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Claudien

 

PANÉGYRIQUE SUR LE SIXIÈME

CONSULAT D'HONORIUS.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

PANÉGYRIQUE

sur

LE SIXIÈME CONSULAT D’HONORIUS.

PRÉFACE.

Tous les objets qui, pendant le jour, ont frappé nos sens, excité nos désirs, un songe favorable nous les rend dans le calme du sommeil. Voyez ce chasseur, livrant au repos ses membres fatigués; il retourne en idée à ses bois favoris, il poursuit encore le gibier à la piste. Dans ses rêves, le juge retrouve ses procès; le cocher, monté sur son char, guide ses coursiers, et tâche d’éviter une borne imaginaire; l’amant se réjouit de ses doux larcins; le nautonnier se livre à son lointain commerce, et l’avare cherche à son réveil les trésors qu’un songe lui a ravis; une trompeuse illusion offre en vain aux lèvres altérées du malade l’onde fraîche d’une source voisine.

Et moi aussi, mon amour pour les Muses me rappelle, dans le silence de la nuit, à mes travaux accoutumés. Il me semblait naguère que, admis dans le palais étoilé des cieux, je déposais mes vers aux pieds du puissant Jupiter. Le roi des dieux et le chœur des immortels qui siègent à ses côtés (tout nous sourit en songe) applaudissaient à mes accords. Encelade, Typhée chargé de fers; l’un précipité dans les gouffres d’Inarime, l’autre gémissant sous le poids de l’Etna : tel était le sujet de mes chants. Je peignais l’olympe accueillant par des transports de joie Jupiter revenant vainqueur des plaines de Phlégra, et chargé de dépouilles, noble prix de sa victoire.

Mon rêve s’accomplit; je ne suis pas le jouet d’un vain mensonge, et la porte d’ivoire ne m’a pas envoyé des songes imposteurs. Voici le maître de la terre; rival de l’Olympe, son trône domine l’univers; telle était, il m’en souvient, la troupe auguste des immortels. L’imagination ne peut, même en songe, rien se figurer de plus grand; et cette illustre assemblée m’offre l’image de la cour céleste.

 

PANÉGYRIQUE SUR LE SIXIÈME CONSULAT D’HONORIUS.

 

Si jadis nos ancêtres vouaient des temples magnifiques à la Fortune pour l’heureux retour de leurs généraux, jamais cette déesse n’eut de plus justes droits à ces monuments, gages de notre reconnaissance, qu’en ce beau jour qui rend à la fois aux faisceaux leur éclat, à Rome sa grandeur. Ce n’est plus par une vaine fiction que l’urne recueille les suffrages dans le champ consacré à cet usage, et les comices n’offrent plus à l’œil le spectacle discordant d’étrangers rassemblés pour exercer, en apparence, des droits sans réalité. Non; le palais consulaire a recouvré ses anciens honneurs; le Champ de Mars réunit dans son enceinte la toge du citoyen et la chlamyde du guerrier, et renouvelle l’antique solennité des élections populaires. Que de prospérités promet à la terre, quels présages favorables offre aux augures du mont Palatin, cette année qui prend son cours sur les bords du Tibre ! Toujours, je le sais, les années marquées dans nos fastes de votre auguste nom, ont justifié les prédictions par de brillants succès; toujours les trophées de la victoire ont suivi vos faisceaux consulaires mais elle s’annonce dès son aurore sous de plus heureux auspices que toutes les autres, celle que décorent les noms réunis de Rome et d’Honorius.

Lorsque les astres du Zodiaque sont à leur apogée, et, du sommet des cieux, ne lancent plus des rayons obliques, mais dardent à plomb sur la terre; alors l’art du Chaldéen, interprète de ces signes favorables, promet aux mortels les plus heureuses destinées; ainsi, quand le génie protecteur de Rome a placé au rang que lui assigne la nature l’astre qui préside aux destinées de l’empire, l’espoir de l’Ausonie s’en accroît: les présages de victoire ne tardent pas à se réaliser dans cette contrée si fertile en héros. Lorsque, abandonnant le séjour de Delphes, le divin Apollon visite au loin ses autels, dans les régions hyperborées, alors l’onde Castalienne ne diffère point des sources les plus communes, le laurier des plus vulgaires arbrisseaux; les antres du Parnasse sont tristes et silencieux; le sanctuaire est muet et désert. Mais, quittant les froids climats du Riphée, et dirigeant vers son temple favori ses griffons obéissants au frein, si le dieu reparaît : soudain les bois, les antres, les fontaines ont repris et la voix et la vie; une sainte horreur se répand sur les eaux, l’écho des antres sacrés est: plus sonore, et les rochers dociles retentissent encore d’accents fatidiques.

Le mont Palatin, fier de la présence du dieu qui l’habite, est plus que jamais l’objet de nos hommages: il rend aux peuples suppliants des oracles plus sûrs que ceux de Delphes, et déjà ses lauriers reverdissent pour orner nos drapeaux. Et quel plus noble séjour pourraient choisir les maîtres de l’univers? Sur cette colline, la puissance a plus de grandeur; elle a mieux la conscience de sa force. Là, le palais du monarque, élevant au dessus du Forum sa tête altière, domine les temples des dieux, qui, rangés en cercle autour de lui, semblent autant de postes avancés, destinés à le protéger. Spectacle sublime ! de là, l’œil aperçoit, au dessous des autels de Jupiter Tonnant, les Géants suspendus à la roche Tarpéienne, l’or ciselé des portes du Capitole, et, sur le faîte des temples qui, de toutes parts, usurpent les plaines de l’air, ces statues qui semblent s’agiter dans les nuages; plus loin, ces colonnes rostrales, tapissées de l’airain des vaisseaux, et ces édifices construits sur sommet des plus hautes montagnes, travaux audacieux que la main de l’homme ajouta à l’œuvre de la nature, et ces innombrables arcs de triomphe, chargés des dépouilles de tant de nations ! Partout l’éclat de l’or frappe les yeux éblouis, et, par son scintillement continuel, fatigue les prunelles tremblantes.

Prince auguste, ne reconnaissez-vous pas vos Pénates? Ce sont ces lieux que vous montrait, dans vos jeunes années, le pieux auteur de vos jours, et que, ravi d’admiration, vous demandiez pour votre partage. Jamais votre, père, le plus grand des demi-dieux, ne mérita mieux notre amour qu’en ces jours heureux où, vainqueur de ses ennemis, il vint avec vous fixer son séjour dans les murs de Rome; lorsque, à l’exemple des empereurs les plus vertueux, écartant de lui la terreur qui entoure le rang suprême, simple citoyen, il aimait à se mêler aux jeux des citoyens, à faire avec eux assaut de railleries, à prendre parti pour leurs querelles favorites; lorsque, déposant le faste des cours, il visitait indistinctement et le palais du riche, et la cabane du pauvre. Le peuple chérit plus ardemment son souverain, quand il le voit, modeste dans ses goûts, du faîte de sa grandeur descendre au niveau de ses plus humbles sujets.

A l’aurore de la vie, lorsque votre front n’était pas encore ceint du diadème, Théodose vous associa pour la première fois à ses honneurs, et, vous enveloppant dans son manteau de pourpre, vous fit, encore enfant, partager ses triomphes, et préluder ainsi à vos brillantes destinées. C’est dans ce palais que cent peuples, différents de langage, vinrent vous rendre hommage; que les satrapes de la Perse, implorant l’alliance de Rome, vous contemplèrent assis auprès de votre père, et, prosternés devant vous, inclinèrent à vos pieds leur tiare. Vous étiez à ses côtés, lorsqu’il appela les tribus au partage des largesses impériales; vous l’accompagniez, lorsque, revêtu de la toge consulaire, il se rendit au temple où le sénat était rassemblé dans toute sa pompe, et lorsque, plein d’un doux transport, il offrit à l’amour des Romains son fils, le nouvel héritier de l’empire, qu’il voulait dès-lors initier à sa grandeur future. C’est depuis vos plus tendres années que le souvenir de Rome a jeté dans votre cœur de profondes racines, et s’est identifié avec vos plus chères affections : vous croissiez; avec vous croissait votre amour pour cette ville chérie. Bientôt vous revîtes le Bosphore, votre berceau; mais Byzance et tous ses charmes n’ont point altéré vos sentiments pour Rome; et, toutes les fois que votre illustre père vous demandait en riant quelle partie de l’empire vous préfériez gouverner : « Que mon frère ,disiez-vous, garde pour lui les riches contrées de l’Orient, que le sort de la naissance lui destine; qu’il règne, j’y consens, sur les Assyriens; que le Tigre et le Nil coulent sous ses lois, mais que du moins Rome, ma chère Rome, soit mon partage. » Vos vœux sont accomplis. La fortune n’a fait naître un nouveau tyran, que pour mieux vous assurer l’empire du Latium. Bientôt les succès rapides de nos armes vous rappellent de la cour d’Orient au trône de l’Hespérie, deux fois reconquis par la valeur de votre père. Sérène, une simple femme, abandonnant le séjour de Byzance, n’hésite pas à vous servir de guide, à traverser avec vous les villes de l’Illyrie, et, bravant tous les dangers de la route, veille avec la sollicitude d’une mère sur celui qui doit être un jour son gendre et le maître de l’Italie. Lorsque, chargé d’années, votre père rejoignit les demeures immortelles, dans ce moment critique, conservant avec soin, au milieu de tant de périls, votre enfance, gage des destins de l’empire, elle vous rendit sain et sauf au trône de son oncle, au camp de son époux. Ce fut dans cette famille un pieux combat de tendresse, et Stilichon reçut avec amour le précieux dépôt que lui remit la fidélité de Sérène.

Heureux père, Théodose, en remontant vers l’Olympe, laisse sans alarmes le sceptre entre les mains d’un tel successeur; et, joyeux, du haut des plaines éthérées, il voit la gloire de son nom s’accroître par vos exploits ! L’Europe et la Libye furent tour-à-tour menacées par deux ennemis formidables. L’Atlas enfanta le féroce Gildon; Peucé donna le jour au barbare Alaric. Tous deux, dans leur sacrilège audace, bravèrent le courroux de votre illustre père : l’un, dans la Thrace, arrêta sa marche sur les bords de l’Ebre; l’autre, au mépris de ses ordres, lui refusa les secours que réclamait une guerre prête à éclater, et, parjure à la foi des traités, envahit à la face du ciel les plaines de la Libye.

La mort n’a pas éteint dans Théodose le souvenir de cette double injure: le châtiment de ces traîtres réjouit son âme; il triomphe de trouver enfin dans son fils un vengeur.

Oreste a lavé dans le sang du fils de Thyeste l’outrage fait à l’honneur de son père; mais la gloire douteuse de ce meurtre, ordonné peut-être par la tendresse filiale, ne l’a-t-il pas souillée en portant sur sa mère une main parricide? Auguste abreuva les mânes de César du sang de ses assassins; mais c’est à tort qu’il usurpa le titre de pieux, lui qui, sous prétexte de rendre les derniers devoirs à son père adoptif, plongea sa patrie dans le deuil, par le massacre de tant de citoyens ! Ici, la cause de votre père s’unit aux intérêts de l’état, et cette noble victoire, qui rendit au monde sa liberté et vengea la mémoire de Théodose, couronne votre front d’un double laurier. Mais, dès longtemps inspiré par les doctes sœurs, j’ai célébré sur ma lyre la captivité de Gildon. Naguère encore, sous les yeux de Stilichon, j’ai chanté la guerre des Gètes. Aujourd’hui, ma muse se plaît à reproduire les solennités de votre entrée dans Rome, et, terminant le récit de ces tristes combats, prélude avec joie à de plus riants accords.

Déjà le désastre de Pollentia avait anéanti l’armée des Barbares. Vainement un traité dicté par la prudence a sauvé les jours d’Alaric; privé de tous ses alliés, dépouillé en un instant de toutes ses ressources, renversé de cette hauteur prodigieuse où l’avait élevé le sort, il retourne honteusement sur ses pas. Tel un navire de pirates, l’effroi de toutes les mers, rempli de richesses longtemps amassées par écume et par le pillage de mille vaisseaux : s’il rencontre enfin une grande et belliqueuse trirème, confiant dans ses succès accoutumés, il se flatte d’en faire aisément sa proie; mais bientôt ses bancs sont dépouillés de rameurs, ses voiles en lambeaux lui refusent des ailes, son gouvernail ne le dirige plus, ses antennes sont brisées; et, vain jouet des vents et des ondes, il trouve enfin son châtiment dans les flots de l’Océan, théâtre de ses rapines.

Tel Alaric, fuyant de l’Italie, emportait loin de Rome ses menaces impuissantes. Mais ce même pays qui, à son entrée, semblait s’aplanir devant lui, oppose maintenant à sa retraite mille difficultés, mille obstacles. Dans sa terreur, il se figure que toutes les issues lui saut fermées, et les fleuves qu’il franchit naguère avec mé- pris, à son retour sont pour lui un objet d’effroi.

Dans son palais humide, sous ses grottes de cristal, le père des fleuves, l’Éridan, ignore encore ces grands événements, et son âme inquiète roule mille pensées diverses. Quelle sera l’issue de cette guerre? Jupiter favorable protègera-t-il les lois et la tranquillité dont jouit la terre sous l’empire de Rome? ou, prenant en haine les droits consacrés, condamnera-t-il comme autrefois les mortels à l’existence grossière des vils troupeaux? Tandis que, soucieux, il agite ces questions dans son esprit, une de ses Naïades accourt échevelée, et se jetant dans ses bras paternels.

« Alaric ! il vient, s’écria-t-elle; mais ce n’est plus ce guerrier que nous avons vu naguère si fier de ses victoires : ô mon père, voyez, comme son visage est pâle ! qu’avec plaisir on compte les rangs éclaircis de ses soldats ! Voilà donc tout ce qui reste de ces hordes innombrables ! Déridez ce front soucieux, cessez vos plaintes, et rendez les Nymphes, mes sœurs, aux plaisirs de la jeunesse. »

Elle dit; le dieu lève sa noble tête au dessus des ondes paisibles, et les cornes d’or, qui brillent sur son front humide, répandent au loin sur ses rives une lumière éclatante. Ornement des fleuves vulgaires, une humble couronne de roseaux ne couvre point sa chevelure : l’arbre des Héliades, le peuplier, ombrage sa tête de rameaux verdoyants, et ses cheveux distillent un ambre liquide. Ses larges épaules sont couvertes d’un manteau d’azur, où l’aiguille industrieuse broda l’image étincelante de Phaéton assis sur le char de son père. Le fleuve presse contre son sein une urne remarquable par les astres que l’on y voit gravés, ouvrage dont le mérite atteste une main divine. Dans un ciel étroit, Phébus a reproduit tous les objets de ses douleurs : le vieux Cycnus métamorphosé en oiseau; les sœurs de Phaéton se couvrant de feuillage, et le fleuve qui lava les blessures de son fils expirant. Là, le céleste cocher occupe une zone glacée; les liens du sang conduisent les Hyades sur les traces de leur frère; puis vient Cycnus, compagnon fidèle, qui sur ses ailes déployées reçoit les humides vapeurs de la voie lactée. Plus loin, signe radieux, l’Éridan promène dans la voûte des cieux ses ondes sinueuses qui baignent les brillantes régions du Notus, et dans leur cours étoilé coulent aux pieds du redoutable Orion.

Tel était l’extérieur du fleuve, lorsqu’il sortit brillant de ses ondes et aperçut les Gètes qui, la tête baissée, s’avançaient vers ses rives. Il s’adresse en ces termes à leur chef: « Quoi ! sitôt, Alaric, renonçant à tes projets ambitieux, tu te hâtes de revenir sur tes pas ! Es-tu donc déjà las du sol de l’Italieµ? est-ce ainsi que ton coursier foule les rives verdoyantes du Tibre, ta conquête en espoir? est-ce ainsi que ta charrue laboure les collines de l’Étrurie? O monstre digne de tous les supplices du Tartare ! ta rage, pareille à celle des géants n’a-t-elle pas osé s’attaquer à la ville, séjour des immortels? Eh ! quoi, tu n’as pas tremblé au souvenir de ce Phaéton qui, précipité du haut des cieux, vint éteindre dans mes flots la foudre qui brûlait ses entrailles ! L’insensé ! il s’était flatté qu’un bras humain pourrait guider les rênes brûlantes des coursiers célestes, et qu’un visage mortel pourrait répandre sur la terre les rayons du jour ! Crois-moi, prétendre aux dépouilles de Rome, ou vouloir usurper le char du Soleil, c’est joindre également le crime à la démence. »

Il dit, et, se dressant de toute sa hauteur, il appelle les fleuves de la Ligurie et de la Vénétie. Aux accents de sa voix puissante, lèvent leur tête humide au dessus de leurs rives verdoyantes et le Tésin si beau, et l’Adda aux ondes azurées, et l’Auge rapide, et le paresseux Mincio, et le Timave qui, par neuf bouches diverses, va se précipiter dans la mer. Tous insultent par leurs clameurs à la fuite du Barbare, et rappellent les troupeaux joyeux dans les prairies désormais paisibles. A leur voix, Pan regagne le Lycée, et dans les campagnes reviennent les Faunes et les Dryades, leurs divinités tutélaires.

Et toi aussi, Vérone, tu vins couronner tous nos triomphes sur le Gète; tu n’as pas fait moins pour le salut de l’Italie que la victoire de Pollentia, et la vengeance dont furent témoins les remparts d’Asti. C’est sous tes murs qu’Alaric, au mépris des traités, et réduit par ses pertes à l’extrémité, tente par un dernier effort de changer le destin qui l’accable. Il s’aperçoit bientôt du peu de succès de son audace parjure, et, sur un autre champ de bataille, le sort des armes est pour lui le même: les restes de ses guerriers repaissent les oiseaux dévorants, et l’Adige, roulant leurs cadavres, va rougir au loin de leur sang les flots de la mer Ionienne. Stilichon appelait de tous ses vœux ce combat que vient lui offrir la violation des traités; tranquille pour Rome désormais à l’abri des dangers, rassuré par l’Eridan qui sépare l’Italie du théâtre de la guerre, le héros saisit avec joie l’occasion qui se présente de punir la perfidie du Gète rebelle. Insensible aux fatigues, par son exemple il instruit ses soldats à supporter les chaleurs et la brûlante poussière de l’été. Lui-même les seconde de son bras redoutable, et, disposant ses troupes sur tous les points, se transportant partout où le besoin l’exige, il surprend partout l’ennemi par ses attaques imprévues. Si, cédant à la fatigue, le soldat romain vient à lâcher pied, aussitôt il fait avancer les alliés dont la perte n’est point à craindre; il sait habilement affaiblir l’un par l’autre les peuples farouches de l’Ister; et, dans ce combat dont nous recueillons un double avantage, des deux côtés des Barbares tombent sous les coups des Barbares, et s’entr’égorgent mutuellement pour le salut de Borne. Toi-même, Alaric, il te faisait captif et te livrait à la mort, si l’imprudente ardeur du chef des Alains ne fût venue tout à coup rompre ses mesures. Il allait te saisir: soudain, pressant de coups les flancs de ton coursier haletant, tu lui échappes; mais ce n’est point pour nous un sujet de regret. Fuis, nous préférons te voir survivre au trépas de tous les tiens; fuis, pour rester seul de tant de Barbares vomis par le Danube; fuis, tu seras pour nous un vivant trophée.

Cependant, tant de revers n’ont point encore abattu ce caractère indomptable. Il fouille les montagnes, dans l’espoir qu’un sentier caché lui offrira tout à coup, à travers les rochers, une route jusqu’alors inconnue, pour pénétrer dans la Gaule et dans la Rhétie. Mais la vigilance de Stilichon lui oppose d’invincibles obstacles. Qui pourrait se flatter de tromper la prudence de ce dieu tutélaire, dont les yeux sans cesse ouverts veillent pour le salut de l’empire jamais l’ennemi n’a pu pénétrer ses desseins, et toujours il a su découvrir ceux de l’ennemi. Les projets les plus secrets du Gète, ses ruses les mieux ourdies, sont connus par lui aussitôt que formés, et son active prévoyance sait les déjouer à l’instant.

Trompé dans toutes ses tentatives, il s’arrête enfin tremblant sur une colline. En vain son coursier, réduit à se nourrir d’un feuillage amer, enfonce dans l’écorce des arbres une dent affamée; en vain ses guerriers succombent, victimes d’un fléau meurtrier causé par des aliments nuisibles, et qui s’accroît à chaque instant par les influences de la saison; en vain le soldat romain, fier de ses succès, prodigue l’outrage au Gète assiégé, et lui montre ses enfants chargés de chaînes : les ravages de la contagion, la famine qui excite l’homme à braver tous les dangers, le regret des trésors qu’il a perdus, la voix de l’honneur, d’insolentes provocations, rien ne peut émouvoir son courroux, rien ne peut le décider à tenter encore le sort des combats, dans ces champs tant de fois témoins de ses défaites. Le découragement d’un ennemi forcé d’avouer son impuissance, est-il une plus belle victoire?

Bientôt la fuite d’une multitude de transfuges vient affaiblir encore son armée déjà peu nombreuse, et dont les rangs s’éclaircissent chaque jour. Ce ne sont plus quelques soldats isolés qui préparent une sédition dans l’ombre du mystère, mais des bataillons, des escadrons entiers désertant leurs drapeaux, aux yeux même de leur chef. Il vole à leur poursuite, et, frémissant de rage, il veut les retenir par ses cris; il est forcé d’en venir aux prises avec ses propres soldats. Réduit à les supplier, les larmes aux yeux et la prière à la bouche, il les appelle chacun par leur nom, il invoque le souvenir de leurs anciens exploits, il leur présente sa poitrine, et les conjure de ne pas l’épargner : tout est inutile. D’un œil consterné, immobile de douleur, il voit s’éloigner ses soldats, et perd avec eux et ses bras et ses forces. Tel, sur les sommets de l’Hybla, un vieillard, en frappant l’airain de Cybèle, s’efforce, par ce bruit, de rappeler ses abeilles fugitives dans la ruche qu’elles ont délaissée; fatigué d’un effort impuissant, à la vue de ses rayons déserts, il déplore amèrement sa récolte de miel, hélas ! tout son trésor, et les perfides essaims qui oublient leurs cellules accoutumées.

Mais lorsque sa douleur, longtemps muette, lui rend enfin l’usage de la voix, Alaric, les yeux humides de larmes, contemple tristement les Alpes qu’il a franchies tant de fois; et, suivant le fil de ses inconstantes destinées, il compare dans son esprit, et son fatal retour, et son entrée naguère si triomphante ! Le simple murmure de ses lèvres suffisait alors pour décider le sort des combats; un léger mouvement de sa lance renversait les murailles; il franchissait en riant les rochers; maintenant, abandonné, sans espoir, par un juste retour de la fortune, il offre le spectacle de son désastre à ces monts que jadis outragea son audace. Jetant un dernier regard sur le ciel de l’Ausonie, il s’écrie:

 « O contrée fatale aux Gètes ! terre où j’ai porté mes pas sous de funestes auspices, assouvis ta vengeance du malheur de tes ennemis, et laisse-toi fléchir enfin à la vue d’un si cruel châtiment ! Moi, qui semblais fouler l’univers à mes pieds; moi, si heureux avant de pénétrer dans l’Italie; me voici, pareil au coupable exilé par les lois, et dont la tête est mise à prix : je crois déjà sentir derrière moi l’haleine des ennemis acharnés à ma poursuite. Malheureux ! sont-ce mes premiers, sont-ce mes derniers revers qui doivent le plus exciter mes plaintes? Ma défaite à Pollentia, la perte de mes trésors, étaient pour moi des coups moins cruels. Ainsi le veulent, me disais-je, la loi fatale du destin et les hasards de la guerre. Je n’avais point encore perdu tous les moyens de combattre, j’étais encore entouré d’une nombreuse escorte, mes escadrons étaient encore intacts, lorsque je me retirai avec les débris de mon armée vers ces monts qu’on appelle Apennins, et dont la chaîne, au rapport de l’habitant de ces contrées, se prolonge depuis les confins de la Ligurie jusqu’au promontoire de Pélore, embrasse tous les peuples de l’Italie, et, dans son immense étendue, sépare les deux mers dont les flots baignent de loin ses flancs. Si, fidèle au dessein que m’avait d’abord inspiré la rage de ma défaite, j’eusse continué ma course le long de ces sommets sourcilleux, le désespoir m’eût prêté des forces. Qui sait? après avoir tout réduit en cendres sur mon passage, j’aurais succombé peut-être avec plus de gloire, et le vainqueur, forcé de me poursuivre à travers ses champs cultivés, eût payé bien cher mon trépas ! Nos enfants, il est vrai, nos épouses chéries, nos dépouilles étaient au pouvoir des Romains ; eh bien, délivrée de ces entraves, la marche de mon armée n’eût été que plus rapide. Ah ! de quelles embûches, de quelles ruses a su m’environner l’adresse de ce Stilichon, l’éternel fléau de ma nation ! S’il feignait de nous épargner, c’était pour éteindre dans nos âmes l’ardeur de la vengeance, c’était pour transporter par delà l’Éridan le théâtre de la guerre. .Maudite soit cette trêve, plus funeste pour nous que le plus dur esclavage ! elle énerva la vigueur du Gète; en la signant, j’ai signé moi-même l’arrêt de ma mort. Plus puissante que la force des armes, la clémence du vainqueur anéantit mon armée. Sous le voile de la paix, Mars n’en est que plus redoutable, et je péris victime des pièges que j’ai tendus moi-même. Où trouver dans mon malheur des consolations, des conseils? Mes ennemis me sont moins suspects que mes propres soldats. Mes soldats ! Ah ! que n’ont-ils tous succombé dans cette guerre ! Ceux-là, du moins, furent à moi jusqu’au dernier soupir, qui tombèrent dans la fureur de la mêlée. Mieux eût valu sans doute que le fer les moissonnât; si le sort des combats, et non la trahison, me les eût enlevés, mes regrets seraient moins amers. De tous ceux que la fortune attachait à ma cause, m’en reste-t-il un seul aujourd’hui? non; je ne trouve plus dans mes compagnons d’armes que des révoltés, que des ennemis dans mes propres parents. Et pourquoi prolonger une existence qui m’est odieuse? où cacher maintenant les débris de mon naufrage? dans quelle contrée puis-je trouver un asile où jamais ne retentissent à mon oreille les noms de Stilichon et de cette Italie, hélas ! trop puissante?

Il dit; et, pressé dans sa déroute par Stilichon, à la vue de nos aigles qu’il connaît si bien, il se hâte de fuir: avec lui, et la hideuse Pâleur, et la Faim cruelle, et le livide Désespoir au visage sillonné de blessures, et les Fièvres tremblantes, tout l’infernal essaim des maux causés par la guerre, s’éloignent pour toujours de nos climats.

Ainsi le pontife, habile à dissiper un charme par la puissance des rites sacrés, promène autour des membres d’un malade le flambeau lustral, d’où s’élèvent l’odorante lumière d’un soufre azuré, et la noire fumée du bitume; il fait pleuvoir sur la tête du suppliant une pieuse rosée, et les herbes qui chassent loin de lui de funestes influences; il implore Jupiter et Hécate, divinités expiatrices, et, par dessus sa tête, il lance, loin derrière lui, vers l’Auster, les torches qui doivent avec elles emporter le charme détruit.

Cependant, le désir de revoir un prince chéri s’allume de plus en plus dans le cœur du sénateur et du plébéien; ils réclament sa présence si longtemps différée. Jamais, si j’en crois l’histoire de nos aïeux, des vœux aussi unanimes n’éclatèrent dans Rome pour le retour de Trajan, lorsque ce belliqueux empereur eut brisé les armes du Dace, soumis à notre domination l’Ourse rebelle, planté ses faisceaux sur les rives de l’Hypanis, et frappé d’étonnement la Méotie, au spectacle, nouveau pour elle, d’un tribunal élevé sur son sol aux lois romaines. Et toi, clément Marc-Aurèle, tu fus accueilli par tes concitoyens avec un empressement moins flatteur, quand tu vins dans ses temples rendre grâces à la Fortune qui avait délivré, de périls semblables à ceux qui nous menaçaient naguère, l’Hespérie assiégée par un déluge de peuples barbares. Cette victoire, en effet, ne fut pas l’ouvrage des généraux, mais d’une pluie de feu qui tomba sur les ennemis, alors que le coursier emportait sur son dos enflammé son cavalier éperdu. L’un, en tombant, sent son casque se fondre sur sa tête; l’autre vit le fer de sa lance, embrasé par la foudre, s’allumer d’une clarté subite, ou son épée se dissoudre tout à coup en une brillante vapeur. Dans ce combat, Mars n’eut besoin pour vaincre que des feux du ciel, et dédaigna les armes des mortels: soit que les mages de la Chaldée, par leurs charmes puissants, eussent armé les dieux en notre faveur, soit que plutôt, j’aime à le croire, les vertus de Marc-Aurèle eussent mérité la protection signalée du maître de la foudre.

Aujourd’hui, sans doute, le ciel ne nous refuserait pas non plus son secours, si nos forces trahissaient notre courage; mais la céleste providence ne voulut pas, ô prince, ravir à vos guerriers la gloire méritée par leurs nobles travaux, ni permettre à la foudre d’usurper une part des lauriers dont la valeur de votre beau-père a couronné votre front.

Vainement, envoyés vers vous, les premiers de l’état vous ont cent fois exprimé nos désirs; toujours même réponse : Il faut attendre encore. Rome ne peut se résigner à voir sans cesse différer les vœux unanimes de la ville qui porte son nom. Elle s’élance de son sanctuaire, et, sans chercher à déguiser l’éclat divin dont brille son visage, la déesse en ces mots gourmande vos retards:

« Trop longtemps ma tendresse a dévoré en silence les pleurs qu’ont fait couler vos refus; mère des Césars, j’ai droit de me plaindre de César. Jusques à quand, par une injuste préférence, la Ligurie possèdera-t-elle l’objet de mes désirs? jusques à quand, renfermant dans l’étroite barrière de ses eaux celui dont l’aspect ferait toute notre joie, le Rubicon, heureux de posséder sur ses bords le dieu de l’empire, fera-t-il envier son sort au Tibre, privé du bonheur de contempler vos traits radieux? Rome n’a-t-elle pas assez éprouvé vos dédains, lorsque, après avoir forcé l’Afrique à rentrer sous vos lois, vous nous berçâtes du vain espoir de votre retour? Hélas ! toutes nos prières ne purent émouvoir votre cœur endurci contre nous ! et cependant alors, pour traîner votre char, je dressais au frein deux coursiers plus blancs que la neige; déjà s’élevait un arc décoré de votre nom, sous lequel vous deviez passer à votre entrée, dans tout l’éclat de la pourpre impériale : monument d’une guerre brillante, il transmettait à la postérité le souvenir impérissable de la Libye défendue par vous. Déjà nos mains préparaient le simulacre de votre pompe triomphale, dont le temple de Jupiter Capitolin devait bientôt être le témoin. On y eût admiré, sur le métal ciselé, une flotte sillonnant de ses rames d’or les flots de la mer; les images des cités vaincues de la Massylie eussent précédé votre char; Triton, les cheveux entrelacés des roseaux consacrés à Minerve, y eût paru traîné par ses coursiers captifs; des légions d’esclaves, la robe retroussée, eussent porté le bronze représentant Atlas enchaîné; Gildon lui-même, tombé en notre pouvoir par la force des armes, et non par des embûches semblables à celles que Bocchus et Sylla employèrent contre Jugurtha, mais réservé à subir dans sa prison le même supplice que ce tyran, eût marché à votre suite, courbant sous le joug son front rebelle.

« Mais bannissons ces souvenirs du passé. Voulez- vous encore me priver du nouveau triomphe que vient de vous procurer la guerre gétique? trouverez-vous un plus noble théâtre pour tant de gloire? Vos bienfaits passés ne vous permettent plus de différer votre retour: enchaîné par les services signalés qu’il nous a rendus, votre cœur généreux, après nous avoir sauvés, pourrait. il ne plus nous aimer?

« Cent fois déjà la faux du moissonneur a fait tomber les épis dorés sur les coteaux du Gargare; déjà le cercle des années, cent fois renouvelé sous un nouveau consul, a ramené les jeux séculaires, dont jamais un mortel n’a vu deux fois la solennité. Et pendant tout ce temps, et pendant ces vingt lustres, trois fois seulement les Césars sont entrés dans nos murs en triomphateurs, à des époques diverses, mais toujours pour la même cause, la guerre civile ! Vainqueurs insolents, venaient-ils m’offrir en spectacle les roues de leurs chars rougies de sang romain? pensaient-ils qu’une tendre mère pût trouver un sujet de joie dans le deuil de ses enfants? Les tyrans ont péri, mais leur mort a déchiré mon cœur. César tirait vanité de ses triomphes dans la Gaule, mais il gardait le silence sur sa victoire de Pharsale. Entre deux armées composées des enfants d’une même patrie, et réunies naguère sous les mêmes drapeaux, si la défaite est toujours cruelle, la victoire n’est jamais honorable. Que, par vous, la gloire de nos armes reprenne son antique pureté; faites-moi jouir du spectacle, depuis si longtemps inconnu à mes yeux, de lauriers moissonnés dans une guerre légitime; et puissent les justes trophées, conquis par vous sur un Barbare furieux, absoudre enfin de coupables triomphes !

« Jusques à quand, dites-moi, verrai-je le pouvoir s’exiler de ses vrais pénates, et le prince errer de cités en cités loin du siège de l’empire? Pourquoi la noble demeure du mont Palatin, qui a donné son nom à tous les palais des Césars, vieillit-elle oubliée dans un triste abandon? Pense-t-on que de son enceinte le monarque ne puisse au loin gouverner l’univers? mais jamais Phébus n’abandonne le sentier qu’il s’est tracé au centre de la voûte céleste, et cependant ses rayons éclairent toute la nature. Faisaient-ils plus faiblement sentir leur domination sur les bords du Rhin et de l’Ister, les princes qui jadis habitèrent ce séjour? Inspiraient-ils moins d’effroi aux peuples du Tigre et de l’Euphrate, lorsque le Mède et l’indien venaient au pied du Capitole implorer la paix ou l’alliance de Rome? C’est dans mes murs que fixèrent leur demeure ces grands hommes qui gouvernèrent tour-à-tour l’empire avec tant d’éclat, appelés au trône, non par le droit de la naissance, mais par celui de la vertu, mais par le choix du prince qui, en les adoptant, leur léguait à la fois et son pouvoir et son nom. Là, vécut cette noble race des Eliens, qui tirait son origine de Nerva, et les pieux Antonins, et les belliqueux Sévères. Citoyen de Rome, daignez enfin habiter son enceinte; rendez-nous votre présence si longtemps désirée, afin que le Tibre, au souvenir des pompeux hommages avec lesquels il accueillit jadis votre enfance, lorsque vous vîntes sur ses bords, conduit par l’auteur de vos jours, offre aujourd’hui un nouveau tribut d’adoration à votre jeunesse, guidée par le héros votre beau- père ! »

Honorius, par ce discours empreint d’une douce modération, calme les plaintes de Rome: « Jamais, ô déesse, vous ne me verrez, sourd à vos prières, affliger par un refus l’auguste mère de nos lois. Cessez d’adresser d’injustes reproches au plus tendre de vos enfants. Non; vainqueur de l’Afrique, je n’ai point dédaigné la voix de la patrie qui me rappelait dans son sein. N’ai-je point envoyé Stilichon pour me remplacer sur la chaise curule? consul, il dut envers vous remplir les devoirs du prince; beau-père d’Honorius, vous consoler de l’absence de son gendre. Vous trouvâtes un autre moi-même dans ce héros qui, ma tendresse aime à le croire, fut pour moi un second père, moins par les liens du sang que par les services signalés qu’il m’a rendus. Eussé-je cent voix, jamais je ne pourrais nombrer tout ce qu’il a fait pour moi, tout ce qu’il a fait pour l’univers; mais, parmi tant d’actions héroïques, je veux vous en citer une dont peut-être la renommée n’est pas parvenue jusqu’à vous: veuillez m’en croire, à Rome, car j’en fus à la fois la cause et le témoin. Après avoir dévasté les contrées de la Grèce et de la Thrace, Alaric, enivré de ses nombreux succès, et qui, les Alpes une fois franchies, ne mettait plus de bornes à ses espérances ambitieuses, vint mettre le siège devant les cités tremblantes de la Ligurie. Secondé par l’hiver (saison propice à ces Barbares accoutumés à la rigueur du froid), il me menace de renverser mes retranchements, et de me tenir étroitement assiégé : il se flatte du vain espoir que, frappé de terreur, éloigné de tout secours, je souscrirai à toutes les conditions qu’il lui plaira de m’imposer. Mais, inaccessible à la crainte, et plein de confiance dans la prochaine arrivée de Stilichon, je me rappelle alors, ô Rome, la conduite de vos généraux, qui jamais, même en présence de la mort, ne voulurent, aux dépens de leur honneur, prolonger une honteuse existence.

« C’était la nuit; et les feux des Barbares brillaient au loin, pareils à la clarté des étoiles. Déjà la trompette appelait les soldats à la première veille : tout à coup Stilichon accourt des contrées du Septentrion; mais Alaric, maître du pont qui, construit sur l’Adda, augmente le courroux de son onde écumante, ferme toute communication entre moi et mon beau-père. Que fera Stilichon? doit-il s’arrêter? mais les périls auxquels je suis exposé lui défendent tout délai; cherchera-t-il à couper l’ennemi? trop peu de guerriers marchent à sa suite; car, dans son empressement à me secourir, il a laissé derrière lui les alliés et les légions romaines. Dans cette cruelle alternative, le héros ne veut pas s’exposer aux lenteurs, aux retards des renforts qu’il attend oubliant ses propres dangers, il ne songe qu’à me délivrer des miens. Son courage, enflammé par son amour pour moi, lui fait dédaigner son propre salut; le fer à la main, il s’élance à travers les ennemis, et, renversant tout ce qu’il rencontre, avec la rapidité de la foudre, il traverse le camp des Barbares.

« Maintenant, que les poètes viennent nous vanter le fils de Tydée qui, secondé par Ulysse et par le traître Dolon, pénétra dans les tentes de Rhésus, massacra les Thraces plongés dans le sommeil de l’ivresse, et ramena captifs, dans le camp des Grecs, ces coursiers qui, si l’on en croit les récits toujours exagérés de la poésie, surpassaient les Zéphyrs en vitesse et la neige en blancheur. Voici un guerrier qui, sans chercher à surprendre des ennemis endormis, s’ouvre, à la face du ciel, un chemin avec le glaive, et rentre tout sanglant dans nos murs. Cet exploit l’emporte sur celui de Diomède, autant que la lumière sur les ténèbres, et des combats en plein jour sur des surprises nocturnes.

« Mais, que dis-je? le Gète, retranché sur les bords de l’Adda, était bien autrement formidable que ce Rhésus qui, même éveillé, ne pourrait lui être comparé; car il ne fut qu’un roi de Thrace: Alaric en fut le conquérant. Les traits qui pleuvent sur lui de toutes parts, le fleuve qui lui ferme le passage, rien n’arrête Stilichon. Tel, sur un pont prêt à s’écrouler, Coclès seul, repoussant les assauts furieux de toute l’armée étrurienne, traversait le Tibre, à la vue de Tarquin stupéfait, sous l’abri de ce même bouclier qui venait de protéger Rome, et, luttant au milieu des ondes, jetait encore sur Porsenna des regards pleins de fierté. Mais l’Adda, franchi par Stilichon, était plus rapide que le Tibre; et d’ailleurs, lorsque Coclès passait ce fleuve à la nage, il tournait le dos aux Toscans: Stilichon, au contraire, présentait sa poitrine au fer des Gètes.

« Maintenant, ô Rome, que ton enceinte retentisse de doctes concerts; que tes poètes s’efforcent à l’envi de célébrer tant de gloire, et que, pour chanter dignement le héros, mon second père, ils mettent en usage toutes les ressources de leur génie ! »

Il dit, et déjà ses étendards s’éloignent de l’antique Ravenne; déjà disparaissent à ses yeux, et les bouches de l’Éridan, et son port où, par les lois invariables de la nature, bouillonnent les flots étrangers de l’Adriatique, qui tantôt entraînent les vaisseaux dans le lit du fleuve, tantôt les ramènent en pleine mer, et laissent à sec les rivages qu’ils couvraient naguère: imitant ainsi le flux et le reflux que les diverses phases de la lune impriment à l’Océan. Bientôt, joyeuse de votre arrivée, la Fortune vous reçoit dans son temple antique, sur ce mont où l’art ouvrit un arc immense, qui offre au voyageur une route creusée à vif dans les entrailles d’un rocher. De là, on aperçoit sous ses pieds et le Métaure errant dans un vallon rocailleux, et le temple de Jupiter, et les autels construits pal’ les pasteurs de la contrée sur la pente rapide de l’Apennin. Ensuite, vous visitez d’un œil curieux les ondes sacrées du Clitumne, qui fournissent aux vainqueurs de blancs troupeaux pour leurs triomphes. Cette source miraculeuse vous étonne par un prodige inouï: si l’on s’en approche à petits pas, le fleuve coule lentement; mais, si l’on hâte sa course à grand bruit, aussitôt il s’agite et bouillonne. Sans doute, il est partout dans la nature de l’eau de reproduire l’image exacte des corps qui s’y réfléchissent; mais cette source seule peut se glorifier du privilège d’imiter à l’instant les actions humaines par le mouvement de ses flots. Bientôt votre royal coursier gravit les hauteurs de Narnia, qui dominent une vaste plaine; non loin de là, coule un fleuve dont la couleur extraordinaire a donné son nom à la ville voisine : resserrées entre deux chaînes de montagnes, ses eaux blanchâtres errent en méandres sinueux sous des arcades de verdure, formées par l’épaisse forêt de chênes qui ombrage au loin ses rives.

Enfin, vous saluez le Tibre, en faisant des libations de son onde sacrée, et vous admirez, à votre entrée dans Rome, ces aqueducs, ces voies, ces chaussées construites à grands frais, et tous les monuments qui embellissent les approches de cette ville immense.

Telle qu’on voit, à l’arrivée d’un amant, une mère industrieuse, d’une main que la précipitation fait trembler, relever par la parure les charmes de sa fille, dans l’espoir d’un prochain hymen, rajuster mille fois sa robe et sa ceinture, serrer sa taille d’une agrafe d’émeraude, captiver sa chevelure dans des réseaux de diamants, charger son cou de pierreries, et ses oreilles de perles éblouissantes : ainsi, pour vous charmer, Rome s’offre à vos yeux, dans son enceinte agrandie, plus vaste et plus brillante encore que vous ne l’aviez vue jusqu’alors. Les nouveaux remparts, que le bruit de l’approche des Barbares avait fait construire, ajoutent encore à sa beauté. L’effroi fut l’architecte de ces murs qui lui servent aujourd’hui d’ornement, et, par un singulier caprice du sort, la guerre a effacé les traces de vieillesse qu’une longue paix lui avait imprimées; des tours s’élèvent de toutes parts, et les sept collines, sont entourées d’une chaîne de murs, qui donnent à Rome un air de jeunesse. Que dis-je? propice à nos vœux, l’air s’épure après une nuit pluvieuse, et les nuages se dissipent, vaincus par le double éclat du soleil et d’Honorius: il semble que l’humide Auster n’ait si longtemps obscurci le flambeau du jour et éclipsé le disque naissant de Phébé, que pour apprendre aux cieux qu’à vous seul était réservé le retour de la sérénité.

Tout l’espace qui s’étend du mont Palatin au pont Milvius, le faîte des palais, si haut que la vue puisse s’élever, tout est rempli d’une foule de citoyens entassés: en bas, des flots de Romains semblent ondoyer dans les rues, et les maisons sont garnies jusques aux combles de femmes brillantes d’attraits. Les jeunes gens s’applaudissent de posséder un prince de leur âge; les vieillards, pour la première fois, ont cessé de prôner le passé, et bénissent le sort qui leur a permis de voir un si beau jour: ils vantent le bonheur de cette époque où l’on voit un prince, portant dans son cœur la bonté qui brille sur son visage, s’opposer le premier à ce que devant son char marche le sénat romain, tandis que son auguste sœur, et le noble Eucherius, dans les veines duquel coule sans mélange le sang impérial, accompagnent comme de simples soldats le triomphe de leur frère. Telles sont les leçons sévères de Stilichon, qui, toujours avare d’honneurs pour lui et pour les siens, refuse à son fils la faveur qu’il accorde aux patriciens.

La vieillesse et l’âge mûr applaudissent à cette conduite respectueuse, et, comparant dans leur pensée les triomphes passés à celui d’Honorius, trouvent en lui un véritable citoyen, dans ses prédécesseurs des maîtres orgueilleux.

Les dames romaines ne peuvent se lasser d’admirer ces joues brillantes de jeunesse, cette chevelure ornée du diadème, ces membres vigoureux qui se dessinent sous les diamants de la trabée, et ces larges épaules, et ce cou, rival en beauté de celui de Bacchus, qui s’élève au milieu des émeraudes de l’Orient: tandis que la vierge novice, le front couvert d’une modeste rougeur, interroge sa vieille nourrice sur les objets nouveaux qui tour-à-tour frappent ses regards: « Pourquoi ces dragons à la gueule béante? flottent-ils au gré des vents, ou, par des siffle- mens réels, menacent-ils de dévorer la proie qu’ils on t fascinée? » Puis, à la vue des cavaliers couverts d’une armure d’acier, et des chevaux emprisonnés dans un harnois d’airain : « De quelle contrée sont venus ces hommes de fer? quelle terre a donné naissance à ces chevaux de bronze? le dieu de Lemnos s’est-il plu à douer du hennissement un métal insensible, ou à forger pour la guerre ces statues animées? » Elle éprouve en les voyant un plaisir mêlé de crainte, et montre du doigt le cimier des casques, orné des plumes de l’oiseau de Junon, ou ces écharpes de soie écarlate qui flottent sur l’épaule des guerriers et descendent à plis nombreux sur leurs cuirasses dorées.

C’est alors Stilichon que la fortune vous paie avec usure vos longs et glorieux services, lorsque, monté sur le même char près de votre gendre, dans la fleur de l’âge, vous parcourez la ville en triomphe; c’est alors que vous retournez par la pensée à ce jour funeste, quand, au sein de la confusion et de l’effroi général, Théodose mourant remit entre vos mains son fils encore enfant. Vos vertus ont enfin reçu leur juste récompense: votre fidélité a conservé ce dépôt qui lui fut confié, votre constance a remis à ses jeunes mains le sceptre de l’univers, votre pieux dévouement a élevé en lui un second fils ! « Cet enfant, le voici; c’est lui qui convoque les Romains au Forum; c’est lui qui, assis sur le trône d’ivoire où siégea son père, raconte en détail au sénat et les causes de nos guerres et les succès de nos armes; c’est lui qui, à l’exemple des anciens consuls, soumet au jugement des pères de la patrie ce qu’exige le salut de l’empire. » Fort de sa sincérité, il n’exagère rien, ne dissimule rien : sûr de ses titres à la gloire, qu’a-t-il besoin d’avoir recours aux vains artifices de l’éloquence? Il n’est point étranger au milieu des patriciens: car, lorsque le prince et ses généraux escortent le sénat, revêtus de la trabée consulaire et de la toge pacifique, le sénat, à son tour, peut à juste titre marcher sous les enseignes de cette cour belliqueuse.

La Victoire elle-même de son aile tutélaire couvre la magistrature romaine réunie dans son temple, et de ses pompeux trophées orne l’auguste sanctuaire où se rassemblent les sénateurs : compagne fidèle de vos drapeaux, elle jouit enfin du succès de ses vœux; Honorius ne quittera plus Rome, la Victoire n’abandonnera jamais Honorius: tel est l’avenir de bonheur que la déesse fait briller à nos yeux.

Bientôt la Voie Sacrée (fut-elle jamais plus digne de ce nom?) vous conduit à vos pénates paternels. C’est alors qu’on voit éclater avec un admirable accord l’allégresse du peuple: ces témoignages d’affection, ils ne sont point achetés à prix d’or; ces applaudissements, ils ne sont point le fruit de la corruption ni d’un sordide intérêt : non, nos hommages n’ont rien de vénal : ils vous sont offerts par des cœurs purs, ils sont la juste récompense de vos bienfaits. C’est de son salut, plus précieux que tous les dons, que chacun vous est redevable. Loin de nous donc de honteuses intrigues ! avons-nous besoin d’être excités par l’appât du gain pour témoigner notre reconnaissance au prince qui nous sauva la vie? Quel religieux enthousiasme allume dans le cœur des Romains la présence du génie de l’empire ! quels transports, lorsque, par un noble retour, le monarque incline la majesté du diadème devant la majesté du peuple, rassemblé sur les degrés de l’amphithéâtre ! La foule immense répond à ce salut par des acclamations qui, semblables au bruit de la foudre, s’élèvent de l’enceinte circulaire, et vont frapper les voûtes célestes; et l’écho des sept collines répète à la fois le nom chéri d’Honorius.

Le Cirque n’est plus uniquement consacré aux exercices équestres: ce sol, si souvent sillonné par les chars, est tout à coup changé en une arène où les monstres de la Libye s’étonnent de rougir de leur sang une terre étrangère. Ces lieux offrent aussi à nos yeux le spectacle de jeux guerriers : on y voit des troupes armées se livrer à diverses évolutions. Tantôt elles semblent fuir; mais leur déroute est calculée avec art, et bientôt elles se réunissent sans désordre; tantôt elles imitent la confusion de la mêlée, et nous offrent l’agréable image des travaux de Mars. Dès que le fouet retentissant du maître a donné le signal, les soldats exécutent aussitôt avec précision tous les mouvements qu’il, leur indique : ils serrent leurs boucliers contre leurs flancs, ou les agitent sur leur tête; ensuite, ils se frappent mutuellement et en cadence de leurs épées, et le son grave de l’airain répond au cliquetis aigu de l’acier. Tout à coup la phalange, se prosternant tout entière, incline devant César ses casques respectueux. Puis, les bataillons se séparent, et, dans leur course savante, décrivent des détours sinueux, dont l’art ne saurait être surpassé, ni par l’inextricable séjour du Minotaure, ni par les replis innombrables où s’égarent les flots du Méandre: enfin, déroulant les fils de ce labyrinthe, ils forment des cercles réguliers. C’est ainsi que Janus, renfermant à jamais la Guerre sous ses portes inébranlables, offre à la Paix le spectacle attrayant d’une lutte innocente et d’un combat sans victimes. Déjà ce dieu, ornant son double front d’une double couronne, ouvre les fastes fortunés de la nouvelle année; déjà le Tibre voit le même mortel réunir la trabée de Brutus au sceptre de Quirinus. Le sommet du mont Palatin tressaille de joie à l’aspect d’un consul dont il fut privé pendant tant de siècles; la tribune aux harangues revoit enfin cette chaise curule que nos aïeux ne connurent que de nom; Trajan, sur sa place longtemps déserte, s’étonne de revoir ces licteurs qui, armés de leurs faisceaux dorés, portent pour la sixième fois devant Honorius leurs haches, aujourd’hui couronnées des lauriers conquis sur le Gèle, et ces trophées où le prince est représenté foulant d’un pied vainqueur le cou de l’Ister.

Qu’elle suive son cours pour le bonheur des peuples, cette brillante année qui prend naissance à sa véritable source; ce consulat qui ne va point quêter sur une terre étrangère les honneurs douteux de l’hospitalité, mais dont le sénat fut le berceau, que le peuple de Rome salua de ses acclamations, et que la victoire enfanta sous les auspices d’une paix glorieuse. Et vous, années qui vîtes le consulat exercé en diverses contrées, soit par des magistrats vulgaires, soit par le belliqueux Théodose, soit par les Césars, ses prédécesseurs, inclinez-vous respectueuses devant cette brillante époque ! Que dis-je? vos cinq autres consulats, prince, ceux même que vous remplirez à l’avenir dans l’enceinte de Rome, doivent tous céder le pas à celui-ci. C’est toujours le même consul; mais n’a-t-il pas de plus beaux titres à la gloire, ce consulat qui, surpassant tous ceux qui l’ont précédé, doit servir de modèle à ceux qui le suivront !