuse beauté.
A la vue de la peau du lion, il fond sur Alcide pour lui percer le flanc de son
front vigoureux ; mais le héros est sur ses gardes : il saisit d'une main
robuste la corne gauche du taureau, lui tourne la tête vers le sol malgré ses
efforts, appuie fortement le genou sur son épaule, le repousse, et l'animal
irrité se dresse tout entier sur ses jarrets nerveux. Le roi des Épéens, Phylée
son belliqueux fils, tous les pasteurs qui étaient présents, admirèrent la
force prodigieuse du fils d'Amphitryon.
Cependant Hercule et Phylée quittèrent ces fertiles campagnes et cheminèrent
vers la ville. Ils suivirent d'abord un étroit sentier qui se prolongeait
depuis la bergerie à travers les vignes, et qu'on découvrait à peine au
milieu des feuilles et des pampres dont il était couvert, et arrivèrent sur la
grande route. Là le fils bien-aimé d'Augias, inclinant un peu la tête sur son
épaule droite, adressa ces paroles au fils du puissant Jupiter qui marchait
derrière lui :
"Étranger, c'est de toi sans doute que j'ai déjà entendu parler. Un Grec
de la maritime Hélice vint d'Argos en ces lieux ; il était à la fleur de l'âge,
et m'apprit devant plusieurs Épéens, qu'un Grec avait tué en sa présence un
lion monstrueux, qui désolait tout le pays, et dont la noire retraite était
dans la forêt de Némée consacrée au puissant Jupiter. J'ignore, ajoutait-il,
si ce héros est né à Argos, s'il habite Tirynthe ou Mycènes, mais si ma mémoire
est fidèle, il le disait issu du noble sang de Persée. Je ne pense pas qu'un
autre que toi, eût accompli un exploit pareil ; d'ailleurs cette peau de lion
qui couvre tes épaules annonce que tu ne dois ce trophée qu'à la force de ton
bras. Dis-moi si je ne m'abuse point, si tu es réellement celui dont nous
parlait ce Grec d'Hélicé, et si je t'ai bien jugé. Raconte-moi comment tu as
terrassé ce monstre affreux, et comment il avait pénétré dans l'humide Némée
; car on chercherait en vain dans la Grèce un si prodigieux animal. Jamais l’île
de Pélops ne produisit de tels monstres ; on n'y trouve que des ours, des
sangliers et des loups avides de carnage. Aussi chacun était étonné d'un tel
récit ; quelques uns même le regardaient comme un conte imaginé pour amuser
les auditeurs."
Il dit, quitte le milieu de la route, et se place à côté d'Alcide pour
marcher de front avec lui et mieux entendre son récit.
"Fils d'Augias, lui répondit le héros, tu ne t'abuses point pour le
premier objet de ta conjecture : c'est de moi que parlait le jeune Grec. Puisque
tu le désires, je suis prêt à te répéter tout ce qui concerne ce monstre,
mais je ne te dirai pas d'où il venait ; aucun des nombreux habitants de la
populeuse Argos ne pourrait le dire avec certitude. On présume seulement qu'un
dieu irrité avait envoyé ce fléau aux Phoronéens pour les punir de négliger
ses autels. Ce lion, comme un torrent débordé, ravageait les champs de Pise;
il exerçait surtout d'horribles dégâts chez les Bembinéens, voisins de sa
retraite. Eurysthée m'imposa, pour premier de mes travaux, de lui arracher la
vie. Je pars aussitôt, tenant d'une main mon arc flexible et mon carquois plein
de flèches, et de l'autre une forte massue dont le bois était encore revêtu
de son écorce : je l'avais faite moi-même d'un olivier que j'avais arraché
tout entier avec ses fortes racines au pied de l'Hélicon.
Arrivé près du repaire du monstre, je prends mon arc, tends la corde et y
place une flèche meurtrière, pendant que mes yeux, se portant de tous côtés,
cherchent à prévenir les regards de mon redoutable ennemi. Déjà le soleil était
au milieu de sa course et je ne voyais encore aucune trace du lion, je
n'entendais point ses rugissements, je n'apercevais dans la campagne ni berger
ni laboureur que je pusse interroger : la pâle crainte les tenait tous enfermés
dans leurs cabanes. Je parcourus alors la forêt, impatient de rencontrer le
monstre, d'essayer soudain mes forces contre lui.
Enfin vers le soir, rassasié de chair et de sang, il revenait vers son antre
sauvage. Sa crinière, sa hideuse tête et sa poitrine étaient dégoûtantes de
sang et de poussière, et de sa langue, il léchait encore ses lèvres
ensanglantées. Posté sur un rocher couvert d'arbrisseaux touffus, je l'attends
au passage. Au moment qu'il s'avance, mon trait part et l'atteint au flanc
gauche, mais en vain : le fer aigu ne peut percer son impénétrable peau et
tombe inutile sur le gazon. Aussitôt le lion étonné relève sa tête affreuse
inclinée vers la terre, promène çà et là des regards étincelants, ouvre sa
gueule et montre ses dents horribles.
Indigné du mauvais succès de ma première attaque, je lui décoche un second
trait qui le frappe à la poitrine, à l'endroit de la respiration, mais il
effleure à peine son cuir épais, et aussi inutile que le premier, le dard
tombe à ses pieds.
Animé par le désespoir, je vais lancer une troisième flèche, quand ce
monstre épouvantable, roulant de tous côtés ses regards enflammés m'aperçoit
enfin. Alors sa longue queue bat ses jarrets et soudain il s'apprête au combat.
Son cou s'enfle de fureur, la rage hérisse sa crinière, son dos s'élève et
se courbe comme un arc, son corps se replie sur les reins et sur les flancs. Tel
un figuier sauvage qu'un artiste essaie de courber en l'amollissant par le feu
pour en former la roue d'un char, si le rameau plié avec effort s'échappe de
ses mains, il bondit au loin, tel le lion, avide de mon sang, s'élance sur moi.
Alors le bras enveloppé de mon manteau (80), d'une
main, je lui présente une flèche, et de l'autre levant ma massue, je la fais
tomber avec force sur son front. Le sauvage olivier, malgré sa dureté, se
brise en deux éclats sur le crâne d'airain de cette bête indomptable. Le
monstre allait fondre sur moi, déjà ses pieds ne touchaient plus la terre,
mais il chancelle et tombe, tant a été terrible le coup qui a ébranlé sa tête,
et un nuage épais se répand sur ses yeux.
Le voyant étourdi par la force de la douleur, je jette à terre mon arc et mon
carquois et, sans lui donner le temps de reprendre ses esprits, je m'élance sur
lui; d'une main vigoureuse j'étreins son cou par derrière, dans la crainte
qu'il ne me déchire avec ses griffes, je presse ses pieds sous mes pieds, mes
cuisses compriment ses flancs, puis soulevant son énorme tête et ses pieds de
devant, je lui arrache la vie, et l'Enfer vit son âme hideuse errer sur ses
sombres bords.
Bientôt je cherchai le moyen de le dépouiller de sa dure peau, entreprise pénible,
car ni le fer, ni le coin, ni la pierre ne pouvaient l'entamer. Dans ce moment
un dieu m'inspira la pensée de me servir des griffes mêmes du lion pour le déchirer.
Je réussis, j'arrachai ce cuir plus dur que le fer, j'en couvris mes épaules
et m'en fis une armure impénétrable aux traits homicides des ennemis.
Telle fut, ami, la fin du terrible lion de Némée, qui pendant si longtemps
avait fait un carnage affreux d'hommes et de troupeaux."
LES BACCHANTES (81)
Fin tragique de Penthée, roi de Thèbes, déchiré par sa propre mère lorsque, caché sous un lentisque, il contemplait d'un oeil curieux les orgies des Bacchantes.
Ino,
Autonoé et la belle Agavé guidaient toutes trois sur la montagne trois chœurs
de Bacchantes. Arrachant les rameaux sauvages d'un chêne touffu, le lierre
toujours vert et la rampante asphodèle, elles élèvent dans une vaste prairie
douze autels : trois à Sémélé et neuf à Bacchus ; tirant ensuite d'une
corbeille les instruments sacrés, elles les placent avec les rites ordinaires
sur ces autels de feuillage nouvellement cueilli ; ainsi l'avait ordonné
Bacchus, telles sont les cérémonies qui plaisent à ce dieu.
Cependant du haut d'un roc escarpé, Penthée, caché sous un vieux chêne
portait sur ces mystères un oeil curieux. Autonoé l'aperçoit la première,
jette un grand cri, s'élance sur les autels, et emportée par une sainte
fureur, du pied renverse les symboles sacrés de Bacchus. Bientôt ses compagnes
partagent son courroux. Penthée, saisi, épouvanté prend la fuite ; les
Bacchantes relèvent sur leur genou leurs longues tuniques attachées par une
ceinture et courent à sa poursuite :
"Femmes, que voulez-vous ? s'écria-t-il. -Tu le sauras avant de nous
entendre, répond Autonoé."
Soudain sa mère lui arrache la tête, en rugissant comme une lionne en travail.
Ino presse du pied les flancs du profanateur et lui emporte une épaule avec
l'os qui l'attache au corps ; Autonoé déchire l'autre. Leurs compagnes se
disputent les débris de ce corps sanglant, et toutes ensemble rentrent dans Thèbes,
souillées de sang et rapportant de la montagne, non Penthée, mais un deuil qui
épouvante la ville.
Ce supplice ne me révolte point, et que nul mortel s'avise d'accuser Bacchus de
cruauté, le sacrilège eût-il été puni d'une manière plus cruelle encore,
n'eût-il même à peine atteint la fleur de la jeunesse.
Pour moi, toujours plein de respect pour les Immortels, puissé-je plaire aux cœurs
religieux ! La piété est l'heureux présage des faveurs de Jupiter : celui qui
craint les dieux voit ses enfants prospérer ; ceux de l'impie périssent dans
l'infortune.
Honneur à Bacchus que le grand Jupiter enferma dans sa cuisse au sortir du sein
de sa mère sur le neigeux Dracan ! Honneur à la belle Sémélé et à ses sœurs,
filles de Cadmus, tant célébrées par les héroïnes ! Bacchus lui-même
conduisit leurs mains vengeresses contre un coupable. Qui oserait condamner les
actions des dieux ?
DAPHNIS ET UNE BERGÈRE
Entretien entre Daphnis et une jeune bergère qui, après une faible résistance, se rend aux vœux de son amant.
LA
BERGÈRE. Pâris quoique berger, enleva la sage Hélène.
DAPHNIS. Et moi, c'est parce que je suis berger que mon Hélène
m'embrasse.
LA BERGÈRE. Moins d'orgueil, jeune indiscret ; un simple baiser n'est rien.
DAPHNIS. Un simple baiser a mille charmes.
LA BERGÈRE. Eh bien! J'essuie mes lèvres et j'en efface ton baiser.
DAPHNIS. Tu l'effaces! Laisse-moi donc t'en donner un autre.
LA BERGÈRE. Va baiser tes génisses ; respecte une fille encore pure.
DAPHNIS. Moins d'orgueil : jeunesse passe comme un songe.
LA BERGÈRE. Le raisin sec conserve sa saveur et l'on cueille encore la
rose flétrie.
DAPHNIS. Viens sous ces oliviers sauvages ; j'ai deux mots à te dire.
LA BERGÈRE. Non, non ; tu m'as déjà trompée avec tes douces paroles.
DAPHNIS. Viens sous ces ormeaux entendre les doux sons de ma flûte.
LA BERGÈRE. Garde pour toi ce plaisir ; je crains le danger.
DAPHNIS. Allons, jeune bergère, redoute le courroux de Vénus.
LA BERGÈRE. Que m'importe Vénus ? Diane me protège.
DAPHNIS. Ne parle pas ainsi, de peur qu'elle ne te punisse et que tu ne
tombes dans ses pièges.
LA BERGÈRE. Qu'elle fasse ce qu'elle voudra, Diane saura bien me défendre...
Retire donc ta main ou je te déchire le visage.
DAPHNIS. Tu n'échapperas pas à l'Amour ; toutes les jeunes filles
subissent ses lois.
LA BERGÈRE. Je lui échapperai, j'en jure par le dieu Pan ! Veux-tu
laisser ce voile ?
DAPHNIS. Je crains que l'amour ne te livre à un époux moins digne que
moi.
LA BERGÈRE. Plusieurs voulaient ma main, mais aucun ne m'a plu.
DAPHNIS. Et moi, le seul de tous, je te demande à toi-même.
LA BERGÈRE. Que faire, mon ami ? L'hymen est rempli de tant de peines !
DAPHNIS. L'hymen n'a ni douleur ni peine, il n'offre que des plaisirs.
LA BERGÈRE. Mais les femmes, dit-on, tremblent devant leurs maris.
DAPHNIS. Dis plutôt qu'elles règnent sur eux : que peut redouter la
beauté?
LA BERGÈRE. Je crains d'accoucher : la blessure d'Ilythie est cruelle.
DAPHNIS. Mais c'est Diane, ta protectrice, qui préside aux accouchements.
LA BERGÈRE. Si je deviens mère, je perdrai ma beauté.
DAPHNIS. Tu la retrouveras dans tes enfants.
LA BERGÈRE. Si je consens, quel présent de noces me donneras-tu?
DAPHNIS. Tout, troupeau, bois, pâturages.
LA BERGÈRE. Jure de ne pas m'abandonner après notre hymen.
DAPHNIS. J'en atteste Pan ! Non, jamais je ne t'abandonnerai, dusses-tu me
bannir de ta présence.
LA BERGÈRE. Me donneras-tu un lit nuptial, une maison, une bergerie
DAPHNIS. Oh oui ! Je te donnerai un lit nuptial et c'est pour toi que
je fais paître ce beau troupeau.
LA BERGÈRE. Que dirai-je à mon père ? Oui, que lui dirai-je ?
DAPHNIS. Il approuvera ton hymen quand il saura mon nom.
LA BERGÈRE. Dis-le moi ton nom : le nom de l'objet aimé est toujours agréable.
DAPHNIS. Daphnis, fils de Lycidas et de Noméa.
LA BERGÈRE. Ta famille est honnête, la mienne ne l'est pas moins.
DAPHNIS. Pas autant, car tu es la fille de Ménalque.
LA BERGÈRE. Montre-moi tes bois ; où est ta bergerie ?
DAPHNIS. Viens et tu verras mes hauts cyprès toujours verts.
LA BERGÈRE. Paissez, mes chèvres; je vais voir les champs de mon berger.
DAPHNIS. Paissez, mes troupeaux; je vais montrer mes bois à ma bergère.
LA BERGÈRE. Que fais-tu donc ? Pourquoi cette main sous mon voile?
DAPHNIS. Je veux voir ces pommes arrondies.
LA BERGÈRE. Ô Pan ! Je suis toute troublée ! Retire donc ta main !
DAPHNIS. Rassure-toi, ma jolie bergère ; pourquoi trembler ? Tu es trop
timide.
LA BERGÈRE. Tu me jettes sur la terre humide ! Ah! mes beaux habits sont
perdus !
DAPHNIS. Cette toison les garantira.
LA BERGÈRE. Tu as arraché ma ceinture ! Mais que veux-tu donc faire ?
DAPHNIS. Consacrer à Vénus ma première offrande.
LA BERGÈRE. Arrête, malheureux ! quelqu'un vient ; j'entends du bruit.
DAPHNIS. Ce sont les ormeaux qui célèbrent notre hymen.
LA BERGÈRE. Tu as déchiré mon voile ; me voilà nue.
DAPHNIS. Je t'en donnerai un autre plus grand.
LA BERGÈRE. Oui ; tu me promets tout maintenant, peut-être après tu ne me
donneras rien.
DAPHNIS. Ah! que ne puis-je faire passer mon âme tout entière dans la
tienne !
LA BERGÈRE. 0 Diane! Ne te fâche pas ! Je te suis infidèle.
DAPHNIS. J'immolerai une génisse à l'Amour, un taureau à Vénus.
LA BERGÈRE. Je suis venue vierge et je m'en retourne épouse.
DAPHNIS. Épouse et mère au lieu de fille inutile ; ton sein nourrira nos
enfants.
Ainsi murmuraient tout bas ces jeunes amants au milieu de leurs doux ébats. Le
couple furtivement uni se relève : la bergère retourne vers ses brebis, la
rougeur sur le front, mais la joie dans le cœur, et Daphnis, fier de sa conquête,
rejoint gaiement ses taureaux.
LA QUENOUILLE
Théocrite, près de s'embarquer pour Milet, destine à Theugénide, femme de son ami Nicias, une quenouille d'ivoire, et accompagne ce présent d'une idylle où il fait l'éloge de cette laborieuse mère de famille.
Ô
Quenouille
! don précieux de la sage Minerve, toi qui te plais dans la main de la fileuse,
qui inspires le travail et l'économie aux respectables mères de famille,
suis-moi avec confiance dans la riante ville de Nilée, près de cette grotte
ombragée de tendres roseaux et consacrée à la belle Vénus.
Puisse Jupiter m'accorder une heureuse navigation ! Puissé-je bientôt serrer
dans mes bras mon ami Nicias, être pressé sur son cœur, Nicias, le modèle
des hôtes, le favori des Muses !
Toi qu'embellit un ivoire artistement travaillé, ô quenouille! tu seras
offerte à l'épouse de Nicias. Dans ses laborieuses mains, tu prépareras ces
superbes tissus dont les hommes se couvrent, ces robes ondoyantes dont se parent
les femmes. Que deux fois l'année, les brebis, au sein de gras pâturages, se dépouillent
de leur douce toison en faveur de la belle Theugénide, car elle a cet amour du
travail qui dans les femmes est le caractère de la vertu.
Je n'ai point voulu te conduire dans le séjour de l'indolence et de l'oisiveté,
toi qui naquis dans ma patrie, dans cette ville fameuse, l'orgueil de la Sicile,
si féconde en héros et que fonda jadis Archias d'Éphyre.
La demeure que je te réserve est celle d'un sage dont la science profonde sait
éloigner des humains les tristes maladies. Tu habiteras dans le fortuné Milet
parmi les Ioniens. Toutes les amies de Theugénide admireront son élégante
quenouille, et sans cesse tu rappelleras à sa mémoire le souvenir de l'hôte
qui fut l'ami des Nymphes du Parnasse.
Qu'en te voyant, chacun dise : "Le présent est petit, mais qu'il a de prix
! Les dons de l'amitié sont toujours précieux."
L'AMANT
Plaintes d'un ami sur l'inconstance de son ami.
Cher
enfant, la vérité, dit-on, est dans la vin : nous avons bu, soyons donc vrais.
Je vais te découvrir les plus secrets sentiments de mon cœur. Tu ne m'aimes
pas ; je ne le vois que trop, de toute la force de ton âme. Une moitié de
moi-même vit de ta beauté ; l'autre n'est déjà plus.
Quand tu veux, mon bonheur égale celui des Immortels, mais quand tu refuses, je
suis plongé dans l'empire des ténèbres. Quoi de plus opposé aux lois de la
nature, que d'affliger son ami le plus tendre ?
Mais si ta jeunesse veut se confier à mon expérience, un jour viendra où tu
t'applaudiras d'avoir suivi mes conseils. Ne fais qu'un seul nid et place-le sur
un seul arbre dont n'approche aucun reptile venimeux.
Pourquoi voltiger aujourd'hui sur une branche, demain sur une autre, et chercher
sans cesse un nouvel asile ?
Un inconnu te voit pour la première fois, il loue ta beauté ; soudain tu le préfères
à un ami de trois ans ; tu rejettes à la troisième place celui qui t'aima le
premier. Ton cœur n'écoute que l'orgueil.
Veux-tu vivre heureux ? N'aime que ton égal. Si tu le fais ainsi, tu auras
l'estime de tes concitoyens, et l'Amour te sera propice, l'Amour, qui dompte si
aisément les cœurs rebelles, et qui a su amollir la dureté du mien.
Laisse-moi cueillir un doux baiser sur tes lèvres vermeilles.
(1) Songe que l'année dernière tu étais plus jeune, et que la vieillesse précède
les infirmités.
Rien ne peut rappeler la jeunesse ; elle a des ailes, et nos pas sont trop
tardifs pour l'atteindre dans son vol.
Si tu te pénètres bien de cette vérité, tu deviendras un joyeux convive, et
tu paieras du plus tendre retour celui qui t'aime de toute son âme. Ainsi l'époque
des beaux jours de ta vie, nous retracerons l'amitié d'Achille et de Patrocle.
Mais si les vents emportent mes discours, si tu dis dans ton cœur :
"Importun, laisse-moi ;" eh bien ! je te répondrai :
"Aujourd'hui j'irais encore pour toi, oui, j'irais enlever les pommes d'or
que garde un monstre furieux dans le jardin des Hespérides; j'irais affronter
Cerbère, cet impitoyable gardien des ombres. Mais si tu laisses se refroidir
mon amour, demain je n'irais pas, malgré tes instantes prières, non, je
n'irais pas même jusqu'à ta porte."
(1) Nous ajoutons Ici le fragment
conservé par Casaubon, parce que nous le croyons la suite de cette pièce.
MORT D'ADONIS (83)
Vénus, inconsolable de la mort d'Adonis, ordonne aux Amours de lui amener le sanglier homicide. L'animal tremblant obtient son pardon à force de flatteries.
Adonis
(84) n'était plus. A la vue de ce corps inanimé,
de ce front pâle, de ces cheveux souillés de sang et de poussière, Cythérée
ordonna aux Amours de lui amener l'auteur de ses maux.
Aussitôt, ces enfants ailés parcourent d'un vol rapide toute la forêt,
rencontrent l'odieux sanglier, le lient et l'enchaînement d'un triple nœud.
L'un, lui passant une corde au cou, traîne après lui son captif ; l'autre hâte
sa marche en le frappant de son arc. Le sanglier s'avançait tristement, car il
redoutait la colère de Vénus.
"Ô le plus féroce des monstres des forêts ! s'écria la reine de Cythère,
c'est donc toi qui as blessé cette cuisse ? c'est donc toi qui as frappé mon
époux ?
- Vénus, lui répondit l'homicide, ô reine des Amours ! J'en jure par vous-même,
j'en jure par votre époux, par ces liens qui me pressent, par ces aimables
chasseurs, je ne voulais pas blesser Adonis.
J'admirais votre jeune amant comme une belle statue, et mon cœur s'enflamma. Cédant
alors à la violence de mes feux, je désirai baiser sa cuisse nue. Hélas ! Ce
transport a causé mon malheur.
Reine de Cythère, punissez, arrachez ces dents meurtrières ; qu'en ferais-je désormais
? Et si ce n'est assez, coupez aussi ces lèvres criminelles."
Vénus, attendrie, ordonna aux Amours de le délivrer de ses liens.
Depuis ce temps, le sanglier suit la déesse ; jamais il n'est retourné dans
les forêts, et dans son désespoir, il brûla lui-même ses défenses.
I. POUR UNE OFFRANDE A APOLLON
Ces roses couvertes encore de rosée et ce serpolet touffu sont destinés aux Muses. Je réserve pour toi seul, ô puissant Apollon ! ces lauriers au noir feuillage : c'est une couronne de laurier que la ville de Delphes a placée sur ton front. Ce bouc pétulant qui ronge les jeunes rameaux de l'odorant térébinthe arrosera ton autel de son sang.
II. SUR DAPHNIS
Le blond Daphnis, qui modulait sur sa flûte des airs champêtres, a offert au dieu Pan une flûte sonore, une houlette, un javelot, la peau d'un faon et la panetière où jadis il portait les fruits de son jardin.
III. SUR LE MÊME
Ô Daphnis ! Tu dors sur un lit de feuillage, tu livres au repos tes membres fatigués, mais déjà les pieux sont dressés pour tendre les filets sur la montagne. C'est toi que poursuivent Pan et l'aimable Priape dont le front est couronné de lierre safrané. Ils s'approchent ensemble de ta grotte. Fuis, fuis vite, et renonce au sommeil qui engourdit les sens.
IV. VOEU à PRIAPE
Chevrier, en passant par ce hameau qu'ombragent des chênes touffus, tu trouveras une nouvelle statue de bois de figuier encore revêtu de son écorce : c'est celle de Priape; elle est sur un socle à trois pieds, elle n'a point d'oreilles, et cependant ce dieu peut accomplir les mystères de Vénus. La statue est dans une enceinte sacrée, et du milieu des rochers s'élance sans jamais tarir une source ombragée de lauriers, de myrtes, de cyprès et d'une vigne sauvage dont les rameaux s'étendent çà et là. Les merles printaniers y répètent leurs chansons, et les rossignols aux ailes d'or tirent de leurs gosiers des sons mélodieux. Arrête-toi dans ce lieu, prie l'aimable Priape de me délivrer de mon amour pour Daphnis, et dis-lui que je vais lui sacrifier un beau chevreau. S'il m'exauce, je lui immolerai trois victimes : une génisse, un bouc et un agneau encore renfermé dans ma bergerie. Daigne ce Dieu m'être propice !
V. à UN JOUEUR DE FLÛTE
Au nom des Nymphes de ces bois, veux-tu me jouer sur ta double flûte un air doux et ravissant ? Je t'accompagnerai de ma cithare, et le pasteur Daphnis tirera de son chalumeau des sons mélodieux. Asseyons-nous donc sous ce chêne touffu, derrière cet antre frais, et nous éveillerons le dieu Pan, protecteur des bergers.
VI. à THYRSIS
Dont
un loup a dévoré la chèvre bien-aimée
Infortuné Thyrsis ! Que gagneras-tu à baigner tes yeux de larmes éternelles ?
Ta chèvre, cet animal si beau, ta pauvre chèvre n'est plus, elle est descendue
aux sombres bords : un loup cruel l'a dévorée. C'est en vain que tes chiens
remplissent l'air de leurs tristes hurlements. A quoi servent tes pleurs,
puisqu'il ne te reste ni os, ni cendre de cette chèvre chérie ?
VII. POUR LA STATUE D'ESCULAPE
Le fils de Péon, le divin Esculape, est arrivé à Milet chez Nicias, ce docte médecin qui, tous les jours dépose de nouvelles offrandes sur son autel. Il a fait élever à ce dieu cette statue de cèdre odorant, pour laquelle il avait promis à Aétion une riche récompense. Le sculpteur a épuisé toutes les ressources de son art dans ce chef-d'œuvre.
VIII. POUR LA STATUE DES MUSES
Ô déesses! Le musicien Xénoclès vous a élevé cette statue de marbre, monument de la reconnaissance. Chacun dira : "Dans la gloire que lui ont acquise ses talents, Xénoclès n'a pas oublié celles qui l'inspirèrent."
IX. POUR UN TRÉPIED
Offert à Bacchus par Damotélès
C'est à toi, Bacchus, le plus aimable des Immortels que le chorège Damotélès a offert ce trépied surmonté de ta statue. S'il était modeste dans son enfance, devenu homme, il fut honorable, ne se permettant jamais rien que de décent et de beau.
X. POUR UNE STATUE DE VENUS-URANIE
Cette Vénus n'est point la Vénus populaire, c'est la Vénus-Uranie. La chaste Chrysogone l'a placée dans la maison d'Amphiclès, à qui elle a donné plusieurs enfants, gages touchants de sa tendresse et de sa fidélité. Le premier soin, tous les ans, de ces heureux époux est de vous invoquer, puissante déesse, et en récompense de leur piété, tous les ans vous ajoutez à leur bonheur. Ils prospèrent toujours, les mortels qui honorent les dieux.
XI. POUR LA STATUE D'ANACRÉON
Etranger,
fixe attentivement tes yeux sur cette statue, et de retour chez toi, tu diras :
"J'ai vu dans Théos la statue d'Anacréon, le plus brillant poète de
l'Antiquité. " Ajoute :
"Et le plus grand ami de la jeunesse," et en ce peu de mots, tu auras
dépeint cet homme illustre.
XII. SUR ÉPICHARMUS
Epicharmus, inventeur de la comédie, était Dorien, et c'est en dorien qu'il a écrit. Ô Bacchus ! en l'absence du poète, les Syracusains, empressés de lui rendre leurs hommages, lui ont élevé une statue d'airain dans leur ville célèbre. Il fit un noble usage de ses grandes richesses et donna à la jeunesse d'excellents avis. Rendons-lui grâce de ses bienfaits.
XIII. POUR LA STATUE D'ARCHILOQUE
Voyageur, arrête et considère Archiloque, ce poète ancien qui inventa le vers iambique et dont la juste renommée a pénétré du couchant à l'aurore. Apollon et les Muses l'aimèrent d'amour tendre. Il était ainsi harmonieux dans ses vers qu'habile à les chanter sur sa lyre.
XIV. POUR LA STATUE DE PISANDRE,
Auteur d'un poème sur Hercule
Voilà Pisandre de Camire qui, le premier des poètes anciens, chanta le magnanime fils de Jupiter, vainqueur du lion de Némée, et ses glorieux travaux. Le peuple de Syracuse lui a élevé cette statue d'airain pour rendre son nom célèbre dans tous les âges.
XV. SUR THÉOCRITE LUI-MÊME
Il est un autre Théocrite de Chios. Moi, je suis le Théocrite de Syracuse, auteur de ce livre, fils de Praxagoras et de l'illustre Philina. Jamais je ne me suis paré des dépouilles d'autrui.
XVI. SUR LA GÉNÉROSITÉ DE CAICUS
Cette table est ouverte à tous, étrangers ou citoyens. Pour le rang, que la raison en soit juge. Les autres choisissent leurs convives : Caicus offre la nuit même à tous ceux qui en désirent les riches produits que lui envoient les climats divers.
I. ÉPITAPHE DE CLÉONICE
Homme, si tu chéris la vie, ne t'expose pas sur les flots pendant la saison des tempêtes, car la vie de l'homme est bien courte ! Infortuné Cléonice, tu te hâtais de porter, du fond de la Célé-syrie, tes marchandises à l'opulente ville de Thase et tu traversais les mers au déclin des Pléiades. Nautonier malheureux, tu t'es couché avec elles.
II. ÉPITAPHE D'ORTHON
Étranger, le Syracusain Orthon te recommande de ne jamais te laisser surprendre ivre dans les chemins par les nuits d'hiver : telle a été la cause de ma mort, et au lieu d'être inhumé dans une belle patrie, une terre étrangère couvre ma dépouille.
III. ÉPITAPHE D'UN MARIN
Homme, ménage ta vie et ne t'expose pas à la mer pendant la saison des tempêtes : les jours de l'homme sont si courts !
IV. ÉPITAPHE D'EUSTHÉNÈS LE PHYSIONOMISTE
Ci-gît Eusthénès, cet habile physionomiste qui savait lire dans les yeux les pensées des hommes. Des mains amies lui ont creusé une honorable sépulture sur un sol étranger. Il était chéri des poètes, et quoique privé des dons de la fortune, Eusthénès eut des amis.
V. ÉPITAPHE D'EURYMÉDON
C'est à la fleur de l'âge, ô Eurymédon! que la mort t'a ouvert un tombeau, et tu laisses après toi un fils encore enfant. Mais à toi, le séjour des justes ; à ton fils, l'amour de ses concitoyens, qui se rappelleront longtemps encore les vertus de son père.
VI. POUR LE MÊME
Passant, je veux savoir si tu honores les gens de biens ou si méchant toi-même, tu les confonds avec les méchants. Dis avec moi : "Honneur à ce tombeau ! Il ne pèse point sur la tête du vertueux Eurymédon."
VII. ÉPITAPHE DE CLITA
Nourrice de Midéus
Le jeune Midéus a élevé sur ce chemin un tombeau à sa nourrice et y a gravé ces mots : "Tombeau de Clita." Cette femme sera ainsi récompensée d'avoir nourri cet enfant. Aujourd'hui, oui, aujourd'hui encore on l'appelle la bonne.
VIII. ÉPITAPHE D'HIPPONAX
Ci-gît le poète Hipponax. Méchant, n'approche point de son tombeau ; honnête homme, fils de parents vertueux, repose-toi sans crainte, dors même sur sa tombe si cela te plaît.
Conservé par Athénée
Si celui, à qui les filets tiennent lieu de charrue et tire de la mer ses moyens d'existence, veut faire une pêche abondante, qu'il déchire avec ses ongles et offre à Bérénice le poisson sacré appelé Leucus : c'est le sacrifice le plus agréable à cette divinité. Il jettera ensuite ses filets, sûr de les retirer remplis de poissons ...
FIN
DES OEUVRES DE TRÉOCRITE
NOTES SUR LES IDYLLES DE THÉOCRITE,
PAR M. B..., DE L...
IDYLLE Ière.
(1)
Pour
bien entendre cette idylle, il est nécessaire d'être instruit de l'histoire de
Daphnis.
Suivant la plupart des traditions, Daphnis eut pour père Mercure. Suivant
quelques autres, il ne fut que son favori, et Théocrite, lui-même paraît
avoir été de ce sentiment. La mère de Daphnis, selon l'opinion commune, était
une nymphe, fille de roi, qui, trop sensible au mérite d'un amant d'un rang très-inférieur
au sien et dont on ignore le nom, fut contrainte, pour sauver son honneur,
d'exposer le fruit de ses amours. Elle l'enferma dans un petit coffre et le mit
dans un bocage planté de lauriers, ce qui lui fit donner le nom de Daphnis, du
mot grec daphnê, qui signifie
laurier. Des bergers trouvèrent le coffre où il était enfermé plein de
rayons de miel que des abeilles y avaient déposé et dont elles avaient nourri
le jeune Daphnis. Le bocage où il fut exposé était situé dans un vallon délicieux,
entre les monts Héroéens, derrière une petite ville du territoire de Syracuse
appelée Hybla et surnommée Héra ou Héroea ; c'était le plus beau canton de
la Sicile, au rapport de Diodore :
"Les monts Héroéens, dit cet historien, par leur situation singulière,
par les qualités admirables de leur sol et par toutes les autres beautés que
la nature y a rassemblées, forment la plus délicieuse retraite que l'on puisse
choisir contre les ardeurs de l'été. Une infinité de sources, qui surpassent
par la bonté et la douceur de leurs eaux tout ce qu'il y a de fontaines au
monde, y entretiennent sans cesse une agréable fraîcheur. Les chênes qui
couvrent les sommets de ces montagnes sont fort hauts et fort épais et portent
du gland plus gros de moitié que le gland ordinaire. La terre y produit sans le
secours de l'art des arbres fruitiers de toute espèce, beaucoup de vignes et
surtout une quantité prodigieuse de pommiers. Cette contrée était si riche et
si fertile qu'une armée entière de Carthaginois, dans une extrême disette de
vivres, y avait trouvé de quoi se nourrir abondamment sans l'épuiser. "
Les Nymphes prirent soin d'élever le jeune Daphnis ; Pan lui apprit à chanter
et à jouer de la flûte ; les Muses lui inspirèrent le goût de la poésie.
Pour cultiver ces arts avec plus de loisir, il embrassa la vie pastorale, et
c'est en gardant ses troupeaux au milieu des champs et des prairies qu'il
inventa, dit Diodore, par l'effet d'un génie extraordinaire le poème et le
chant bucolique dans la forme, où il s'est maintenu constamment jusqu'à ce
temps-ci dans la Sicile. Il épousa fort jeune une nymphe qui, craignant son
inconstance, le lia par des serments et lui déclara que s'il les violait, il en
serait puni par la perte de la vue. Daphnis resta quelque temps fidèle ; il résista
même aux vives instances d'une princesse, dont la dernière ressource fut de
l'enivrer et de lui faire perdre, avec l'usage de la raison, le souvenir de ses
serments : cette faute involontaire attira cependant sur Daphnis la punition à
laquelle il s'était soumis. Quelques traditions, il est vrai, disent que cette
aventure de Daphnis fut suivie de plusieurs autres infidélités volontaires qui
irritèrent à un tel point la jalousie de son épouse qu'elle se jeta sur lui
et lui arracha les yeux.
II y a une autre tradition sur les amours de Daphnis qu'il est plus important de
connaître, parce qu'elle donne l'intelligence de plusieurs endroits obscurs
qu'on trouve dans celle première idylle. Théocrite, qui a suivi cette
tradition, suppose que Daphnis, après avoir été longtemps insensible, après
avoir bravé hautement le pouvoir de Vénus, éprouva enfin la vengeance de
cette déesse, qui le fit passer dans un moment de la plus sévère modestie aux
plus vifs emportements de l'amour. Entraîné par une force supérieure, il se
livra avec fureur à tous les objets qui se présentèrent à ses yeux et ne put
se fixer à aucun : la beauté d'une nymphe dont il était aimé ne put modérer
ses transports ni rappeler sa raison égarée. Enfin, consumé par le désordre
et l'agitation de ses sens, il tomba dans une langueur qui termina ses jours à
la fleur de son âge dans les solitudes du mont Etna, sur les bords de l'Apis,
lieux où il avait passé la plus grande partie de sa vie.
Les diverses aventures de Daphnis devinrent le sujet le plus ordinaire des
chansons des bergers et des poètes bucoliques. Si l'on en croit Elien, Stésichore
fut le premier qui chanta les malheurs de Daphnis. Théocrite, à son exemple, a
pris pour sujet de sa première idylle la mort funeste de cet illustre berger ;
c'est une des plus belles pièces de notre acteur ; elle est pleine de sentiment
et de cette simplicité touchante qui est le principal caractère de Théocrite. Virgile
l'a imitée et presque recopiée en plusieurs endroits dans sa 10e églogue
intitulée Gallus. Il y a plus de
chaleur, plus d'éloquence et de pathétique dans le poète latin,mais on trouve
dans Théocrite une teinte de mélancolie, un charme et une douceur qui
paraissent convenir davantage à la nature de l'idylle.
La première idylle, tout à fait pastorale et fort touchante, annonçait le
grand talent de Théocrite. Virgile en a imité plusieurs traits, dont nous
citerons plus bas les principaux, que nous emprunterons à la traduction en vers
français de M. le chevalier de Langeas. Les chiffres indiqueront le texte même
de Virgile pour ceux de nos lecteurs qui voudraient le consulter.
"Je voudrais bien savoir, dit Fontenelle, pourquoi Daphnis en mourant dit
adieu aux ours et aux loups-cerviers aussi tendrement qu'à la belle fontaine
d'Aréthuse et aux fleuves de Sicile ; il me semble qu'on n'a guère coutume de
regretter une pareille compagnie."
Pour répondre à cette objection du plus acharné détracteur des Anciens, il
faut se rappeler que souvent le poète Daphnis avait charmé les hôtes des forêts
par la douceur de ses chants : "N'est-il pas naturel, dit M. Gail, que le
berger regrette des animaux qui ont en sa faveur oublié leur férocité ?"
(2) Hélicryse. Pline
appelle cette plante héliocryse :
"Sa fleur a la couleur de l'or, sa feuille est mince, ainsi que sa tige,
qui cependant est dure. Les mages se servaient de cette plante pour faire des
couronnes, et l'on croyait qu'elles avaient la vertu de rendre heureux ceux qui
les portaient si on avait la précaution de les arroser de parfums pris dans un
vase d'or qui n'eût point éprouvé le feu." Ce récit de Pline est copié
mot à mot de Théophraste.
"Des critiques ont blâmé dans Théocrite la description de cette coupe
comme trop longue ; mais elle est si belle et si riche de poésie qu'on serait
bien fâché de ne pas l'y trouver : les bergers ont tant de loisirs qu'ils
peuvent s'égayer dans leurs descriptions. Fontenelle s'étonne qu'un si grand
nombre d'objets puissent être représentés sur une coupe : il n'en eût pas été
surpris s'il eût su que ces sortes de vases dont se servaient les bergers de
Sicile étaient fort grands et ressemblaient plutôt à des urnes qu'à des
coupes. Il compare malignement la coupe de Théocrite au bouclier d'Hercule ;
mais en dépit de ses plaisanteries, il y a plus de véritable poésie dans la
description de cette coupe que dans toutes ses églogues." (Geoffroy.)
(3) Aréthuse. II y
eut plusieurs fontaines de ce nom, mais la plus célèbre était cette de Sicile
dont parle le berger Thyrsis. Le mot Aréthuse avait passé en proverbe pour désigner
une belle fontaine.
(4) Thymbris,
fleuve de Sicile. Quelques commentateurs prétendent que ce mot signifie la mer.
(5)
Le
Ménale et le Lycée, montagnes d'Arcadie. L a première tirait son nom de Ménale
fils de Lycaon.
PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE
Non, le flot qui de loin vient
mourir sur la plage,
Le ruisseau qui la nuit roule en paix sur les fleurs,
A la mélancolie offrent moins de douceurs. (Egl. 5, 83.)
Commence : Palémon gardera tes brebis. (5, 12.)
Elle est belle et féconde, et
par elle nourris,
Deux jeunes veaux encore en augmentent le prix.(3, 30.)
Une vigne où le lierre avec art
s'entrelace,
Se dessine à l'entour, serpente et les embrasse. (3, 38.)
L'anse de chaque vase offre à
l'oeil enchanté
De la plus souple acanthe un feuillage imité (3, 45.)
Mes lèvres ni le temps ne les ont point flétris. (3, 47.)
Que mes derniers accents soient dignes du Ménale. (8, 21)
Quel antre ténébreux, quelle
forêt secrète,
Jeunes vierges des eaux, vous servit de retraite
Quand, d'un aveugle amour indignement charmé,
Gallus de ses tourments périssait consumé?
Non, non, d'Aganippé la source enchanteresse,
Les torrents d'Hippocrène ou les flots du Permesse,
Les vallons d'Aonie et ses monts radieux
N'arrêtaient point vos pas, n'attiraient point vos yeux,(10, 9)
Oui, des lions d'Afrique, et les
monts et les bois
Prolongeaient en soupirs la formidable voix. (5, 27.)
Déjà de toute part la foule
t'environne,
Chacun sur tes amours s'interroge et s'étonne ;
Les plus jeunes pasteurs s'approchent les premiers ;
Près d'eux, à pas tardifs, viennent les lourds bouviers,
Et le vieux Palémon, sur sa tête blanchie,
Rapportant pour l'hiver des glands chargés de pluie.
La foule avec respect s'ouvre pour Apollon ;
Il répétait : "Gallus, où donc est ta raison?"
Celle qui t'est si chère... un autre l'a séduite,
Et dans l'horreur des camps la traîne à sa suite:" (10, 19)
C'est moi qui fus Daphnis .....
De ces bois jusqu'aux cieux ma gloire doit s'étendre,
Berger d'un beau troupeau moins beau que son berger. (5, 43.)
Que l'agneau maintenant des loups
soit la terreur,
Qu'ici de l'oranger le chêne offre la fleur ;
Que sur l'aune mouvant brille aux yeux le narcisse,
Que l'ambre, en perles d'or, sur nos buissons jaunisse
Et que Tityre enfin soit, par des sons nouveaux,
Orphée au fond des bois, Arion sur les eaux.
C'en est fait, je descends à la rive infernale. (8, 52.)
IDYLLE II.
(6)
Voici
ce que dit Longepierre de ce poème : "Cette idylle est à mon gré la plus
belle de Théocrite, et peut-être nous reste-t-il peu de morceaux de l'antiquité
aussi parfaits. Il règne d'un bout à l'autre un génie, une vivacité, une
force d'expression et surtout un pathétique qui touche et qui attache : aussi
ai-je ouï dire à M. Racine, si bon juge et si grand maître en cette matière
qu'il n'a rien vu de plus vif ni de plus beau dans toute l'Antiquité."
Voltaire nous a donné une imitation de cette pièce, où la passion la plus naïve
s'exprime avec toute l'élégance et la molle douceur convenables au sujet :
Reine des nuits, dis quel fut mon amour,
Comme en mon sein les frissons et la flamme
Se succédaient, me perdaient tour à tour ;
Quels doux transports égarèrent mon âme ;
Comment mes yeux cherchaient en vain le jour.
Comme j'aimais, et sans songer à plaire,
Je ne pouvais ni parler ni me taire.
Reine des nuits, dis quel fut mon amour.
Mon amant vint, ô moments délectables !
Il prit mes mains, tu le sais, tu le vis,
Tu fus témoin de ses serments coupables,
De ses baisers, de ceux que je rendis;
Des voluptés dont je fus enivrée.
Moments charmants, passez-vous sans recours
Daphnis trahit l'amour qu'il m'a jurée!
Reine des nuits, dis quel fut mon amour.
Cette pièce s'éloigne tout à fait du genre pastoral. Virgile a voulu s'en
rapprocher ; mais il nous semble que le récit d'une opération magique n'est guère
convenable dans la bouche d'un berger : les chansons bucoliques doivent respirer
la joie et l'innocence. Aussi Théocrite ne fait-il point parler une bergère,
mais une courtisane à qui il donne le nom de cette fameuse Simèthe de Mégare,
dont l'enlèvement causa une guerre très vive entre les Mégariens et les Athéniens.
(7) Oiseau
sacré. Le texte dit Iunx,
petit oiseau dont on se servait dans les enchantements ; on croit que c'est le
hochequeue ou bergeronnette. Selon Callimaque, Iunx était fille d'Écho.
Jupiter en étant devenu amoureux eut recours aux enchantements pour s'en faire
aimer. Suivant d'autres, Junon métamorphosa Iunx en oiseau, en punition des
charmes qu'elle avait employés pour rendre Jupiter amoureux d'Io.
Les jeunes filles grecques, lorsqu'elles étaient sur le point de se marier,
portaient les corbeilles sacrées au temple de Diane pour se rendre propice
cette déesse et la prier de leur pardonner la perte de leur virginité. Les
filles des familles riches s'y rendaient en pompe, entourées de véritables
tigresses et de lionnes apprivoisées, comme pour implorer la clémence de la
soeur d'Apollon en lui rappelant que les animaux les plus sauvages avaient eux-mêmes
cédé à l'amour ; celles qui ne pouvaient faire tant de dépense portaient
seulement l'effigie de ces animaux.
(8) Le
globe d'airain.
C'était une espèce de toupie ou sabot d'airain qu'on faisait tourner dans les
cérémonies magiques, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, pour exciter
des passions contraires. Quelques savants prétendent qu'on se servait d'un
rouet et non d'une toupie.
(9)
L'hippomane.
Plante dont le fruit, selon Cratéros, est de la grosseur de celui du figuier
sauvage ; sa feuille, hérissée d'épines, tire sur le noir comme celle du
pavot. Théophraste prend l'hippomane pour une composition que l'on faisait avec
du tithymale. Chez les anciens, l'hippomane signifiait encore une certaine
liqueur qui coule des parties naturelles d'une jument en chaleur et une
excroissance de chair que le poulain nouveau-né porte quelquefois sur le front
et que la cavale mange aussitôt qu'elle a mis bas, sinon elle ne pourrait le
nourrir. Ces deux sortes d'hippomane avaient, dit-on, une vertu singulière dans
les philtres.
"Les pommes, dit Athénée, n'étaient pas moins consacrées à Bacchus que
les raisins; elles étaient d'un grand usage dans la galanterie." Dans Théocrite
et dans Virgile, une bergère jette des pommes à son berger pour l'agacer.
C'était un usage d'orner de guirlandes de fleurs la porte de sa maîtresse.
Voici ce que dit encore à ce sujet Athénée : "Les amants parent de
guirlandes et de festons, les portes de leurs maîtresses comme ils orneraient
la porte d'un temple, ou pour les honorer davantage, ou parce qu'ils croient
consacrer ces couronnes à l'Amour même plutôt qu'à l'objet de leur
tendresse. La personne que l'on aime est la plus parfaite image de l'Amour, et
sa maison devient pour un amant le temple de ce dieu : voilà pourquoi ils en
ornent la porte et quelquefois même y font des sacrifices."
PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE
......... Essayons de magiques
accents ;
Peut-être ils toucheront l'ingrat qui me délaisse
C'est aux enchantements qu'a recours ma tristesse. (Egl. 8, 66.)
Charmes de mes accents, guidez vers moi Daphnis. (8, 68.)
Sous le vent des soufflets, le même
feu docile
Fait bouillonner la cire et fait durcir l'argile
Ainsi, grâce à l'Amour, que ton coeur sous ma loi,
Pour tout autre endurci, s'attendrisse pour moi !
Mais couvrons ces lauriers de flamme et de bitume ;
Oui, tels que ces lauriers, que son coeur se consume
Et qu'il sente une fois les feux dont je péris ! (8, 80.)
Regarde : ce beau fleuve et les
vents sont paisibles !
Tout se tait. (9, 57.)
Racine a dit dans son Iphigénie :
Mais tout dort, et les vents et
l'armée, et Neptune.
Je la vis, je brûlai...dans mes yeux, dans mon coeur,
Je sentis... cet instant décida mon erreur. (8, 41.)
Racine a ainsi imité ce vers dans Phèdre:
Je le vis, je frémis, je pâlis
à sa vue.
Quoi! Je vous garde encor, dépouilles d'un perfide!
0 terre! dans ton sein que ce gage réside ;
C'est par lui qu'à mon coeur son retour est promis !
Charmes de mes accents, guidez vers moi Daphnis. (6, 71)
IDYLLE III.
(10)
Je vais conter mes peines,
etc. Le grec kômadsô exprime
particulièrement ces visites tumultueuses que les jeunes gens rendaient la nuit
à leurs maîtresses au sortir d'une débauche de table et généralement tout
acte de galanterie. Cette pièce, quoique dans le genre bucolique, a beaucoup de
rapport à cette espèce d'élégie appelée par les anciens paraklausithumon, c'est-à-dire plaintes
à la porte. Lorsque l'amant qui se rendait à la porte de sa maîtresse
pour la cérémonie de la couronne dont nous avons parlé dans l'idylle précédente
n'était point admis, alors, ou bien il employait la force ouverte, ou il se
contentait d'exhaler sa douleur dans des plaintes amères : il apostrophait la
porte, le portier et les chargeait d'imprécations pathétiques ; il mettait
tout en usage pour attendrir sa nymphe, qui souvent riait de ses plaintes avec
son rival
Exclusus fore cum longarenus foret intus.
Ovide et Properce nous fournissent des exemples de cette espèce d'élégie. Il
y avait donc deux parties principales dans le kômos
: l'hommage de la couronne (anadésis)
dont nous avons parlé dans l'idylle deuxième, et les plaintes (paraklausitumos);
il s'en faut donc bien que le sens du mot kômos
soit restreint à la seule signification de réjouissance, festin, danses
lascives, comme se l'est imaginé Longepierre.
Pour connaître si l'on était aimé, on prenait une feuille de pavot ou de rose
que l'on plaçait sous le coude, sur la main ou sur l'épaule ; on la pressait
ensuite, et si elle rendait un son, c'était un augure favorable.
Le tressaillement de l'oeil ainsi que le vol des oiseaux, les éclats du
tonnerre, l'éternuement, etc., étaient mis au nombre des augures, mais il
fallait qu'ils arrivassent du côté droit.
(11) )
Hippomène. Atalante, fille de Schénée,
roi de de l'île de Scyros, était très légère à la course. Pour se défaire
de ses amants, elle déclara qu'elle ne se donnerait qu'à celui qui la
vaincrait à la course, mais que la mort serait la peine du vaincu. Hippomène,
peu effrayé du malheureux succès de ses rivaux, osa entrer en lice muni de
trois pommes d'or, cueillies au jardin des Hespérides, dont Vénus lui avait
fait présent : il les jetait l'une après l'autre et le plus loin qu'il
pouvait. Atalante s'étant retournée pour les ramasser fut vaincue.
(12) ) Mélampe était frère de Bias, qui devint éperdument amoureux de la belle Péro. Celle-ci ne devait être l'épouse que de celui qui amènerait à Nélée, son père, les génisses d'lphiclus. Mélampe les lui amena et obtint Péro pour Bias. Le nom de Mélampe nous rappelle une circonstance peu connue. Rhodope sa mère l'avait exposé après lui avoir soigneusement couvert tout le corps, à l'exception des pieds, et le soleil les lui brûla.
(13)
)
Othrys, montagne de Thessalie.
(14) Pylos.
II y avait trois villes de ce nom dans le Péloponnèse ; celle dont parle Théocrite
était située dans un canton de l'Élide, qui anciennement s'appelait
Triphylie.
(15)
) Endymion,
petit-fils de Jupiter, passait souvent les nuits sur le mont Latmos à observer
les astres ; il obtint du maître des cieux la faculté de dormir toujours pour
être exempt de la vieillesse et de la mort. C'est pendant ce sommeil que Diane,
déjà éprise de sa beauté, allait toutes les nuits sur le mont Latmos lui
prodiguer ses embrassements.
(16) Jasion, fils de Minos et de la nymphe Phronie, était roi de Crète : ce prince s'étant endormi dans une prairie. Cérès profita de son sommeil et eut de lui Plutus.
PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE
Je pars, mais je reviens. Prends
soin de mes troupeaux,
Tityre! conduis-les de nos prés aux ruisseaux ;
Mais de ce bouc hardi n'approche pas sans crainte,
Il frappe de la corne : évite son atteinte. (Egl. 9, 23.)
Moi, pour l'aimable enfant, loin
de servir mon zèle,
Les bois ne m'ont offert que douze pommes d'or ;
Mais demain, Amyntas en aura douze encor. (3, 70.)
Ah! je connais l'Amour ! Le
Rhodope en courroux,
L'Ismare et ses rochers l'ont vomi parmi nous ! (8, 46.)
Du sommet des rochers qui
dominent ces ondes,
Oui, je veux m'élancer dans les vagues profondes,
Et sûr que tes regrets ne me survivront pas,
Comme un dernier hommage accepte mon trépas. (8, 59.)
J'ai deux chevreuils encor, tous
deux sont mouchetés
Chez moi sous deux brebis ils croissent allaités.
Je les garde pour vous : Thestylis les souhaite ;
Aura-t-elle un présent que votre coeur rejette ? (2 40.)
IDYLLE IV.
(17)
La
scène de cette idylle n'est point en Sicile, mais dans cette partie de l'Italie
connue autrefois sous le nom de Grande Grèce, aux environs de Crotone, ville célèbre
et patrie du fameux athlète Milon : "J'ai remarqué, dit M. Firmin Didot,
que notre poète, lorsqu'il place la scène de ses bergers en Italie, affecte de
donner un ton souvent rustique à ses interlocuteurs et les fait ainsi
contraster avec les bergers de Sicile, qui joignent à la douceur et à la
politesse de leurs moeurs beaucoup de grâce et d'élégance dans leurs chansons
ainsi que dans leur langage."
Avant d'entrer en lice, les athlètes étaient soumis par les gymnasiarques ou
présidents des jeux à des épreuves de trente jours. Pendant ce temps-là il
fallait vivre et sacrifier sur les six autels consacrés aux douze dieux
protecteurs des jeux Olympiques : voilà pourquoi Aigon avait emmené vingt
brebis. Quant au hoyau, les athlètes s'en servaient pendant ce temps d'épreuves
pour fouiller l'arène et la préparer. Cet instrument, aussi bien que le râteau,
était l'attribut que les peintres et les sculpteurs donnaient aux athlètes.
(18)
Milon persuaderait aux loups, etc., pour dire : Milon pourrait l'impossible. Ce proverbe est
fondé sur ce que les loups supportant longtemps la soif, les anciens ne les
croyaient pas susceptibles d'hydrophobie.
(19)
Oesare,
fleuve qui passait à Crotone.
(20) Latymne, montagne Voisine de Crotone.
(21) Lampriades, peuplade qui habitait près du lac Lucinien, où était un temple dédié à Junon
(22) Le Néèthe, fleuve qui passe à deux lieues de Crotone.
(23) Le cap Lucinien est appelé voisin de l'aurore parce qu'il faisait une des pointes du golfe de Tarente et était à l'orient de Crotone.
PRINCIPAUX TRAITS IMITES PAR VIRGILE
Ménalque.
Dis-moi, de ce troupeau quel est le
possesseur,
Damète ?
Damète.
C'est Aigon, et j'en suis le pasteur.
Ménalque.
Malheureuses brebis ! loin d'elles quand
leur maître
Obsède ma Phyllis et croit lui plaire ; un traître
Ici, deux fois par heure épuisant le troupeau,
De son lait nourricier prive le faible agneau (Egl. 3. 34.)
Une
marâtre avide et mon père à son tour
Viennent jusqu'à deux fois le compter en un jour. (3. 34.)
IDYLLE V
(24) A propos de pomme, dont il est encore question dans cette Idylle, nous ajouterons à ce que nous avons dit dans les notes de la seconde l'autorité de Lucien. Cet auteur observe qu'on employait surtout ce fruit et les couronnes pour persuader de son amour et pour se faire aimer : "Charidée, dit-il, voulant faire connaître à Dinéas qu'elle était amoureuse de lui, lui envoyait des couronnes à demi fanées et des pommes où ses dents étaient imprimées."
(25) Élevez de jeunes chiens. Ce proverbe doit probablement son origine à la fable d'Actéon, qui fut dévoré par les chiens mêmes que sa main avait nourris.
C'était l'usage d'embrasser les personnes qu'on aimait beaucoup en les prenant par l'oreille.
(26) Crathis, fleuve voisin de Sybaris.
(27) La cydamine, herbe dont la feuille ressemble à celle du lierre et dont les fleurs sont de couleur pourprée.
(28) Égile, sorte d'arbrisseau.
(29) Fêtes carnéennes. Fêtes d'Apollon établies par le berger Carnus, que ce dieu aimait : elles duraient neuf jours.
(30) Mélanthe, berger très méchant qui gardait les chèvres d'Ulysse et favorisait les profusions des amants de Pénélope. Le roi d'Ithaque le fit suspendre par une chaîne de fer au haut d'une colonne.
PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE
Mais ne t'ai-je pas vu, fourbe
insigne, en secret,
Dérober à Damon sa chèvre la plus belle ? (Egl. 3, 17.)
...Mais un jour dans ta vie,
As-tu de notre flûte essayé l'harmonie ?
Toi qui, d'un fifre aigu fatiguant les passants
Perdais sur les chemins les fredons glapissants? (3, 25.)
Ces présents te charmaient ; tu
pâlissais d'envie ;
Et ne pas l'affliger t'aurait coûté ta vie. (3, 13.)
Et moi, c'est Apollon qui règle
mes accents
Il m'aime, et chaque jour il aura mes présents (3, 62.)
Souvent ma Galatée, une pomme à
la main,
Me poursuit, me la jette, et me fuyant soudain,
Sous des saules épais se dérobe à ma vue ;
Mais avant, la folâtre a soin d'être aperçue. (3. 64.)
Je garde à mes amours un don
qu'elle chérit :
Sur un arbre élevé deux ramiers ont leur nid ;
Je les ai remarqués, je les aurai pour elle. (3, 68.)
Que Phyllis est aimable ! A mon départ, Phyllis
Longtemps versa des pleurs qui la rendaient plus belle :
"Adieu, Ménalque ; adieu, beau Ménalque, dit-elle." (3,78.)
IDYLLE VI.
(31)
Nous
croyons devoir donner ici l'origine de la fable des amours de Polyphème. Ce
cyclope, voyant que ses troupeaux lui fourniraient une prodigieuse quantité de
lait, éleva par reconnaissance un temple avec cette inscription : "Galathéias,"
du grec gala qui signifie lait. Dans
la suite, Philoxène de Cythère, ayant fait un voyage en Sicile, vit le temple
et son inscription, et n'en comprenant point la cause, il s'imagina que Galatée
était une nymphe dont Polyphème était amoureux et en l'honneur de laquelle il
avait élevé le monument. Cette fable devint très célèbre dans la Sicile et
fit le sujet le plus ordinaire des chansons des bergers. Ce même Philoxène
composa un drame allégorique sur les prétendus amours de Galatée et du
cyclope.
Pour détourner l'effet de l'envie, quand on se louait, on crachait dans son
sein. Lucien, dans son Dialogue des voeux : "Quoi ! tu te glorifies de la
sorte, mon cher Adimante, et tu ne craches pas dans ton sein !" On croyait
à ce charme une vertu admirable contre les enchantements et les influences
malignes des yeux.
(32)
Télème,
devin qui, dans le 9e chant de l'Odyssée,
prédit au cyclope qu'on lui crèverait l'oeil. Ovide, dans ses Métamorphoses,
parle aussi de cette prédiction de Télème.
(33) Cotyttaris, suivant Heinsius, signifie une magicienne. Cottis, parmi les Corinthiens, signifiait tête, et de ce mot on avait fait Cotys ou Cotytto, divinité infâme. A ces fêtes, que l'on célébrait la nuit et dans le plus grand secret, on employait des enchantements : de là est venu l'usage de nommer une magicienne Cotyttaris.
PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE
Corydon et Thyrsis observaient
dans la plaine
Sur un même gazon leurs troupeaux confondus ;
Tous deux étaient ensemble à chanter assidus,
Jeunes, brillants de grâce et rivaux d'harmonie,
Et tous les deux enfants de l'heureuse Arcadie. (Egl. 7, 2.)
De mille agneaux pourtant une
troupe docile
S'égare dans mes prés sur les monts de Sicile;
Riche en toute saison, un laitage argenté
Ruisselle entre mes doigts et l'hiver et l'été. (2, 21.)
Mes traits n'ont rien d'affreux :
penché sur le rivage,
Dans les tranquilles flots j'ai suivi mon image. (2, 25.)
IDYLLE VII.
(34)
Les
Thalysiennes se célébraient en l'honneur de Cérès ; mais Ménandre le rhéteur
assure qu'elles avaient également pour objet de remercier le dieu des
vendanges. On place généralement dans l'île de Cos la scène de cette idylle
: en effet Clytias et Chalcon, dont parle Théocrite, régnèrent autrefois à
Cos. M. Firmin Didot au contraire la place dans la Grande Grèce.
En Arcadie, les enfants fustigeaient le dieu Pan à coups de roseaux quand leur
chasse avait été malheureuse, parce que, le regardant comme le dieu de la
chasse, ils attribuaient leur peu de succès à sa mauvaise volonté.
(35) Halente, selon le scholiaste, est un bourg de l'île de Cos ; suivant Heinsius, c'est un fleuve de Sicile qui se trouve sur la route de Syracuse à l'île de Cos.
(36)
Philétas, poète de l'île de Cos;
selon d'autres, de l'île de Rhodes.
On sait que le chantre de Chio est Homère.
Chio est une des sept villes qui se disputaient l'honneur d'avoir donné
naissance à ce grand poète.
Un chevrier nommé Comatas, qui faisait paître ses troupeaux sur la montagne de
Thorium en Sicile, sacrifiait souvent aux Muses. Sa piété irrita son maître,
qui le fit enfermer dans un coffre pour voir si les Muses lui donneraient du
secours dans cette occasion. Deux mois après, il fit ouvrir la prison du
chevrier, qu'il trouva pleine de rayons de miel.
(37) Les Blémyens, peuple barbare de la Libye, ainsi nommés de Blémys, un de leurs rois. Des auteurs, amis du merveilleux sans doute, ont prétendu que les Blémyens n'avaient point de tête et avaient la bouche et les yeux à la poitrine.
(38)
Hiétis
et Biblis, fontaines sur le territoire de Milet.
(39) Érix, montagne de Sicile.
PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE
........ C'est ici la moitié du
chemin
Déjà vers le penchant de ce coteau lointain
Paraît de Bianor l'antique sépulture. (Egl. 9, 59.)
Sous les buissons épais,
regardez, voici l'heure,
L'heure où le vert lézard glisse vers sa demeure. (2, 9.)
Les Muses dès longtemps m'ont
aussi fait poète
Et même nos pasteurs me disent inspiré.
Je ne m'abuse point : tous mes vers, à mon gré,
De Cinna, de Varus n'atteindront point la gloire,
Et je ressemblerais, si je pouvais le croire,
A l'oiseau des marais qu'on entend sur leur bord
Mêler au chant du cygne un cri rauque et discord. (9, 32.)
Je t'offrirai des vers mieux
inspirés peut-être
On les retrouvera sur l'écorce d'un hêtre
Je les chantais, Ménalque, et traçais tour à tour.
Entre Amyntas et moi prononce dans ce jour. (5,13.)
L'été sous un berceau, l'hiver
près d'un foyer,
L'ivresse des festins viendra se déployer.
Là d'un vin précieux coulera l'ambroisie. (5, 71.)
Zéphyrs, pour consacrer ces mots
délicieux,
Portez-en quelque chose à l'oreille des dieux! (3, 75.)
IDYLLE VIII.
(40)
Il y
a dans les chansons que contient cette idylle une douceur, une mollesse, une grâce
que l'on sent mieux qu'on ne peut l'exprimer. Théocrite les a mises en vers élégiaques
pour leur donner un plus grand air de négligence.
(41) Devancer les vents à la course. Chez les anciens, après la royauté et les richesses, les biens les plus précieux étaient les qualités du corps : de là les honneurs excessifs rendus aux vainqueurs dans les jeux publics.
PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE
Daphnis vint par hasard s'asseoir
sous un vieux chêne.
Corydon et Thyrsis observaient dans la plaine
Sur un même gazon leurs troupeaux confondus ;
Tous deux étaient ensemble à chanter assidus,
Jeunes, brillants de grâce et rivaux d'harmonie,
Et tous les deux enfants de l'heureuse Arcadie.(Egl. 7, 1.)
Damète a su lui-même unir à
mes pipeaux,
Pour sept tons différents, sept tubes inégaux. (2, 36.)
Tout périt dans ces lieux de
l'air qu'on y respire
Les pampres sont flétris, l'herbe altérée expire!
Mais que Phyllis paraisse et tout va refleurir,
Et des cieux plus féconds les sources vont s'ouvrir. (7, 57.)
De fleurs, à son aspect, la
terre se couronne ;
Chaque arbre sème au loin les trésors de Pomone.
Mais on verrait bientôt, si l'on perd Alexis,
Les champs décolorés et les fleuves taris. (7, 5.)
L'aspect d'un loup cruel est
funeste au troupeau,
L'orage à nos moissons, les vents à l'arbrisseau,
A nous, Amaryllis, ton injuste colère. (3, 80.)
Ainsi que des moissons la
soigneuse culture
Du champ qu'elle enrichit fait encore la parure ;
Ainsi que dans nos prés un superbe taureau
Est à la fois la force et l'orgueil du troupeau,
Que l'ormeau s'embellit de sa vigne fidèle,
Que de raisins chargés une vigne est plus belle :
Ainsi de tous les siens Daphnis heureux pasteur,
Est lui seul et l'amour et l'éternel honneur. (5, 32.)
Oh! de nos coeurs émus comme ta
voix dispose !
Moins doux est le sommeil aux membres qu'il repose,
Et pour la soif ardente une eau vive en été.
IDYLLE IX.
(42)
)
Les anciens croyaient que les pustules à la langue et sur le nez étaient le
signe d'un mensonge ou de quelque fraude.
(43) Circé, c'est-à-dire la volupté. Il n'y a point de préservatif plus sûr contre les grossiers plaisirs des sens que le goût des plaisirs purs de l'esprit.
PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE
Près de l'âtre enfumé qui m'échauffe
et m'éclaire,
Ici des vents glacés nous bravons la colère,
Comme un loup dévorant de nombreuses brebis,
Ou les torrents fougueux les bords qu'ils ont franchis. (Egl. 7, 49.)
IDYLLE X.
(44)
C'était
la coutume chez les anciens de consacrer à quelque dieu les statues qu'ils élevaient
à des hommes sans doute pour imprimer par là plus de vénération pour ces
statues. C'est ainsi que Mithridate consacra aux Muses la statue qu'il fit
dresser à Platon ; c'est ainsi que celle d'Épicharme fut consacrée à
Bacchus. (Voyez la 12e Inscription.)
"Chez les Grecs, dit Cicéron dans son discours contre Verrès, l'honneur
qu'on rendait aux hommes célèbres en leur érigeant des statues tenait en
quelque sorte à la religion et au culte des Immortels. On respectait jusqu'aux
statues des ennemis : témoins les Rhodiens, qui, ennemis jurés de Mithridate,
poursuivis par ce prince sur leurs côtes et dans leurs murs, ne touchèrent pas
même à sa statue placée dans l'endroit le plus fréquenté de leur
ville."
(45)
Les chiens ne doivent pas goûter de la
viande parce qu'ils en deviennent plus friands. Lucien, dans son Traité
contre un ignorant, fait allusion à ce proverbe : "Le chien qui ronge
une peau sanglante ne la quitte pas volontiers." C'est un proverbe
grec dont le sens est qu'il faut éviter les plaisirs dont notre état ne nous
permet point la jouissance habituelle de peur d'y prendre trop de goût et de
n'en pouvoir ensuite supporter la privation.
(46) Lytierse, roi de Phrygie, forçait ses hôtes à moissonner avec lui, le soir leur coupait la tête et enveloppait le tronc dans une gerbe. Son nom avait conservé une certaine célébrité parmi les moissonneurs de Phrygie, qui appelèrent leurs chansons des lytierses.
PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE
Plus que le blanc tilleul on recherche l'ébène. (Egl. 2, 18)
Mais le sombre hyacinthe orne encore le printemps. (10, 39.)
La lionne en fureur du loup
cherche la trace,
Le loup cherche l'agneau, l'agneau des prés fleuris ;
Chaque être a son penchant, le mien c'est Lycoris. (2, 63.)
Si toujours dans les bois j'ai
des succès nouveaux,
J'élève ton image en marbre de Paros. (7, 31)
IDYLLLE XI.
(47)L'idylle du Cyclope tient un des premiers rangs parmi celles de Théocrite ; elle est vantée par M. de Chateaubriand dans son Génie du Christianisme, et Fontenelle lui-même, ce détracteur des anciens, la trouve belle. On voit par les imitations de Virgile l'estime qu'en faisait ce grand poète. Ovide l'a imitée bien plus encore, mais la passion respire dans Polyphème de Théocrite : celui d'Ovide n'a qu'un esprit redondant et fastidieux. Nous allons citer la traduction de ce passage d'Ovide par de Saint-Ange :
Comment ne pas l'aimer, Galatée
est si belle!
La feuille du troène a moins de blancheur qu'elle.
Quel éclat sur son teint ! Les prés n'ont pas sa fleur,
Le cristal son brillant, la pomme sa couleur ;
Ses doigts ont le poli de la plus dure écaille ;
L'aune est moins élancé, moins souple que sa taille ;
Une chèvre est moins vive ; et l'ombre dans l'été,
Le soleil dans l'hiver plaît moins que sa beauté.
Moins doux est au toucher le plumage du cygne,
Moins doux est à cueillir le fruit mûr de la vigne ;
Plus riante cent fois dans ses riants dédains
Que les trésors fleuris des plus riants jardins.
Mais trop ingrate, hélas! l'aimable Galatée
A d'un taureau fougueux la rudesse indomptée ;
Un vieux chêne est moins dur, les flots sont moins trompeurs
Plus qu'un roc immobile elle est sourde à mes pleurs ;
Plus qu'un paon dédaigneux d'un vain orgueil remplie,
Plus souple que l'osier qui plie et se replie,
Elle insulte, elle échappe à nos soins superflus.
Les chardons sont piquants, elle blesse encore plus.
Dans son antre, aux chasseurs l'ours est moins redoutable ;
Un serpent que l'on foule est moins impitoyable ;
Et ce qui me désole et me nuit plus encor,
Plus légère qu'un cerf effrayé par le cor,
Plus prompte que l'oiseau je la vois disparaître.
(48) Nicias, célèbre médecin de Milet, ami de Théocrite.
PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE
De mille agneaux pourtant une
troupe docile
S'égare dans mes prés sur tes monts de Sicile ;
Riche en toute saison, un laitage argenté
Ruisselle entre mes doigts et l'hiver et l'été.
Ces chants que l'Aracynthe à jamais te rappelle,
Quand le triste Amphyon de sa lyre immortelle
Rappelait ses troupeaux ravis de l'écouter ;
Oui, ces divins accords, je puis les répéter.
Mes traits n'ont rien d'affreux : penché sur le rivage,
Dans les tranquilles flots, j'ai suivi mon image ;
Et je vous prends pour juge entre Daphnis et moi
Si l'onde offre une image assez digne de foi.
Oh! seulement un jour, que mon humble retraite,
Le spectacle des champs, la chasse vous arrête !
Régnez sur mes chevreaux, ce jeune peuple est doux,
Venez d'un bois léger les chasser devant vous. (Eglo. 2. 11)
Accours, viens Galatée à la
voix qui t'appelle
Quel charme a donc pour toi l'onde qui te recèle ?
Ici, pour t'arrêter, si tu chéris les eaux,
Les fleurs couronneront nos limpides ruisseaux.
Regarde ce palmier, vois la vigne sauvage,
Autour de cette grotte abaisser leur feuillage ;
Viens trouver près de nous le calme et la fraîcheur,
Et laisse entre eux les flots s'agiter en fureur. (9, 39.)
Approchez,
belle enfant, voyez combien de lis,
En corbeille, en faisceau, les nymphes ont cueillis!
La brillante Naïs pour vous unir en gerbes,
La douce violette et les pavots superbes,
L'hyacinthe au narcisse, et le feu du souci
Près du vaciat en deuil brille plus adouci. (2, 45.)
IDYLLE XII.
(49) Amycléens, habitants d'une ville de Laconie.
(50)
Dioclès,
banni d'Athènes, se réfugia chez les Mégariens et s'y distingua par son
attachement pour les jeunes garçons. Il fut tué dans une bataille en
combattant près de son ami et en s'efforçant de parer les coups qu'on lui
portait. La tête que le peuple de Mégare établit en son honneur a échauffé
l'imagination du Guarini et lui a fourni une scène charmante au second acte du Pastor fido.
IDYLLE XIII.
(51) Les îles Cyanées étaient deux rochers situés à l'entrée du Pont-Euxin, l'un du côté de l'Asie, l'autre du côté de l'Europe, à environ une demi-lieue de distance l'un de l'autre. Il était écrit au livre des destins qu'ils se réuniraient au premier vaisseau qui échapperait à leur fureur et seraient désormais immobiles. Le navire Argo eut ce bonheur, grâce à la protection de Minerve, et depuis ce moment ces rochers cessèrent d'errer sur les mers.
(52) Butome, sorte d'herbe de marais dont la feuille est tranchante.
(53) Cypère, sorte de jonc anguleux.
(54) Les Scythes excellaient tellement à tirer de l'arc qu'on donnait couvent l'épithète de scythe à l'arc ou au carquois.
(55) Théocrite donne au Phase, fleuve célèbre de la Colchide, l'épithète d'inhospitalier, sans doute à cause des féroces habitants du Caucase, les Allanes, que nous appelons Alains.
IDYLLE XIV.
(56) Malheureux Mégarien. Allusion à un oracle de Delphes qui, après avoir classé les villes de la Grèce selon l'ordre de prééminence qui semblait leur appartenir réduisait les Mégariens à n'être pas même comptés après les autres.
(57) Le rat a goûté de la poix. Ancien adage grec pour désigner la situation de ceux qui sont empêtrés dans une mauvaise affaire dont ils ne peuvent se débarrasser.
(58)
Théocrite
joue sur le nom de Lycos qui en grec veut dire loup
et qui est en même temps le nom de l'amant de Cynisca. Lorsqu'une personne
avait perdu la voix ou était enrhumée, on disait qu'elle avait vu le loup, ou, chez les Romains, qu'elle
avait été vue par le loup. Cette expression proverbiale est encore usitée
dans la Provence.
IDYLLE XV.
(59)
"Cette
idylle, dit Geoffroi, est tout à la fois une satire des femmes de Syracuse, un
éloge magnifique de Ptolémée Philadelphe et d'Arsinoé, sa femme et sa soeur
et une description poétique de la fête d'Adonis telle qu'on la célébrait à
Alexandrie, au palais de Ptolémée. Le poète suppose que des femmes de
Syracuse ont fait exprès le voyage d'Alexandrie pour jouir du spectacle d'une
si belle fête ; il a peint au naturel leur humeur hautaine et impérieuse, leur
mépris pour leur mari, leur curiosité, leur pétulance, l'excessive volubilité
de leur babil et ce mélange singulier de hardiesse et de timidité qu'on
remarque dans les femmes : c'est une véritable scène comique où il y a
beaucoup de mouvement et de variété, un dialogue extrêmement vif et naturel ;
l'auteur n'y a pas ménagé les proverbes. Les savants pensent que c'est une
imitation de quelque mime de Saphron. C'est de toutes les pièces de Théocrite
celle où il a mis le plus de locutions familières, de ces petits agréments de
la conversation, de ces finesses du langage qui préparent des tortures aux
traducteurs et qu'il faut rendre par des équivalents."
Les fêtes d'Adonis étaient les fêtes du soleil au renouvellement de l'année.
Il paraît que Praxinoé avait été volée en arrivant à Alexandrie antérieurement
à l'époque où Ptolémée avait placé Lagus, son père, au rang des dieux ;
peut-être encore avait-elle été trompée sur quelques achats aux approches
des fêtes d'Adonis, qui attiraient un grand concours d'étrangers à
Alexandrie, ce qui lui donnait de l'humeur. On entrevoit aussi dans ses
invectives le mépris que les Grecs avaient en général pour les autres
nations, quoiqu'ils dussent eux-mêmes primitivement leur instruction aux Égyptiens.
(F. D.)
(60) Sperchis, nom d'un poète, ou, suivant d'autres, d'un Lacédémonien qui s'était livré à Xerxès pour le salut de sa patrie.
(61) Golgos, ville de Cypre, ainsi appelée de Golgus, fils de Vénus et d'Adonis.
(62)
Théocrite dit les vingt fils d'Hécube ; Homère ne lui en donne que dix-neuf.
IDYLLE XVI.
(63) Eumée, appelé dans le grec gardien de pourceaux, était premier conseiller et premier ministre d'Ulysse.
(64) Éphyre, ancien nom de Corinthe, dont une colonie fonda Syracuse.
(65) Lysimèle, marais ou lac voisin de Syracuse.
(66) Étéocle, fils de l'inceste d'OEdipe et de Jocaste et roi de Thèbes, fut, dit la fable, le premier qui sacrifia aux Grâces, à Orchomène, ville de Béotie, où on leur avait élevé un temple magnifique.
(67)
Orgilus, roi d'Orchomène, ruina la
ville de Thèbes et rendit ses habitants tributaires pour venger la mort de son
père Clymène, tué par les Thébains : de là cette haine que ces derniers
portaient à la ville d'Orchomène.
IDYLLE XVII.
(68)
)
"Théocrite , dit M. Firmin Didot , dans celte idylle ou plutôt dans cet
hymne en l'honneur de Ptolémée Philadelphe, s'élève au style le plus noble :
c'est un grand poète qui loue un grand roi. Si Ptolémée Philadelphe fut
illustre dans la paix et dans la guerre, si ce prince, honorant les dieux et les
auteurs de ses jours, bâtit des temples magnifiques ornés de leurs statues
d'or et d'ivoire, s'il accueillit à sa cour des poètes et des artistes, s'il
leur donna des récompenses, s'il fonda richement la fameuse bibliothèque
d'Alexandrie, s'il fit enfin d'Alexandrie même la capitale du monde savant, Théocrite,
à son tour, par cet hymne sut payer les faveurs de Ptolémée."
Le nom des villes soumises à Ptolémée n'est pas une chimère poétique. On
peut en lire la preuve dans le discours de M. Ameilhon sur !e commerce et la
navigation des anciens.
IDYLLE XIX.
(69)
"Ce
petit madrigal, dit Geoffroi, quoique attribué par tous les savants à Théocrite
et inséré dans toutes les éditions de ses ouvrages, paraît tenir beaucoup
plus de la manière de Bion ou de son disciple Moschus : quel qu'en soit
l'auteur, l'idée en est infiniment agréable et ingénieuse." De quelque
poids que soit pour nous l'opinion de Geoffroi, nous ne la partageons pas ; nous
croyons au contraire que ce petit poème est bien de notre poète, oeuvre de sa
jeunesse, alors qu'il préludait à la Magicienne,
à l'Épithalame d'Hélène , aux Gémeaux
, etc.
"Théocrite, ajoute Mme Dacier, si riche de son propre fonds , n'a pas dédaigné
d'imiter l'ode d'Anacréon, que les anciens trouvaient fort belle." Et
cette pièce est si peu importante par sa longueur que le poète de Syracuse a
pu fort bien dire (Inscription 15) que jamais il ne s'était paré des dépouilles
d'autrui.
Nos lecteurs nous sauront gré sans doute de leur donner ici l'ode d'Anacréon
traduite en vers français :
L'AMOUR
PIQUÉ PAR UNE ABEILLE.
Dans une rose une abeille dormait ;
Dans le rosier, l'Amour qui butinait
Ne la voit point, par malheur la réveille,
Et tout à coup est piqué par l'abeille.
Il fait un cri, tord sa petite main,
Frappe du pied, puis d'une aile légère
Vers Cythérée il s'envole soudain :
"Je suis perdu, c'est fait de moi, je meurs
Vois d'un serpent les atteintes mortelles :
Il est petit, au dos il a des ailes:
C'est une abeille, au dire des pasteurs."
Vénus répond ; "Si la faible piqûre
Que fait l'abeille est un si grand malheur,
Juge, mon fils, des supplices qu'endure
L'infortuné que ton trait frappe au coeur."
IDYLLE XXI.
(70)
"Théocrite
a fait une idylle de deux pêcheurs, dit Fontenelle, dont nous avons déjà parlé
et du reste poète très-médiocre, mais elle ne me paraît pas d'une beauté
qui ait dû tenter personne d'en faire de cette espèce. Deux pêcheurs qui ont
mal soupé sont couchés dans une méchante petite chaumière qui est au bord de
la mer : l'un réveille l'autre pour lui dire qu'il venait de rêver qu'il
prenait un poisson d'or, et son compagnon lui répond qu'il ne laisserait pas
que de mourir de faim avec une si belle pêche. Etait-ce la peine de faire une
idylle ?"
La peinture naïve de la douce pauvreté de ces pêcheurs est faite pour plaire
à toutes les âmes sensibles. Le songe d'Asphalion est plein de naturel, de vérité
et très-riche de poésie : Fontenelle seul était homme à ne pas comprendre
l'instruction intéressante qui en résulte. Elle apprend à la classe la plus
précieuse, mais non la plus heureuse de la société, à ne point se bercer de
vaines illusions qui nourrissent l'oisiveté, mais a se livrer à l'industrie et
au travail, véritables sources des richesses.
IDYLLE XXII.
(71) Dans cette idylle, Théocrite s'élève à la plus haute poésie héroïque. Le combat de Pollux et d'Amycus est peint avec tant de vigueur et de vérité que nous ne savons si, dans la peinture du combat de Dorès et d'Entelle, Virgile est l'égal de Théocrite. Le discours de Lyncée réunit à la force des raisons le charme d'une douce sensibilité. En le lisant, on aime le héros qui le prononce ; dans le combat, on s'intéresse à lui, on tremble quand on le voit dans le péril, on s'indigne enfin de voir succomber le plus généreux et le plus sage.
(72) Les côtes où régna Sisyphe. Les côtes de la Céphalonie et d'Ithaque.
(73) Suivant la tradition commune, c'est Lyncée qui tua Castor, et Pollux vengea la mort de son frère.
IDYLLE XXIV.
(74) On sait que Junon avait retardé la naissance d'Hercule afin qu'Eurysthée vînt au monde avant lui.
(75) Trachinie, petite contrée de la Phtiotide en Thessalie, où était la ville de Thracys fondée par Hercule.
(76) Aspalathe, sorte de bois qui approche de l'aloès et qu'on emploie dans les parfums.
(77) Poliure, arbuste épineux qui croît en Afrique.
(78)
Achardus,
plante sèche, hérissée d'épines et dont la tige faible plie au gré des
vents.
IDYLLE XXV.
(79) En plusieurs endroits de cette idylle, Théocrite semble, avoir pris le ton et le style de l'Odyssée d'Homère ; il a surtout imité la scène d'Ulysse, déguisé avec son ministre Eumée.
(80)
Les
athlètes, au moment du combat, roulaient autour de leur bras gauche pour mieux
parer les coups une espèce de gallium (manteau).
IDYLLE XXVI.
(81)
"Théocrite,
dit M. Firmin Didot, avait probablement offensé par quelque raillerie des
acteurs ou des actrices d'une orgie licencieuse, faite sous le prétexte
d'honorer Bacchus, et redoutant la vengeance de quelques prêtres du dieu ou de
quelques prêtresses qui auraient bien pu imiter l'exemple de celles dont la
fureur mit en pièces Orphée, il crut devoir chanter la palinodie. Peut-être
est-ce un des morceaux qu'il avait composés en Egypte pour les combats sacrés,
où les poètes chantaient Bacchus et dont il est question dans l'idylle 17.
"
Quoi qu'il en soit, nous n'approuvons pas l'abominable superstition du poète,
qui ne rougit pas de nous présenter le plus odieux de tous les crimes, une mère
égorgeant son enfant, comme l'ouvrage des dieux.
(82)
Lentisque,
arbre résineux d'où découle le mastic.
IDYLLE XXX
(83) Nous dirons avec MM. Firmin Didot et Geoffroi qu'il est impossible que l'aimable berger de Syracuse soit l'auteur d'une pièce où la fausse galanterie est portée à l'excès et dont l'invention est aussi fade et aussi peu naturelle.
(84) Adonis, Adon, mot phénicien, signifie maître, seigneur. Ici ce mot désigne l'âme de la nature, le soleil ; Mars ou le sanglier représente ici l'hiver. Ainsi, Adonis tué par Mars, c'est le soleil tué par l'hiver.