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PREFACE ET INTRODUCTION
PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.
La traduction des Poëtes grecs que je
présente au public est l'oeuvre de plusieurs auteurs. Un volume composé
d'ouvrages aussi variés par la forme et par les idées ne pouvait appartenir à
une seule rédaction ; il lui fallait tout à la fois l'unité de direction
imprimée par une intelligence patiente et dévouée au travail difficile de
l'arrangement et le talent varié de plusieurs traducteurs s'exerçant chacun
sur un texte différent et le marquant au cachet de sa personnalité, de son
style, de sa manière. D'heureuses circonstances m'ont permis de faire ainsi :
des hommes habiles ont bien voulu se joindre à moi pour élever à la poésie
grecque un monument sérieux et durable. Qu'ils en acceptent ici tous mes
remercîment et qu'ils me permettent de faire ressortir en même temps leur
modestie et leur mérite.
M. Bignan se trouve, parmi tous ces brillans collaborateurs, le premier dans
l'ordre du volume. Ami de Dugas-Montbel, cet excellent traducteur trop vite
enlevé à la littérature, il a été son fidèle compagnon d'études ; il
avait longtemps lutté avec lui contre toutes les difficultés de la langue
grecque ; il en connaît toutes les ressources et tous les secrets. La
traduction inédite d'Hésiode, qu'il a bien voulu nous abandonner, est l'oeuvre
de plusieurs années de travail. Les notes seules, pleines d'une érudition
puisée dans les auteurs primitifs, dans les scholiastes les plus diffus et les
commentateurs les plus minutieux, prouveront tout ce qu'il a fallu de recherches
pour éclairer le texte d'Hésiode, si obscur par les sujets qu'il traite et par
la date reculée à laquelle se rapportent les différens usages des peuples
anciens.
M. Perrault-Maynand, helléniste distingué, connu par plusieurs ouvrages
devenus classiques dans l'enseignement, s'occupait depuis cinq ans d'une
traduction complète de Pindare. La première portion de son travail avait paru
en un volume in-80 ; elle renfermait la traduction des Olympiques avec le
texte grec, des notes et une version latine excessivement exacte. Ce volume nous
avait révélé la science d'un homme également habitué à toutes les
difficultés grammaticales de la langue grecque et à toutes les beautés de la
langue française. En même temps qu'il nous a permis de profiter des Olympiques
déjà publiées, il a terminé pour nous les Néméennes, les Isthmiques,
et les Pythiques, et nous a aussi donné une oeuvre complète bien
supérieure à toutes les tentatives de Chabanon, de Gin et de Tourlet.
Théocrite, Bion et Moschus sont dus aussi à des savans qui, comme M.
Perrault-Maynand, travaillent loin du tumulte, des événemens et des hommes,
retirés dans une ville dont la réputation est loin d'être littéraire. M.
Perrault-Maynand, traducteur de Pindare ; M. ***, traducteur de Théocrite ; MM.
Grégoire et Colombet, traducteurs de Bion, de Moschus et de Synésius, vivent
à Lyon. Leur dévouement aux études sérieuses mérite d'être récompensé
par la plus grande publicité, et nous espérons qu'on nous saura gré d'avoir
prouvé au monde savant qu'il est ailleurs qu'à Paris de nobles efforts dignes
d'être connus et encouragés.
Les Halieutiques d'Ossian appartiennent à M. Limes : il nous a
autorisés à reproduire sa traduction. Il n'était pas possible de faire mieux
; nous avons donc été heureux de pouvoir profiter d'une version aussi
élégante que consciencieuse.
Quant à moi, j'aurais désiré mériter un voisinage aussi redoutable, j'ai
essayé. Le premier en France j'ai tenté de traduire Orphée et de pénétrer
à l'aide d'une version exacte dans les mystères de cette civilisation
primitive. Les difficultés sont inextricables, et je ne me flatte pas de les
avoir surmontées. L'excellent discours préliminaire, héritage d'un savant
helléniste, Delille-Desalle, mort depuis longtemps, m'a été utile pour
résumer toutes les idées sur le problème encore indécis de l'existence
d'Orphée ; mais malgré ce secours et les notes d'Eschenbach et de Gessner, je
n'ose espérer d'avoir réussi dans une oeuvre presque impossible. Des travaux
plus agréables et moins difficiles sur Homère, Anacréon, Sappho, l'Anthologie
et quelques petits poètes complètent avec l'introduction ma part dans ce
volume. J'ai eu soin que l'introduction ne présentât que le sommaire d'idées
générales sur les caractères de la poésie grecque ; j'ai développé dans
les préfaces mises en tète de chaque poëte le caractère particulier de
chaque poëte et de chaque époque ; enfin j'ai apporté à ce volume tous les
soins de surveillance et de révision dont je suis capable ! Puissé-je ne pas
être resté au-dessous de ma tâche.
ERNEST FALCONNET.
Paris, 20 août 1838
INTRODUCTION
La poésie humaine, dans les temps anciens, a
surtout été représentée par deux peuples, le peuple hébreu et le peuple
grec. Ils se sont partagé les élémens de toute inspiration : à l'un, la
nature extérieure et ses charmes infinis, les harmonies du monde et ses plus
suaves mystères exprimés, comme ils étaient sentis, avec une expression
enthousiaste et habile à personnifier ; à l'autre, les symboles de la
divinité, l'héritage des traditions primitives accepté et conservé avec la
fidélité la plus religieuse, l'explication intelligente des imperfections de
lame et de sa faiblesse native. Ainsi les deux faces de la pensée sont
représentées par ces deux peuples ; leurs livres résument pour nous toute
l'antiquité : ils nous offrent des chefs-d'oeuvre et des modèles ; ils lient,
par une chaîne non interrompue et dont Rome a été le dernier anneau, le
développement des temps primitifs au développement des temps présens ; ils
reproduisent et expliquent les influences du climat, de la civilisation, des
idées ; ils réfléchissent dans leur caractère ces dissemblances si
marquées. Le génie de chacun de ces peuples, de sa langue, de ses habitudes,
de son origine se retrouve dans sa physionomie générale : chez l'un comme chez
l'autre, la supériorité est réelle ; l'empire étant partagé, chacun est
resté maître chez soi, sans égal ; en sorte qu'en réunissant ces deux
poésies, on formerait une magnifique unité du coeur et de l'intelligence
humaine : ce serait une belle médaille antique portant une double empreinte,
l'exergue du monde et le sceau de Dieu.
Les monumens de la littérature indienne ont bien la prétention d'une gloire
plus ancienne et plus complète, mais nous les connaissons à peine ; les
érudits en ont fait leur conquête : ces livres sacrés ne sont pas répandus
le cercle de leur publicité et de leurs admirateurs est restreint. Ils
appartiennent à une civilisation aussi avancée dans les intérêts matériels
que dans les manifestations de l'intelligence : cette civilisation, nous
l'ignorons encore, nous n'en arrachons qu'avec peine quelques lambeaux au
passé. Nous ne suivons pas de l'oeil tous les membres de ce grand corps que
formait la société indienne : une portion est dans l'ombre. Le temps,
l'éloignement et surtout l'étrange personnalité qu'on aperçoit dans cette
civilisation nous la rendent difficile à comprendre. Elle se prétend primitive
: il nous faut pour l'apprécier la retrouver complète ; nous ne pouvons
arriver à la connaître par analogie ou par comparaison : le sanctuaire de la
sagesse des brahmines est impénétrable aux yeux des modernes ; tous les
secrets d'une civilisation y sont cachés. L'Allemagne, l'Angleterre et la
France se sont mises à l'oeuvre ; mais nous attendons encore une intelligence
assez hardie pour déchirer le voile et nous guider dans cette initiation
mystique que nous implorons en vain.
Laissons donc de côté ces livres que nous ne connaissons que par quelques
traductions imparfaites. L'oeuvre de l'esthétique ne vient qu'après l'oeuvre
de la science, et l'oeuvre de la science n'est pas encore terminée. Comparons
seulement, dans une appréciation sérieuse, la poésie hébraïque et la
poésie grecque, car nous ne connaîtrons bien l'une que par l'autre. Nous nous
servirons de celle-ci pour éclairer les défectuosités de celle-là, et nous
voulons que notre appréciation porte un caractère net et formulé.
Chaque peuple a une qualité dominante,
sa littérature la reproduit ; elle s'empreint dans ce moule de la manière la
plus parfaite ; elle la représente toujours avec une scrupuleuse fidélité :
du jour où elle ne la représente plus, elle meurt. C'est une loi de
l'organisation des sociétés de développer activement cette qualité ; poëtes
et philosophes travaillent à cette oeuvre, et les législateurs eux-mêmes sont
dominés malgré eux, à leur insu, par l'ascendant de cette faculté
souveraine. Les peuples sont comme les individus, ils apportent sur la scène du
monde vices et vertus : ils sont frères, mais ils ne se ressemblent pas.
Ainsi, et nous aurons occasion de le prouver plus tard, ce qui distingue les
Grecs, c'est une certaine clarté qui se répand de prime jet sur toute leur
civilisation, sur toutes leurs oeuvres : dans la pensée, elle se produit par
une inspiration d'abord chaleureuse et compréhensive, plus tard artificielle
mais habile ; dans la philosophie, elle adopte comme la plus vulgairement
intelligible cette science de la morale qui se traduit pour tous et par tous ;
dans l'éloquence, elle est toujours élégante dans l'ensemble et fleurie dans
les détails ; dans l'architecture, elle a des coupes droites qui, par
l'ensemble des lignes, se détachent brusquement sur le ciel, mais
s'épanouissent en détails des plus gracieux ornemens. On sent dans toute cette
vie une atmosphère chaude, un mouvement facile, une volupté jetée au dehors
et modérée par l'intelligence. Ce caractère se retrouve partout dans les
oeuvres de la Grèce. Tout ce qui y échappe est exception.
Les Romains au contraire possédaient surtout une appréciation poétique
universelle : ils faisaient ce qui est utile. La poësie leur vint, tard : à
quoi leur eût-elle servi ? Les lois, ils les prirent
à la Grèce, ils les façonnèrent à leurs nécessités, mais ils ne les
subirent que quand l'heure fut venue. Cette ancienne civilisation étrusque,
dont ils auraient dû être les heureux héritiers, ils l'effacèrent tout
entière. Peuples neufs, peuples durs et nés pour la guerre, ils se créèrent
par la conquête, ils eurent le sol par la conquête, des femmes par la
conquête, des lois par la conquête, de la poésie par la conquête : la Grèce
asservie leur inspira ses chants. Ce peuple avait un grand égoïsme légitimé
et sanctionné par une grande force de raison.
Le peuple hébreu est surtout le représentant d'une idée, l'éternité : il
porte dans son histoire, dans son style, dans ses traditions une profondeur
toute prophétique ; chaque fait y révèle une double signification, l'une
matérielle et présente, l'autre symbolique et d'avenir. L'existence et le
sentiment de ce peuple se rattachent moins au passé qu'au présent, qu'à
l'avenir surtout. Fier d'une promesse qu'il avait inscrite dans sa religion, il
aspirait vers son parfait développement ; et dans les langes de ses premières
années, il lui avait été donné de sentir sa civilisation future. Son passé
n'était point, comme celui des autres peuples, le trésor des simples
traditions, des souvenirs poétiques, mais c'était surtout le grave sanctuaire
d'une constitution divine et d'une alliance éternelle. Dieu avait passé par
là. Le merveilleux livre de la Genèse, bien qu'écrit et coordonné par Moïse
à une époque déjà postérieure, présente partout le cachet du monde
primitif, dont les traces se retrouvent dans chacune des syllabes qui le
composent ; il dévoile le grand mystère de l’homme, il renferme la clé de
toute révélation : c'est l'Évangile de l’ancienne alliance.
Chez les Grecs, l'idée d'éternité était séparée de la vie active ; admise
par quelques philosophes dans les enseignemens d'une doctrine sévère, elle
était isolée de toute autre idée : c'était une méditation solitaire,
abandonnée à quelques-uns, ne fécondant rien autour d'elle, ralliant à peine
quelques rares intelligences. La personnification avait tort envahi ; la poésie
imitative avait asservi et maîtrisé toute tentative d'apothéose idéale.
Socrate prêchait une âme immortelle ; il but la ciguë car il venait faire une
révolution dans les doctrines. On hésitait en face de cette croyance, on
marchandait avec elle ; on permettait à l'âme d'exister avec la migration,
avec la métempsycose, mais on lui niait l’immortalité, l’éternité. Les
doctrines allaient jusqu'à l'erreur ; elles s'arrêtaient là. Les vérités
étaient rares au temps ancien, et cette morale, qui est devenue aujourd'hui le
lait de la jeunesse, reposait dans un secret plein de ténèbres, sondé
seulement par des esprits spéculatifs et supérieurs.
Dans le développement du peuple hébreu, au contraire, l'idée d'éternité
était étroitement liée à la vie, au passé merveilleux de la nation, aux
promesses plus magnifiques encore de son mystérieux avenir. La législation
fondée par Moïse ne se développa presque jamais dans une complète réalité
; les temps de l'existence réelle des Juifs sont courts, car l'invasion des
opinions, de la civilisation et de la langue des Grecs fut rapide parmi eux ;
les dominations étrangères leur inspirèrent successivement des doctrines et
des croyances qui altéraient leur dot sacrée, mais cependant nous pouvons dire
que l'existence de ce peuple fut celle d'un peuple élu, privilégié, et
qu'elle se rattacha d'une manière prophétique à un avenir qui fut accompli.
Et ceci se retrouve dans ses livres divins ; l'expression y est continuellement
dictée par le culte ; les comparaisons mystiques y abondent. La nature
extérieure est invoquée comme hommage à la nature divine : Dieu s'explique
par le monde. C'est le but de toute l'inspiration. La religion qui en ressort
est toujours sévèrement morale, basée sur une foi inaltérable et héroïque
en la Providence, c'est une théocratie perpétuelle, transmissible, animant et
ordonnant tout dans la vie, c'est un ensemble de prescriptions sévères,
impérieuses, non pas enveloppées dans une philosophie qui disserte gravement
des attributs de Dieu, bâtit des démonstrations sur des argumens subtiles et
parvient à la vérité en s'appuyant sur des moyens artificiels, mais inspirant
une crainte filiale et un amour immuable en Dieu par une alliance
inébranlablement solide et la relation vivante, perpétuelle et inspirée.
La littérature des Hébreux porte donc surtout ces deux qualités distinctes,
moralité et divinité. L'ensemble et les détails sont pareillement illuminés
de cette puissante nature. Ainsi ses livres représentent un tabernacle
grandiose couronné de l'auréole des douze petits prophètes, flamboyant à ses
quatre angles de ces torrens enflammés de prophéties jetées par les quatre
grands prophètes. Les livres historiques témoignent encore de l'intervention
divine ; ils nous montrent dans leur ensemble les égaremens, les épreuves et
les voies miraculeuses du peuple élu, secouant par fois les ordres d'en haut et
se courbant bien vite ensuite sous la crainte salutaire. Les histoires
particulières, les légendes hébraïques, qui d'après le point de vue
ordinaire et littéral ne formeraient qu'une partie accidentelle et purement épisodique
du tout, comme le livre de Ruth, celui d'Esther et de Tobie, nous montrent
encore l'action réelle de la Providence sévère et bienveillante sur les
personnes isolées ; ils viennent ainsi se rallier au grand livre de la vie du
peuple hébreu, lui servir de commentaire, présenter la même idée dans une
sphère plus restreinte et sous un vêtement symbolique. Ce tronc nerveux des
livres divins, qui porte tant de fruits dans leurs fleurs, enfoncé aussi dans
la terre par les fortes racines de la Genèse, lève vers le ciel les rameaux de
ses prophéties et domine de son ombre toute cette abondante et luxurieuse
végétation de cantiques qui grandit à ses côtés. Ces hymnes, aspirations
ardentes de foi et d'amour, s'élancent comme un triple rejeton, audacieux et
portant haut la signification de leurs idées. Le livre de Job complète
l'obéissance à la loi divine par la patience et la foi ; les livres de Salomon
annoncent les mystères de l'amour divin, et les proverbes présentent les
paroles sévères de la morale ordinaire. Tel est l'ensemble de la littérature
hébraïque : elle est toute renfermée dans les livres saints. Procédant de
l'unité de Dieu, elle arrive à l'unité de la doctrine ; toutes ses portions
se groupent dans une même tendance. C'est le résumé sublime d'une
civilisation isolée, sérieuse, qui a grandi sous l'influence de la théocratie
et lui doit ses plus glorieux développemens.
La littérature grecque est plus universelle, plus éparpillée, adonnée à la
forme et à l'expression, mais ne reconnaissant aucune pensée dominante. Elle
procède de l'inspiration des hommes et de l'inspiration des événements ; mais
les hommes et les événemens ont un caractère purement accidentel. Un poëme
vient après un poëme ; entre eux il n'y a pas de liens. Les croyances étaient
indécises et mobiles. Deux parts se trouvaient dans le paganisme : l'une
secrète, dévoilant les idées qui se cachaient sous les formes, initiant aux
doctrines par les mystères si profondément significatifs d'Éleusis et les
sages oracles de Delphes ; l'autre publique, vulgaire, divisant les vices et les
vertus, faisant des dieux de tous les penchans humains, peuplant l'Olympe de
divinités passionnées, irritables, faibles, amoureuses ou sages, faisant ainsi
des cieux une reproduction fidèle de la terre.
Cette dernière religion, aidée parle climat, par l'exaltation naturelle aux
Grecs, par l'ignorance, qui voyait dans chaque phénomène une apparition, le
jeu d'une divinité, se reproduit tout entière dans les oeuvres des poëtes. On
entrevoit bien parfois comme un souvenir lointain de la civilisation asiatique ;
les traditions de cet âge antérieur se produisent vaguement dans quelques
génies primitifs, mais elles disparaissent promptement ; elles sont étouffées
par cette végétation luxuriante des images, cette exubérance gracieuse de la
forme ; le mouvement des esprits se livre à sa tendance naturelle : la
civilisation devient spontanée, aimable, indépendante des autres nations. Ils
ont bien, il est vrai, dans le principe et d'après leur propre témoignage,
appris des Phéniciens l'art de l'écriture ; ils ont emprunté aux Égyptiens
et à d'autres nations de l'Asie les premiers élémens de l'architecture et des
mathématiques, beaucoup d'idées philosophiques et d'arts nécessaires à la
vie ; ils ont d'ailleurs des héros d'une existence problématique qui leur sont
communs, des traditions à peine modifiées qui établissent la parenté des
deux peuples ; mais ce ne sont que des traces fugitives et éparses effacées
par le temps, peut-être aussi par l'orgueil national, des souvenirs à moitié
éteints que l'intelligence seule des philosophes modernes a pu rallumer pour
éclairer la route des recherches philologiques ; encore ne peut-on en oser
qu'une induction vague et générale : c'est une
preuve assez indécise de l'origine commune des peuples ; c'est le berceau du
développement de l'esprit humain. Mais s'ils ont appris des étrangers, s'ils
leur ont emprunté, ils ont bien vite appliqué toute leur industrie à
l'amélioration et au perfectionnement : peuple imitateur et surtout spirituel,
ils ont saisi en toutes choses la surface brillante ; ils ont fait de toutes les
notions isolées un ensemble complet ; ils ont apposé à leur oeuvre un tel
cachet de personnalité qu'à première vue, au lieu d'admirer la réalité de
leurs conquêtes, on s'éprend d'amour pour une civilisation qui semble leur
appartenir tout entière.
Nous devons dire aussi que la vanité nationale ne joua pas seule un rôle actif
dans ce travestissement des premières idées, dans ce déguisement de l'origine
: l'ignorance et l'erreur ont pu y être pour beaucoup. Les vestiges des
traditions asiatiques se sont glissés dans la société grecque ; les arts et
les sciences les ont adoptés, mais à leur insu. Habitués à voir ses
étrangères vêtues à leur façon, ils les ont laissées se mêler à eux ;
comme ces hommes d'une nation éloignée, qu'on accueille d'abord avec une
généreuse hospitalité et qui plus tard mêlent leur sang et leurs idées au
sang et aux idées de leurs hôtes. Une race nouvelle reçoit le baptême de la
vie ; son teint, son accent, trahissent encore une origine différente ; mais
nul ne songe à la lui reprocher ; elle a acquis des temps et des événemens le
droit de cité et de fraternité. C'est ce qui est arrivé aux Grecs. Les
monumens de l'antiquité orientale la plus reculée leur étaient pour la
plupart inconnus ; il vint une époque où ils en découvrirent avec surprise
quelques restes : leur joie égala leur étonnement ; la vivacité de leur
imagination s'en empara ; et ce fut un malheur pour eux, car cette origine
asiatique, qui leur apparaissait comme une lueur subite sans qu'ils pussent bien
s'en rendre compte, les éblouit entièrement. Ils perdirent de vue l'harmonie
de leur civilisation, représentée par leurs moeurs et leur philosophie. Ceux
même d'entre eux qui avaient étudié l'Orient, qui en avaient aspiré quelques
idées, quelques croyances confuses et environnées de l'obscurité des mythes,
ignoraient la généalogie de ces idées, souvent enfermées dans un mot. Ces
mots (fata) étaient mystérieux pour les anciens : individus à longue
vie, qui voyageaient dé siècle en siècle et souvent d'un bout du monde à
l'autre, ils portaient en eux tout le secret d'une religion ; les hommes les
plus avancés, ceux qui sur la foi du passé prophétisaient l'avenir, Platon
lui-même, ne pouvaient remonter jusqu'au véritable point de départ de
l'espèce humaine, y retrouver à sa source le principe et l'unité de toute
société et de là suivre les ramifications multiples de l'arbre du genre
humain. Nous seuls, grâce à l'étendue de nos connaissances ethnologiques et
philologiques, pouvons suivre les traces de ces origines asiatiques, en marquer
le passage dans les traditions et la civilisation des Grecs, les rapprocher les
unes des autres, les réunir, les comparer, reconnaître leur influence,
en former un tout et connaître ainsi tout à la fois la belle unité qui est
particulière à la civilisation grecque et les causes qui ont rendu sa
littérature multiple et dominée par des idées souvent mobiles, appartenant à
un ordre différent.
Une autre cause importante et qui réagit sur les productions des poëtes grecs
se rencontre dans le caractère successif de leur constitution ; nous devons la
signaler, parce qu'elle explique plusieurs oeuvres remarquables et fait
comprendre les temps antiques.
La différence des peuples primitifs repose surtout dans l'organisation des
castes et des rangs. On constate leur souche commune par le principe qui domine
leur organisation ; c'est une pierre de l'ancien édifice des sociétés avant
leur dispersion retrouvée parmi les ruines et qui fait l'angle apparent d'une
société plus récente. C'est ainsi que les Égyptiens étaient surtout un
peuple de prêtres, non qu'on y trouvât point d'autres castes reconnaissables
par leur isolement, mais chez eus tout s'humiliait devant le sacerdoce comme
principe dominateur : l'esprit et l'influence des prêtres étaient
prééminens. Dépositaires des leçons et de la sagesse des anciens, ils se les
transmettaient et acquéraient ainsi une juste puissance dans l'état. Les
livres sacrés des Indiens nous montrent le même système, la sagesse et la
morale confiées aux brahmines ; les Juifs nous offrent le spectacle d'une
théocratie complète. Dans notre Occident, ce caractère sacerdotal anime toute
l'organisation sociale des Étrusques : les premiers temps de l'histoire de Rome
sont même empreints de l'influence de ce principe ; seulement il prend une
direction différente : il dévie à une certaine date, quand les patriciens
surent unir, entre leurs mains, aux priviléges sacerdotaux le pouvoir
supérieur de juges et de chefs militaires. D'autres nations, issues d'une
souche identique, annihilèrent l'action sacerdotale et développèrent la
prééminence d'une autre caste. Ainsi les Perses, les Mèdes et
postérieurement les Germains peuvent prendre le nom de peuples héroïques par
la puissance qu'ils laissèrent se concentrer dans la classe des guerriers et
des nobles. Viennent ensuite les Grecs, qui réunissent ces deux principes, prennent
le milieu entre ces deux grandes divisions et par la suite des temps revêtent
tour à tour le caractère particulier à chacune d'elles. L'époque héroïque
des Grecs fut aussi précédée d'une époque sacerdotale. Tous les anciens
mythographes et les historiens, quelles que soient les conjectures qu'ils
exposent, s'accordent pour placer confusément dans le fond du tableau de la vie
joyeuse, animée, mêlée d'aventures et de passions des Grecs plus modernes ;
une race primitive de Pélasges, toujours sérieux et méditant, dans le calme
d'un état avancé, leur théorie religieuse de l'humanité.
Par ce nom de Pélasges et sa signification étymologique, nous pouvons entendre
ou les anciens peuples du pays ou les vieillards des tribus. Ainsi les temps
héroïques d'Homère sont déjà une seconde époque, et la première
organisation sociale de la Grèce, celle qui lui est antérieure, ressemble
surtout à celle des Égyptiens, des Asiatiques ou des Étrusques. Les doctrines
sacerdotales et symboliques des Pélasges vécurent longtemps encore, mais
cachées et restreintes dans le cercle étroit des mystères ; leur célébrité
était grande, une vénération tremblante s'attachait à elles, et les élus
qui en recevaient le dépôt sacré, le transmettaient par l'initiation. Elles
n'eurent jamais leurs historiens, mais elles eurent leurs poëtes (1) ; les
nuages des temps se sont joints aux nuages des doctrines, et nos connaissances
sont trop incertaines pour préciser les dates, les faits et les lieux. La
tradition par laquelle nous connaissons les poëtes qui florissaient longtemps
avant la composition des chants héroiques de Troie et avant Homère commence
par Orphée qui n'était pas Grec, et appartient à cette époque sacerdotale et
à cette théogonie toute symbolique des temps primitifs. Voilà un point que
nous entrevoyons dans l'horizon éloigné et obscur de la poésie grecque :
c'est l'époque la plus reculée, c'est l'époque de la première poésie, c'est
l'époque d'Orphée.
(1) Les recherches de M. Petit-Radel sur les constructions pélagiennes ont étendu le cercle des connaissances acquises sur ce peuple.
Plus tard, le développement de la civilisation
grecque se fait par d'autres élémens, par des circonstances d'une autre
nature. Un principe ayant fait son temps, il est remplacé ; il en est des
idées comme des hommes : elles passent, et la génération oublieuse conserve
à peine leur souvenir. L'antique et étroite constitution sacerdotale des
Pélasges fut rompue par la nouvelle race turbulente de ces Grecs si vifs et si
avides de combats. Ils viennent après elle, brisent les premiers liens et
l'effacent tout entière. De nos jours, il ne nous est pas possible de rebâtir
cet ordre social à l'aide des données historiques. Une époque a tué l’autre.
Nous connaissons sa mort sans connaître sa vie : c'est la seconde époque de la
civilisation grecque, l'époque héroïque.
Celle-là nous est récitée tout entière par les rapsodes : Homère la
commence et Hésiode la finit. Dans les oeuvres de celui-ci se trouve un poëme
didactique, les Travaux et les Jours, qui trahit déjà l'avenir d'une
crise dans cette société : les besoins matériels, développés par la guerre
et les rapines, demandent à être satisfaits, le luxe est devenu une
nécessité, l'élégance gracieuse de la vie remplace les appétits grossiers
et avides ; les grandes familles héroïques disparaissent, elles sont
débordées de tous les côtés par le commerce : ses progrès envahissent et
nivellent toute aristocratie, ils se multiplient par les nombreuses
constructions des villes dans un pays essentiellement maritime. Les traditions
de la poésie restent seules comme héritage des temps héroïques ; leur
suprématie politique réelle s'anéantit. Alors nous apparaît un
développement intellectuel tout a fait libre et indépendant : nulle influence
ne pèse sur lui ; il n'est pas resserré dans le cadre étroit mais brillant de
la théocratie de l'Orient ; il ne la dirige pas, connue chez les Romains, dans
un but politique : il est isolé de tout contact, de toute utilité ; il est
fier et agit hardiment dans toute cette liberté conquise ; il n'a plus d'autre
mobile que l’impulsion naturelle des besoins de l’intelligence. Les arts et
les sciences, la poésie et la philosophie vivent alors par eux-mêmes : ils
sont parce qu'ils sont indépendans de l'état et du sacerdoce, ils forment une
puissance à part, puissance multiple, puissance active, puissance redoutable
qui n'obéit à aucune idée.
Dans cette troisième époque il est des événemens principaux qui nous servent
à expliquer les modifications de la poésie grecque.
Ils tiennent à la gloire nationale, à l'histoire de la Grèce ; mais il faut
les comprendre pour bien les apprécier. Le premier est la guerre des Perses,
dans laquelle les Grecs luttèrent pour la liberté de leurs foyers contre une
puissance colossale, mais peu appréciée de sa nature. Cette guerre fut propice
par ses résultats matériels et bien plus encore par les avantages moraux qui
en ressortaient. L'unité se fit un instant parmi eux : le danger les réunit et
les resserra. Un élan sublime anima la poésie pour chanter le triomphe, et le
vertige qui suivit la victoire aida aux arts et aux sciences. La nationalité
fut plus forte et plus vivace que jamais ; elle se produisit hardiment dans les
couvres de l'imagination ; elle fut pendant quelque temps le but des poëtes.
Les conquêtes d'Alexandre forment ce second événement, qui ne devait avoir
qu'un seul reflet dans les fastes de l'histoire humaine de nos jours. Le héros
entraîne à sa suite, avec les armées grecques, l'élément et le caractère
de leur civilisation ; il remue sur le sol de l’Asie les idées et les
institutions et les hommes ; il mêle deux natures, il rapproche deux mondes :
il unit l’Europe à l’Asie. Envoyé de Dieu, il joue le premier le rôle de
conquérant ; il confond les nations, il défait les limites des empires, il
crée des provinces là où se trouvaient des royaumes, il détruit et fait un
chaos que les idées intelligentes de la Grèce devaient féconder pour
l'avenir. Dans le cercle ainsi tracé de la supériorité de la Grèce, son plus
beau temps, celui où la civilisation se développe par le commerce, parla
philosophie, par la littérature, par la poésie, par tous les chefs-d'oeuvre de
l’intelligence humaine, est compris dans le court intervalle de trois siècles
environ, qui se sont écoulés de Solon à Alexandre.
Solon favorisa surtout la liberté de pensée ; il l'activa, et par la
souveraine protection dont il l'ennoblit, il excita toutes les oeuvres à se
produire. C'est de lui que date toute la gloire d'Athènes, devenue centre de la
civilisation grecque. Jusque-là les Grecs possédaient bien des chants
destinés à soutenir leur courage pendant les guerres, à réveiller le
sentiment patriotique ; des poëmes de joie, d'amour ou de colère ; les livres
homériques existaient, mais ils n'étaient pas réunis : il les arracha
à l'oubli et aux infidélités d'une transmission orale, les fit plus
généralement connaître et assura leur immortalité en les faisant rédiger
par écrit. La poésie lyrique fait entendre ses plus doux chants ; la poésie
dramatique rejette ses langes et représente de nobles passions en un noble
style ; les poëtes didactiques et moraux renferment dans des vers des pensées
ingénieuses et profondes : la poésie est appelée au service de la
philosophie. Les philosophes ioniens de l'école de Thalès expriment leurs
doctrines dans des sentences simples, judicieuses et souvent revêtues d'une
expression très-pittoresque : c'est l'âge d'or de la poésie grecque, mais il
est bien court ; il finit à Alexandre. Démosthènes fut le dernier écrivain
influent sur ses compatriotes, excitant leur énergie au profit de leur
indépendance ; il les poussa aux armes ; il engagea la lutte de la liberté
contre l'oppression ; il y laissa sa vie. Depuis lors les Grecs restèrent un
peuple spirituel et civilisé : cette fleur exquise du langage, cette urbanité
de manières, devenue proverbiale, furent encore leur privilège. En Égypte,
sous les Ptolémées, ils devinrent même plus savans et plus profonds qu'ils ne
l'avaient été sous le beau ciel de la Grèce ; mais l'idée inspiratrice de
leurs efforts, ce qui donnait la vie et l'enthousiasme à leurs chants,
n'existait plus : ils ne formaient plus une nation.
Telle est la littérature grecque : adoptant toutes les formes, toutes les
idées ; reproduisant surtout la nature extérieure, dominée parfois par un
sentiment d'amour de la patrie et de la liberté, rarement par l'idée de Dieu ;
appelant les rhythmes les plus suaves et la musique d'une langue harmonieuse et
accentuée à l'aide des impressions ; fille hautaine et indépendante de la
forme du gouvernement, vivant par sa force et sans le secours des émotions
politiques, sans le secours de ces grandes idées divines qui ont fait vibrer la
lyre des prophètes à une date différente, avec un peuple différent,
absolument semblable à la poésie italienne, qui peint pour peindre, qui chante
pour chanter et qui rarement se hasarde à faire de Dieu ou de la société le
principal sujet de ses poëmes.
L'influence de la littérature grecque doit donc être plus forte et plus
générale que celle de la littérature hébraïque. Comme elle fait résonner
les cordes de sa lyre, toutes les émotions tour à tour, elle était appelée
à jouer un grand rôle dans l'éducation des peuples nés et élevés plus tard
que le peuple grec.
La littérature latine elle-même ne fit que reproduire, calquer servilement
tous les chefs-d'oeuvre de la Grèce. L'imitation fut complète, parce que la
supériorité de la Grèce fut de suite reconnue et constatée. Dès que les
Latins eurent connu cette langue d'Homère si douce, si harmonieuse, si
merveilleusement propre à reproduire les inspirations les plus suaves et les
plus grandioses, eux, qui ne connaissaient jusque-là que le rude axiome
d'Ennius, s'éprirent d'amour pour toutes les qualités réunies de ce beau
langage : dès lors ils avouèrent l'impuissance et l'âpreté de leur langage,
ils empruntèrent à la langue grecque des expressions qui leur manquaient. La
grâce du style attique leur parut digne d'envie, et ne pouvant l'atteindre, ils
en rejetèrent la faute sur leur langue sourde, pauvre, sèche, difficile à
manier, sans délicatesse et sans harmonie, cette langue qui, de l'aveu de
Quintilien, ne peut sous le rapport de l'élocution présenter une ombre
d'imitation (1. 12, c. 10). Les auteurs supérieurs de la littérature latine,
les hommes qui voulurent développer leur talent de style, essayèrent de
traduire du grec en latin : c'était pour eux une manière d'acquérir celle
abondance et cette facilité d'élocution qui leur manquaient ; en outre, ils
reconnaissaient aux orateurs grecs cet art d'éloquence qu'ils possédaient
vraiment, et qui consiste dans l'habile disposition des choses. Aussi L.
Crassus, dans ses livres de l'Orateur, disait qu'il s'y était souvent
exercé ; Cicéron le recommandait expressément en son propre nom, il joignit
même l'exemple au précepte, il traduisit les ouvrages de Xénophon et de
Platon, et ce fut par cette lutte hardie entre la mélodieuse délicatesse de la
langue grecque et l'aspérité du style latin, qu'il parvint à conquérir ce
nombre harmonieux de la phrase et cette habile et délicate disposition des mots
à laquelle il a donné son nom. Messala, qui laissa parmi les Latins une si
grande réputation, traduisit aussi plusieurs oraisons grecques, entre autres
celle d'Hypéride pour Phryné. Quintilien nous cite cette traduction comme
un modèle de traduction intelligente et hardie.
Si nous voulions prouver par de nombreux exemples que la littérature latine
tout entière a rendu hommage lige à la littérature grecque, il n'est pas de
grand nom illustre chez les Romains qui ne pût nous en fournir une preuve
éclatante. Outra les traductions de Xénophon et de Platon, publiées par
l'orateur romain, nous devons encore mentionner celle que Cicéron avait faite
des Philippiques de Démosthènes, monument précieux qui ne nous est pas
parvenu et qui aurait pu nous faire comprendre la marche et les progrès, de ce
talent prodigieux. Virgile, sans compter ses continuels emprunts à Homère, a
traduit tout son second chant de l'Enéide de Pisandre, poëte grec,
lutte ambitieuse de beautés où la victoire reste si souvent au père de la
poésie grecque. Properce nous dit qu'il initiait les Latins aux choeurs sacrés
de Callimaque et de Philètes (liv. 3, él. 1) ; Catulle copie Sappho et
Callimaque ; Térence résume tous les poëtes grecs et surtout Ménandre ;
Horace imite chaque pièce et souvent tous les vers d'Alcée, de Pindare,
d'Anacréon.
Tel est le rôle que la littérature latine fut obligée de sabir pour s'élever
jusqu'aux chefs-d'oeuvre qu'elle a produits. Elle fut toujours un reflet d'une
littérature étrangère : aussi elle ne fut pas utile ; elle ne conserva aucun
des élémens primitifs qui constituent une nation, elle n'eut pas de caractère
particulier : aucun lien ne la rattacha au passé, elle servit de refuge à
aucune tradition : elle dénatura l'idiome peur l'améliorer et transporta à
Rome ces moeurs de la civilisation grecque, douce et molle ; elle effémina
l'Italie pour la livrer plus tard sans force et sans courage aux hordes du Nord
qui venaient régénérer par le sang cette vieille race abattue.
En reconnaissant combien la littérature romaine a imité la littérature
grecque et l'a servilement reproduite, nous devons cependant admettre dans
quelques-unes de ses productions et dans quelques-uns de ses auteurs une pensée
dominante et placée en dehors de l'influence étrangère ; mais pour la saisir
et la comprendre, pour préciser les rapports et les différences qui existent
entre ces deux littératures, il nous faut
tracer les phases principales de leur développement ou du moins faire saillir
en relief leurs traits caractéristiques.
Toutes les nations qui entrent tard dans l'histoire du monde reçoivent des
valions civilisées avant elles et à titre d'héritage une grande partie de
leur culture intellectuelle ; ce n'est point une transmission opérée d'une
manière directe : le peuple qui impose et le peuple qui reçoit cette influence
l'ignorent également ; ils obéissent à une loi éternelle qui opère la
fusion des races et des individus part des rapports mystérieux. La fraternité
de l'espèce humaine se prouve par celte nécessité du contact ; elle est
imprévue, elle se révèle brusquement et par une vive commotion ou bien elle
marche par des voies détournées ; elle ne heurte aucune idée reçue, aucune
forme d'état déjà accomplie : elle s'avance graduellement et se dévoile
quand elle est arrivée. Ainsi un esprit supérieur aurait-il la conscience de
l'influence d'une nation étrangère sur sa nation, il ne peut s'arrêter :
toute l'énergie de son âme, toute la force de son esprit, toute l'activité de
son intelligence s'useront inutilement à ce labeur. Il sera bien donné à ses
nobles efforts une certaine récompense : c'est de pouvoir s'arracher, lui, lui
seul, à cette domination hardie et despotique ; mais nul autre ne le suivra
dans son isolement. L'intelligence d'un homme ne peut pas avoir raison contre
l'intelligence d'un peuple. Cet égoïsme d'une nation, qu'on appelle
patriotisme, a des bornes réelles : il arriverait à l'erreur par l'exaltation
ou à l'avilissement par les préjugés. Pour comprendre et pour reproduire, un
peuple doit donc s'aider des progrès d'un autre peuple. L'imitation dangereuse,
l'imitation qui tue, c'est celle qui, au lieu de saisir et de s'assimiler.
L'extension et la vie générale de l'esprit, suit avec anxiété les formes
d'art particulières à une nation et qui conviennent rarement à une autre ;
c'est celle qui veut mettre l'artifice à la place de la nature, qui veut
produire ce qu'un autre a produit et comme il l'a produit.
Ce reproche peut s'adresser en partie à la littérature romaine. Elle semble
avoir négligé les antiques traditions nationales et patriotiques, avoir
vainement cherché à imiter certaines formes étrangères qui arrachées au sol
natal paraissent toujours froides, sans force et sans vie, ou n'ont du moins
qu'une vie misérable, étiolée et superficielle comme ces plantes qui
croissent dans nos serres chaudes. L'homme qui veut agir sur sa nation, qui
impose à son génie une mission d'utilité peut bien s'élever et s'enrichir
par l'aspect du haut degré et de la perfection où l'art et la pensée,
l'esprit et le langage sont parvenus chez les autres peuples ; mais il doit
s'arrêter là; il ne doit transplanter dans son pays aucune de leurs formes
particulières, il doit laisser à chacun sa physionomie personnelle.
La littérature romaine au contraire a pris une couleur et un vêtement grecs;
ce qu'elle a gardé d'individuel, c'est ce qu'elle avait au fond du coeur. Rome,
ce grand centre du monde, se retrouve dans toutes ses oeuvres. Le peuple-roi
avait conscience de sa dignité et de sa supériorité imposante. La diversité
de but n'existe pas dans les ouvrages de ces grands écrivains. Rome aimait les
applaudissemens; elle avait besoin qu'on lui parlât d'elle-même, qu'on louât
sa gloire présente, son char triomphal conduit au Capitole par les victoires,
suivi d'esclaves tète baissée, pieds nus et chargés de fers; elle voulait que
tous lui fissent escorte , chantant sur des rhythmes divers toutes les
glorieuses actions, tous les nobles développemens de sa force intérieure et
égoïste. L'idée de la patrie, l'idée de l'aigle romain, maître du monde et
prenant le monde dans ses serres impériales, animait toutes les intelligences,
se trouvait dans tous les ouvrages, était au fond de toutes les pensées et de
tous les livres : c'était là l'esprit vital de leurs compositions.
L'intelligence particulière se mettait au service de sa patrie ; le génie de
l'homme se courbait devant le génie du peuple; nul n'écrivait pour sa propre
gloire, pour sa louange, pour se prélasser dans l'orgueil d'avoir fait un
livre. Au-dessus de toutes les idées, de toutes les inspirations, de toutes les
doctrines, de toutes les recherches historiques, planait cette grande figure de
la cité romaine fortement constituée par la famille, enlaçant tous les
individus dans des lois nerveuses, commandant à ses propres lits par la
terreur, allant chercher au loin les trésors étrangers et le luxe des formes
étrangères, mais ne permettant à aucun de
mettre ces formes et ce luxe au service et à la louange d'une autre gloire que
sa propre et immense gloire.
Le poëte et l'écrivain de génie doivent mettre dans toutes leurs oeuvres la
même pensée, la reconnaître et la servir par toutes leurs actions et par tous
leurs livres. De même que le sculpteur inspiré par une grande idée qui
remplit toute son existence se laisse absorber par elle, rompt avec toutes les
autres et met dans chaque bloc de pierre, dans chaque statue la personnification
de cette idée génératrice, la fait vivre sous toutes les formes, la féconde
dans toutes ses inspirations, se dévoue à elle et ne la quitte qu'à la mort
de même l'écrivain de génie est sous le joug d'une idée qui lui est
entièrement propre et qui devient pour lui le centre de toutes ses études, de
tous ses travaux, de toutes ses méditations ; la forme n'est plus qu'une
expression : il se saisit de toute forme, il en fait une parure pour son idée :
c'est là ce qu'ont fait les Romains, c'est ce qui les distingue des Grecs.
Comparons les grands poëtes des temps florissans de la Grèce, Eschyle,
Pindare, Sophocle, Démosthènes, Hérodote et Thucydide, les premiers des
historiens, ou Platon et Aristote, ses deux plus grands et ses deux plus
profonds penseurs, et nous trouverons dans chacun d'eux une idée personnelle,
une idée qui est tout pour lui et que réfléchissent toutes ses productions.
Ainsi Homère nous présente dans la plénitude de leur développement les
preuves les plus manifestes de la force de l'imagination poétique dans les plus
beaux temps de l'époque héroïque, et ce n'est certes pas là l'effet de
l'art, le produit du travail : c'est le résultat d'une heureuse perfection,
fille d'une grande puissance naturelle. Chacun des autres grands écrivains nous
montre une manière de penser différente, une méthode d'exposition qui lui
appartient, une forme qui lui est particulière, un style et souvent même une
langue à lui, en sorte qu'en entrant dans ses oeuvres en sent l'air d'un monde
nouveau, d'une nature nouvelle et inconnue auparavant. Aristote nous montre le
sommet et la circonférence de toutes les choses que pouvaient éclairer les
lumières naturelles de l'antiquité, soit par la force de la pensée, soit par l'expérience scientifique. Les poëtes dramatiques ont saisi l'expression
de la vie morale des anciens ; le caractère,
le sentiment, les émotions titaniennes des hommes primitifs nous apparaissent
en leurs tragédies. Ils n'ont point l'harmonie des formes, hormis Sophocle,
mais ils la colorent d'une teinte locale et individuelle qui la rend
inappréciable à toute autre époque ou dans tout autre lieu. La classe qui
saisit la profondeur de leur sens est restreinte ; ils ne sont pas, comme
Aristote et Homère, universels et compris, mais toute l'expression d'une
certaine antiquité se trouve en eux : il faut remonter le cours des temps pour
les comprendre et joindre les moeurs d'une autre époque aux sentimens d'autres
hommes, il faut refaire par l'étude une race entière dont nous avons perdu
l'histoire et la constitution. Dans Platon, nous apercevons la raison purifiée
occupant le sommet de l'antique civilisation, se débarrassant des langes d'un
polythéisme fatigant, écartant avec peine les nuages de l'erreur et, luttant
de sa seule force contre les secrets et les symboles de la Divinité pour
retrouver la trace d'une révélation primitive. Nous le voyons, incertain de la
réalité même des idées qu'il cherche, s'aider tantôt des doctrines
orientales qu'il connaissait, tantôt des vagues pressentimens du christianisme,
qui ébranlaient sa haute et noble intelligence. Sur les ailes de
l'enthousiasme, il franchissait la sphère des institutions matérielles et des
connaissances superficielles des Grecs ; il retrouvait dans les traditions
primitives les traces à moitié effacées d'une sagesse surnaturelle et
devinait les mystérieuses destinées de l'avenir.
C'est ainsi que le cercle entier des forces de l'esprit humain, se déployant
librement dans toutes les diversités de l'intelligence, se trouve parcouru et
embrassé par ces grands esprits élémentaires : peintres de la société ou
révélateurs de la destinée humaine, ils ont mis chacun au service d'idées
différentes l'imagination et la raison, le caractère et l'entendement.
C'était un développement riche et libre, s'aidant autant du talent que du
génie, de l'habile proportion des formes et de l'habile disposition des choses
que de l'inspiration.
Cet esprit d'originalité et d'adresse n'existe pas dans la littérature romaine
; mais nous trouvons en elle une qualité qui
compense ce défaut, c’est la grande idée qui préoccupe ses écrivains :
Rome qui domine partout, comme nous l'avons déjà dit. Il est vrai que l'unité
politique, si grande et si développée, écrase les génies même les plus
vigoureux de cette littérature ; il n'y a pas proportion : la variété du
développement intellectuel n'existe pas, et son unité se trouve aux prises
avec une si grande, une si incompréhensible unité d'organisation que dans
cette lutte l'esprit se trouve dominé par la réalité et ne peut que rarement
atteindre à sa hauteur. Toute institution politique fortement constituée
s'oppose au développement des arts et des sciences ; elle a peu de souci de ce
luxe de la pensée : comme le voulait Platon, elle met les poëtes à la porte
de sa république ; des choses qu'elle croit plus sérieuses réclament son
attention. Le développement des facultés viriles la préoccupe, la gloire
nationale et extérieure, fondée sur la guerre, est son but unique ; elle veut
la vigueur et la santé au dedans, comme Sparte ; la dépendance et la haute
inflexibilité de ses relations au dehors, mais elle dédaigne comme
éphémères, comme jouets d'oisiveté la poésie, les arts et tout ce qui
occupe l'investigation de la pensée. Rome ne fut pas aussi exclusive ; mais une
raideur naturelle et primitive gêna cependant longtemps tout développement de
la pensée, et quand plus tard la verve eut rompu ces digues que lui opposaient
les moeurs, elle ne put jamais se remettre de la sévérité inexorable de sa
première éducation.
La Grèce a donc agi puissamment, sur l'Italie ; elle est venue jeter sur les
premières traditions romaines, écrites en vers saturnins, le voile d'un
éternel oubli ; elle s'est établie en maîtresse là où elle avait été
amenée comme esclave ; elle a commencé à Rome l'essai de son empire universel
: c'est de là qu'elle a pris son grand essor et est venue s'abattre jusque sur
nous, dévastant plus qu'elle n'a fécondé. De l'examen sérieux d'une
littérature, nous ne voulons point faire ici un programme hostile à certaines
opinions ou favorable à d'autres. La prééminence des anciens sur les modernes
est une vieille dispute, nous ne la renouvellerons pas ; mais ce que nous devons
dire, ce qui est réel, ce qui est incontestable pour tout esprit dégagé
de préoccupation, c'est que si l'étude de l'art et de la littérature antique
a donné à l'art et à la littérature moderne une forme plus sage, plus
réservée, plus belle, si à d'autres époques elle a pu réveiller de sa tombe
le génie des sociétés, elle a aussi retardé le développement des langues,
elle a fait obstacle à la franchise de nos premières traditions, elle a
étouffé sous l'imitation les germes des progrès, elle a transporté dans
notre littérature une mythologie étrangère et des invocations étrangères,
en sorte qu'on se demande à quelle date et en quel pays ont été écrits les
chefs-d'oeuvre d'un de nos plus grands siècles.
Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons, tout en déplorant ce résultat,
reconnaître qu'il constate la supériorité de la littérature grecque. Elle
porte en elle la puissance extérieure, la virilité gracieuse, les formes
élégantes et souples, tous les élémens du beau ; elle profite habilement
d'une langue mélodieuse et facile à manier, elle en double la puissance par
une prosodie qui devient une seconde musique ; elle peint tour à tour avec des
couleurs éclatantes et que les siècles nous ont transmises sans les altérer
les plus grandes passions de l'homme, la colère, l'amour, la vengeance, le
courage impétueux et la prudence habile ; elle crée des types et nous les
transmet en un glorieux héritage que nous avons reçu d'elle sans oser
l'augmenter ; elle est assez éloquente avec Tyrtée et Démosthènes pour armer
des peuples et enfanter des victoires, assez large avec Homère pour se
déployer dans les deux plus beaux poëmes de l'antiquité, assez gracieuse avec
Anacréon pour laisser son nom comme un modèle, assez hardie et bondissante
dans son allure pour célébrer avec Pindare les victoires des hommes et la
gloire des dieux, leurs pères ; enfin si elle est froide, sévère,
philosophique avec Aristote, au point de tout classer, de tout préciser et de
dresser avec ordre le catalogue de la nature humaine, elle devient avec Platon
devineresse de l'avenir, prophétesse illuminée, elle annonce ce soleil de
vérité qui se lève à l'Orient.
Certes, c'est, jouer un rôle illustre dans les annales de l'histoire humaine
qu'avoir conservé à travers tant de siècles le droit de littérature-modèle
par des titres si nombreux et si mérités. On lui reprochera bien peut-étre,
à cette poésie si vantée, de n'avoir jamais peint la tristesse des âmes
malades et les souffrances de la poésie exilée sur la terre; elle n'a eu nul
écho de cette mélancolie mystérieuse qui nous est venue de l'Orient et du
Nord; elle n'a vu dans l'amour qu'un appétit grossier, et l'idée n'est point
venue pour elle animer la chair : il lui a manqué en effet la foi à la
Divinité et l'intelligence des qualités tendres du coeur. Mais les nouvelles
sources de poésie devaient jaillir pour nous d'une religion nouvelle; il y a
dix-huit siècles que le christianisme nous les a révélées, et c'est à peine
si de nos jours, tant a été grand et légitime l'empire de la littérature
grecque, c'est à peine si quelques-uns de nos maîtres sont allés s'inspirer
de ces sublimes enseignemens. Ainsi , nous ne pouvons le nier, nous sommes les
fils de la Grèce par les idées qu'elle nous a données: elle a fait notre
éducation; nous lui devons nos hommages, nous lui devons de l'étudier avec
respect et vérité. N'insultons pas notre mère; et si quelque chose a manqué
à son illustration complète, si cette antique et forte nature a toujours
glorifié l'homme aux dépens de Dieu et la société présente aux dépens de l’humanité,
n'oublions pas que c'était là le défaut des temps, et qu'il a fallu pour
arriver aux idées qui lui manquent une religion nouvelle, c'est-à-dire une
parole que Dieu a envoyée aux hommes.
ERNEST FALCONNET