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Claudien

 

ÉLOGE DE STILICON

 

 

 


 

ÉLOGE DE STILICON

LIVRE PREMIER.

Le ciel continue à combler de ses faveurs les heureux Romains, et joint à leurs succès passés de nouveaux succès. Les chants de l'hyménée ne sont pas encore assoupis dans le palais que déjà les chants du triomphe annoncent la défaite de Gildon : le laurier remplace les guirlandes de l'amour, et le prince, au même instant, reçoit le nom d'époux et le titre de vainqueur. Les combats ont cessé dans la Libye, le crime succombe dans l'Orient ; l'Aurore a reconnu des maîtres ; le consulat de Stilicon relève l'éclat des faisceaux. Oui, le succès accompagne nos vœux. Si je me flattais d'embrasser dans un seul poème tous les exploits de ce héros, plutôt je placerais le Pélion sur la tête glacée de l'Ossa. Que j'en taise une partie, cette partie omise sera la plus glorieuse. Rappellerai-je les premières actions de son jeune âge ? le présent attire mon attention. Peindrai-je sa justice ? sa valeur éclate davantage. Dirai-je quels coups ont signalé ses armes ? sans armes, il a fait plus encore : si Rome est florissante, si les Latins ont recouvré l'Afrique asservie, si l'Ibérie a oublié le voisinage du Maure, si la Gaule, à l'abri des dangers, voit le Rhin désarmé, c'est là son ouvrage. Le suivrai-je dans les frimas de la Thrace et sur les bords de l'Hèbre témoins de ses guerrières fatigues ? Devant moi s'ouvre une carrière immense, et, sur la pente du Piérius, le poids des éloges fatigue le char des neuf Sœurs. Depuis que la terre a commencé d'être le séjour de l'homme, jamais il ne lui fut départi de faveurs sans mélange. Celui-ci a des traits qui le distinguent, mais des mœurs qui le déshonorent ; celui-là joint à une âme qui le pare un corps sans beauté. Tel a brillé dans les combats, que ses vices ont flétri dans la paix ; et souvent qui est heureux homme public, homme privé cesse de l'être. Chacun trouve la gloire dans quelqu'un de ces dons : l'un, dans la beauté, le courage, la sévère justice ; l'autre, dans la piété et la science des lois ; un autre encore, dans ses enfants et la vertu de son épouse. Dispersés sur mille autres, tous ces biens se trouvent en toi ; et tu possèdes réunis des dons qui, partagés, font encore des heureux. Pourquoi retracer les exploits et les combats de son père ? Qu'il eût coulé sa vie dans l'ombre ; que, fidèle à Valens, son courage n'eût pas guidé les légions à la blonde chevelure ; pour l'immortaliser, Stilicon suffirait à son père. Dès son berceau se montra sa grande âme : sur son front jeune encore brillait l'éclat avant-coureur de son élévation. Ardent et magnanime, rien de médiocre n'occupait sa pensée ; et toujours éloigné du palais des grands, l'enfant, dans ses discours, montrait déjà le consul. Tu marchais ; tes pas attiraient l'attention et le respect : tout en toi promettait un héros à l'empire, tout, le feu de tes regards, la noblesse de tes traits et cette beauté du corps que la poésie n'a pas même prêtée aux demi-dieux. En quelque cité que tu parusses, on voyait le peuple se lever, s'écarter à ton aspect. Soldat encore, tu recevais ses hommages, et déjà ses suffrages secrets t'avaient donné tout [4,1,50] ce que la cour devait bientôt t'accorder. À peine sorti de l'enfance, tu pars, messager de paix, pour l'Assyrie. Un traité avec une nation altière sera l'ouvrage de ta jeunesse ; déjà tu as franchi le Tigre et l'Euphrate ; tu vas à Babylone. Le satrape orgueilleux est étonné : la curiosité attire le peuple armé du carquois ; et, les yeux attachés sur le bel étranger, les Persanes soupirent, brûlées d'une secrète ardeur. C'est au pied des autels embaumés des vapeurs de l'encens et des moissons de Saba, que la paix est jurée. On apporte d'un mystérieux réduit le feu sacré : le taureau tombe sous les coups du Mage, fidèle aux rites chaldéens ; le monarque même épanche sur le foyer la coupe qui brille dans sa main, et prend la statue de Bélus, et Mithra, le guide des étoiles, pour témoins de ses serments. S'ils partagent avec toi les plaisirs de la chasse, quel fer, avant celui de Stilicon, va de près percer le lion , ou de loin déchirer la peau tachetée de la tigresse ? Dans l'art de guider un coursier, le Mède te reconnaît vainqueur ; et le Parthe t'admire, bandant l'arc protecteur de sa fuite. Sérène cependant touche au printemps de l'âge, et son hymen occupe l'esprit incertain de son père. Pour donner à l'empire un héros, un époux à sa fille, ses yeux cherchent, sur le vaste théâtre du monde un mortel digne du sang des monarques et de la main d'une princesse ; la vertu seule fixera son goût. Aussi promène-t-il dans les camps, les cités, les lointains climats, son choix incertain. Enfin tu es l'élu de son cœur, et sa sagesse te préfère à tant de nobles personnages que présentait à l'envi l'univers. Aujourd'hui gendre des Césars, tu en seras bientôt le beau-père. Sur la couche nuptiale éclatent l'or radieux et la majestueuse pourpre de Tyr. Sérène quitte le palais ; à ses côtés marchent les princes, auteurs de ses jours. Là, Théodose, couronné des palmes de la victoire, ici Flaccille qui, mère soigneuse, dispose sur le front de sa fille le voile enrichi de diamants. On vit alors les coursiers du soleil et les astres mêmes former des chœurs joyeux : on vit jaillir du sein de la terre des sources de miel et des ruisseaux de lait : on vit le Bosphore joncher ses eaux de fleurs printanières, et l'Europe, une guirlande de roses sur la tête, élever, rivale de l'Asie, les torches nuptiales. Heureux dans ton choix, ô prince, toi qui penses comme le monde ; et dont le jugement prévient celui de ton peuple ! tu donnes à la cour, tu donnes à Sérène un héros qui sacrifia toujours la mollesse aux combats, les doux loisirs aux dangers, et la vie à la gloire. Quel bras a refoulé dans ses chariots l'audace des Visigoths, et pu détruire dans une seule bataille les Bastarnes fiers de l'assassinat de Promotus ? Énée, par la mort de Turnus, vengea la mort de Pallas ; et les restes d'Hector, attachés à un char, assouvirent l'avarice ou la colère d'Achille. [4,1,100] Non, ce n'est pas un cadavre que tu traînes, pour le vendre, à ton char irrité ; ce n'est point un seul corps que va frapper ton inutile barbarie : ce sont des armées entières, cavaliers et fantassins, que tu immoles sur le tombeau d'un ami : un peuple entier sert d'offrande à ses mânes. Un bouclier travaillé par Vulcain, des armes forgées par les poètes, n'ont pas secondé tes efforts : ces innombrables Barbares, depuis longtemps le fléau de la Thrace désolée, seul, tu les tiens enfermés dans les étroits contours d'un vallon. Rien ne te fait lâcher pied, ni l'approche et les épouvantables clameurs de l'Alain, ni la férocité des Huns vagabonds, ni la faux du Gélon, ni l'arc du Gète, ni le javelot du Sarmate : que dis-je ? leur destruction était certaine, si un traître n'eût abusé par de perfides manèges l'esprit du prince. Alors naissent mille délais : le glaive rentre dans le fourreau ; le siège est levé ; un traité unit l'État à des captifs. Toujours présent au camp, rarement il paraît à la ville : ce n'est que la tendresse inquiète du prince qui l'appelle dans ses murs. À peine a-t-il accordé un salut à ses lares, un regard à son épouse, que, teint encore de sang, il regagne l'armée, sans même s'arrêter assez longtemps pour donner, à travers sa visière, un baiser à son fils. Au devoir du guerrier cèdent et l'amour du père, et les jouissances de l'époux. Combien de fois a-t-il bravé, dans une tente, les hivers de la Thrace, et souffert, sans abri, la froide haleine du paresseux Bouvier ! Et quand les autres, près de la flamme, supportaient avec peine la froidure, lui, cavalier intrépide, foulait le solide cristal du Danube, gravissait, le casque en tête, les neiges entassées sur l'Athos, et, son radieux bouclier en avant, pénétrait les forêts courbées sous les glaçons. Tantôt il campait sur les bords cimmériens : tantôt le nébuleux Rhodope lui offrait un lit au milieu des frimas. Je vous atteste, froides vallées de l'Haemus, que Stilicon a mille fois comblées de cadavres ! Fleuves de la Thrace, dont le sang a souvent remplacé les eaux, oui, je vous atteste ! Répondez , ô Bisaltes ! Et vous dont les taureaux sillonnent le Pangée ! Que de casques, sous la glèbe, heurtés par la charrue, volent en éclats ou roulent en poussière ! Quels monstrueux ossements, restes des rois immolés par lui, font résonner vos boyaux ! Je voudrais tout embrasser dans mes vers ; mais ses exploits se pressent trop nombreux, et, comme un flot toujours grossissant, les éloges m'accablent de leur multitude. Théodose, vainqueur d'un tyran, a remis, près de monter au ciel, l'univers en tes mains. Toi, à l'empire que menace une chute prochaine, tu offres ton bras pour soutien. Ainsi, quand Hercule portait jadis la céleste voûte, la vaste machine du monde se balança dans un plus juste équilibre. On ne vit pas le ciel chancelant, ni les astres incertains dans leur cours ; et le vieil Atlas, un instant déchargé de ce poids éternel, contempla avec surprise son propre fardeau. Aucun mouvement n'éclata parmi les Barbares : la turbulente nouveauté n'attenta point à la paix. Théodose quitta la vie sans que l'empire sentît le changement [4,1,150] de maître ; nul guerrier, dans les deux camps, qui se crût libre du joug et tentât de se mutiner. Cependant quels drapeaux réunirent jamais tant de nations si différentes de langage et d'armure ? Sur les pas de Théodose marchait l'Orient entier. Là, paraissait l'habitant de Colchos à côté de l'Ibère, l'Arabe couronné de guirlandes près de l'Arménien à la blonde chevelure. Là se dressaient les tentes peintes du Sace, les toiles colorées du Mède, les pavillons que l'Indien basané enrichit de diamants. Là s'élevaient les légions du Rhône et les belliqueux habitants des bords de l'Océan ; et tant de nations, qu'éclaire l'Aurore ou le soleil couchant, n'avaient qu'un chef, Stilicon ! Au milieu de cette tumultueuse diversité de peuples et de langages, la discipline a ses droits, la crainte commande la retenue ; et, sous ta conduite, la vigne est à l'abri des larcins, la moisson du pillage, le laboureur de la disette. La colère ne conseille pas le meurtre, ni la passion les désordres ; l'épée pacifique n'est que l'instrument des lois. Oui, l'exemple des chefs influe sur le vulgaire ; et, si le soldat suit leurs ordres, il suit aussi leurs mœurs. Partout enfin où tu portes tes aigles triomphantes, tes nombreux compagnons tarissent l'eau des fleuves. Marches-tu vers l'Illyrie ; sous leurs pas disparaissent les plaines et les montagnes. Arbores-tu le pavillon des combats ; tes vaisseaux dérobent la vue de la mer Ionienne. Ni les nuages amassés à l'entour des monts Cérauniens, ni la tempête, lançant au sommet de Leucade les vagues écumantes, ne les peuvent arrêter. Fallût-il, à tes ordres, pénétrer dans les mers hyperboréennes, l'intrépide soldat fatiguerait de la rame indocile les ondes que Saturne a glacées : fallût-il encore parcourir les déserts du Notus et chercher la source du Nil, il conduirait ses voiles au milieu des vapeurs de l'Éthiopie. C'est toi que célèbrent à la fois la reconnaissance de l'Eurotas, la muse champêtre du Lycée, les accords que le berger fait redire au Ménale, et les échos du Parthénius qui vit la Grèce, ressuscitée par tes victoires, relever du sein des flammes sa tête mutilée. Alors une digue de cadavres suspendit dans l'Arcadie le cours du Ladon ; et l'Alphée, resserré par les monceaux des Gètes immolés, va, maintenant encore, réunir, dans la Sicile, ses ondes ralenties à celles de son amante. Faut-il nous étonner que l'ennemi succombe dans les batailles, quand la terreur suffit pour l'abattre ? Le Franc, avant d'avoir entendu nos trompettes, a déjà mordu la poussière ; le Suève n'a pas encore senti les coups de nos glaives, qu'il reconnaît nos lois ; la Germanie, qui le croirait, a plié sans combat son audace sous le joug. Ô Drusus ! Ô Trajan ! Que sont vos exploits auprès des siens ! Ce qu'une lutte incertaine donna à votre valeur , Stilicon l'a conquis en passant : il a mis à dompter le Rhin autant de jours que vous mîtes d'années. Vous combattiez, il parle ; et, seul, il a fait ce que vous faisiez avec vos soldats. De la source du fleuve aux lieux où ses flots partagés roulent vers une mer bordée de marais, Stilicon [4,1,200] a dévoré l'espace. Pareille à la foudre, sa course devance la rapidité de l'onde ; et, partie du berceau du Rhin, la paix croissait avec ses eaux. Des rois, à la blonde chevelure, des rois, noms jadis fameux, qui avaient également rejeté les présents et les prières de nos princes, ces rois accourent aux ordres de Stilicon, et craignent d'avoir, par des délais, allumé son courroux. Un léger esquif les porte par-delà le fleuve, partout où tu les appelles. La renommée ne les a pas trompés sur ta justice : ils trouvent en toi un héros à la fois sensible et fidèle. À son arrivée le Germain te craignait, il t'aimait à son retour. Ces hordes redoutées, qui toujours vendaient à Rome leur inaction, et, pour un or vil, lui accordaient un honteux repos, aujourd'hui, l'air abattu, suppliant, offrent leurs fils pour gages de la paix qu'elles demandent, et semblent des captifs qui, les mains attachées derrière le dos, et la tête sous le joug, montent à la roche Tarpéienne. Tout, des sources de l'Ister aux bords de l'Océan, tout, à la marche d'un seul homme, a tremblé : Borée soumis, les Trions désarmés, n'ont pas coûté de sang : tant de guerres, en si peu de temps ont été terminées sans carnage ; et Phébé, dont le disque naissait à ton départ, ne l'a pas encore arrondi à ton retour. Tu réduis le Rhin, les cornes brisées, à dépouiller sa fureur menaçante. Le Salien, aujourd'hui, cultive ses campagnes, le Sicambre courbe en faux son épée ; et le voyageur, à la vue des deux rives, cherche la rive soumise à Rome. Aujourd'hui le Belge, sans irriter le Cauque, guide par-delà le fleuve ses brebis affamées, et les troupeaux du Gaulois traversent l'Elbe et parcourent les montagnes des Francs : aujourd'hui encore, le chasseur s'égare sans danger sous les silencieux ombrages d'Hercynie ; et, dans ces bois consacrés à une antique superstition, les chênes divinisés par les Barbares tombent impunément sous nos haches victorieuses. Que dis je ? leur dévouement devient ta défense, et leur vainqueur est leur ami. L'Allemagne, mille fois, eut l'ambition de se joindre à tes légions et de s'associer à tes drapeaux : mais ton indifférence n'éveilla pas sa colère ; et l'éloge de sa fidélité adoucit tes refus. Les provinces auront banni leurs gouverneurs avant que le Franc perfide renverse les rois que tu lui auras donnés. Ce n'est plus par des défaites, mais avec des chaînes qu'il faut punir les rebelles : sous ton consulat, un cachot dans Rome connaît des crimes des rois. Voilà ce que nous apprennent Marcomer et Sonnon, dont l'un trouva son exil dans l'Étrurie, dont l'autre périt sous le fer de ses sujets, en voulant venger son frère : monstres qu'unissent l'amour de la nouveauté, la haine de la paix, la férocité du caractère et la fureur du crime. L'Ourse à peine est domptée, qu'à l'autre extrémité du monde se forme un nouvel orage ; et pour que nulle partie de l'univers ne soit étrangère à tes trophées, la trompette a sonné dans les champs de l'Auster. Gildon, dans sa fureur, a soulevé les Maures que domine la tête de l'Atlas, ceux que l'ardeur du soleil [4,1,250] relègue dans une plage inaccessible, ceux encore que baignent le tortueux Cinyphe, le Triton voisin du jardin des Hespérides, et le roi des fleuves éthiopiens, le Gir, imitateur impuissant des eaux du Nil. Sous ses drapeaux marchent le Nubien, couronné d'un cercle de petites flèches, le Garamante léger, et le Nasamon, dont les sinistres oracles d'Ammon ne peuvent arrêter l'impatience. Les Numides inondent leurs campagnes, les sables de Gétulie se couvrent de poussière, et les traits obscurcissent le ciel de Carthage. Ceux-ci dirigent leurs coursiers avec une baguette ; ceux-là ont pour vêtement la blonde fourrure des lions, et la dépouille des monstres que Méroé nourrit dans ses vastes solitudes : leur casque est formé de la gueule béante des serpents, et la peau écailleuse des vipères émaille leurs carquois. Le Simoïs fut moins épouvanté, lorsque Memnon menait au sommet de l'Ida ses noirs bataillons ; le Gange trembla moins, lorsqu'un monstrueux éléphant promenait Porus au milieu des Indiens, qui décochaient au loin leurs traits. Porus eut un vainqueur dans Alexandre, et Memnon dans Achille ; Gildon sous tes coups, a mordu la poussière. Bellone qui embrasait le Midi, Bellone agitait encore l'Orient, sourd à la voix de la nature outragée. Gildon lui a transmis, sous un titre apparent, l'empire de la Libye, et couvre sa trahison et son forfait du masque d'un pouvoir légitime. La guerre, éclatant de deux côtés, fait naître des alarmes différentes : ici, elle s'arme du glaive, là de ruses ; l'Afrique appuyait l'une de ses cruels bataillons ; l'Orient conjuré entretenait l'autre par ses perfidies. De là des édits offraient la trahison aux chefs romains : d'ici partaient des refus de subsistances, qui livraient la cité à toutes les craintes de la famine. La guerre, dans la Libye, étalait ouvertement ses fureurs : à Byzance, elle les couvrait du secret de la honte. Tandis que des deux côtés la tempête gronde et frappe sur deux points l'empire déchiré, le héros, toujours infatigable, tout entier à ses devoirs, toujours attentif à prévenir les menaces du destin, faisant tourner par son courage tous les événements à sa gloire, se montra plus grand encore dans l'adversité. Tel, sur la mer Égée, qu'agite l'orageux Orion, un pilote, pour éviter l'assaut des vagues, imprime au gouvernail un mouvement léger, présente avec adresse tantôt le front, tantôt le flanc, et lutte contre la fureur des flots et des cieux. Ô Stilicon ! Que dois-je d'abord admirer ? Est-ce ta prudence qui, victorieuse de toutes les intrigues, découvre les lettres clandestines et les mains qu'ont séduites les présents ? Est-ce ta fermeté qui, dans l'effroi général, ne t'a pas laissé prononcer une parole indigne de la majesté du Latium ? Sont-ce ces fières réponses, suivies d'actions héroïques, que tu faisais à l'Orient rebelle ! Est-ce ce regard calme dont tu vis aux mains de la perfide Byzance tes richesses, tes campagnes et tes palais ; perte légère pour toi, chez qui l'intérêt privé ne balança jamais l'intérêt public ? Te peindrais-je, [4,1,300] partagé entre mille soins différents, seul faisant face à tout, imaginant les plans qui demandent de la sagesse, exécutant ceux qui réclament du courage, toujours prêt à dicter quand les affaires veulent être traitées par écrit ? Briarée, quand à ses cent bras se joindraient cent bras nouveaux, pourrait-il lutter contre tant d'obstacles réunis, éluder les artifices, raffermir les vieilles cohortes, sonder l'esprit des nouvelles, armer deux flottes destinées à porter des blés ou des soldats, et apaiser la discorde à Byzance et la faim à Rome ? Combien d'yeux inaccessibles au sommeil suffiraient à parcourir tant d'objets divers, de contrées différentes, et à surveiller des États si reculés, si la fable place au front d'Argus cent yeux, comme autant de sentinelles, seulement pour la garde d'une génisse ? Quelles plaines ont fourni ces moissons ? Quelle forêt a formé ces vaisseaux ? D'où s'est tout-à-coup élancée cette jeunesse, novice encore et nombreuse ? Et comment a pu la Gaule, deux fois terrassée sur les Alpes, voir reverdir sa vieillesse ? Non, ce n'est point à une levée que nous devons ces guerriers : enfants du dragon dont Cadmus sema les dents, sans doute ils ont jailli sous la charrue du héros phénicien. Ainsi les champs de Dircé virent une moisson de soldats s'armer, contre l'auteur de ses jours, de glaives nés avec elle : issus d'une semence féconde, ces fils de la Terre déchirèrent de leurs casques naissants le sein maternel ; et les sillons, hérissés d'armes, se verdirent de soldats. Mais il est encore un fait qui mérite d'éclatants éloges : c'est que l'armée, chargée de la vengeance, n'a mis à la voile qu'au moment où, fidèle à l'usage, le sénat a commandé la guerre. Jadis, le sénat remettait à des héros le soin des combats ; et, du sanctuaire des lois, les ordres volaient dans les camps. Cet usage, après un oubli de tant de siècles, Stilicon le remet en vigueur. Oui, nous voyons renaître les lois, quand nous voyons les armes obéir aux ordres des pères de la patrie. Tu pouvais, à la tête de tes légions, franchir les flots tyrrhéniens et couvrir les Syrtes de vaisseaux, la Libye de guerriers. La colère cède à l'empire de la sagesse ; effrayé de ta présence, au soupçon d'un appareil formidable, peut être le rebelle fuirait dans des sables stériles, sous la zone brûlante ; peut-être passerait-il aux portes de l'Aurore ; ou, pour se consoler d'une mort inévitable, porterait-il la flamme dans les cités. Qui le croira ? Tu crains d'être un sujet d'effroi ; et tu défends le désespoir à celui qu'attendait ta vengeance. Combien nous a servi la confiance de l'ennemi ! Carthage conserve ses remparts, et le laboureur les moissons que Gildon, dans sa fuite, aurait pu ravager. Mais l'espérance qui l'aveugle a livré le traître au châtiment, et soustrait les nôtres à sa rage. L'insensé ! Il mesurait nos forces au nombre, et non à la valeur : on eût dit qu'il allait écraser les Romains sous les fers de ses rapides coursiers, et, comme il s'en flattait dans son orgueil, ensevelir sous des tourbillons [4,1,350] de poussière les Gaulois énervés par la chaleur. Mais il apprend que rien ne résiste à nos lances, ni les traits et les poisons des Éthiopiens, ni des grêles de flèches entassées dans les airs, ni des nuées de cavaliers. Le lâche Nasamon est terrassé ; le Garamante suppliant a détendu son arc ; l'Autolole fugitif regagne ses déserts ; le javelot échappe au bras du Mazace éperdu ; et le Maure presse en vain de la voix son coursier sans haleine. Le brigand fuit sur un léger esquif ; mais les vents le ramènent, et Tabraca le reçoit dans un port qui sera son tombeau ; il sait enfin que tous les éléments repoussent tes ennemis ; et, forcé de subir les outrages d'une populace triomphante, il courbera devant un juge sans naissance sa tête criminelle. Ô Fortune ! Malgré tes constantes faveurs, ce triomphe n'est pas ton ouvrage ! Nous n'avions pas confié le succès aux hasards d'un combat, ni rassemblé dans un seul camp tous nos guerriers, que le sort pouvait une fois trahir : si le ciel nous eût été contraire, déjà suivaient d'autres vaisseaux, déjà partait un chef plus fameux. Jamais victoire n'eut plus d'éclat, ou ne fut l'objet de voeux plus ardents. Qui oserait comparer à Gildon Tigrane et Mithridate vaincus, Pyrrhus chassé de l'Italie, Antiochus en fuite, Jugurtha dans les fers, et Philippe et Persée tour à tour abattus ? Leur chute n'eut d'autre but que d'agrandir l'empire. Il s'agissait ici de la conservation de Rome. De sages lenteurs nous sauvèrent autrefois: aujourd'hui une victoire tardive était presque une défaite. Dans ce moment suprême, Rome était placée entre la nécessité du triomphe et la crainte d'un odieux supplice pour ses enfants : mais le retour de la Libye sous ses lois est d'un plus grand prix pour elle que sa conquête ; comme la perte d'un bien qu'on possède est plus sensible que celle d'un bien qu'on ne cherchait pas encore. Qui connaîtrait nos combats sous les murs de Carthage ? Ô Scipions ! Ô Régulus ! Qui connaîtrait vos noms ? Qui chanterait les prudentes lenteurs de Fabius, si, maître de cette cité, le Maure insultait avec orgueil à nos droits abolis ? Romains, cette victoire a fait revivre les lauriers de vos héros, et Stilicon vous a rendu tous vos triomphes.

LIVRE DEUXIÈME.

J'ai chanté jusqu'ici les exploits du héros ; je vais dire à présent quelles vertus le font chérir et craindre dans le gouvernement du monde, et quelles prières l'ont enfin persuadé de revêtir la trabée qu'il dédaignait, et d'accorder son nom aux fastes de l'année. Muse, amie de la paix, monte ma lyre sur un mode plus doux ! Protectrice de l'univers depuis son origine, la Clémence, qui habite la zone de Jupiter et régit dans les cieux un espace également éloigné du froid et de la chaleur ; l'aînée des immortels, qui, la première, par une bienveillante pitié, débrouilla l'amas confus que présentait le chaos, de son front serein, dissipa les ténèbres, et lança les siècles dans leur carrière lumineuse ; la Clémence, au lieu d'un temple et d'un autel embaumés des vapeurs de l'encens, a choisi ton cœur et placé en toi son sanctuaire. Elle te dit : « Regarde comme honteux et cruel de se repaître de supplices et de sang : qu'il reste oisif et sec dans la paix, le glaive qu'ensanglante la guerre : garde-toi que tes ressentiments n'alimentent les discordes : aime à prévenir les coupables par l'assurance du pardon : étouffe la colère plus vite qu'elle ne s'est allumée : que les demandes ne trouvent jamais ton oreille insensible : abats tes rivaux ; mais, une fois abattus, méprise leur faiblesse, pareil au lion qui brûle de terrasser un orgueilleux taureau et dédaigne une victime impuissante. » C'est en restant docile à ses leçons que tu sais pardonner aux vaincus ; c'est en te montrant sensible à ses prières que tu as appris à réprimer d'horribles emportements et des menaces, qui, même sans effet, font trembler. La terreur te suffit, ainsi qu'au monarque des dieux : Jupiter ébranle la nature en faisant gronder son tonnerre ; mais c'est sur les rochers et les monstres des mers qu'il lance les traits forgés de la main des Cyclopes ; et, toujours avare du sang des humains, il essaie ses foudres sur les chênes de l'OEta. Sœur de la Clémence, la Bonne Foi partage avec elle le sanctuaire de ton cœur, et se montre dans toutes tes actions. Ne farder jamais ses sentiments, jamais ne taire la vérité, ne différer jamais l'accomplissement des promesses ; haïr, sans dissimuler, son ennemi, et, au lieu de couver le poison dans l'âme et de masquer sous un sourire de sinistres desseins, présenter un front ouvert où ne se lit que ce qui est dans l'âme, voilà ses préceptes. Elle permet le mystère aux bienfaits et le défend à la haine. La Bonne Foi resserre encore avec le temps les amitiés, et les fixe par une chaîne de diamant ; elle bannit des cœurs l'inconstance, et ne souffre pas que, sur le bruit d'une faute légère, les liaisons soient rompues, et qu'un ancien ami perde ses droits à l'arrivée d'un ami nouveau ; elle aime à oublier les offenses et à rappeler les bienfaits ; éclatants ou légers, elle tâche de les surpasser par sa reconnaissance, et triomphe également des ennemis par les armes, des amis par les services. Protectrice des absents, seule, malgré l'éloignement, elle défend leurs intérêts, ne prête jamais une oreille avide à de vaines rumeurs ; elle protège le client qui les ignore contre les perfides insinuations qui lui attireraient ta disgrâce. [4,2,50] Elle ne borne pas l'attachement à la vie, elle le porte au-delà même du tombeau, et des pères elle l'étend aux enfants. Elle te commanda, tant que le sceptre fut en sa main, d'honorer Théodose : aujourd'hui qu'il n'est plus, tu l'honores encore et tu prends soin, à l'égal de tes enfants, de ceux qu'il remit, en mourant, à ta sagesse et à ta valeur. La Renommée estime juste et fidèle celui qui pouvant nier un dépôt, a mieux aimé le rendre et rester sans souillure. Mais ce ne sont pas des richesses, des monts d'or et d'argent, que Stilicon réserve à tes enfants : ce sont les deux mondes ; c'est l'espace entier qu'embrasse le soleil. Que ne lui confierait-on pas sans crainte, quand le sceptre lui fut confié sans danger ? Couvert de ce bouclier, Honorius n'eut pas de pleurs à donner à son père : que dis-je ? Dès l'aurore et sur le seuil de la vie, à l'abri des outrages, il donne des lois aux Barbares vaincus, et voit, avec ses années, croître ses triomphes. Sa jeunesse trouve en toi un maître à la fois doux et sévère. Ton empressement à souscrire à ses vœux ne le livre pas à la mollesse ; et ta résistance à ses désirs n'arrête pas l'essor généreux de son âme, soit que, dans le secret, tu lui traces les devoirs d'un prince et les besoins de l'État, soit que, plein de respect pour un saint vieillard, et fidèle aux avis de Théodose, tu tiennes les rênes de l'empire et montres à ton maître la soumission d'un sujet, la complaisance d'un guide, la tendresse d'un père. Aussi te doit-il de n'avoir connu l'amour que dans les bras d'une épouse : ce n'est pas dans les écarts de la jeunesse, mais déjà sous les lois de l'hymen, et dans une chaste union, qu'il apprend qu'il est homme. Heureux Stilicon qui, dans le prince, trouve un gendre ! Plus heureux le prince qui trouve en toi un beau-père ! Son frère est également l'objet constant de tes soins. Que des traîtres sans courage et sans vertu couvrent de son nom leur audace et leurs excès, tu n'accuses pas Arcadius ; que des outrages te provoquent, que des glaives assassins te menacent, toujours maître de ta colère, au milieu même des frémissements de la discorde, tu refuses de venger par une guerre fratricide la fureur déchaînée contre toi, et d'allumer la torche des dissensions civiles. C'est ta fidélité qui, malgré les partis formés à la cour, entretient entre les frères une inaltérable amitié. Les manteaux rougis dans la pourpre, les écharpes semées de pierreries, les toges enrichies de perles, les cuirasses ornées de vertes émeraudes, les casques où l'hyacinthe étincelle, les épées dont Théodose pressa la poignée radieuse, et les couronnes qu'émaillent l'éclat et la variété des diamants, l'équité les partage entre les deux frères ; et ces augustes dépouilles orneront également les héritiers de ce grand prince. En dépit de mouvements précurseurs des combats, tu rends à l'Orient ses guerriers, et tu aimes mieux grossir ses forces que violer tes serments. Toute demande juste, tu l'accordes, et ne refuses à ton élève que ce qu'il s'applaudira bientôt de n'avoir pas obtenu, parce qu'il eût été honteux de l'obtenir. [4,2,100] Les déesses dont le riant aspect force les Crimes à la fuite viennent, d'un accord unanime, se fixer dans ton cœur, et, pour tes besoins divers, te prêtent leur secours : ce sont, la Justice, qui apprend à préférer l'honnête à l'utile, à obéir aux lois communes et à ne rien accorder aux amis qui blesse l'équité ; la Patience, dont les leçons endurcissent le corps, jusqu'à le rendre insensible à la fatigue ; la Tempérance, qui ne forme que de chastes désirs ; la Prudence, dont la réflexion accompagne les démarches ; la Constance, qui n'admet dans les actions ni légèreté, ni faiblesse. Loin de toi fuient les hideuses divinités que le Tartare enfanta dans ses affreux abîmes. La première que tu chasses, c'est la mère des forfaits, l'Avarice, qui, toujours plus insatiable à mesure qu'elle acquiert, cherche, sans cesse, la gueule béante, de l'or à dévorer. Avec elle disparaît sa nourrice fidèle, l'Ambition, qui veille sous les portiques des grands, et, l'argent en main, entretient l'enchère mise aux honneurs. Pour toi, le torrent de la corruption ne t'a pas entraîné ; et tu luttes contre l'exemple du siècle qui a fait du crime une habitude et du brigandage une loi. Enfin le riche, sous ton règne, vit sans alarmes pour le toit ou le champ de ses pères : on ne voit plus errer le délateur jaloux de faire des coupables ; la vertu ne gémit plus obscure et malheureuse. Il n'est pas de contrée où tu ne trouves des hommes propres aux honneurs ; et tu cherches le mérite non la naissance, les qualités non les ancêtres. Oui, nous vivons sous un juge bienveillant : des récompenses encouragent les bonnes mœurs. Aussi renaissent les arts autrefois florissants : une carrière nouvelle s'ouvre aux génies heureux ; les Muses relèvent la tête du sein de la poussière, et l'intérêt éveille une ardeur égale au cœur du riche et du pauvre qui voient que la Vertu cesse de ramper dans l'indigence, et la Sottise de conduire aux richesses. La Volupté ne t'a pas séduit par ses dehors trompeurs, la Volupté, sirène enchanteresse, qui, toujours soumise à l'empire du corps, couvre l'esprit de ténèbres, et effémine l'homme par des poisons plus actifs que les herbes magiques de Circé. Le calme est sur son front : mais jamais furie ne déguisa mieux ses vengeances sous des traits imposteurs. Environnée de charmes perfides, elle cache sous l'or ses serpents meurtriers. Que de victimes sont tombées dans ses filets ! Sur toi, ses efforts furent toujours impuissants. Une flamme adultère ne trouble pas tes nuits, et le repos n'est pas un larcin fait au travail. Autour de ta table ne retentissent ni les sons de la lyre, ni les chants d'une jeu- nesse voluptueuse : si jamais tu as fait trêve à tes fatigues, ouvert ton âme au calme, et goûté le plaisir des festins, l'allégresse publique te l'a seule commandé. Non, tu n'épuises pas le trésor par de honteuses dépenses ; non, par des édits barbares, tu n'enrichis pas le fisc de la dépouille des absents. Économe, tu es aimé du soldat ; tu ne le négliges pas dans la paix pour le gorger dans la guerre. Tu sais qu'ils sont reçus sans plaisir, [4,2,150] les présents que la crainte verse en des mains méprisées, et qu'on prodigue vainement des trésors trop longtemps gardés. Tes largesses préviennent le moment, devancent même l'espoir. Placé à ta table, le guerrier t'entend prononcer son nom, rappeler à sa mémoire des exploits fameux sous tes drapeaux, et lui adresser des paroles qui, gravées dans son âme, doublent le prix de tes bienfaits. Si tu répands des faveurs, elles ne deviennent pas, trop souvent rappelées, un reproche. Celui que tu élèves aux honneurs n'a pas à supporter le langage insultant de l'orgueil : non, la prospérité n'enfle pas ton cœur. Que dis-je ? Tu ne la connais pas, cette fierté, vice ordinaire dans les succès, triste compagne de la vertu. Partout on peut t'approcher et partout t'entretenir : on ne vient pas, dans les festins, épier les paroles ; mais, libre dans ses discours, chacun mêle sans crainte la gravité à l'enjouement. Dans le beau-père du prince, dans le père de la patrie, le convive s'étonne de voir un égal et tant de pouvoir tempéré par la douceur du citoyen. Le savant admire dans ta bouche le langage des âges anciens, le vieillard celui de l'expérience, le guerrier celui de l'héroïsme : il n'est personne qui, à tes propos enjoués, préfère les accents d'Amphion, lorsqu'il élevait les murs de Thèbes, ou les accords d'Orphée, dont la lyre entraînait les forêts. De là cet amour vrai, cette sollicitude unanime, ces vœux si sincères, ces applaudissements que ton nom fait éclater, et ces statues d'or qui reproduisent ton image. Quelle enclume ne gémirait pas sous les marteaux ! Est-il un artiste qui laissât la flamme inactive ? Quelles fournaises ne verseraient pas le bronze liquide pour multiplier tes traits aimés ? Y a-t-il un coin du monde, une contrée lointaine, qui, dans tes images, n'adorât un Dieu, si tu n'avais pas toujours refusé cet honneur ? Qu'il envie cette gloire, celui que trompent des présents arrachés à la crainte, et qui doute de l'amour public ; mais, quand on la mérite, on peut la mépriser. De toutes parts accourent des ambassadeurs qui, sous les yeux d'Honorius, demandent cent bouches pour chanter tes louanges. Le Gaulois te rend grâces, lui qui, sans alarmes sur des frontières sans défense, et rassuré contre les attaques ennemies, couvre le Rhin de nouveaux édifices, et embellit ses bords, séjour des Barbares, des palais enchantés qui décorent ceux du Tibre. Là te comblent de louanges et le Carthaginois heureux d'avoir, par la défaite d'un tyran, retrouvé ses campagnes, et le Pannonien libre des horreurs d'un long siège, et le peuple qui boit les eaux de la Save. Réduit tant d'années à l'enceinte de ses villes, ce peuple en ouvre enfin les portes, rajeunit sur la pierre sa faux que la rouille a noircie, éclaircit dans la terre ses hoyaux dégradés, reconnaît sa chaumière, et, baisant avec transport ses coteaux chéris, croit à peine replonger sa charrue dans le sol de ses pères. Enfin, sur les débris des forêts, filles d'un siècle ennemi de la culture, les épis jauniront encore ; la treille ombragera les collines de l'Hister ; [4,2,200] et le laboureur, qu'épargna le Barbare, aimera à payer le tribut que payaient ses aïeux. Tant que tu vis, ô Stilicon, le corps de l'empire en lambeaux peut reprendre l'éclat de la jeunesse et recouvrer des contrées que lui ravit autrefois la faiblesse des Césars : seul tu peux, réparateur de ses maux, étendre la cicatrice qui fermera ses plaies ; et les colons de l'Illyrie, rendus enfin à leurs demeures, enrichiront encore le trésor de leurs tributs. Cependant la faveur des dieux ne le cède pas à la faveur des hommes : on a vu les immortels, unanimes à t'environner de leurs secours, tantôt livrer à tes coups tes ennemis sur le rivage, ou fermer à leur fuite la vaste étendue des flots ; tantôt, tournant contre eux-mêmes leur fureur, déchirer par le glaive des soldats le corps de ces nouveaux Penthées ; tantôt te découvrir leurs pièges, et, pareils au molosse, dont la sagacité sert de guide au chasseur, te conduire dans le repaire du crime ; tantôt te dévoiler l'avenir par des présages, par le chant des oiseaux ou par des images qu'ils t'envoient dans le sommeil. Mille contrées, sensibles à tes bienfaits, ont à l'envi demandé pour toi le consulat ; mais sourd à leurs désirs, et malgré ton penchant à faire des heureux, juge sévère de toi-même, tu n'écoutes que la voix de la modestie, et tu opposes ses excuses à ce tardif honneur. Déçues pendant tant d'années de l'espérance de ton consulat, elles se rendent, empressées, au temple où siège Rome leur maîtresse. Si tu rejettes leurs prières, leur dessein est pris de vaincre ta résistance et d'abattre les obstacles que rencontre leur désir. Elles touchent au séjour de la déesse, dont le marbre blanchit le Palatin. L'Espagne est à leur tête : le vert arbrisseau de Minerve s'entrelace dans ses cheveux : sa robe est tissue de l'or brillant du Tage : la première elle parle en ces termes : « J'ai vu Stilicon déférer à toutes mes demandes : il n'est que ses honneurs qu'il a toujours dédaignés. Il a pu refuser les faisceaux que lui offrait son auguste beau-père ; il les refuse offerts aujourd'hui par son gendre ; si, comme chef suprême, il ne les reçoit pas de l'univers, que du moins, comme parent, il les reçoive de la cour. Quoi ! Défenseur des princes, enfant de l'Ibérie, il maintient leurs droits sans atteintes, il assure au Bétis, qui fut leur berceau, l'honneur de la pourpre ; il féconde l'empire par le glorieux hymen de Marie ; lui même il promet un aïeul aux Césars : et ces services lui sembleraient sans éclat ! » La Gaule paraît la seconde : l'audace est sur son front ; une blonde chevelure charge sa tête, un brillant collier entoure son cou, deux javelots arment son bras ; elle fait entendre ces fiers accents : « Pourquoi n'est-il pas encore inscrit dans les fastes, le héros qui, seul, a soumis à mes lois les Germains et les Francs ? Pourquoi est-il encore étranger à leurs pages, ce nom illustre qu'on devrait plusieurs fois y compter ? Le Rhin pacifié n'est-il donc qu'un faible titre de gloire ? » Vient ensuite la Bretagne ; elle porte les dépouilles d'un monstre qu'enfanta la Calédonie : le fer a sillonné son visage, et sur ses pieds flotte un voile d'azur, dont les plis trompeurs imitent les vagues de l'Océan. [4,2,250] « Moi aussi, s'écrie-t-elle, j'ai éprouvé ses bienfaits ; j'allais périr sous les coups de mes barbares voisins ; l'Écossais avait soulevé l'Hibernie entière ; Téthys écumait sous les rames ennemies ; si j'ai pu braver le Picte, affronter l'Écossais et ses flèches ; si je n'ai pas vu le Saxon, conduit par des vents incertains, aborder mes rivages, c'est l'ouvrage de Stilicon. » L'Afrique aussi, le visage rougi des feux du jour, et la tête parée de guirlandes d'épis et d'une dent d'ivoire ; l'Afrique lui adresse ces paroles : « J'espérais qu'à la mort du tyran , aucun prétexte ne resterait à Stilicon de refuser la trabée ; pourtant il la refuse encore, et quand je lui dois d'ignorer à jamais le nom désastreux du Maure, il hésite à joindre les faisceaux du consul aux lauriers du vainqueur ! » Enfin, l'Italie s'avance ; enlaçant le lierre à la vigne flexible, et, d'un pampre fécond, faisant couler des flots de vin : « Si vous brûlez, dit-elle, de placer Stilicon sur le char des consuls, vous qui ne pouvez jouir que de sa renommée, combien ne dois-je pas souhaiter plus ardemment de jouir de sa présence, et de le voir, monté sur le siège d'ivoire, ouvrir à l'année sa carrière ! » Ainsi s'exprime leur amour. Chargée de porter leurs vœux communs au héros, Rome s'empresse de remplir ce devoir ; soudain elle saisit ses armes, et part plus vite que l'étoile tombée à travers la nue. Déjà elle a franchi la Toscane, effleure dans son vol les côtes de l'Apennin ; et, de l'ombre de son bouclier, éclaire l'Éridan. Arrêtée aux pieds du héros, on la dirait l'égale de la sévère Pallas et la rivale de Mars. Le palais étincelle des lueurs tremblantes de son égide, et son panache touche les lambris. Elle prévient le héros ému par la douceur de ses plaintes : « Ô toi que je révère, Stilicon, je l'avouerai, tu as sauvé, mais tu n'as pas encore ennobli le consulat. Que sert d'avoir effacé la tache imprimée par un esclave à l'année, si, défenseur de cette dignité, tu la fuis ; si, après tant d'efforts pour la relever, tu la dédaignes ; si, soutenue par ton bras dans sa chute, tu la rejettes alors qu'elle t'est offerte ? D'où viennent ces délais ? Quel prétexte opposeras-tu encore à mes instances ? Borée n'inspire plus d'alarmes, l'Auster règne sur des bords silencieux ; le Maure est vaincu, le Germain terrassé, une paix profonde enchaîne Janus dans son temple. Et tu me trouves encore indigne de t'avoir pour consul ! Croirai-je donc vain et sans éclat un titre dont s'honorent les Césars, un titre qui m'a soumis les peuples et leurs monarques ! Que la nature annonce par des prodiges un avenir sinistre, est-ce donc une tache pour moi ? C'est l'Orient que désigne le présage qui t'occupe : ce bruit, je l'ai constamment ignoré : à peine dans mes murs ce forfait a produit un sourire incrédule ; comment croire à cet opprobre ? Nul message n'est venu le proclamer. Et c'est ici que brille ta rare prudence ; toujours empressé de consulter le sénat, tu gardes le silence sur ce monstrueux événement. Jamais édit pour rejeter l'infâme n'a profané le sanctuaire des lois, [4,2,300] jamais ce nom funeste n'a souillé l'urne des suffrages : balancer eût été partager le crime ; si pareille lettre me fût venue des portes de l'Aurore, sur le rivage même elle eût été détruite, pour dérober aux chastes oreilles des Latins la connaissance de cette prodigieuse destinée. Mais ce délire, que n'ont pas fait tes soins pour qu'il restât secret ! Heureux qui a cessé d'inscrire les consuls de Byzance ! Du moins les fastes de l'Italie sont restés sans souillure. Que les auteurs du crime travaillent à l'effacer : pour moi, qui jamais n'en connus ni soupçonnai l'existence, pourquoi m'applaudir de le voir disparu : que l'Orient en rougisse, Rome n'y a pas cru. Mais la honte eût-elle été commune aux deux empires, eût-elle rejailli jusque sur nos faisceaux, ce crime devient pour toi un plus pressant motif d'accepter la grandeur suprême, et d'arracher à sa perte une antique dignité, le terme de l'ambition humaine. Il n'est pas de consul qui, mieux que Stilicon, puisse lui rendre son éclat. Que ta prévoyance en a sagement différé l'époque ! Alors il t'aurait ennobli ; tu l'ennobliras aujourd'hui. Consul, viens en aide à tous les consuls du passé et de l'avenir : consens à nous donner cette année ; nos neveux marcheront sans crainte à sa suite, et nos pères, ainsi défendus, cesseront de gémir. Que la trabée doive sa naissance à Brutus, à Stilicon sa vengeance. Premier consul, l'un, à l'aide des faisceaux, rendit au peuple la liberté ; l'autre, des faisceaux mêmes, a écarté l'esclavage. Le premier créa cette dignité ; le second l'a raffermie. Il y a eu plus de gloire à conserver qu'à innover. Pourquoi tant tarder de souscrire à nos vœux, et pourquoi le feu qui toujours colore ton visage ? Triomphe, toi qui as tout vaincu, triomphe enfin de ta modestie ; je le sais, il n'est pas de présent qui puisse séduire ta vertu ; mais admire et reçois cette robe : Minerve, de concert avec moi, y a employé son art divin. Nous avons ensemble préparé ce tissu deux fois teint dans la pourpre tyrienne, et nous l'avons filé de l'or dont la Parque a filé les jours qui, sous tes lois, éclairent mon empire. Là j'ai préludé à la naissance des rejetons que le ciel promet au monde ; bientôt tu reconnaîtras la vérité de mes oracles, et l'avenir justifiera la fidélité de mon travail. » Rome, à ces mots, tire de son sein un riche présent, la trabée que l'or appesantit. Minerve a répandu la vie sur ce divin ouvrage. D'un côté sont peints un palais appuyé sur des colonnes de porphyre ; les couches sacrées de Marie, Lutine occupée à charmer ses douleurs, la jeune épouse assise sur un lit radieux, sa mère à ses côtés, pâle, inquiète et joyeuse à la fois, et les nymphes, couronnées de guirlandes, recevant l'enfant dans leurs bras pour le plonger dans un bassin d'or. On croit entendre sortir de la toile un doux sourire et de faibles vagissements. Déjà l'enfant a quitté le berceau ; ses traits sont les traits de son père : mais, destiné à gouverner l'univers, il apprend de son aïeul, mûri par les années, le grand art des combats. [4,2,350] D'un autre côté, dirigeant un coursier qui rougit d'une sanglante écume la soie de ses rênes, Euchérius, beau de la fleur du jeune âge, et lui-même formé d'or, abat avec ses javelots ou ses flèches les têtes dorées des cerfs que représente la pourpre. Vénus, traînée par ses colombes, serre d'un nœud royal ce troisième hyménée, et des groupes d'Amours volent à l'entour de l'amante, fille et sœur des Césars. Déjà Euchérius soulève le voile étendu sur le front timide de la vierge ; et Thermantie sourit aux transports de son frère. Pour les deux sexes, cette maison réclame le diadème, elle donne au trône des reines, aux reines des époux. Ainsi la déesse invite le héros et lui présente l'ivoire que doit porter sa main ; puis, recourant aux auspices, elle agite l'urne sacrée, et, du vol des oiseaux, tire des augures favorables. Enfin elle couvre de la robe des Romains ses épaules accoutumées au poids des armes ; le vêtement latin lui ceint la poitrine, et la toge, avec grâce, a remplacé la cuirasse. Tel des rives de l'Ister, ou des plages de la Scythie, Mars rentre vainqueur dans Rome : il a déposé le bouclier, revêtu la trabée, pris un air plus doux ; Romulus tient les rênes de ses coursiers blancs ; devant le char ensanglanté de son père, marche Bellone levant vers le ciel un chêne chargé de riches dépouilles : l'Effroi et l'Alarme sa sœur, la main armée du fer des licteurs et le casque ombragé de lauriers, pressent de chaînes pesantes le cou des captifs ; et l'Épouvante, à la tête des coursiers, balance une gigantesque hache. Rome possède le consul qu'elle a longtemps désiré : « Je veux, s'écrie-t-elle, voler vers les bois de l'Élysée ; je veux porter sans délai, aux Curius, aux Fabricius, la nouvelle de mon bonheur. Naguère le bruit d'un outrage à la toge leur arracha des larmes ; qu'on voie aujourd'hui ces guerriers frapper la terre en cadence, et les Caton égayer sans honte leur vertu sévère. Écoute, ô Brutus, et vous, la terreur de Carthage, ô Scipions, apprenez mes succès ! Libre enfin de deux fléaux, j'ai recouvré, à l'aide de Stilicon, et les faisceaux et la Libye. Mais il est une dernière faveur que tu ne peux refuser à mes prières : héros à la fois et consul, accorde un moment ta présence à mes murs : c'est Rome qui t'en conjure ; Rome que tu as garantie de la famine et de la guerre, et replacée sur le trône du monde. Parais, nouveau Camille, à la tribune : que le sénateur et le plébéien reconnaissent en toi, guide bienfaisant, le vengeur de leur gloire et le sauveur de leur vie. C'est par toi que l'Afrique et le Rhône leur donnent des moissons jusqu'alors inconnues, et que Cérès, dans la Libye et dans la Gaule, féconde pour moi les campagnes ; que l'humide Auster et l'Aquilon m'apportent tour à tour leurs richesses, et que tous les vents remplissent également mes greniers. Quelle foule couvrira la voie Flaminienne ! Que de fois des tourbillons poudreux tromperont son amour, que chaque instant flattera de ton arrivée ! [4,2,400] Les Romaines te regarderont d'un œil avide ; les chemins seront jonchés de fleurs, lorsque, avec la majesté d'un consul, franchissant les sommets du Pincius, tu offriras à Rome l'image des antiques sénateurs. J'entends déjà retentir les applaudissements au théâtre de Pompée. J'entends la vallée Murtia, du fond de l'Aventin et du Palatin, porter au ciel ton nom. Aujourd'hui quitte les camps, et souffre que je te voie dans mes remparts, où bientôt t'appellera avec ton gendre un nouveau consulat. » Tandis que Rome tient ce langage, déjà la déesse aux cent voix, la volage Renommée, parcourt l'Océan, et commande à mille personnages célèbres d'accourir dans ses murs. Vieillesse, fatigues, les Alpes mêmes et les vents de l'hiver, rien ne les arrête : l'amour du héros, l'admiration pour ses longs services l'emportent ; et d'anciens consuls viennent célébrer l'élévation d'un collègue et d'un vengeur. Ainsi, quand, par une mort féconde, le phénix a recouvré sa jeunesse, et que, les serres pieusement chargées des cendres et des ossements de son père, il quitte, seul semblable à lui-même, pour voler aux bords du Nil, les dernières limites de l'Orient ; de toutes les parties de l'univers accourent les aigles, confondus avec les autres habitants des airs, pour contempler l'oiseau du soleil. L'oiseau brille au loin de l'éclat de la flamme, et respire les parfums qu'exhale le bûcher. Telle est aussi l'allégresse dans les cieux ; la joie anime les deux Théodose et tes dieux protecteurs. Le soleil même, sur son char couronné de fleurs, prépare l'année qu'embellira ton nom. Dans un espace reculé, impénétrable à l'esprit des humains, et presque inaccessible aux dieux, est creusée la source antique des âges, la caverne de l'immense éternité, dont le vaste sein est le berceau et le tombeau des siècles : un serpent l'embrasse de ses contours ; sa dent ronge tout en silence ; un azur éternel embellit ses écailles ; il dévore sa queue repliée vers sa tête ; et, d'un mouvement insensible, tourne éternellement sur lui-même. Sur le seuil, siège, gardienne vénérable, la Nature, belle malgré ses années ; et les âmes voltigent suspendues à l'entour de ses membres. Un vieillard révéré dicte en ce lieu des lois, guide l'harmonie des astres, fixe leur marche et leur repos, et, par d'immuables décrets, dispense la vie ou le trépas. Il marque ce que servent au monde la marche incertaine de Mars, celle de Jupiter, la rapidité de la Lune et la lenteur de Saturne ; combien de temps s'égarent sur un ciel serein la déesse de Cythère et le dieu du Cyllène, compagnon du Soleil. Phébus s'est arrêté à l'entrée de cet antre : la Nature s'avance à sa rencontre, et, malgré sa vieillesse, incline ses cheveux blancs devant les splendides rayons du dieu. Soudain les verrous s'écartent, les portes s'ouvrent et dévoilent le mystérieux sanctuaire du Temps. Là reposent, en des espaces séparés, les siècles, figurés en métal différent. Ici sont entassés les siècles d'airain ; là se hérissent les siècles de fer ; plus loin brillent les siècles d'argent ; à l'endroit le plus beau de cette demeure se tiennent, peu nombreuses, les années d'or que voit rarement la terre. C'est l'année du plus éblouissant métal que choisit le soleil, pour la marquer du nom du héros : il commande aux autres de marcher à sa suite, et leur parle en ces termes : [4,2,450] « Enfin il paraît ; le voici, le consul pour qui j'ai différé la venue d'un siècle plus heureux, prenez l'essor, années que désirent les mortels ; ramenez les vertus sur la terre, et florissez de nouveau par l'éclat des talents : allez, et que Bacchus et Cérès vous prodiguent l'abondance et la joie. Que le Serpent, entre les deux Trions, ne glace pas les airs de ses sifflements ; que l'Ourse ne souffle pas une froidure excessive ; que le Lion étouffe ses feux dévorants ; que le Cancer amortisse les brillantes ardeurs de l'été : et que le Verseau, prodigue des eaux de son urne, ne détruise pas les moissons par des pluies orageuses. Que le Bélier de Phrixus enfante, de ses cornes fécondes, le printemps et les roses ; que le Scorpion n'abatte pas les grasses olives sous des grêles meurtrières ; que la Vierge mûrisse les dons de l'Automne ; et que le Sirius adouci ne menace plus de ses aboiements les fruits de la treille. » À ces mots, il entre dans ses jardins humectés des perles de la rosée, au sein d'un vallon qui, bordé d'un ruisseau de flammes, fournit pour pâture aux coursiers du Soleil des plantes colorées d'une brillante lumière. Puis il attache à leurs rênes dorées et à leur blonde crinière des fleurs odoriférantes. Lucifer même et l'Aurore en parent leur humide chevelure ; près d'eux sourit l'Année aux jours d'or, montrant sur son front le nom du consul : le temps ferme et rouvre à la fois sa carrière, et les astres inscrivent Stilicon dans les fastes des cieux.

LIVRE TROISIÈME.

Le premier des Scipions, qui seul, des bords de l'Italie, rejeta les guerres puniques sur la tête de leur auteur, en cultivant l'art des héros, cultivait celui des Muses. Le poète était l'objet constant des soins du guerrier. La valeur, en effet, aime à s'environner du témoignage des neuf Sœurs ; qui fait de belles actions est ami des beaux vers. Soit donc que, pour venger les mânes de son père, il soumît, jeune encore, à nos lois les flots de l'Ibérie ; soit que, pour abattre d'un coup certain les forces de Carthage, il déployât ses aigles sur les mers africaines, à ses côtés était toujours, dans les camps, dans les batailles, le savant Ennius. Le fantassin, après le combat, prêtait l'oreille à ses chants ; et, rouge encore de carnage, le cavalier applaudissait au poète. À peine eut-il triomphé de l'une et de l'autre Carthage, victimes que demandaient la vengeance de son père et celle de la patrie ; à peine, après les désastres d'une guerre prolongée, eut-il forcé l'Afrique éplorée de marcher devant son char, que la Victoire, avec elle, ramena les Muses, ses compagnes ; et le poète, pour guirlande, portait le laurier du héros. Et toi, nouveau Scipion, qui viens de terrasser un autre Annibal, plus cruel que le héros de Carthage, ô Stilicon, Rome, après le cours d'un lustre, te rend à mes désirs, et m'a voulu pour témoin de son bonheur. Le héros qu'appelaient et les applaudissements du peuple et les acclamations du sénat, ô Rome, tu le vois : cesse désormais de calculer les jours et la distance, cesse de te lever à la vue des nuages de poussière ; l'incertitude ne troublera plus ton espoir. Présent naguère à ton esprit, il est aujourd'hui sous tes yeux plus grand que ton attente, supérieur à sa renommée. Honore le consul qui t'a rendu les faisceaux : couvre de tes baisers la main qui, sous ton joug, a replacé Carthage ; accueille ce puissant génie, qui tient les rênes de l'empire et balance les destinées de l'univers, et contemple avec transport ces traits que tu admires sur l'or et vénères sur le bronze. Le voilà, ce guerrier partout heureux, défenseur de la Libye, pacificateur du Rhin et de l'Ister. Si, fidèle à l'usage, Stilicon voulait étaler à nos yeux ses exploits et les peuples qu'a soumis sa valeur, les deux pôles à l'envi fourniraient des lauriers. Devant lui paraîtraient les dépouilles de la Germanie et les richesses de l'Afrique. Ici, s'avancerait le Sicambre aux cheveux dorés : là, marcherait le Maure à la chevelure d'ébène : Stilicon, sur des chevaux blancs, guiderait le char couronné de palmes victorieuses, et les soldats, à la suite, rempliraient l'air de joyeuses clameurs. Les uns traîneraient des rois esclaves ; les autres porteraient, figurées en métal, les cités, les montagnes et les rivières captives. D'un côté pleureraient les fleuves de la Libye, dépouillés de leurs cornes ; de l'autre la Germanie gémirait sur les chaînes du Rhin. [4,3,50] Mais ton consul, ô Rome, ne se targua jamais de ses propres exploits. Les récompenses le touchent bien moins que les actions qui les méritent ; il dédaigne de vains applaudissements. Son triomphe est dans les cœurs, et la pompe en est plus douce. Jamais Rome n'accueillit un guerrier avec plus d'éclat ; ni Fabricius, que la fuite de Pyrrhus ramenait dans ses murs ; ni Paul-Émile, lorsque, vainqueur du monarque de Pella, il montait triomphant au Capitole. Non, jamais gloire semblable n'ouvrit les portes des Latins à Marius revenu de la Numidie, à Pompée victorieux des guerriers de l'Orient. Jamais non plus il ne manqua de faction jalouse pour rabaisser leur mérite ; et, malgré leur éclat, l'envie, par des traits malins, attaqua leurs actions. Stilicon seul, par ses talents, s'est élevé au-dessus des atteintes de l'envie et des efforts de l'humanité. Qui pourrait envier aux astres leur inaltérable durée, à Jupiter l'empire des cieux, à Phébus ce regard auquel rien n'échappe ! Il est pour la vertu une place que n'atteignit jamais la fureur de l'envie. Puis, entre ces guerriers, Rome partageait alors sa faveur. L'un, aimé du sénat, était odieux au peuple ; fort du suffrage du peuple, l'autre n'y joignait pas celui du sénat. Pour Stilicon, un accord unanime a confondu tous les ordres ; le chevalier fait éclater sa joie, le sénateur ses applaudissements ; et les vœux du peuple se confondent avec les vœux du patricien. Mortel fortuné ! Rome, pour prix de sa conservation, te décerne le nom de Père, l'univers le tribut de son amour. La Gaule entière marche sous tes drapeaux ; l'Espagne t'unit au sang de ses monarques, les Romains ont réclamé ta présence par de fréquentes prières ; et ce bienfait, le sénat le doit à la bonté de ton gendre. Oui, le peuple soupirait après ton arrivée avec plus d'ardeur encore que les jeunes filles après les fleurs, l'épi languissant après les pluies, le pilote fatigué après un vent propice. Pareil délire fait-il jamais frémir sur les rivages de Délos les lauriers prophétiques, lorsqu'un arc radieux annonce l'arrivée d'Apollon ? Et jamais ivresse semblable enfla-t-elle les flots dorés du Pactole, quand la Lydie revit Bacchus vainqueur de l'indien ? Voyez les Romains remplir les rues, et leurs épouses couvrir même les toits ! Ô Stilicon, depuis ta victoire, partout brille une vie inattendue : contemple les sept collines qui, par l'éclat de l'or, délient les rayons du soleil, les arcs de triomphe tapissés des dépouilles ennemies, les temples rapprochés de la nue, et tous ces monuments, fruit de tant de triomphes ; mesure d'un œil étonné la grandeur de tes services et l'étendue de la ville que tu as sauvée. Rome ne vivrait plus que dans nos souvenirs, si Gildon pesait encore sur la Libye. C'était, dans les camps de nos pères, un usage, que celui-là ceignît sa tête d'une couronne de chêne, qui, par ses efforts, avait terrassé l'ennemi et soustrait à la mort un citoyen menacé de ses coups. Mais, pour tant de cités, quelles couronnes pourra-t-on te donner ? [4,3,100] En est-il d'assez honorables pour payer tes exploits ? Rome reconnaît qu'elle ne doit pas seulement à tes armes le salut des citoyens ; mais pour qu'elle jouît pleinement des douceurs d'une vie honorée, le même jour lui a rendu son antique renommée, ses forces et ses États. L'Orient, usurpateur orgueilleux, ne la voit plus suppliante aux pieds d'un ambassadeur, que dis-je ô honte, aux pieds de ses esclaves, réclamer la Libye ; mais, forte de sa jeunesse pour appui, de Stilicon pour chef, elle se venge enfin, et sa vengeance est digne de Rome. Rome commande aux étendards, le magistrat au guerrier, et les aigles attendent les décrets du sénat : c'est Rome qui, sans contrainte, t'a donné la trabée, offert le char des consuls, et qui t'a forcé d'embellir ses fastes de ton nom. Elle ne perd rien de son antique honneur, elle ne regrette pas les siècles de la liberté, puisqu'elle donne des faisceaux et qu'elle arme des guerriers ; sa puissance même s'est accrue. Qui jamais a vu les plaines de la Gaule, les hoyaux du Senonais enrichir les Latins ? Ou les moissons écloses sous la charrue du Lingon laborieux voguer des champs fertiles de l'Ourse vers le Tibre étonné ? C'est peu d'avoir soustrait Rome à la famine ; ce secours a montré combien Rome peut oser : il rappelle aux nations leur maîtresse, et rapporte comme un trophée, de ces froides régions, un tribut jusqu'alors ignoré. Ce qui relève encore la majesté des Romains, c'est que les souverains éphémères de la Libye pâlissent à la vue des arrêts du peuple, et que, au terme de ses fonctions, tout gouverneur s'expose à la mort, s'il a ravi les tributs que payait le cultivateur carthaginois, ou les moissons que l'humide Auster destinait à nos murs. Ici, tremblent abattus des hommes qui rendaient de superbes réponses à l'univers ; et des tyrans, naguère la terreur de l'Afrique, le Forum les voit dans l'appareil des accusés. Stilicon rouvre la carrière aux vertus d'un âge écoulé, réveille dans le peuple le souvenir de son antique gloire, le rappelle à l'usage du pouvoir suprême, et lui apprend à fouler aux pieds les grandeurs terrassées, à peser le crime dans une juste balance, à pardonner à l'erreur, à applaudir à l'innocence, à immoler les coupables, et à reprendre, compatissant et sévère, les traditions de clémence de ses ancêtres. Non, l'homme n'est pas esclave sous un prince vertueux : c'est sous un bon roi que la liberté paraît avec tous ses charmes. Faut-il confier à des sujets des emplois importants ? Il en appelle à la volonté du peuple et du sénat ; et, soit qu'ils demandent des récompenses pour le mérite, soit qu'ils veuillent des châtiments pour le crime, il souscrit sans peine à leurs désirs. Lui-même, dépouillant le faste de la pourpre, il voit, sans s'indigner, ses actions soumises à la censure. Ainsi Stilicon apprit à Honorius l'art de régner ; ainsi il imposa à sa jeunesse le frein de la prudence : tels sont les principes que Stilicon inspira à son jeune élève ; Stilicon, le vrai père d'Honorius, son bouclier dans la guerre, son conseil dans la paix ; Stilicon, qui arracha Rome à la misère et ramena l'âge d'or sur les sept collines ; par qui, dégagés de la rouille qui les couvrait, les temps antiques ont refleuri dans les murs de Romulus ; par qui le consulat, longtemps avili et presque transplanté, [4,3,150] rendu au sentiment de lui-même, s'exile d'une terre vouée à la servitude, et, revenu au lieu de son origine, rapporte avec lui les destins triomphants, jouit encore des auspices qui jadis y étaient attachés, et réunit les membres épars à la tête. Consul, presque l'égal des dieux, quelle vaste cité est l'objet de tes soins ! La céleste voûte n'éclaire rien de plus grand sur la terre : son étendue, sa beauté, son éloge fatiguent à la fois les yeux, l'esprit et la voix des mortels : l'éclat de l'or, l'élévation de ses palais la rapprochent des astres. Si l'Olympe a sept zones, Rome a sept collines : berceau des lois et des armes, elle a damné à la justice son premier asile, et soumis l'univers à son empire ; faible à son aurore, bientôt elle a étendu son pouvoir sur les deux mondes, et imprimé à ses guerriers, partis d'un humble berceau, la marche du soleil. Jamais, à l'époque même qui l'a vue, en butte aux coups du sort et aux attaques simultanées de cent ennemis divers, prendre les cités de l'Espagne, assiéger celles de la Sicile, terrasser le Gaulois dans ses plaines, le Carthaginois sur les mers, elle n'a succombé à ses pertes : que dis-je, étrangère à l'effroi, enhardie même par les revers de Cannes et de la Trébie, elle ne respirait que les combats ; et, lorsque les flammes la menaçaient, que l'ennemi ébranlait ses remparts, alors même elle envoyait une armée aux dernières limites de l'Ibérie. L'Océan n'a pas borné ses conquêtes ; et, fendant les flots avec la rame, elle a cherché sous le ciel de la Bretagne une matière à ses triomphes. C'est elle qui a seule, mère bien plutôt que maîtresse, accueilli dans son sein les vaincus, embrassé sous un nom commun tous les peuples, honoré ses victimes du titre de citoyens, enchaîné toutes les contrées par les liens de la clémence. Il est un bienfait que nous devons à ces usages pacifiques : c'est que chacun retrouve partout sa patrie, et peut changer de demeure. C'est un jeu de visiter Thulé elle-même, et de pénétrer dans ses repaires naguère impénétrables : chacun boit, à son gré, les eaux du Rhône, ou celles de l'Oronte : les hommes aujourd'hui ne forment plus qu'un peuple. La puissance romaine ne connaîtra jamais de bornes. Les autres États ont péri victimes des vices que le luxe enfante, des rivalités que produit l'orgueil : ainsi la superbe Athènes a plié sous les efforts du Spartiate, le Spartiate sous les coups du Thébain : ainsi l'Assyrien a cédé au Mède un empire que lui a ravi le Parthe : ainsi le Parthe a subi les lois du Macédonien, destiné lui-même à se courber sous les Romains. Mais Rome trouve sa garantie dans les augures de la Sibylle, sa sûreté dans les sacrifices de Numa : Jupiter la défend de ses foudres, Minerve la couvre de son égide. C'est là que Vesta a transporté ses flammes mystérieuses, Bacchus ses orgies, et la déesse couronnée de tours les lions de Phrygie. C'est là encore, pour éloigner des fléaux mortels, que le serpent d'Épidaure a traîné ses paisibles anneaux, et caché au sortir de l'onde, dans une île du Tibre, sa bienfaisante divinité. Ô Stilicon, tu partages avec les dieux le soin et la gloire de sa défense : mère des princes et des héros, [4,3,200] mais surtout ta mère, tu la couvres de ton bouclier. Rome fut le berceau d'Euchérius : c'est ici que l'épouse d'un monarque présenta cet enfant au monarque son aïeul, qui, dans l'allégresse, enveloppa ses membres naissants de la pourpre tyrienne ; Rome applaudissait au présage de sa future destinée, et trouvait dans le gage précieux de ton amour le gage de ta présence. Garde-toi de croire ce peuple ingrat et incapable de payer les bienfaits : parcours les fastes de nos pères. Combien de fois tu le verras prendre les armes pour ses alliés, et abandonner à des monarques fidèles des terres conquises au prix du sang romain ! Mais la faveur publique n'éclata jamais avec un tel concert. Quel prince, à force de complaisance, obtint jamais les titres et de maître et de père, titres que l'amphithéâtre redit, des jours entiers, en ton honneur ? Consul heureux de ces titres nouveaux, le peuple de Mars, sans révolter Brutus, t'avoue pour son maître ; et ce que, au siècle de la liberté, la terreur ne put jamais lui arracher, son amour l'accorde à Stilicon. Partout où tu parais, sa curiosité éclate ; il fait voler ton nom jusqu'aux astres, et promène sur tes traits adorés des regards insatiables, soit que, brillant de l'or de la trabée, tu portes tes pas au cirque, et du cirque au théâtre ; soit qu'assis sur le trône d'ivoire, tu entoures le forum de tes faisceaux ; soit que, au milieu des flots pressés d'un peuple avide, les haches consulaires montent à la tribune. Mais quels furent et les cris du sénat et la sincérité de sa joie, lorsque, déployant ses vastes ailes, la Victoire ouvrait au héros l'entrée de son temple ! Ô toi qui aimes à te couronner d'une palme verdoyante et à te revêtir de trophées, vierge protectrice de l'empire, qui seule cicatrises nos plaies et nous rends insensibles à la fatigue, soit que tu habites les sphères qu'étoile la couronne d'Ariane, ou que tu préfères le séjour rapproché des feux du Lion ; soit que tu envies le sceptre de Jupiter et l'égide de Pallas, ou que tu calmes les fatigues de Mars ; souris à jamais aux Latins, et prête l'oreille aux vœux du sénat ; que souvent Stilicon embellisse tes portiques, et que, à son départ, il t'emmène avec lui dans les camps : daigne l'accompagner de tes faveurs dans les combats, et le ramener dans la paix au temple des lois. Loin d'abuser de tes bienfaits par une conduite altière, toujours il t'a montrée bienveillante pour les vaincus, et jamais la rigueur n'a souillé ses lauriers, jamais son orgueil n'a dédaigné les citoyens, ni ses légions désolé la ville éperdue. Fidèle au titre de consul, après la bataille, il revient accompagné d'un licteur. Ce n'est pas dans les armes qu'il cherche un inutile secours : l'amour des Romains lui suffit pour rempart. Il n'a pas, économe de ses trésors, différé de renouveler les largesses ; mais, après les spectacles donnés à l'armée ou en l'honneur de son gendre, il en promet à Rome de plus brillants encore. [4,3,250] Jupiter, à la naissance de Minerve, versa, dit-on, des pluies d'or sur les Rhodiens ; au moment où Bacchus entrouvrait la cuisse de son père, l'or jaunissait les eaux de l'Hermus ; et Midas, destiné à expier par la faim son insatiable désir, convertissait en or tout ce qu'il touchait. Que ces récits soient vrais ou fabuleux, ta libéralité surpasse les flots de l'Hermus, le toucher de Midas, la pluie de Jupiter ; et, toujours la même, soit qu'elle donne, soit qu'elle combatte, ta main éclipse à la fois nos pères et nos neveux. Si la flamme fondait ces trésors immenses que tu répandais comme un vil métal, on verrait se former et couler des fleuves d'argent. Ô toi qui règnes à la fois au ciel et dans les bois, ô Diane, ce n'est pas un faible intérêt que t'inspire Stilicon : empressée d'embellir nos spectacles des plus illustres habitants des forêts, tu rassembles sur le plus haut sommet des Alpes, au moment où leur arc est oisif et leur carquois fermé, tes chastes compagnes, ennemies de l'Hyménée. Elles viennent, les épaules et les bras nus ; des javelots sont dans leurs mains, des flèches sur leur dos ; sans parure, elles ne sont pas sans beauté : la sueur rougit leur visage poudreux ; une mâle vigueur dissimule leur sexe : leurs cheveux flottent en liberté, et une double ceinture arrête leur robe près du genou. À leur tête marche la blonde Léontodame, suivie de Nébrophone, qu'a nourrie le Lycée, et de Théro, dont les traits dépeuplent le Ménale. L'ardente Britomartis a quitté la Crète et l'Ida ; avec elle vient Lycaste qui, dans sa course, égale les zéphyrs. À ces vierges se joignent Hécaërge, la terreur des monstres, et sa sœur Opis, divinité invoquée des chasseurs : filles de la Scythie, elles durent à la préférence qu'obtint Délos sur les frimas de l'Ourse, le titre de déesses et l'empire des bois. Ces sept nymphes guident leurs compagnes. Une autre armée s'avance sous les drapeaux de Diane ; ce sont trois cents beautés qu'ont vues naître les sommets du Taygète, les hauteurs du Cinthe et les chastes ondes du Ladon. À peine Diane les voit-elle réunies : « Ô vous, dit-elle, qui partagez mon horreur pour l'hymen, et parcourez, en chastes essaims, les frais ombrages des montagnes, ô mes amies, voyez, dans leur commune ardeur pour le bonheur des Latins, les dieux embellir cette année, Neptune envoyer de cent contrées diverses des troupes de coursiers, et mon frère, pour louer Stilicon, pincer toutes les cordes de sa lyre ; qu'il éprouve aussi notre faveur, nous la devons à son mérite. Pour ce travail, nos traits sont inutiles : qu'ils restent aujourd'hui dans nos carquois, et que nos arcs cessent d'immoler des victimes : c'est pour l'amphithéâtre qu'il faut réserver leur sang. Pour les enfermer dans des toiles et les conduire dans des cachots mobiles, il faut différer leur trépas : détournez vos flèches inoffensives ; épargnez des monstres dont la chute doit être un hommage au consul. Partez en groupes séparés : moi, je dirige ma course [4,3,300] vers les Syrtes brûlantes ; Lycaste ainsi qu'Opis accompagneront mes pas, et parcourront avec moi des sables stériles. Les monstres furent pour d'autres un présent du Maure : vaincu, le Maure les doit à Stilicon seul comme un tribut. Tandis que nous poursuivrons les hôtes affreux de la Libye, vous, fouillez les rochers et les bois de l'Europe. Que le berger soit sans effroi, qu'il reprenne le chalumeau, et chante dans le calme des forêts le nom du consul ; que ses jeux rendent aux montagnes la paix que ses lois ont rendue aux cités. » Elle dit et soudain, du sommet touffu des Alpes, s'élance par-delà les mers. À son char sont attelés des cerfs que la lune a conçus dans le premier cercle des cieux, au sein d'une grotte féconde, et donnés comme hommage à la déesse. Leur blancheur est celle de la neige encore intacte ; l'or croît et jaunit sur leur front, où s'élève en rameaux un bois dont la hauteur égale celle des hêtres. Opis tient les rênes ; Lycaste porte de légères toiles et des filets dorés ; des meutes immortelles, placées autour du char, traversent, en aboyant, la nue. Cinq autres nymphes, chacune à la tête d'une troupe, et armées de traits semblables, volent, à la voix de Diane, sous des cieux divers. Des chiens les suivent, différents de patrie, de forme et de naturel. Ils ont en partage, l'un la force des dents, l'autre la légèreté, celui-ci la délicatesse de l'odorat. Là grondent le Crétois au poil hérissé, l'agile Spartiate, et le Breton prêt à terrasser les plus monstrueux taureaux. Britomartis, les cheveux épars, bat les monts de la Dalmatie et les cimes escarpées du Pinde. Léontodame enveloppe dans ses toiles les bois de la Gaule, les marais de la Germanie et les roseaux où le Rhin recèle peut-être des sangliers dont le temps a courbé les longues défenses. Les Alpes chargées de nuages, les repaires de l'Apennin, les neiges du Gargan gémissent sous les pieds rapides d'Hécaerge : Théro lance ses dogues dans les cavernes de l'Ibérie, et de ses antres profonds arrache l'ours hideux, dont le Tage souvent n'a pu rafraîchir dans ses ondes la gueule ensanglantée, et qui cache sous les chênes des Pyrénées et sous des amas de feuillage ses membres engourdis par l'hiver. Et toi, ô Nébrophone, les bois de la Corse et de la Sicile te voient, chasseresse infatigable, conduire dans tes filets et le cerf timide et de paisibles animaux, la gloire des forêts et le charme de l'arène. Tout ce qui porte dents redoutables, superbe crinière, bois majestueux, soie hérissée, ornement ou terreur des forêts, tout est pris. Ni leur prudence ne les peut soustraire aux recherches, ni leur vigueur aux efforts, ni leur légèreté aux poursuites des déesses. De tous ces hôtes des bois, les uns gémissent enchaînés dans les toiles, les autres renfermés dans des cages : à défaut d'artisans pour polir les barreaux, on forme, de hêtres et d'ormes sans apprêt, des prisons de feuillage. Il en est que transportent des vaisseaux [4,3,350] sur les mers et les fleuves : l'effroi glace le bras du rameur, et le pilote frémit à la vue du fardeau. Il en est d'autres qui, conduits sur des chars nombreux, embarrassent les routes de ces trophées enlevés aux montagnes : ces monstres, captifs aujourd'hui, sont traînés par les taureaux inquiets, naguère leur pâture, qui, regardant en arrière, s'épouvantent et veulent s'élancer loin du timon. Cependant la sœur de Phébus a parcouru les sables brûlants de la Libye, et choisi de superbes lions, qui souvent forcent les Hespérides à la fuite, épouvantent l'Atlas de leur flottante crinière, ravagent au loin les troupeaux de l'Éthiopien, et ne manquent jamais, par leurs sinistres rugissements, d'annoncer des malheurs au berger. Ce ne sont pas des torches enflammées, ni des branches étendues sur un sol peu solide, ni les cris d'un chevreau suspendu à dessein pour attirer leur voracité, ni des fosses perfides, qui ont surpris leur audace : captifs volontaires, ils aiment à paraître la proie d'une si grande déesse. Enfin les pâturages respirent, et l'homme des champs, dans la Mauritanie, ouvre sans crainte ses bergeries. La fille de Latone recueille les léopards azurés et les monstrueux enfants de l'Auster, et ces énormes défenses qui, partagées en tablettes par le fer, présenteront en caractères d'or, aux yeux du sénat et du peuple, le nom révéré du consul. L'Indien étonné voit les éléphants errer honteusement dépouillés de leur parure : assise sur leur cou noir, la déesse, malgré leurs gémissements, ébranle leur inébranlable ivoire : la racine cède, le sang jaillit, et leur bouche est désarmée. Elle conduirait même dans nos murs ces merveilles vivantes, si la pesanteur de leur marche ne devait pas retarder les spectacles. Sur les ondes tyrrhéniennes, la flotte retentit des clameurs des hôtes de la Libye : un lion, balayant la poupe de sa vaste queue, touche de sa tête la proue, et seul surcharge et ralentit le navire. Un bruit s'élève du fond de l'abîme ; tous les géants des mers accourent ; Nérée compare avec ses monstres les monstres de la terre, et reconnaît à regret sa défaite. Ainsi, quand Bacchus vainqueur sillonne la mer Érythrée, le gouvernail est aux mains de Silène, la rame fatigue le bras des Satyres, et les outres, retentissant sous les coups des Bacchantes, animent le zèle des rameurs ; le lierre enchaîne les sièges ; le pampre tapisse le mât de ses tortueux replis ; un serpent, sur la vergue, promène son ivresse ; le lynx court et bondit sur les cordages arrosés de vin, et la tigresse jette sur les voiles des regards étonnés.