L’ENLÈVEMENT DE
PROSERPINE
LIVRE I.
PRÉFACE.
Le
premier qui, sur un esquif dont il fut l’inventeur, fendit la profondeur des
mers, et de ses rames encore informes fatigua les flots étonnés; qui osa livrer
au souffle des vents l’aune creusé par ses mains, et s’ouvrit, par le secours de
l’art, des sentiers fermés par la nature: celui-là n’osa d’abord qu’en tremblant
confier son existence aux ondes les plus calmes; et, côtoyant les rivages, il
parcourut une route sans dangers: bientôt il sonda les golfes profonds, il
s’éloigna de la terre et déploya ses voiles à la douce haleine du Notus. Mais,
lorsque son audace, accrue peu à peu par le succès, eut banni de son cœur une
crainte pusillanime, il s’élança vainqueur sur l’immense océan, et, guidé par
les étoiles, il triompha des tempêtes de la mer Égée et des flots ioniens.
LIVRE I.
Cédant
au transport qui m’agite, dans mes accords audacieux, je vais chanter les
coursiers de l’infernal ravisseur, les astres obscurcis par leur épaisse
haleine, ct les ténèbres qui enveloppèrent la couche nuptiale de la reine du
Tartare. Loin d’ici, profanes, loin d’ici ! La sainte fureur qui me possède a
banni de mon âme tout sentiment mortel; c’est Phébus tout entier qui parle par
ma voix. Je vois le temple s’agiter sur sa base chancelante; une lumière
éclatante en couronne le faîte: il approche; voici le dieu ! La terre en a frémi
jusque dans ses entrailles, les autels de Cécrops ont retenti de ce bruit
formidable, Éleusis agite dans les airs ses torches sacrées, les serpents de
Triptolème font entendre leurs sifflements aigus, et secouent le joug recourbé
qui pèse sur leur col écaillé; ils abaissent leur vol paisible, et, dressant
vers moi leurs crêtes purpurines, semblent prêter l’oreille à mes accents. Plus
loin, Hécate élève sa triple forme; près d’elle s’avance l’aimable Bacchus; ses
cheveux sont couronnés de lierre, il est couvert de la dépouille d’un tigre
d’Hyrcanie, dont les griffes dorées se réunissent en nœud sur son épaule; un
thyrse de Méonie soutient sa démarche avinée.
Dieux,
qui gouvernez le peuple innombrable des ombres vaines répandues dans le vide de
l’Érèbe; vous, dont l’empire avare s’accroît de tout ce qui périt sur la terre;
vous, que le Styx enveloppe dans les replis de son onde livide; vous, dont le
Phlégéthon parcourt les états, roulant à grand bruit dans sa course haletante
des torrents de feux et de fumée; dieux des enfers ! découvrez à mes yeux le
sanctuaire de vos obscurs mystères et les secrets de vos sombres climats; dites
de quels feux l’Amour alluma le cœur de Pluton, comment la fière Proserpine,
cédant aux efforts de son ravisseur, reçut pour dot le royaume du Chaos; dites à
travers combien de contrées sa mère promena son incertitude et ses regrets. Car
telle fut l’origine des lois données à la terre; ce fut alors, qu’abandonnant le
gland des forêts, les mortels préférèrent aux chênes de Dodone les épis dont
Cérès leur apprit l’usage.
Le
monarque du Tartare s’enflamma jadis d’un violent courroux et voulut porter la
guerre aux dieux de l’Olympe. Moi seul, disait-il, je suis privé des douceurs de
l’hymen; seul, je vois mes stériles aunées s’écouler dans une triste solitude.
Je ne puis plus longtemps ignorer les plaisirs du lit nuptial, je veux jouir
enfin du bonheur d’être époux, de m’entendre appeler du doux nom de père. A sa
voix, l’infernal abîme vomit par bataillons les monstres qu’il recèle dans ses
gouffres; les Furies ont conjuré la perte du maître du tonnerre; la tête
hérissée de serpents, Tisiphone, agitant une torche aux livides clartés, appelle
aux armes les pâles ombres. C’en était fait: déjà les éléments, en proie à la
discorde, allaient rompre leur harmonie et se livrer à de nouveaux combats; déjà
les fils de Titan, brisant leurs fers et renversant leur prison de fond en
comble, allaient revoir là lumière céleste; déjà le sanglant Egéon, délivré des
liens qui enchaînent étroitement son corps, allait de ses cent bras renvoyer
vers les cieux les foudres lancés contre lui. Mais les Parques s’opposent à
cette guerre menaçante: tremblantes pour le repos de l’univers, elles se
prosternent aux pieds de leur roi et couvrent les marches de son trône des flots
de leur blanche chevelure. Ces déesses, dont toute la nature reconnaît les lois,
dont les doigts filent la trame des destinées humaines et déroulent sur leurs
fuseaux d’airain le cours éternel des siècles, ces puissantes déesses ne
dédaignent pas d’embrasser les genoux de Pluton et d’élever vers lui des regards
suppliants.
Lachésis,
la première, les cheveux en désordre, s’adresse en ces termes au cruel monarque
des enfers : « Souverain maître des royaumes de la nuit, dont le pouvoir s’étend
sur tout l’empire des ombres; toi, pour qui tournent nos fuseaux, qui donnes à
tous les êtres et leur principe et leur fin, qui, par une heureuse alternative,
les arraches et les rends tour-à-tour à la lumière; c’est toi qui dictes des
lois à la mort et à la vie; car tout ce que produit la matière est un don de tes
mains; c’est à toi qu’elle le doit, et c’est toi qui, après une révolution de
quelques années, renfermes de nouveau les âmes dans leur enveloppe mortelle. Ne
cherche pas à rompre une paix que nous t’avons donnée, une paix dont notre main
a formé les nœuds. Que la trompette de la discorde ne détruise pas l’alliance
qui unit des frères ! Pourquoi déployer un coupable étendard? Veux-tu rendre le
jour aux incestueux Titans? Implore Jupiter, il te donnera une épouse. »
Elle dit: Pluton s’arrête; il rougit des prières de la déesse:
quoiqu’indomptable, son âme altière s’apaise. Tel, au sein d’un bruyant
tourbillon, Borée s’arme de sa colère, et tout hérissé des glaces de l’hiver, et
l’aile chargée des frimas de la Thrace, il brûle de combattre et de bouleverser
de son souffle destructeur les mets, les forêts et les plaines. Alors si Éole
appose à sa rage des barrières d’airain, ses impuissants efforts s’évanouissent,
et la tempête retombe en mugissant dans le fond des cachots.
Pluton
appelle le fils de Maia, qui doit porter au ciel ses paroles, que dicte une
brûlante colère. Le dieu du Cyllène arrive secouant ses ailes et sa verge
assoupissante: sa tête est couverte d’un casque.
Assis
sur un trône grossier, Pluton déplore sa sombre majesté: une rouille hideuse a
rongé son sceptre: l’ennui, comme un nuage obscur, rembrunit son front altier,
et ses traits farouches paraissent encore plus redoutables son courroux le rend
plus terrible. Sa parole éclate comme la foudre. A la voix de son maître,
l’abîme se tait épouvanté, le terrible portier des enfers étouffe ses
hurlements, le Cocyte, tarissant pour un moment sa source de larmes, suspend son
cours, l’Achéron est muet sous son onde immobile, et le Phlégéthon ne mugit plus
tristement sur la rive.
« Dieu de Tégée,
petit-fils d’Atlas, s’écrie-t-il, toi, le ministre commun du ciel et des enfers,
qui seul peux pénétrer dans ces deux royaumes, et qui unis ainsi deux mondes,
pars; devance les rapides autans, et redis ces paroles au superbe dieu de
l’Olympe. Auras-tu donc tant de puissance sur moi, ô le plus cruel des frères !
Est-ce ainsi que la fortune coupable nous a ravi le ciel et la force? en perdant
le jour, crois-tu que nous ayons perdu et nos armes et notre vigueur? crois-tu
que, lâche, je languisse au fond des enfers, parce que ma main ne lance pas les
traits des Cyclopes et ne frappe pas les airs du vain bruit du tonnerre?
N’est-ce pas assez pour ton orgueil que, privé de la douce lumière, je supporte
en silence l’injuste partage du sort, au fond de ma demeure horrible, quand le
ciel te couronne de tous ses feux, et que les Trions versent sur toi leurs
brillantes clartés? tu veux encore m’interdire les joies de l’hymen. Amphitrite
presse Neptune sur son sein azuré; quand ta main est fatiguée de lancer la
foudre, Junon t’ouvre ses bras de sœur. Parlerais-je de Latone, de tes larcins
amoureux? de Cérès, de Thémis? Tu peux ainsi perpétuer ta race ! L’heureux
essaim de tes enfants se joue autour de toi. Et moi, seul, dévoré d’ennuis au
fond de mon sombre palais, où je languis sans gloire, n’aurai-je pas un fils qui
me console de mes mortels soucis? Non, je ne puis supporter cette solitude; j’en
jure par le berceau de la nuit, par les ondes sacrées du marais des enfers, si
tu ne te rends pas à ces paroles, j’ouvrirai le Tartare, que j’armerai contre
toi. Je briserai les vieilles chaînes de Saturne; j’envelopperai le jour
d’épaisses ténèbres; et quand la barrière sera rompue, le ciel et le sombre
Averne se mêleront ensemble. »
Il
dit; le messager céleste a pénétré dans le palais des dieux: Jupiter a connu les
projets de son frère; il roule en y songeant mille pensées dans sa tête, et
flotte dans l’incertitude. Quelle femme acceptera une telle alliance? quelle
divinité échangera l’éclat du soleil contre les ténèbres du Styx? Enfin, une
idée vient suspendre tous ses doutes.
La
déesse d’Henna voyait croître chaque jour le seul gage de tendresse que Lucine
eût accordé à ses vœux; son sein épuisé s’arrêta après ce premier effort: il
avait cessé d’être fécond. Mais sa fierté l’élève au dessus de toutes les mères,
et Proserpine lui fait oublier qu’elle n’a pas d’autres rejetons. Toujours
attentive, elle suit partout ses pas. La génisse à l’œil farouche ne veille pas
avec plus d’amour sur son nourrisson, qui, jeune encore, n’a pas foulé la
plaine, et n’a pas arrondi en croissant les armes de son front.
Vierge
encore, Proserpine avait atteint l’âge de l’hymen. Déjà une flamme amoureuse
tourmente sa tendre pudeur, et la crainte se mêle à tous ses vœux. Son palais
entend les soupirs de la foule de ses amants: fier de son bouclier, Mars l’agite
pour la jeune déesse: il offre avec sa main le Rhodope altier; Phébus, dont les
traits sont inévitables, offre Amyclée, et Délos et Claros. Junon, et Latone, sa
rivale, se disputent la jeune vierge. La blonde Cérès a rejeté leurs vœux; et,
craignant qu’on ne ravisse Proserpine à son amour (hélas ! qu’elle lit mal dans
l’avenir !), elle confie en secret ce dépôt précieux aux terres de Sicile; elle
confie sa fille à une retraite infidèle; elle abandonne les airs et la relègue
dans les plaines de Sicile. Leur position doit calmer ses alarmes. La Trinacrie
formait jadis une partie de l’Italie; mais la mer et l’orage ont changé sa
position. Nérée, vainqueur, a rompu cette union, et ses flots viennent se briser
contre les montagnes qu’il a arrachées l’une à l’autre. Une barrière étroite
sépare ces terres jadis réunies, et la nature protège d’un triple rempart,
contre les fureurs des flots, cette terre qu’elle a jetée loin de celle qui lui
était unie. La tête de Pachynum oppose ses roches avancées aux fureurs des ondes
ioniennes. Ici mugissent les flots africains, ils viennent se briser en
tourbillons contre Lilybée plus loin, la vague tyrrhénienne, ne pouvant plus
supporter la barrière qui la retient, vient battre le Pélore qui résiste à ses
coups.
Au
milieu de l’île, s’élève sur ses rocs calcinés l’Etna, monument éternel des
fureurs des géants. Sous ses profonds abîmes, Encelade, enchaîné et couvert de
blessures, vomit, de ses entrailles dévorées par le feu, des torrents de soufre.
Toutes les fois que sa tête rebelle, cherchant à se dérober au fardeau qui
l’accable, s’agite à droite ou à gauche, l’île est ébranlée dans ses fondements,
et les cités et leurs remparts tremblent et chancellent.
L’œil
seul peut mesurer les hauteurs de l’Etna; son sommet est inaccessible aux pieds
de l’homme. Ses flancs sont tapissés de la verdure des arbres; son sommet n’est
cultivé par aucune main. Tantôt il vomit les nuages formés dans son sein, et
change en une sombre teinte la pureté du jour; tantôt des roches énormes
semblent attaquer les cieux, et il déchire ses flancs pour lancer des torrents
de flammes. Mais, quoique sa lave bouillonne et se répande autour de lui, les
neiges n’ont point perdu leurs droits, et la glace se durcit à l’abri de ses
brûlantes vapeurs, défendue par un froid secret, et une flamme légère laisse
courir sa fumée sur les frimas qui la touchent.
Quelles
machines lancent ces rochers? quelle force les entasse dans les flancs de
l’Etna? de quelle source se précipite ce torrent de feu? Peut-être le vent,
tourmentant les cachots souterrains qui l’emprisonnent, s’agite au milieu de ces
rocs qui peuvent lui ouvrir un passage; et, tandis qu’il veut se frayer une
route et redemande la liberté, son souffle destructeur détruit les voûtes de ces
cavernes que le temps a minées. Peut-être la mer, s’introduisant dans les flancs
de cette montagne de soufre, s’échauffe quand ses eaux sont pressées, et rejette
ces masses dans les airs.
A peine
la confiante Cérès a-t-elle caché dans cette retraite le gage précieux de son
amour, tranquille, elle regagne la Phrygie: elle se rend auprès de Cybèle, dont
le front est couronné de tours. Ses mains guident ses dragons tortueux qui,
glissant légèrement au milieu des airs, teignent leurs mors de venins
impuissants. Une crête se dresse sur leur tête, des taches verdâtres s’étendent
sur leur dos, et l’or étincelle sur leurs écailles.
Tantôt,
se repliant sur eux-mêmes, ils fendent les airs; tantôt leur vol s’abaisse et
ils rasent la plaine : la roue, qui glisse sur la poussière, laisse tomber des
germes qui fécondent la terre: le sentier se couvre d’épis jaunissants, et le
chaume a caché les traces de sa route, Partout la moisson l’accompagne et
tapisse le chemin. Déjà l’Etna n disparu et la Sicile va bientôt échapper à ses
regards. Hélas ! combien de fois, présageant ses malheurs, elle a laissé couler
ses larmes ! combien de fois ses yeux se sont reportés vers son palais !
« Adieu,
s’écrie-t-elle, terre chérie que nous avons préférée au ciel ! C’est à toi que
je confie mon sang, ma joie, le fruit de mes entrailles. Une récompense
éclatante paiera tes bienfaits. Ton sein ne sera pas déchiré par la charrue; tu
ne seras pas brisée sous les coups des persans râteaux. Les champs se couvriront
d’eux-mêmes de verdure, et le moissonneur, dont les taureaux se reposeront,
s’étonnera de voir augmenter ses richesses. »
Elle
dit; et les serpents azurés ont atteint l’Ida. C’est là qu’est le temple auguste
de la déesse; là s’élève la pierre sacrée que l’on doit entourer de son culte.
Un pin touffu l’ombrage de ses feuilles, jamais les vents ne tourmentent ce
bois, et les rameaux qui s’élancent dans les airs forment des concerts
harmonieux. Au dedans, au bruit des terribles thiases, le temple répète des
hurlements confus; le mont Ida retentit de ces clameurs, et le Gargare épouvanté
courbe la tête.
Cérès
se montre: les timbales ont cessé de mugir; les chœurs se taisent. Le Corybante
ne brandit plus son épée la flûte, la trompette, sont muettes; les lions
caressants ont abaissé leur crinière. Pleine de joie, Cybèle s’élance hors de
son sanctuaire, et les tours qui couvrent sa tête s’inclinent vers le front de
sa fille.
Jupiter,
du haut des cieux, observait tous ces mouvements, et il dévoile à Vénus les
secrets de son âme. « Déesse de Cythère, lui dit-il, je vais te découvrir mes
soucis. Depuis longtemps la belle Proserpine doit unir sa main à celle du roi
des enfers. Tels sont les ordres d’Atropos et les lois de l’antique Thémis.
Maintenant qu’elle n’est plus sous les yeux de sa mère, il est temps d’accomplir
cet hymen. Descends dans les plaines de Sicile; et demain, quand l’aurore aura
fait briller ses rayons de pourpre, invite la fille de Cérès à folâtrer dans la
plaine : arme-toi de ces traits perfides, qui lancent partout la flamme, et
souvent même dans mon cœur. Pourquoi ce repos dans les royaumes sombres? Qu’il
n’y ait point de contrée, point de cœur à l’abri des armes de Vénus. Oui, que la
triste Erinnys soit brûlée de tes feux; que l’Achéron, que le cœur d’airain du
dieu des enfers, s’amollissent sous tes coups. »
Vénus
se hâte d’exécuter ces ordres; à la voix de son père, Pallas et la déesse dont
l’arc recourbé fait trembler le Ménale, viennent se joindre à elle. Sous leurs
pas jaillit une divine lumière. Telle, portant de sinistres présages, la comète,
dans sa chute rapide, trace un sillon de sang: le nocher et les peuples ne
voient pas sans frémir sa lugubre rougeur; sa chevelure menaçante annonce ou la
tempête aux vaisseaux ou la guerre aux cités.
Les
déesses arrivent à l’endroit où étincelle le palais de Cérès, dont la main des
Cyclopes a posé les fonde- mens. Les murs sont de fer, les portes de fer,
et l’acier enchaîne ces immenses barrières. Jamais ouvrage n’a coûté plus de
sueurs à Pyracmon et à Stérope; jamais les vents ne s’étaient échappés avec plus
de bruit des soufflets qui les retiennent, et jamais la fournaise épuisée ne fut
plus humectée des flots du métal qu’elle fit fondre. L’ivoire pare les
portiques, le dôme repose sur des poutres d’airain, et les métaux s’élancent en
colonnes dans les airs.
Proserpine
charmait elle-même sa demeure par les accords de sa voix: et sa main tissait
pour sa mère un présent qu’elle ne doit point recevoir: là, son aiguille traçait
la chaîne des éléments, le séjour de son père; on voyait la nature donner des
lois au chaos; les semences se répandent sur le sein de la terre; les corps
légers s’élèvent dans les airs, d’autres sont entraînés par leur gravité vers le
centre. L’éther est embrasé de mille feux, le ciel tout brillant d’étoiles
tourne sur les pôles, la mer a coulé, et la terre demeure suspendue dans les
airs. Le dessin de la déesse étincelle de couleurs variées, c’est sur un fond
d’or que brillent les étoiles, l’onde coule sur un lit de pourpre, les rivages
s’élèvent en pierres précieuses, et la laine mensongère, qui semble imiter les
flots, s’enfle et se gonfle sous ses doigts. On dirait que l’algue vient se
briser contre le rocher; le sable, qui boit l’eau, semble laisser échapper un
léger murmure. On voit aussi les cinq zones : celle du milieu, toujours brillée
par la chaleur, est tracée par un fil de pourpre; cet espace est consumé par le
feu, et les rayons du soleil semblent avoir desséché la trame. De chaque côté
s’ouvre un ciel plus tempéré, où la vie appelle les humains. Aux extrémités
s’étendent deux zones toujours engourdies par le froid; elles sont hérissées de
frimas éternels, et la toile elle-même semble se raidir sous la glace qui la
couvre. La déesse représente aussi le palais de son oncle, le dieu des enfers,
et le séjour des mânes que le sort lui réserve. Un présage lui révéla son
destin; ses joues s’humectèrent tout à coup de larmes involontaires. Déjà, sous
ses doigts, l’Océan commençait à embrasser la terre de ses ondes transparentes;
mais la porte du palais a crié sur ses gonds, les déesses arrivent. A leur
approche, elle laisse son ouvrage imparfait; une teinte de pourpre a coloré son
doux visage, et elle brille de tous les feux de la pudeur. L’ivoire n’a pas un
éclat si vif, quand une femme de Lydie le teint dans la pourpre de Sidon.
Le
jour avait disparu sous les eaux de la mer, et la nuit, montée sur son char
d’azur, répandait sur la terre le sommeil et les langueurs du repos. Docile aux
avis de son frère, Pluton va se frayer une route jusque sur la terre. La hideuse
Alecton attelle au char les coursiers farouches qui paissent sur les rives du
Cocyte, errent dans les plaines ténébreuses de l’Érèbe, et, buvant les ondes
dormantes du paisible Léthé, laissent couler de leur bouche une écume
assoupissante. Orphnée, dont l’œil est terrible, Éthon, plus rapide qu’un trait,
Nyctée, le roi des troupeaux du Styx, et Alastor, qui porte l’empreinte du dieu
des enfers, se tiennent à la porte et frémissent sous le joug : ils attendent
avec impatience la proie que leur maître doit enlever le lendemain.
LIVRE II.
PRÉFACE.
Quand,
oubliant ses sublimes accords, Orphée se livrait au repos et laissait suspendue
sa lyre abandonnée, les Nymphes, pleurant la perte de leurs plaisirs,
redemandaient en larmes ses chants harmonieux. Les bêtes sauvages reprennent
leur naturel farouche, et la génisse implore contre le lion les sens de cette
lyre muette. Les montagnes elles-mêmes, malgré leur dureté, ont gémi de son
silence, ainsi que les forâts, qui si souvent avaient suivi ses chants.
Mais
aussitôt que, parti d’Argos, Alcide a ramené la paix, qui suit partout ses pas;
quand il a renversé les étables sanglantes d’un roi cruel, et nourri de gazon
les coursiers de Diomède; alors, inspiré par le bonheur de sa patrie, le poète
reprit, après un long oubli, les cordes harmonieuses de sa lyre, et, ranimant
sous son archet l’instrument longtemps négligé, il promène ses doigts légers sur
l’ivoire qui frémit.
Aux
accents de sa lyre, le vent et l’onde se calment; l’Hèbre, enchaînant ses flots,
se traîne plus lentement; le Rhodope avance ses rochers avides de la divine
harmonie, et l’Ossa secoue ses neiges éternelles; le peuplier s’élance et quitte
la cime de l’Hémus dépouillé; le pin, ami du chêne, l’entraîne à sa suite; et,
malgré ses mépris pour l’art du dieu de Cyrrha, le laurier attendri cède à la
voix d’Orphée. Le lièvre se livre sans crainte aux caresses du chien, et
l’agneau présente au loup son flanc sans défense. Les daims et les tigres, dans
leur accord, folâtrent ensemble, et le cerf voit sans frayeur la crinière du
lion de Massylie.
Orphée
chantait la haine d’une marâtre, et les travaux d’Hercule, et les monstres
domptés par sa main puissante; il disait comment, jeune encore, il montra à sa
mère effrayée les serpents qu’il avait tués, et quel sourire terrible se
peignait sur ses traits enfantins.
Tu
as vu sans frayeur, disait le poète, et le taureau dont les gémissements
effrayaient les villes de la Crète, et la colère du chien des enfers, et le lion
qui doit remonter aux cieux, et le sanglier, la gloire des monts d’Érymanthe. Tu
dénoues la ceinture des Amazones; tes flèches poursuivent les Harpies dans leur
fuite; tu ramènes des troupeaux des limites du couchant; tu déchires les membres
de Géryon aux trois corps, et chacun d’eux t’offre un nouveau triomphe. En vain
Antée retombe sur la terre, en vain l’Hydre renaît sans cesse, en vain la biche
croit trouver son salut dans la légèreté de ses pieds. Tu éteins les feux de
Cacus, le sang de Busiris a rougi le Nil, et le Pholoë est couvert des cadavres
des Centaures. Les rivages de Libye ont admiré tes exploits; et, quand tu
soutins le pôle, Atlas recula frappé d’épouvante: le monde était plus
inébranlable, quand il reposait sur les épaules d’Hercule; Phébus et les astres
ont fourni leur carrière en s’appuyant sur toi.
Ainsi
chantait Orphée; et toi, Florentinus, tu es pour moi un nouvel Hercule: par toi
ma lyre se ranime et réveille les échos longtemps endormis dans les antres des
Muses; encouragée par ton suffrage, ma voix prélude à de nouveaux accords.
LIVRE II
L’aurore
naissante colore à peine les mers de l’Ionie: la lumière se joue dans l’onde
tremblante, et ses feux glissent et étincellent sur des flots d’azur. Et voilà
que, bannissant toute crainte, oubliant les avis de sa mère, entraînée par les
conseils de Vénus (ainsi le veulent les Parques), Proserpine se rend dans de
frais bocages. Trois fois, sinistre présage ! la porte a mugi sur ses gonds;
trois fois, connaissant l’arrêt du destin, l’Etna a retenti de mugissements
plaintif, et d’un bruit terrible. Mais aucun prodige, aucun présage ne peut
l’arrêter. Les trois déesses, ses sœurs, suivent ses pas. Fière du succès de sa
ruse, Vénus s’avance la première; dans son cœur elle voit déjà le ravisseur
triompher; elle dissimule encore sa joie : bientôt avec Pluton elle va dompter
l’inflexible Chaos, et traîner en triomphe les Mânes enchaînés à son char.
Sa
chevelure, retenue par l’aiguille d’Idalie, se partage en boudes élégantes; une
agrafe de diamants, que Vulcain arrosa de ses sueurs retient son manteau de
pourpre. Sur ses pas volent la reine brillante du Lycée, et la déesse dont le
bras protège les citadelles de Pandion: toutes deux vierges, l’une terrible dans
les guerres sanglantes, et l’autre redoutable aux monstres des forêts. Sur son
casque altier Minerve porte l’image de Typhon, qui semble se survivre à
lui-même: son buste est déjà la proie de la mort, et la vie anime encore ses
membres inférieurs. Sa lance, qui se perd au milieu des nues, ressemble à une
forêt; un voile brillant cache les serpents qui sifflent autour de la tête de la
Gorgone.
Le
front de Diane est plein de douceur; Apollon respire dans ses traits: voilà ses
joues, ses yeux; le sexe seul est différent. Ses bras nus sont éclatants
de blancheur; elle laisse flotter au gré du zéphyr sa chevelure indocile; son
arc détendu se repose, et son carquois reste oisif sur son épaule. Une double
écharpe retient son vêtement, qui tombe jusqu’aux genoux; on voit errer Délos
sur la trame agitée par sa marche, et elle semble le jouet d’une mer qui
l’entoure de ses flots d’or.
Au
milieu s’avance Proserpine, maintenant la gloire, bientôt le désespoir de sa
mère; elle marche leur égale, et sa taille et sa majesté ne le cèdent en rien
aux déesses. Armée d’un bouclier, c’est Pallas; l’arc à la main, c’est Phébé. Sa
robe se rattache à un cercle de jaspe poli: jamais, dans l’art ingénieux de la
navette, la trame ne fut mieux unie au fil qui la recouvre; jamais l’illusion ne
se rapprocha plus de la vérité.
On
y voyait le Soleil et sa sœur, ces deux arbitres du jour et de la nuit, tous
deux issus du sang d’Hypérion, mais avec des traits différents. Téthys leur
présente un berceau, et repose sur son sein ses enfants fatigués: son sein azuré
se colore de la pourpre de leurs rayons. Son bras droit soutient le jeune Titan:
nouveaux encore, ses feux ne brûlent pas; sa tête n’est couronnée que d’une
faible auréole. Comme son âge est plus tendre, sa lumière est plus douce, et des
flammes légères s’échappent avec ses cris. Sur le bras gauche, sa sœur savoure
le lait d’une mamelle d’azur; et déjà son front se couronne d’un léger
croissant.
Telle,
éblouissante de parure, Proserpine avance, suivie des Naïades qui, compagnes de
sa course, marchent à ses côtés: ce sont les Nymphes, ô Crinise ! qui habitent
ta source, et le Pantagias, qui roule des rochers, et le Gela, qui donna son nom
à une ville; les Nymphes que nourrissent dans leurs roseaux les ondes
paresseuses de Camérine, celles de l’Aréthuse et celles de l’Alphe, étrangères à
ces contrées. Cyane domine tout cet essaim de beautés.
Ainsi
bondit la cohorte brillante des Amazones armées de leurs boucliers recourbés b
toutes les fois que l’impétueuse Hippolyte, après avoir ravagé le Nord, ramène
du combat leurs gracieux bataillons; soit que le Gète à la blonde chevelure ait
mordu la poussière, soit que le Tanaïs glacé ait senti les coups de la hache
dont le Thermodon les arma.
Telles
encore les Nymphes de Méonie, filles de l’Hermus, de retour de leur sacrifice à
Bacchus, parcourent les rives paternelles, tout humides d’une liqueur dorée: le
fleuve tressaille dans sa grotte, et son urne inclinée s’épanche à grands flots.
Henna,
mère des fleurs, de ses sommets gazonneux avait aperçu la troupe sacrée; elle
appelle Zéphyre assoupi au fond de la vallée : « Père aimable du printemps !
s’écrie-t-elle; toi, qui règnes en folâtrant toujours sur mes prairies; toi,
dont la moite haleine les rafraîchit toute l’année: vois-tu ces chœurs de
Nymphes? vois-tu les descendants du dieu de l’Olympe qui daignent, dans leurs
jeux, visiter mes campagnes? Accours, je t’en supplie; seconde mes vœux : que
les arbrisseaux se couvrent de fleurs nouvelles, et que l’Hybla, malgré sa
fertilité, me porte envie, et s’avoue vaincu par mes vergers ! Que tous les
parfums qu’exhale l’Arabie dans ses forêts d’encens, que ceux dont l’Hydaspe
embaume ses rives, que tous ceux que l’immortel oiseau recueille dans les
plaines de Saba, lorsqu’il élève ce bûcher désiré ou il va de nouveau puiser la
vie, que tous ces parfums coulent dans mes veines ! Que ton souffle réchauffe
mes campagnes, que mes fleurs méritent d’être cueillies par un doigt divin, et
que les déesses se couronnent à l’envi de mes guirlandes ! »
Elle
dit; le dieu a secoué ses ailes humides d’un frais nectar, une rosée
bienfaisante a fécondé la terre. Partout ou il vole, les roses du printemps
naissent sur ses traces; la terre se couvre de verdure; un ciel d’azur lui
sourit. La rose s’embellit d’une teinte de pourpre, le vaciet d’un noir sombre,
et la violette d’un bleu modeste.
Les
perles dont le Parthe enrichit la ceinture de ses rois brillent-elles d’aussi
vives nuances? et la laine de Tyr sort-elle aussi éclatante de l’airain
bouillonnant? Non; les ailes de l’oiseau de Junon éblouissent moins les regards;
Iris étincelle de moins de feux, lorsqu’au retour de l’orage elle fait briller
son arc dans les cieux, et que, dans sa marche oblique, elle partage les nuages
et laisse entre eux une trace bleuâtre.
La
beauté du site fait oublier celle des fleurs. La plaine, arrondissant peu à peu
ses contours par une pente insensible, s’élève en colline. Jaillissant d’une
roche poreuse, des sources limpides caressent de leurs eaux vagabondes le gazon
couvert de rosée. La forêt tempère, par la fraîcheur de son feuillage, les
ardeurs du soleil : l’hiver y règne au milieu des étés. Là s’élève le sapin, qui
bientôt voguera sur les flots; et le cormier, instrument des combats; le chêne,
aimé de Jupiter; le cyprès, qui ombrage les tombeaux; l’yeuse, chargée de miel,
et le laurier, confident des secrets de l’avenir. Le buis laisse flotter son
épaisse chevelure, le lierre serpente, et l’orme se cache sous la vigne. Non
loin s’étend un lac (les Siciliens l’appellent Pergus); entouré d’une ceinture
de forêts, il se colore du reflet d’une pâle verdure: l’œil peut plonger
jusqu’au fond de ses eaux, et son onde limpide laisse le regard errer sans
obstacle dans ses profondeurs, et révèle les secrets de l’abîme mal cachés par
ses flots.
C’est
là que la troupe folâtre au milieu des campagnes fleuries; Vénus les excite à se
tresser des couronnes. « Allez, mes sœurs, allez, maintenant que l’air est
encore chargé des vapeurs du matin; tandis que l’astre que je chéris, sur son
coursier tout humide de rosée rafraîchit les plaines jaunissantes. » Elle dit,
et cueille la fleur monument de sa douleur: la troupe légère se répand dans les
campagnes; vous diriez un essaim qui va picorer le thym du mont Hybla, quand le
roi des abeilles quitte son palais de cire, et que le hêtre lasse échapper de
ses flancs une armée qui bourdonne autour des fleurs qu’elle préfère.
Les
prairies ont perdu leur parure: celle-ci mêle les lis à la sombre violette;
celle-là se pare de la douce marjolaine; l’une s’avance couronnée d’une étoile
de roses; et l’autre emprunte au troène sa blancheur. Et vous aussi, vous tombez
sous leurs doigts, triste Hyacinthe, encore empreint de caractères funèbres, et
vous tendre Narcisse: tous deux autrefois brillants de jeunesse,
maintenant l’ornement des prairies. L’un naquit à Amyclée, l’autre sur
l’Hélicon; un disque égaré dans les airs adonné la mort à celui-ci, l’autre fut
trompé par l’amour sur les bords d’une fontaine. Pour vous, le dieu de Délos,
dans sa douleur, voila ses rayons, et le Céphise arracha sa couronne de roseaux.
On
voit bondir et s’élancer sur les fleurs, avant toutes ses compagnes, l’espoir
unique de la déesse des moissons. Tantôt sa main tresse une corbeille qu’elle
remplit des riantes dépouilles de la campagne; tantôt elle marie des fleurs, et
s’en couronne: imprudente, c’est l’augure de son fatal hymen ! La déesse même
qui se plaît au bruit des armes et aux éclats de la trompette, prête à des soins
plus doux cette main qui renverse des bataillons, qui rompt les portes d’airain
et les murailles des villes elle dépose sa lance, et, pour la première fois,
l’éclat de son casque est voilé par des guirlandes. Son cimier de fer se balance
au gré des zéphyrs; Pallas n’a plus son aspect redoutable, et son aigrette, qui
lançait des éclairs, brille maintenant de l’éclat des fleurs. Que dis-je? la
déesse dont la meute fouille les bois du Parthénius ne dédaigne point ces jeux,
et sa chevelure vagabonde n’est plus retenue que par une couronne de roses.
Tandis
qu’insouciantes, ces jeunes beautés s’abandonnent au plaisir, voilà qu’un bruit
soudain éclate, les tours se heurtent, et les villes chancèlent sur leurs
fondements ébranlés. D’où viennent ces sourds mugisse- mens? tous l’ignorent :
seule, la déesse de Paphos en connaît la cause; mais sa joie est mêlée de
crainte.
Déjà,
à travers de sombres détours, le monarque des ombres se frayait une route
souterraine; et ses pesants coursiers foulaient sous leurs pieds Encelade
mugissant. Ses membres hideux crient sous le poids des roues, le géant sent sa
tête écrasée, il porte à là fois et la Sicile et Pluton : il essaie de remuer;
mais, trop faible, il cherche à enlacer le char dans ses serpents épuisés de
fatigue: la roue glisse fumante sur son dos de soufre.
Tels,
des soldats s’avancent inaperçus contre un ennemi qui ne soupçonne point leur
marche; et, creusant sous son camp un chemin invisible, ils franchissent les
murs qu’ils ont tournés par un sentier caché sous le sol. Semblable aux enfants
de la terre, la troupe se précipite victorieuse dans la citadelle qu’elle a
surprise. Ainsi, le troisième fils de Saturne pousse ses coursiers incertains à
travers ces routes tortueuses, cherchant à s’élancer dans l’empire de son frère.
Aucun passage n’est ouvert : partout des barrières s’opposent à sa marche, et,
suspendant sa course, le tiennent enfermé dans leur prison de roc. Irrité de ces
retards, de son sceptre puissant il frappe dans sa colère les masses qui
l’arrêtent. Les cavernes de la Sicile en ont mugi; Lipare se trouble; frappé
d’étonnement, Vulcain abandonne sa forge, et le Cyclope tremblant laisse
échapper la foudre de ses mains. Ils l’entendirent aussi ce bruit, et ceux que
les Alpes enchaînent de leurs glaces, et ceux qui se baignent dans tes eaux, ô
Tibre que n’ombrageaient pas encore les trophées de Rome, et ceux qui guident
sur l’Éridan une barque légère.
Ainsi,
quand le Pénée, captif dans les rochers, couvrait la Thessalie de ses ondes
dormantes, quand la campagne inondée se refusait à la culture, Neptune, d’un
coup de son trident, frappa les montagnes opposées. Brisé par cette main
puissante, le sommet de l’Ossa se détache de l’Olympe; les eaux forcent leurs
barrières, et, s’ouvrant avec violence un passage, elles rendent leur tribut à
la mer, et la terre au laboureur.
Quand
la Sicile, ébranlée par le sceptre de fer qui déchire ses entrailles, s’est
entr’ouverte en un gouffre immense, un subit effroi a bouleversé le ciel : les
astres, méconnaissant leurs lois, changent de route; l’Ourse se précipite dans
une mer qui lui est interdite; la frayeur hâte la marche du Bouvier paresseux;
Orion a frémi de crainte; Atlas a pâli aux hennissements des coursiers de
l’enfer : leur haleine épaisse obscurcit l’éclat des étoiles, et, nourris
d’éternelles ténèbres, ils reculent d’épouvante devant la lumière. A la vue d’un
monde meilleur, ils hésitent; leur bouche a rongé le frein; ils cherchent,
détournant le timon, à se replonger dans l’horrible Chaos. Bientôt, quand leur
dos a senti les coups de l’aiguillon, quand leurs yeux ont appris à supporter le
jour, plus rapides qu’un torrent grossi par l’hiver, plus légers que la javeline
qui fend les airs, ils se précipitent en avant. Non, le trait du Parthe, le
souffle impétueux de l’Auster, l’éclair de la pensée dans une âme inquiète,
n’ont pas tant de rapidité. Le sang rougit leur mords brûlant; un souffle mortel
empoisonne les airs; et le sable est souillé de leur fétide écume Les Nymphes
ont fui; Proserpine est entraînée dans le char; elle appelle les déesses à son
aide: Pallas a découvert la tête de la Gorgone, et Diane accourt en bandant son
arc. Les liens du sang ne peuvent les arrêter. Vierges, elles s’arment pour
défendre l’honneur d’une vierge, et le crime du farouche ravisseur leur semble
plus odieux.
Mais
lui, semblable au lion qui tient sous ses ongles une génisse, l’honneur du
troupeau: quand il a déchiré ses entrailles, et assouvi sa rage sur ses membres
palpitants; debout, et dégouttant d’un sang épais, il secoue les anneaux de sa
crinière, et méprise le vain courroux des pasteurs.
« Roi d’un peuple
sans force, et le plus odieux des maîtres du monde, s’écrie Minerve; quelle
furie t’aiguillonnant t’a donc brûlé de ses torches imputes? Comment, quittant
ta demeure, oses-tu profaner les cieux par l’aspect de tes coursiers infernaux?
N’as-tu pas tes Parques hideuses, et les autres divinités du Léthé, et les
farouches Euménides, compagnes bien dignes de ta couche? Sors des états de ton
frère, sors; cet empire n’est point ton partage; content de tes ténèbres,
retire-toi. Pourquoi mêler la vie à la mort? étranger dans ce monde, qu’y
viens-tu chercher? »
A ces mots, elle
frappe de son égide menaçante les coursiers impatients de passer; son bouclier,
comme une barrière, arrête leur course; elle les presse, fait siffler sur eux
les serpents de la Gorgone, et délivre son aigrette redoutable des guirlandes
qui la couvrent. Sa javeline se balance dans sa main, l’acier jette de
brillantes clartés sur le char ténébreux: le trait allait voler; mais Jupiter,
déchirant la nue, lance un foudre, gage de paix, qui fend l’air sur ses ailes de
feu: il reconnaît Pluton pour gendre. Du haut des cieux entr’ouverts, Hymen
confirme cette union par la voix du tonnerre, et les flammes de l’éclair lui
servent de torches nuptiales.
Les
déesses se retirent à regret: Diane soupire, détend son arc, et laisse échapper
ces paroles:
« Adieu, dit-elle,
ah ! souviens-toi de nous; adieu pour bien longtemps ! Le respect dû à notre
père a enchaîné nos bras; nous ne pouvons te défendre contre lui : oui, nous
cédons à une puissance supérieure. L’auteur de tes jours a conjuré ta perte; tu
es livrée au peuple muet des ombres. Hélas ! tu ne verras plus tes sœurs avides
de te contempler, et le chœur de tes compagnes. Quelle fatalité t’arrache à la
terre et condamne les astres à d’éternels regrets? Non, je ne tendrai plus mes
rets dans les bois du Parthénius, je ne veux plus de carquois: que le sanglier
blanchisse impunément les forêts de son écume, il le peut; que les lions sans
crainte poussent leurs féroces hurlements. Les sommets du Taygète, le Ménale,
qui ne sera plus le théâtre de mes courses, pleureront sur ton sort, et le
Cynthe aura longtemps des larmes pour toi: le temple de mon frère, Delphes ne
rendra plus d’oracles. »
Cependant
Proserpine, les cheveux abandonnés aux vents, vole entraînée par le char rapide;
dans sa douleur, elle meurtrit ses bras, et pousse vers les cieux des plaintes
inutiles :
« O mon père,
dit-elle, pourquoi n’as-tu pas lancé contre moi les traits forgés par les
Cyclopes? Eh quoi ! me livrer ainsi aux ombres cruelles, me bannir de l’univers
! N’as-tu donc point de pitié pour ta fille? ne te reste-t-il rien du cœur d’un
père? Quel crime a pu allumer un si terrible courroux? Quand le Phlégra
s’agitait déchiré par une guerre soudaine, je n’ai point déployé l’étendard
contre les dieux. Ce n’est pas par l’effort de mon bras que les glaces de l’Ossa
ont porté les frimas de l’Olympe. Quel crime ai-je tenté? quelle faute me plonge
dans les hideux abîmes de l’Érèbe? Heureuses mille fois, celles que d’autres
ravisseurs ont enlevées ! au moins elles jouissent d’une lumière commune à tous
les êtres. On m’arrache et le jour et mon titre de vierge: et l’honneur et le
ciel, je perds tout à la fois; j’abandonne la terre, et, captive, je vais servir
d’esclave au tyran des enfers. O fleurs, que j’ai trop aimées pour mon malheur !
conseils de ma mère, que j’ai trop négligés ! O Vénus, dont trop tard j’ai
reconnu la ruse ! O ma mère ! soit que, dans les vallées de l’Ida, la flûte des
Phrygiens fasse entendre autour de toi ses chants grossiers, soit que tu habites
le Dindyme qui retentit des hurlements de ses prêtres sanguinaires, et que les
glaives nus des Curètes s’offrent à tes regards; oh ! viens, à mon secours, je
meurs ! arrête ce furieux ! retiens les rênes dans les mains de mon hideux
ravisseur ! »
Le
farouche dieu des enfers est vaincu par ces paroles et par les pleurs qui
embellissent Proserpine, il sent son cœur se gonfler des soupirs d’un premier
amour. De son noir manteau il essuie les larmes de la déesse, et sa voix adoucie
cherche ainsi à calmer sa douleur cuisante :
« Bannissez,
Proserpine, lui dit-il, de funestes soucis, bannissez ces vaines frayeurs qui
vous tourmentent. Votre main portera un sceptre plus glorieux; vous n’aurez
point à souffrir les feux d’un mari indigne de vous. C’est moi, fils de Saturne,
moi, dont l’univers est l’esclave, et qui étends ma puissance dans l’immensité
du vide. Ne croyez pas la lumière perdue sans retour. Nous avons d’autres
astres, d’autres mondes; vous verrez une lumière plus pure, et vous admirerez
davantage le soleil de l’Élysée et ses pieux habitants. Là, vivent des races
meilleures, des générations de l’âge d’or. Nous possédons à jamais ce que la
terre n’a vu qu’une fois. Vous y trouverez de riantes prairies. Un zéphyr plus
doux y répand le parfum de ces fleurs éternelles que jamais ne vous offrit votre
Henna. Dans ces bois touffus s’élève un arbre précieux : des fruits d’or
courbent ses brillants rameaux. Je vous l’offre; je vous le consacre : vous
jouirez d’un éternel automne, qui, sans cesse, vous enrichira de ses dons.
« Mais que dis-je?
Tout ce que l’air embrasse, tout ce que nourrit la terre, tout ce qui s’agite
dans les flots de l’Océan, tout ce que roulent les fleuves, tout ce qu’ont
engraissé les marais, tous les êtres éclairés par le flambeau des nuits, le
septième des astres, qui sépare un monde périssable des régions éternelles, tout
enfin reconnaîtra vos lois.
« A vos pieds
viendront se traîner les rois naguère couverts de pourpre, et maintenant
dépouillés de leur pompe, et mêlés à la foule des pauvres; car la mort confond
tous les rangs. C’est vous qui condamnerez les coupables, vous qui assignerez au
juste un repos éternel: arbitre suprême, vous arracherez au méchant l’aveu de
son crime. Les Parques et les gouffres du Léthé vont être vos esclaves,
recevez-les; que votre volonté soit l’arrêt du destin. »
Il
dit; et sa voix anime ses coursiers triomphants, son front n’est plus chargé
d’ennuis quand il rentre dans le Tartare. Les Ombres accourent; l’impétueux
Auster arrache moins de feuilles aux arbres, il grossit les nuées de moins de
pluie, il brise moins de flots sur le rivage, il roule moins de grains de sable
qu’on n’aperçoit d’Ombres, quand tous les siècles écoulés, s’élançant à la fois
d’une course rapide, se pressent pour contempler la beauté de leur jeune reine.
Bientôt s’avance Pluton le sourire adoucit sa figure plus calme; ce n’est plus
le dieu des enfers. A l’approche de ses maîtres, le Phlégéthon élève son corps
gigantesque, sa barbe hérissée est arrosée d’un ruisseau, de feu, et de son
front la flamme s’échappe en torrents. Aussitôt accourent des esclaves choisis
dans le peuple des Ombres. Les uns arrêtent le char de Pluton; et, délivrés du
joug, les coursiers, pour prix de leurs travaux, sont conduits par eux à leurs
pâturages accoutumés. Les autres déploient des tapis; ceux-ci parent le seuil de
fleurs, et ornent de riches tissus la couche nuptiale.
Quittant
l’Élysée, les chastes matrones entourent Proserpine, et leurs douces paroles
calment ses craintes.
Elles
renouent sa chevelure en désordre, et couvrent sa tête d’un voile écarlate qui
doit rassurer sa pudeur inquiète.
La
joie règne dans le séjour de la mort, toutes ces nations ensevelies bondissent
d’allégresse, et les Ombres s’asseyent à des banquets de fête. Les Mânes se
couronnent de fleurs et s’abandonnent à la gaîté du festin. Des chants inconnus
ont troublé le silence éternel; les gémissements s’apaisent. Les épaisses
ténèbres de l’Érèbe se dissipent peu à peu, et la nuit éternelle a moins
d’obscurité. L’urne de Minos n’agite plus le sort incertain des mortels; on
n’entend plus le retentissement des coups; et le Tartare, qui ne résonne plus de
cris de douleur, respire un moment, car les châtiments sont différés. La roue
rapide n’entraîne plus Ixion suspendu dans les airs, l’onde jalouse n’échappe
plus aux lèvres de Tantale (Ixion est délié, et Tantale assouvit la soif qui le
dévore). Enfin, Tityus peut relever son corps immense, il découvre les neuf
arpents que cachaient ses membres, tant sa taille est énorme ! Le vautour qui
déchirait lentement son flanc entr’ouvert, s’arrache à regret de ses entrailles
épuisées, dont les fibres renaissantes ne font plus sa pâture.
Oubliant
et les crimes et leur fureur si redoutée, les Euménides préparent des coupes, et
abreuvent de vins les serpents hérissés sur leur tête. Leur voix n’a plus de
menaces, et leurs doux chants appellent leurs hideux compagnons vers le vase aux
bords vermeils; leurs torches s’allument à un autre feu pour éclairer la fête.
Et
vous, habitants des airs, vous avez franchi sans danger les ondes de l’Averne,
qui n’exhale plus ses poisons. L’Amsanctus a retenu son haleine empestée; le
torrent s’arrête, et le gouffre se tait. On dit que l’Achéron, oubliant sa
source, se gonfla d’un lait pur, et le Cocyte, couronné de lierre, roula des
flots de vin. Lachésis ne rompit plus la trame des jours, et des gémissements
confus ne vinrent pas troubler ces chants joyeux. La mort ne promena plus sa
faux sur la terre, aucune mère n’arrosa de larmes le bûcher de son fils. Le
nocher ne périt plus sous les flots, ni le soldat sous les coups de la lance.
Les villes ne paient plus tribut à la mort. Le vieux nocher des enfers a caché
sous une couronne de roseaux le désordre de sa chevelure, et il se balance en
chantant dans sa barque déserte.
L’astre
du soir commençait à éclairer les rives infernales; la jeune vierge est conduite
à la couche nuptiale. Auprès se tient la Nuit avec son manteau tout parsemé
d’étoiles, elle préside à l’hymen, sa main s’étend sur le lit des époux, elle
cimente leur éternelle alliance par l’espoir d’une nombreuse postérité. Les
justes font entendre des chants d’allégresse, et, dans le palais du dieu des
Ombres, ils préludent, par ces félicitations, à leurs concerts, qui se
prolongent pendant toute la nuit:
« O notre mère ! ô
Junon des enfers ! et toi le gendre et le frère de Jupiter ! goûtez en paix un
sommeil qui resserre votre union; que vos bras enlacés rapprochent tendrement
vos têtes. Déjà s’élève une race fortunée, déjà la nature joyeuse attend ces
dieux qui vont recevoir la vie. Donnez de nouvelles divinités au monde; donnez à
Cérès les rejetons que demandent ses vœux ! »
LIVRE III.
Cependant
Jupiter ordonne à la fille de Thaumas de voler sur l’aile des nuages et
d’assembler les dieux épars dans l’univers. Elle déploie ses ailes aux mille
couleurs, et, plus prompte que les zéphyrs, elle appelle les divinités de la
mer, gourmande les Nymphes tardives, et arrache les Fleuves à leurs grottes
humides. Tous se précipitent sur ses pas, incertains et tremblants: quel motif
peut ainsi troubler leur repos? quelle affaire exige tant d’empressement?
Le
palais céleste est ouvert: sur l’ordre de Jupiter, les dieux prennent leurs
places. Les rangs ne sont pas confondus; la première place est assignée aux
habitants de l’Olympe. Les souverains de la mer, le paisible Nérée et Phorcus, à
la chevelure argentée, occupent la seconde. Derrière eux se tiennent Glaucus aux
deux visages, et Protée qui, là, n’ose point changer de forme. Les vieux Fleuves
partagent aussi l’honneur de siéger: plus jeunes, mille Rivières remplissent
l’extrémité du palais. Les fraîches Naïades s’appuient sur le bras humide de
leurs pères, et les Faunes respectueux admirent les astres en silence.
Alors,
du haut de son trône, le père des dieux fait entendre ces graves paroles:
« Les mortels ont réveillé de nouveau ma sollicitude; depuis
longtemps je les avais oubliés: dès que je fus instruit de la honteuse oisiveté
et des langueurs léthargiques de l’âge de Saturne, je voulus que ces peuples,
endormis sous le sceptre inactif de mon père, se réveillassent tourmentés par
l’aiguillon d’une vie plus inquiète; que la moisson ne poussât plus d’elle-même
dans des champs sans culture; que les ruisseaux de miel ne coulassent plus dans
les forêts; que le vin ne jaillît plus en sources abondantes, et ne courût plus
remplir les coupes en pétillant sur la rive. Je n’étais point jaloux de ces
biens (les dieux pourraient-ils être envieux ou méchants?); mais pourquoi le
luxe, ennemi de la vertu, et l’abondance engourdissent-ils l’esprit des mortels?
Il faut que la pauvreté stimule ces esprits paresseux, et que peu à peu elle
trouve dans son génie des secrets inconnus ! L’industrie doit enfanter les arts,
et l’expérience les alimenter. Mais voici que la Nature me poursuit de ses
plaintes amères; elle réclame l’affranchissement des mortels; elle m’appelle
tyran, barbare et cruel; elle me retrace le règne de mon père, et crie que
Jupiter est économe de ses faveurs, quand elle prodigue ses biens. Pourquoi
veux-tu, me dit-elle, que les champs restent en friche, que la campagne se
hérisse de ronces? pourquoi l’année perdra-t-elle sa parure de fruits? Eh quoi !
mère du genre humain, je suis devenue sa marâtre. L’homme avait-il besoin de
puiser son âme dans les cieux; pourquoi sa tête regarde-t-elle le séjour des
dieux, s’il doit, comme la brute, errer dans des plaines incultes, si sa dent ne
broie, comme elle, que le gland, leur commune pâture? Semblable à l’animal
sauvage, vivra-t-il toujours enfoui dans les bois? Fatigué de ces plaintes de la
Nature, et plus clément, j’ai voulu arracher l’homme à la vie grossière des
forêts. Cérès donc, qui ignore encore son malheur, et qui poursuit avec sa
farouche mère les lions du mont Ida, parcourra dans sa douleur inquiète et la
terre et les mers : tel est mon arrêt. Je veux qu’heureuse de retrouver les
traces de sa fille, elle accorde à l’homme les moissons; que son char parcoure
en s’égarant le monde, pour répandre chez les peuples ses trésors inconnus, et
que ses dragons azurés se plient sous le joug d’un nourrisson d’Athènes.
Maintenant, si l’un de vous ose révéler à Cérès le ravisseur de sa fille, j’en
jure par ma formidable puissance, par l’harmonie de l’univers, fût-ce mon fils,
ou ma sœur, ou mon épouse, ou l’une de mes nombreuses filles, se vantât-elle
d’être sortie de mon cerveau, elle sentira le poids de ma colère; malgré son
égide, elle sentira les coups de la foudre: quel que soit le coupable, il aura
regret d’être né immortel, il appellera la mort. Alors, déchiré de blessures, je
le livrerai à mon gendre lui-même; il subira la puissance de cet empire qu’il a
trahi, il apprendra si le Tartare sait défendre sa cause. Voilà mes ordres: que
ce soit là le cours immuable des destinées. » Il dit, et le mouvement terrible
de sa tête a ébranlé les cieux.
Mais
déjà Cérès, dans ces grottes qui retentissent du bruit des armes, sent son repos
et sa sécurité troublés par l’image d’un malheur déjà consommé. Les nuits
redoublent sa crainte, et son sommeil lui montre Proserpine perdue sans retour.
Tantôt ses entrailles sont déchirées par des traits ennemis, tantôt elle voit
ses vête- mens se voiler d’une couleur lugubre, et l’orme stérile se couvrir de
feuillage au sein de son foyer. Mais c’est peu : un laurier s’élevait plus
précieux à ses yeux que tout le bois sacré; autrefois son feuillage pudique
ombrageait le lit de la jeune vierge : elle le voit, coupé jusque dans ses plus
profondes racines, et ses rameaux en désordre traînés dans la poussière. Elle
veut connaître le coupable, et les Dryades lui répondent, en pleurant, que les
Furies l’ont renversé d’un coup de leur hache infernale.
Mais
bientôt l’image de Proserpine, annonçant ses malheurs sans détours, vint
troubler le sommeil de sa mère. Elle semblait cachée dans le réduit ténébreux
d’une prison, et chargée de chaînes cruelles: ce n’était plus cette Proserpine
qu’elle avait confiée aux champs de la Sicile, et que les déesses avaient
admirée dans tes vallées fleuries de l’Henna. Sa chevelure, plus brillante que
l’or, tombait en désordre, un nuage voilait les éclairs de ses yeux; la peur,
avec son froid de glace, avait flétri les roses de ses joues: l’incarnat de son
beau visage, et ses membres aussi blancs que la neige, sont déjà couverts de la
teinte lugubre du royaume infernal. Aussi, quand son œil incertain put la
reconnaître: « Par quel crime as-tu pu mériter un tel supplice? s’écria-t-elle;
d’où vient cette hideuse maigreur? qui donc a le pouvoir de déchirer si
cruellement mon cœur? pourquoi tes membres délicats sont-ils courbés sous le
poids de ces liens de fer dont on craindrait de charger une bête féroce? Est-ce
bien toi? toi, ma fille ! ou suis-je le jouet d’un songe imposteur? »
« Mère barbare,
répond Proserpine, ta fille t’est ravie, et tu l’as oubliée ! Hélas ! la lionne
est moins cruelle que toi ! as-tu donc pu me négliger si longtemps ! tu n’as que
moi, et tu me dédaignes ainsi ! Oui, ta Proserpine, nom si doux à ton oreille,
est plongée dans cet affreux abîme, je m’use ici dans les supplices. Et toi,
mère dénaturée, tu t’abandonnes aux danses, et les villes de Phrygie
retentissent sous tes pas. Si tu as encore dans le cœur quelque chose d’une
mère, si tu es encore cette Cérès qui me fut si chère, si ce n’est pas une
tigresse qui m’a donne le jour; je t’en conjure, arrache-moi de ces sombres
cavernes, et rends-moi à la terre: ou si les destins s’opposent à mon retour,
viens au moins, viens voir ta fille. » Elle dit, et essaie de tendre vers elle
ses mains tremblantes: le fer avec ses liens cruels l’arrête, et le bruissement
de sa chaîne arrache Cérès au sommeil. Cette vision l’a glacée d’effroi: elle se
réjouit de ce que c’est un songe, et pleure cependant de n’avoir pas embrassé sa
fille: éperdue, elle se précipite hors de sa retraite, et adresse ces mots à
Cybèle:
« Oui, mon auguste
mère, je quitte sans retard la terre de Phrygie. La garde d’une fille chérie me
rappelle, je dois défendre un âge exposé à toutes les séductions. Mon palais,
sorti des fourneaux des Cyclopes, n’est pas assez sûr pour moi : je crains que
la renommée n’ait décelé sa retraite, et que la Sicile ne cache pas assez
fidèlement ce précieux dépôt. Ces lieux sont trop célèbres, ils m’épouvantent;
je vais chercher un asile sur des bords moins connus. Les gémissements et les
flammes d’Encelade auraient bientôt révélé notre retraite. Des songes, toujours
terribles par leurs sombres images, m’avertissent sans cesse; point de jour qui
ne me menace par un funeste présage. Que de fois mes couronnes jaunissantes se
détachèrent de ma tête ! que de fois le sang jaillit de mes mamelles ! que de
fois des ruisseaux de larmes vinrent malgré moi arroser mon visage ! mes mains,
sans le vouloir, frappent ma poitrine étonnée de leurs coups ! La flûte sur mes
lèvres rend un sourd gémissement; si mes doigts agitent la cymbale, la cymbale
n’a que des sons plaintifs. Ah ! combien je crains que ces présages n’annoncent
quelque réalité ! J’ai tout perdu par un trop long retard ! »— « Que les vents
emportent tes paroles ! s’écrie Cybèle; le maître du tonnerre n’est pas si
insouciant, qu’il ne lance sa foudre pour défendre sa fille. Pars cependant, et
puisse aucun malheur ne retarder ton retour ! »
A ces mots, Cérès
quitte le temple. Dans sa précipitation, tout lui semble trop lent. Elle accuse
la pesanteur de son char, et ses coups pressent alternativement ses dragons: dan
son injuste impatience, elle cherche la Sicile, quand elle n’a pas encore perdu
de vue l’Ida. Elle craint tout, elle n’espère rien. Ainsi se tourmente l’oiseau
qui a confié à un orme naissant ses tendres nourrissons, pour aller chercher
leur pâture : que de craintes poursuivent son absence ! le vent a peut-être
précipité le nid de l’arbre; peut-être ses petits lui sont-ils dérobés par un
ravisseur, peut-être sont-ils la proie d’un serpent.
Quand
elle vit son palais désert, et ses gardes absents, et les portes rejetées hors
de leurs gonds, et l’aspect lugubre de sa cour silencieuse : sans vouloir
approfondir davantage son malheur, elle déchire ses vêtements, et, brisant sa
couronne d’épis, elle s’arrache les cheveux. Ses yeux n’ont plus de larmes, sa
bouche n’a plus de voix, plus de souffle; un frisson mortel court par tout son
corps et l’agite jusqu’au fond des entrailles. Ses genoux se dérobent sous elle,
elle chancelle: enfin, pénétrant dans l’intérieur du palais, en parcourant ces
demeures vides et ces appartements solitaires, elle reconnaît les tissus dont
aucune main ne démêle plus la trame, et la navette arrêtée dans sa course
savante. Ce divin travail est perdu sans retour, et l’audacieuse araignée de ses
fils sacrilèges en a rempli les vides. Sans pleurer, sans gémir sur ses maux,
elle dévore la toile de ses baisers, et laisse éclater sur ces tissus son muet
désespoir: la navette que sa main a touchée, et ces ouvrages négligemment épars,
et tous ces objets que la jeune fille a dispersés dans ses amusements, elle les
presse contre son cœur, comme si elle embrassait sa fille. Elle visite sa couche
virginale, et son lit abandonné, et les places où elle venait s’asseoir. Tel le
pasteur demeure stupéfait dans son étable vide, quand la fureur des lions de
l’Afrique ou des bandes ennemies a détruit son troupeau: il revient, mais trop
tard, et, parcourant ses pâturages ravagés, il appelle, il implore à grands cris
ses taureaux qui ne répondront plus à sa voix.
Là,
dans une partie retirée du palais, elle aperçoit Electre abîmée dans sa douleur,
Électre, la fidèle nourrice de sa fille, et célèbre entre toutes les Nymphes du
vieil Océan. Elle le disputait à Cérès en tendresse. Au sortir du berceau, c’est
elle qui couchait Proserpine sur son sein caressant; elle la portait jeune
encore au maître des dieux, et la plaçait sur les genoux de son père, qui
partageait ses jeux. C’était sa compagne, sa garde, sa seconde mère. Maintenant
ses mains ont arraché ses cheveux épars, et sa tête blanchie est souillée par la
poussière: elle pleure le rapt de la céleste enfant que son sein a nourri. Cérès
s’approche, et, quand la douleur laisse enfin un libre cours à ses larmes et à
ses sanglots: « Quel désastre, s’écrie-t-elle, vient frapper mes yeux? de quel
ennemi suis-je devenue la proie? Est-ce mon époux qui règne, ou les Titans
sont-ils maîtres du ciel? Quel main a osé commettre ce crime, quand Jupiter
respire et tient encore la foudre? La tête de Typhée a-t-elle brisé Inarime?
Alcyonée a-t-il rompu les barrières du Vésuve, et ses pieds ont-ils franchi la
mer Tyrrhénienne? L’Etna, voisin de mon palais, a-t-il vomi Encelade de ses
arsenaux entr’ouverts? Briarée et ses frères ont-ils porté leurs cent bras sur
nos pénates? Ma fille ! où est ma fille? où sont ses nombreuses suivantes? et
Cyane et les Sirènes légères, quelle violence les a repoussées? Voilà donc votre
fidélité ! Quoi ! c’est ainsi que vous gardez le dépôt confié par une mère ! »
La
nourrice a tremblé; le chagrin a cédé à la honte; plutôt que de voir cette mère
éplorée, elle voudrait mourir; immobile, elle hésite longtemps à lui dévoiler un
crime trop réel, dont elle ignore l’auteur. Enfin sa voix laisse à peine
échapper ces mots: « Ah ! plût aux dieux que l’armée furieuse des Géants eût
causé ce désastre ! Un malheur qu’on partage est moins sensible. Mais des
déesses, et (pourrez-vous le croire?) des sœurs, n’ont que trop bien conspiré
notre ruine. Reconnaissez les embûches des dieux, les coups que des sœurs ont
frappés dans leur jalousie. Le ciel a été pour nous plus cruel que Phlégra.
Votre palais était heureux et tranquille; enchaînée par vos ordres, la vierge
n’osait ni passer le seuil, ni visiter les vertes forêts. La toile occupait ses
heures de travail, et le chant des Sirènes ses loisirs: elle ne parlait qu’avec
moi, ne dormait qu’avec moi, et nos discrets plaisirs se renfermaient dans cette
enceinte, lorsqu’un jour (quelle bouche a pu lui dévoiler notre asile?) la
déesse de Cythère se présente; et, afin qu’elle ne nous parût pas suspecte,
Diane et Pallas accompagnaient ses pas. Aussitôt sa feinte joie se répand en
longs éclats de rire, elle couvre votre fille de baisers, elle lui répète le nom
de sœur; elle se plaint des rigueurs d’une mère, qui peut condamner tant de
charmes à une si triste retraite, et qui l’exile loin de la société des déesses,
loin du ciel, sa patrie. Proserpine, en son ignorance, se complaît dans le
danger qui la menace; la table se dresse, et le nectar joule à grands flots.
Tantôt elle se revêt de la tunique et des armes de Diane, et sa main délicate
s’essaie à. bander l’arc de la déesse. Tantôt, aux applaudissements de Minerve,
elle se coiffe du casque dont la crinière ombrage sa tête, et s’efforce de
soulever l’énorme bouclier.
«Vénus, la
première, glisse, avec une intention perfide, le nom des plaines et des
campagnes de l’Henna. Dans sa coupable adresse, elle parle des fleurs
d’alentour, et s’informe, comme si elle l’ignorait, des beautés du pays. Elle ne
peut croire que la clémence des frimas épargne les roses, que la saison des
glaces se couronne des germes du printemps, et que les tendres arbrisseaux
n’aient rien à redouter des rigueurs du Bouvier. A force d’admirer ces
campagnes, de brûler du désir de les voir, elle persuade Proserpine: la jeunesse
est si faible et se laisse si facilement entraîner ! Que de larmes n’ai-je pas
versées ! que de prières ne lui ai-je pas adressées ! mais en vain. Elle vole,
se fiant à la garde de ses sœurs : les Nymphes, ses suivantes, l’accompagnent en
foule. Elles courent dans ces champs revêtus d’une éternelle verdure; elles
cueillent les fleurs aux premiers rayons du jour, quand la plaine est encore
blanchie par la rosée du matin, quand les violettes boivent les pleurs que
l’aurore a versés. Mais le soleil, au plus haut de son cours, avait à peine
atteint la moitié de sa carrière: tout-à-coup, une nuit affreuse n voilé les
cieux, l’île ébranlée s’agite sous les pieds des coursiers et sous les roues
d’un char. On ne put reconnaître la main qui le guidait: était-ce un esprit
destructeur, ou la mort elle-même? Un livide poison se répand sur les plantes;
les ruisseaux tarissent; la campagne se voile d’une teinte funèbre; frappé d’un
souffle mortel, tout expire: j’ai vu pâlir le troène, j’ai vu la rose se flétrir
et le lis desséché se pencher sur sa tige. Lorsque, pour rentrer dans l’abîme,
le char s’est retourné avec un bruit rauque, la nuit qu’il apporta se dissipe
avec lui; la lainière est rendue au monde: Proserpine a disparu. Les déesses
remontent dans l’Olympe, leur tâche est accomplie, elles ne s’arrêtent pas. Nous
trouvons, au milieu de la plaine, Cyane sans mouvement. Sa tête était penchée,
les couronnes s’étaient flétries et noircies sur son front. Nous l’entourons
aussitôt, nous lui demandons ce qu’est devenue la déesse (car elle était près du
théâtre de ce malheur)? quel était l’extérieur des coursiers? quelle main les
guidait? Elle reste muette: vaincue par un poison secret, elle se dissout en une
fontaine ; l’eau s’échappe de ses cheveux; elle se fond, et ses pieds et ses
bras s’évaporent en une douce rosée: source limpide, bientôt elle vient caresser
nos pieds. Ses compagnes se sont séparées. Les filles d’Achéloüs, s’élevant sur
une aile légère, vont se poser sur les flancs de Pélore. Irritées du malheur qui
nous frappe, elles changent en instrument de mort leur lyre mélodieuse, qu’on
n’écoutera plus impunément. Désormais leur voix séductrice enchaîne les
vaisseaux: aux accords de leurs chants, la rame s’arrête immobile. Pour moi, je
reste seule dans ce palais, où ma vieillesse doit s’user dans les larmes. »
Quelque
temps incertaine, Cérès hésite encore; dans son égarement, elle redoute tous ces
malheurs comme s’ils n’étaient pas arrivés. Bientôt elle tourne vers le ciel des
yeux étincelants: la rage est dans son cœur.
Ainsi
les sommets du Niphate retentissent des cris de la tigresse, dont un cavalier
tremblant de frayeur a enlevé les nourrissons, qui vont être le jouet d’un
monarque persan. Le souffle du zéphyr qui la féconde est moins rapide; sa fureur
éclate jusque dans les taches verdâtres de sa peau: déjà sa vaste gueule s’ouvre
pour dévorer le chasseur: un miroir suspend quelque temps sa course.
Ainsi
Cérès dans les cieux déchaîne sa colère: « Ma fille ! s’écrie-t-elle; rendez-moi
ma fille ! Ce n’est pas un fleuve inconnu qui m’a donné naissance. Je ne suis
point une simple Dryade. Cybèle m’a mise au jour, je descends de Saturne. Et les
droits des dieux, et les lois de l’Olympe, que sont-ils devenus? Et que sert
donc de vivre avec honneur? La voilà cette Vénus, cette pudique déesse, elle ose
encore lever la tête, oubliant les filets de Vulcain. Sans doute, c’est un
sommeil si vertueux, une couche si pure qui lui donne tant d’assurance: c’est le
prix de ses chastes baisers. Après cette infamie, il n’est, je le crois, rien de
honteux pour elle. Mais vous qui ne connaissez pas l’hymen, est-ce ainsi que
vous sacrifiez l’honneur de la virginité? vos sentiments sont-ils si étrangement
changés? Vous vous unissez à Vénus, à des ravisseurs ! O divinités bien dignes
des hommages (le la Scythie, et d’un autel abreuvé de sang humain ! Et d’où
vient cette fureur? Quelle est celle qu’un seul mot de ma fille a blessée? Sans
doute, Diane, elle t’a chassée, loi, de tes forêts chéries ! et toi, Minerve,
elle t’a ravi la gloire de présider aux combats confiés à ta valeur. Sa voix
vous importunait-elle? allait-elle troubler vos chœurs en se mêlant à vos
danses? Loin de vous, dans la crainte d’être à charge, elle habitait les déserts
de la Sicile. Mais pourquoi se cacher? est-il une retraite qui puisse défendre
contre la rage d’une jalouse envie? » Tels sont les reproches qu’elle adresse
aux déesses. Celles-ci (elles craignent trop leur père pour dévoiler ce secret)
ou se taisent, ou feignent une profonde ignorance, ou lui répondent par des
larmes. Que faire? sa fureur est vaincue, elle se calme, et, s’abaissant à une
humble prière: « Pardonnez, dit-elle, si mon cœur maternel était trop gonflé de
colère; si mon courroux trop brûlant ne convenait pas à ma douleur. Me voici
suppliante, je me traîne à vos genoux. A quel malheur dois-je m’attendre?
parlez : je ne demande que cette grâce. Je veux savoir enfin ce qu’il me faut
pleurer ! Je supporterai le sort que vous m’avez imposé, pourvu que je le
connaisse. Ce sera un arrêt du destin et non plus un crime à mes yeux. Laissez à
une mère la consolation de revoir sa fille; je ne la réclamerai plus. Ravisseur
de ma fille, garde-la sans crainte: je t’assure ta proie, cesse de trembler. Si
le traître a fait un pacte secret avant de nous tromper, Latone, dis-le-moi.
Peut-être Diane t’a-t-elle fait des aveux. Tu connais les douleurs de Lucine; tu
sais combien nous tremblons pour nos rejetons, combien nous les aimons ! et toi,
tu en as deux; moi, je n’avais qu’elle. Puisses-tu toujours contempler la
chevelure de ton Apollon ! puisses-tu, mère heureuse, passer des jours plus
calmes que les miens ! » Un torrent de larmes inonde le visage des déesses.
Pourquoi,
poursuit Cérès, tant de larmes? pourquoi ce silence obstiné? Malheureuse, toutes
t’abandonnent. Pourquoi rester en vain ici plus longtemps? ne le vois-tu pas
clairement? les dieux t’ont déclaré la guerre. Va plutôt chercher ta fille et
sur la terre et sur les mers. Oui, je verrai tout ce que le soleil éclaire:
infatigable, je me fraierai des sentiers nouveaux; mes pas ne s’arrêteront
point. Non, plus de sommeil, plus de repos pour moi, jusqu’à ce que je retrouve,
que je presse sur mon sein ma fille qu’on m’a ravie, fût-elle plongée dans les
abîmes des flots ibériens, retenue captive sous les eaux de la mer Rouge. Non,
ni les glaces du Rhin, ni les froids du Riphée ne pourront m’arrêter; je
franchirai les Syrtes, et leur onde trompeuse. J’irai sur les confins du Notus,
jusqu’au palais glacé de Borée; je foulerai l’Atlas jusqu’aux portes du
couchant; l’Hydaspe brillera du feu de mes torches. Que le cruel Jupiter me voie
errer au milieu des campagnes et des villes ! Que Junon assouvisse sa haine en
voyant expirer sa rivale ! Insultez à mes maux; régnez, pleins d’orgueil, dans
les cieux ! votre triomphe est beau; Cérès n’a plus de fille. »
Elle
dit, et gagne les sommets bien connus de l’Etna : c’est là qu’elle préparera les
torches qui vont éclairer ses courses nocturnes.
L’Acis,
que la blanche Galatée préfère souvent à la mer, et dont elle fend en se jouant
les flots jaunissants, nourrit sur sa rive un bois épais, dont les rameaux
enlacés s’élèvent, dans leurs capricieux élans, jusqu’au sommet de l’Etna. C’est
là, dit-on, que Jupiter déposa son égide sanglante, et, après le combat, emmena
les captifs enchaînés. Le bois est fier de porter les dépouilles de Phlégra, et
la victoire a paré chaque rameau. Là, sont suspendues les peaux immenses des
Géants; leurs têtes, attachées aux troncs, semblent menacer encore, et leurs
grands ossements s’élèvent mêlés à des monceaux blanchis de serpents; les traits
de la foudre ont entr’ouvert ces restes qui se soutiennent encore; il n’est
point d’arbre qui ne puisse s’enorgueillir d’un grand nom. Celui-ci, le front
courbé, supporte à peine les cent glaives d’Egéon; celui-là se pare des
dépouilles livides de Céus; l’un soutient les armes de Mimas; et les restes
d’Ophion font gémir ces rameaux sous leur poids. Plus élevé que les autres, et
répandant au loin son ombre, un sapin supporte les débris encore fumants
d’Encelade, ce roi des enfants de la Terre; il succomberait sous son fardeau, si
un chêne ne s’élevait auprès pour arrêter sa chute.
Aussi
ce lieu est-il craint et respecté : on épargne la vieillesse de ce bois, ce
serait un crime de profaner les trophées célestes. Aucun. Cyclope n’y conduit
ses troupeaux, il craint de porter atteinte à ces arbres, et Polyphème fuit loin
de cet ombrage sacré.
Mais
rien ne peut arrêter Cérès. La vue de ce lieu révéré ranime sa colère, son bras
promène sa hache au hasard; elle en aurait frappé Jupiter lui-même. Elle se hâte
de renverser les pins, et les cèdres au bois si uni; elle examine les troncs
avec soin, les tiges fermes et droites, et, par un effort vigoureux, elle en
essaie les rameaux. Ainsi le pilote qui construit sur la terre le navire qui
doit porter des marchandises sur des mers lointaines, sur le point de disputer
sa vie à la tempête, mesure et le hêtre et l’aune, et façonne à différents
usages ces bois encore grossiers: longs, ils s’étendront sous les voiles
gonflées; plus forts, ils serviront de mâts; sou- pies, ils se changeront en
rames; impénétrables à l’eau, ils armeront la quille de la carène.
Sur
un tertre voisin, deux cyprès élevaient dans les airs leurs têtes intactes. Le
Simoïs ne peut en admirer de pareils sur les rochers de l’Ida, qui bordent son
cours; et l’Oronte, qui rafraîchit les bois consacrés à Apollon, ne peut en
baigner d’aussi beaux sur son fertile rivage. On dirait de deux frères, tant
leurs fronts sont égaux, tant leurs sommets en s’unissant dominent la forêt.
Voilà les torches que se choisit Cérès. Aussitôt sa main s’anime de la hache, sa
robe est relevée, ses bras s’allongent, et elle les frappe à coups redoublés.
Ses efforts les ébranlent; tour-à-tour ils chancellent, elle redouble d’ardeur
pour les renverser; ils succombent en même temps; leurs feuilles se mêlent en
tombant sur la terre, et les Dryades et les Faunes en versent des larmes. La
déesse les saisit tous les deux, couverts encore de leur feuillage; elle les
soulève, et, laissant flotter sa chevelure en arrière, elle franchit, sans
reprendre haleine, le sommet de la montagne, et ces rochers inaccessibles aux
mortels, et ces sables indignés de gémir sous ses pas.
Telle
se précipite la farouche Mégère, quand, allumant sa torche empoisonnée pour
éclairer un crime, elle se dirige vers les murs de Cadmus, ou se hâte de gagner
Mycène, ensanglantée par Thyeste. Sur ses pas les ténèbres et les Mânes
s’écartent, le Tartare retentit sous ses pieds de fer: enfin, elle s’arrête aux
rives du Phlégéthon, et remplit sa lampe de l’onde enflammée.
Arrivée
au sommet brûlant de la montagne, Cérès plonge, au milieu du cratère, la tête de
ses cyprès, que le feu doit embraser; leur feuillage couvre l’entrée de l’abîme,
et ferme le passage à des torrents de flamme. La montagne gronde, ses feux sont
étouffés, et Vulcain captif mugit dans ses sombres cavernes. La vapeur condensée
ne peut rester enchaînée; le cyprès a jeté des flammes, un nouvel incendie
éclaire l’Etna. Les rameaux crient sous le soufre dont ils sont imprégnés.
Alors, afin que ses flambeaux éclairassent toujours ses courses incertaines,
elle voulut que toujours leur lumière brûlât, sans pâlir ni s’éteindre; elle
répandît sur eux un suc inconnu, dont Phaéton arrose ses coursiers, et la Lune
ses taureaux. Déjà le silence de la nuit a ramené le sommeil sur la terre;
Cérès, le sein meurtri commence son long pèlerinage, et fait entendre ces
plaintes
« O Proserpine !
s’écrie-t-elle, ce ne sont point là les torches que j’espérais porter devant toi
mère, je voulais comme toutes les mères un lit nuptial et des flambeaux de fête;
un hymen dont l’Olympe aurait répété les chants. Est-ce donc ainsi que, nous
autres déesses, nous sommes les jouets du destin? Lachésis frappe-t-elle ainsi
sans discernement? Que j’étais fière hier encore ! Quelle foule de prétendants
se pressait à mes côtés ! Combien de mères d’une nombreuse famille enviaient mon
sort; et je n’avais qu’un rejeton? Tu fus, ô Proserpine ! ma première
joie, mon dernier bonheur; par toi je paraissais féconde. O toi, l’honneur,
l’espoir et l’orgueil d’une mère ! quand tu brillais à mes côtés, j’étais
déesse; quand tu vivais, je ne le cédais pas à Junon ! aujourd’hui, hideuse,
méprisée.... Et c’est ton père qui l’a voulu ! Mais pourquoi mêler son nom à mes
larmes? c’est moi, oui c’est moi qui t’ai perdue ! barbare, je t’ai abandonnée,
je t’ai exposée seule aux ennemis qui t’environnaient ! On t’enlevait ! et moi,
tranquille, je me mêlais à des thiases bruyants; joyeuse, au milieu des plaines
retentissantes, je pliais, sous le joug les lions de la Phrygie J’ai mérité mon
châtiment, je te l’offre en expiation ! Vois-tu, mon visage est sillonné de
blessures, ma poitrine est couverte de sanglantes plaies; des coups déchirent
sans relâche ce sein qui t’a portée. Dans quelle partie du monde, dans quel
climat te chercherai-je? qui sera mon guide? quelles traces dirigeront mes pas?
quel est le char qui t’a enlevée? quel est ton ravisseur? habite-t-il les flots
ou la terre? ou saisir la trace invisible de ses roues? J’irai, j’irai partout
ou mes pas, ou le hasard m’entraîneront. Puisse ainsi Dionée, délaissée,
chercher un jour Vénus ! Mais quel sera le succès de ces fatigues?
T’embrasserai-je encore, ma fille? as-tu conservé et ta beauté et l’éclat de tes
joues? Malheureuse ! peut-être te verrai-je telle que la nuit tu te présentes à
moi, telle que je t’ai vue dans mes songes ! »
Elle
dit, et, commençant sa course, s’éloigne de l’Etna. Détestant et ces fleurs
causes de son malheur, et ce lieu théâtre de l’enlèvement, elle suit les
différentes traces que le char a laissées dans la plaine; et, inclinant ses
torches, elle visite les champs qu’elle éclaire d’une vive lumière. Les sillons
du char se remplissent de ses larmes, tout lui arrache des gémissements.
Partout, sur le rivage, son ombre flotte sur l’azur des flots; l’Italie et la
Libye sont éclairées des derniers reflets de ses feux; le rivage de l’Étrurie en
paraît embrasé, et les Syrtes brillent au milieu d’une mer tout en feu. La
flamme colore les antres de Scylla, ses chiens se sont retirés; une partie se
tait, frappée de stupeur, et l’autre, encore étrangère à la crainte, pousse
d’affreux hurlements.
(Le reste manque.) |