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Claudien

 

SUR LA GUERRE CONTRE GILDON

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

SUR LA GUERRE CONTRE GILDON.[1]

Rome a recouvré l’Afrique et soumis une fois encore à ses lois un ciel étranger. Le même héros tient les rênes des deux mondes. Nous !avons réuni l’Europe à la Libye: la concorde renaît entre les frères; seul triomphe qui ait manqué à la gloire paternelle, un troisième tyran vient d’expirer sous les coups d’Honorius. Mon âme encore glacée d’effroi s’ouvre à peine à l’allégresse publique, et dans son étonnement hésite à croire à cet excès de bonheur. L’armée n’a pas encore atteint les bords du Cinyphe,[2] et Gildon est déjà vaincu; aucune difficulté, ni l’étendue des terres, ni l’obstacle des mers, n’a retardé la victoire; la même voix publie son combat, sa fuite, sa captivité, et la nouvelle du triomphe a prévenu la nouvelle de la guerre.

Quel dieu est auteur de ce succès? un instant a-t-il pu renverser une fureur fortifiée par le temps? l’hiver a découvert le traître, le printemps l’a déjà terrassé.

Rome tremblait pour son existence: épuisée par le refus d’aliments, elle tourne ses pas vers les portes mobiles de l’Olympe : qu’avec des traits différents, elle dictait des lois aux Bretons, et soumettait à ses faisceaux l’Indien éperdu! Sa voix est affaiblie, sa marche lente, son œil enfoncé; la maigreur a creusé ses joues, la faim a dévoré ses bras; ses épaules affaissées soutiennent à peine un bouclier tout souillé; la largeur du casque trahit ses cheveux blancs, et la rouille ternit la lance qu’elle traîne avec effort. Arrivée enfin au palais des dieux, Rome embrasse les genoux du maître du tonnerre, et laisse, en ces plaintes, éclater sa douleur: Jupiter, si le Destin a promis à mes remparts naissants une éternelle durée; si les oracles de la Sibylle sont irrévocables; si la roche Tarpéienne n’a pas encore mérité tes dédains; je reviens pas demander que mon consul triomphant foule les rives de l’Araxe, que mes haches brisent le carquois du Persan, ou que mes aigles soient plantées sur les sables d’Érythrée: ces faveurs, jadis tu me les accordais : suppliante aujourd’hui, je ne réclame que des aliments. O mon père! ouvre ton cœur à la pitié, et dérobe ton peuple aux horreurs de la famine. Ton courroux, si tu fus irrité, n’est-il pas assouvi? J’ai souffert des maux qui arracheraient des larmes aux Gètes et aux Suèves: le Parthe lui-même frissonne au récit de tant d’infortunes. Te parlerai-je des ravages de la contagion, de la mort entassant les victimes sous un ciel infecté, et comblant les tombeaux de cadavres? peindrai-je le Tibre égaré dans mes murs, et menaçant le sommet des sept collines, les vaisseaux flottants sur mes palais, la rame fatigant mes remparts, et le siècle renaissant de Pyrrha? Cité malheureuse! ô puissance! ô forces des Latins! qu’êtes-vous devenues? une ombre vaine est le reste de ma grandeur et il fut un temps où, forte des armes du peuple et de la sagesse du sénat, je domptai l’univers, j’asservis les nations à mes lois et promenai la victoire d’un pôle à l’autre. Mais bientôt l’ambition de César ravit au peuple ses droits, aux mœurs leur empire, à la discipline sa vigueur, et je me plongeai dans le sein d’une paix qui fut pour moi l’esclavage. Pour prix de mes services, j’obtins l’Égypte et la Libye: des flottes, chaque été, rapportaient l’abondance au peuple-roi, au sénat arbitre des batailles; et, de deux rives opposées les vents tour à tour remplissaient mes greniers Pouvais-je craindre la famine? Si Memphis me refusait ses produits, la féconde Libye me dédommageait de sa stérilité : je voyais arriver à l’envi les vaisseaux chargés de blé, et le voiles du Nil le disputer de zèle avec celles de Carthage. Tout à coup s’élève une autre Rome ma rivale; l’Orient, séparé de moi, revêt une toge pareille à la mienne, et l’Égypte devient son partage. La Libye me reniait, la Libye mon unique espérance: c’est avec peine qu’à la faveur du seul Notus, elle fournissait à mes besoins; et, toujours inquiète sur l’avenir et toujours indigente, elle sollicitait sans cesse la fidélité des vents et des saisons. Cette ressource, Gildon me l’a ravie quand l’automne touchait à sa fin: aujourd’hui, d’un œil timide je mesure les flots et cherche s’il est sur leur surface un vaisseau, ou si le despote m’accorde par pudeur, le brigand par oubli, quelque secours. Je reçois du Maure, non comme un tribut, mais comme un bienfait, le soutien de mes jours: l’insolent se plaît, chaque matin à me donner, comme à son esclave, ma pâture il pèse, avec un faste insultant, ma misère ou ma vie, il jouit des larmes de mon peuple, il tient en suspens l’instant de ma ruine, me vend mes propres moissons, et règne sur des plaines conquises par ma valeur. Ainsi, j’aurai vu les Latins faire, tant d’années, à l’orgueilleuse Carthage une déplorable guerre! Régulus, au mépris de la vie, retourner dans ses murs! Cannes s’abreuver de mon sang! mes flottes porter en vain le feu des combats sur les mers de l’Espagne et de la Sicile! J’aurai vu mes plaines en cendres, mes guerriers égorgés, le Carthaginois s’élancer du sommet des Alpes; Annibal sous les remparts de la ville éperdue ! Ainsi, pour soumettre l’Africain au joug d’un Barbare, j’aurai, dans mes murs, soutenu des combats, et passé des nuits sanglantes à la porte Colline[3]! Ainsi, pour l’avantage de Gildon, Carthage, après trois défaites, aura péri! tous les désastres de l’Italie gémissante, tant de siècles consacrés aux combats, le dévouement des Fabius, les exploits des Marcellus ne devaient donc qu’enrichir Gildon! j’ai forcé le farouche Syphax de boire une coupe empoisonnée; j’ai traîné dans les fers de Marius le barbare Jugurtha déjà abattu par Métellus; et Gildon donnera des lois au Numide! O massacres! ô fatigues inutiles! c’est pour donner un trône à Bocchus que les Scipions ont prodigué leurs sueurs! et le sang des Romains a fait triompher le Maure! ce peuple, longtemps soldat, qui gouvernait l’univers, faisait les consuls et les rois, et montrais sa puissance aux rebelles, sa clémence aux vaincus; ce peuple, dans la honte et la détresse, subit à présent les maux attachés à la paix, et, sans être entouré d’un seul ennemi, éprouve toutes les horreurs d’un siège. La mort menace à chaque instant ma tête, et des aliments incertains me permettent à peine quelques jours de vie. Destins jadis propices! pourquoi me donner les sept collines et des sujets que ne peuvent nourrir mes faibles ressources? avec moins de richesses, je serais plus heureuse. Que ne suis-je encore en butte aux forces des Sabins et de Véies ! moins étendue, je vécus avec moins d’alarmes: c’est ma grandeur qui m’écrase. Que ne puis-je reprendre les limites qu’avait tracées la main d’Ancus! la Toscane et la Campanie, les guérets des Cincinnatus et des Curius suffiraient à mes besoins; et, fidèle à sa charrue, un dictateur offrirait ses moissons aux vœux de la patrie. Aujourd’hui que ferai-je? la Libye est à Gildon, l’Egypte à ma rivale. Moi, dont le bras soumit et la terre et les mers, je me vois délaissée, et l’on refuse à ma vieillesse le prix qu’elle mérite. Dieux, dont le courroux m’a donné ces accroissements, secourez Rome, calmez enfin son père: et toi, qui, portée sur les ondes, as quitté l’lda pour le mont Palatin, et baignes tes lions dans les eaux de l’Almon[4] que tu préfères à celles de la Phrygie, ô Cybèle ! par tes prières, fléchis ton fils. Mais si la Parque le défend, si l’antiquité fut le jouet d’augures mensongers du moins immolez Rome par un autre fléau, et changez l’instrument de vos vengeances. Que Porsenna ramène les Tarquins. Que l’Allia renouvelle ses funestes combats: livrez-moi plutôt aux mains du barbare Pyrrhus, à la fureur du Senonais, aux flammes de Brennus. Tout me semble moins cruel que la famine. A ces mots, elle pleure et se tait; avec elles pleurent Cythérée, et Mars, père des Romains. Minerve pleure aussi au souvenir de la chaste Vesta: et Junon et Cybèle ont les yeux mouillés de larmes. Les héros que Rome adore, les dieux, s’il en est, qu’elle reçut ou qu’elle même donna, s’abandonnent à la douleur. Jupiter déjà commençait à s’attendrir et à calmer, de la main, cette bruyante tristesse.

Tout à coup, au milieu des astres que vont frapper ses lamentables hurlements, l’Afrique paraît, le visage meurtri, les vêtements en lambeaux, les épis de sa guirlande çà et là dispersés : l’ivoire qui retient ses cheveux est brisé, et les débris en restent suspendus à ses cheveux. Elle s’élance dans le céleste palais. Jupiter, s’écrie-t-elle, pourquoi balancer à renverser les digues, détruire les lois de la mer, et déchaîner contre les humains le courroux de ton frère? Je veux être sa première victime; qu’il se précipite des rivages de la Sicile, entrouvre les Syrtes, submerge les cités; si le destin ne peut me dérober Gildon, dérobe-moi du moins à Gildon. J’envie le bonheur de cette contrée de la Libye qu’embrase le soleil ; l’excès de la chaleur est pour elle un rempart qui la met à l’abri des fureurs du tyran. Que la zone enflammée s’étende; que le cercle qui partage le ciel m’enveloppe aussi de ses feux : sans culture et saris habitants, je serai plus heureuse! que la dipsade règne où s’élevaient les épis, et que la glèbe altérée enfante des serpents. Que m’a servi un climat plus doux, un ciel plus tempéré? Gildon jouit seul de ma fertilité. Déjà le soleil a ramené deux fois six hivers, depuis que ce joug fatal pèse sur ma tête: le monstre a blanchi au milieu de mes disgrâces, et depuis tant d’années il règne mes plaines! encore s’il régnait! sujet usurpateur, il possède comme un étroit patrimoine les espaces qui s’étendent du Nil à l’Atlas, des sables de Barcé aux colonnes d’Hercule, des bords égyptiens aux rivages du Gange; voila ce qu’il s’est approprié: la troisième parte du monde est le domaine d’un brigand; des vices opposés se disputent son cœur. Ce qu’engloutit son insatiable avarice, un luxe plus funeste lui fait regorger; spoliateur des vivants, héritier des morts, ravisseur de la beauté, profanateur adultère de la couche conjugale, il ne connaît pas le repos. Dès que le butin manque la cupidité renaît. Le jour est l’effroi des riches et la nuit la terreur des maris. Quiconque renommé pour ses richesses ou la beauté de son épouse, on lui suppose un crime: à défaut de crime, on le convie à un festin pour l’immoler: pour lui, la mort n’a pas de secrets: il emprunte aux serpents leurs poisons divers, leur écume livide; aux plantes, des venins inconnus aux marâtres. Qu’une soudaine horreur se peigne sur le visage, que des soupirs éclatent au signe du tyran, s’élance, l’épée nue, au milieu même des festins, un satellite barbare: enchaîné sur son siège et déguisant son effroi, le convive goûte les mets homicides, porte des lèvres pâles sur la coupe incertaine, et lève les yeux vers le fer suspendu sur sa tête; la table de cette furie, dans son infernal appareil, ne présente que ruisseaux de sang, glaives inhumains, poisons meurtriers. Dès que le vin échauffe les désirs, alors s’enflamme une brutale fureur, les couronnes se mêlent aux parfums odorants. Il force des veuves désolées de se mêler au cortège des esclaves à la longue chevelure, et des jeunes gens à la voix mélodieuse, et de sourire aux cadavres encore sanglants de leurs époux. Plutôt que de voir de pareils plaisirs, que n’ont-elles senti les flammes cruelles de Phalaris, et rempli de leurs gémissements le taureau de Sicile! C’est peu de leur avoir ravi l’honneur: devenues l’objet de ses dédains, les plus illustres sont abandonnées à des Maures: traînées au milieu de Carthage, les Tyriennes déjà mères subissent des hymens barbares. Le cruel nous donne un Éthiopien pour gendre, un Nasamon pour époux: l’enfant, d’une autre couleur que sa mère, est l’effroi de son berceau. Aidé de pareils complices, plus puissant que son prince, il s’avance: devant lui marchent des groupes de fantassins, à ses côtés des essaims de cavaliers, et des rois dont il achète les hommages au prix de nos dépouilles. Personne qui ne soit chassé de l’héritage paternel : le vieux cultivateur est élevé à ses champs; j’erre exilée en cent endroits divers: hélas! le retour me sera-t-il à jamais interdit, et ne rendrai-je jamais à leur patrie mes citoyens dispersés?

Elle prolongerait encore ses plaintes: mais, du haut de son trône, Jupiter parle: Atropos grave sur le bronze ses paroles, et Lachésis les unit par ses fils. Allez, bientôt je vous donnerai un vengeur. Votre ennemi commun tombera sous les coups d’Honorius; remportez avec vous cette assurance, nul bras mortel ne détruira votre union, et l’Afrique n’aura pas d’autre maître que Rome. » A ces mots, Jupiter, de son souffle, rajeunit la cité; soudain ses forces renaissent, ses cheveux perdent la blancheur de la vieillesse, son casque se raffermit sur sa tête, le panache se redresse, le bouclier recouvre son éclat, et, de sa lance devenue légère, la rouille s disparu.

Déjà le Sommeil, les rênes assoupissantes à la main, guidait les humides coursiers de la nuit, et roulait les astres fixés à son char silencieux; déjà s’avançaient deux chefs des immortels, Théodose et son père, chargés d’apporter aux humains la paix, aux frères les secrètes volontés et les décrets de Jupiter, aux deux empires les liens de la concorde. Ainsi, quand la violence de la tempête a triomphé de l’art du pilote, et que, gémissant des continuels assauts des vagues, le vaisseau balance en suspens sur l’abîme, les astres de Léda, invoqués dans la nuit, l’arrachent au naufrage.

A peine se découvre le globe de la lune, qu’ils prennent des routes opposées. L’aïeul vole vers les bords ausoniens; le père, se dirigeant vers ces mers dont le Bosphore rétrécit l’entrée, atteint et la capitale de l’Orient, et la couche d’Arcadius. Arcadius l’aperçoit la lueur de l’astre des nuits, mêle des larmes aux transports de sa joie, et, pressant dans ses bras les membres de son père, qu’il n’attendait plus : « O toi! s’écrie-t-il, ô toi que, depuis la conquête des Alpes, je revois pour la première fois! quelle contrée te rend aux désirs de tes enfants? donne-moi de toucher cette main qui a terrassé des peuples barbares! Qui a ravi à la terre le secours de ton bras? L’univers te réclame, et redemande par ses larmes et ses prières un bienfaiteur et un héros.

Théodose, par ces paroles, interrompt ses soupirs: « Le croirai-je? entre mes fils un Maure a semé la discorde! l’univers est en guerre, deux frères sont désunis! et la vie de Gildon sera le prix de ces fureurs! a-t-il donc d’éclatantes vertus? faut-il à tout prix le défendre! a-t-il mérité qu’un frère rompe avec son frère? Vois d’abord quelle fut sa conduite envers ton père. Parmi les citoyens avait éclaté la discorde:[5] Rome attendait le coup fatal. Est-il dans l’Arménie lointaine, sur les bords Méotides, un roi inconnu qui ne m’ait pas aidé, quand je volais aux combats? Le Gète m’offrit son bras, le Gélon ses guerriers:

Gildon seul, retenant et guerriers et vaisseaux, resta incertain et flottant. S’il eût suivi les drapeaux rebelles, ennemi déclaré, il eût moins excité ma colère. Mais il s’arrête, épiant l’événement, et loin de la bataille, il calcule d’après le succès les forces opposées; si le sort prononce, il est prêt à se donner au vainqueur: aussi longtemps que la fortune, ses armes sont restées incertaines. Si le ciel jaloux ne m’avait pas enlevé la terre, imitateur de Tullus, je ferais traîner par des coursiers poussés en sens contraires, et déchirer sur les ronces les membres du barbare. Jusqu’ici il a respecté les ordres de ton frère, aujourd’hui il les foule à ses pieds. Quoi! infidèle à ton père, à ton frère, ce monstre obtiendrait ta confiance! Mais peut-être il te paie de retour, et fait passer de nombreuses cités sous tes lois. Ainsi la justice cédera à l’intérêt! Ainsi, pour le profit, on applaudira la perfidie! Ajouterai-je qu’il a outragé, abandonné ton frère, que son caractère est l’inconstance? Qu’en un danger extrême, il suspende mon trépas et prolonge mes jours, un traitre sera sans droits sur mon cœur. J’abhorre la trahison à laquelle je dois la vie: non, je ne me fierai jamais à untel homme. Qu’il trouve un acheteur, il lui offre habitants et cités, il lui vend sa patrie. Ce crime peut être utile, son auteur est bientôt détesté. Ainsi Philippe conquit la Grèce: à l’or du Macédonien succomba la liberté. Pour le ministre des forfaits, Rome n’eut jamais que du mépris: le monstre qui promit de donner à son maître une coupe empoisonnée, Fabricius le renvoya démasqué à Pyrrhus, son rival dans les champs de Mars, et dédaigna, pour terminer la guerre, la main d’un esclave. Camille encore rendit à une ville assiégée des enfants conduits hors de ses remparts. On livre au supplice des hommes qui mettent fin aux combats; et Gildon vit pour les allumer! Un bras qu’un guerrier refusa contre son ennemi, tu l’armes contre ton frère! Quelle honte inconnue aux siècles futurs! Un Maure dispose à son gré de la Libye; et cette vaste province suit le cours de ses caprices. A quelque parti que se fixe son esprit incertain, il entraîne avec lui cette contrée, appui d’un moment que prête sa perfidie; et l’Afrique est un présent du Maure. Loin de vous les ruses coupables, l’artificieuse duplicité, les discours empreints des poisons du sol africain! N‘allez pas, je vous en conjure, n’allez pas mesurer vos armes en des batailles fratricides; laissez à Thèbes, laissez à Mycènes ces attentats, et qu’ils retombent sur les Maures! Mais Stilicon a-t-il formé quelque injuste projet? a-t-il refusé d’obéir à tes ordres? Qui jamais a montré pour nous plus de zèle? Sans parler de ses exploits à mes côtés, je dirai ce que j’ai vu depuis ma mort quand je quittai la terre pour les cieux, je laissai, je l’avoue, dans l’empire le désordre et l’orage.[6] Un fer coupable armait la main des guerriers aigris encore par des restes de haine, et des différents régnaient entre les vainqueurs et les vaincus. Ma vigilance aurait à peine calmé cette fureur: qu’eût fait un prince enfant? combien je craignis alors pour mes fils les excès de cette soldatesque effrénée qui, affranchie de la crainte, se livrait déjà a d’aveugles transports. La discorde était dangereuse, le concert l’était plus encore. L’héritier de ma tendresse, Stilicon soigna, comme un père, les premiers ans d’Honorius, dirigea son inexpérience jusqu’à l’âge où l’enfant est vraiment prince, et te délivra toi-même des justes alarmes que t’inspirait Rufin. Il est le seul dont j’éprouve la reconnaissance et la fidélité : ai-je formé durant la vie ou paru former quelque vœu, il l’exécute, il m’honore et m’invoque comme un dieu propice. Si tu méconnais ces services, respecte du moins le nom de beau-père, l’hymen d’Honorius et le royal rejeton de Sérène. Que dis-je? tu aurais dû marcher contre ses ennemis, il eût marché contre les tiens. Quel peuple sur le Rhin et l’Ister aurait pu résister à la réunion de vos forces et de vos sentiments? Seulement, permets que Gildon périsse: c’est là tout ce que je demande. En vain ce Barbare s’armerait des Syrtes africaines, et se couvrirait de l’Atlas, comme d’un rempart: en vain il opposerait des plaines hérissées de serpents et dévorées par la chaleur. Stilicon, je connais sa prudence, je connais son âme toujours égale au milieu des événements divers, Stilicon pénétrera dans les sables; son courage lui ouvrira la route.) Ainsi parle Théodose. « Tu verras, ô mon père! lui répond Arcadius, ton fils docile à tes ordres: je mettrai mon bonheur à les suivre. Stilicon est pour moi le parent le plus cher. Que Gildon subisse le châtiment de ses crimes, et que l’Afrique, désormais sans alarmes, retrouve un maître dans mon frère. »

Tandis que se prolonge ainsi leur entretien, l’aïeul touche aux portes de l’Hespérie: entré dans une chaste enceinte, il voit Honorius, sur la pourpre tyrienne, goûter près de Marie les douceurs du sommeil. Théodose s’arrête à son chevet, et lui parle ainsi pendant qu’il sommeille: « Telle est donc, après sa défaite, l’audace du Maure! Quoi, après mes triomphes, les enfants insensés de Juba reprennent les armes, et mesurent encore leurs forces avec le fils de leur vainqueur! ils oublient le châtiment de Firmus[7]! ils possèdent de nouveau la Libye reconquise par ma valeur, et Gildon, sans craindre la destinée de son frère, affronte la puissance des Latins! Que ne puis-je marcher encore, et, malgré ma vieillesse, lui montrer ce front qu’il connait! Le Maure ne fuirait-il pas à la seule vue de mon ombre? Quoi! tu balances? abandonne cette couche, attaque le rebelle, et, sans délai, rends mon captif à ses fers: telle est la destinée de ta race; tant qu’il sera sur la terre une goutte de mon sang, on verra pâlir le palais de Bocchus. Qu’aux dépouilles de Firmus soient réunies celles de Gildon! que le laurier de la Mauritanie ombrage ton char et le mien, et qu’un peuple soit pour une famille une source de triomphes! Ciel, je te remercie d’avoir, dans ce long cours d’années, réservé Firmus à mes coups, et son frère aux coups de mon fils. » Il dit, et disparaît à l’approche du soleil.

Tout à coup l’émulation enflamme d’ardents désirs le jeune Honorius: il brûle déjà de monter un vaisseau, de fendre les mers, et d’assaillir de sa lance les ennemis encore éloignés; il appelle Stilicon, presse dans sa main la main du héros, et consulte sa sagesse. Souvent, dit-il, ô mon père! la nuit me dévoile l’avenir, et, pendant le sommeil, m’offre des présages. Je croyais ceindre de mes toiles, et parcourir, guidé par les chiens, les forêts lointaines de la Libye; les ravages d’un lion farouche attristaient la contrée: on ne voyait que brebis égorgées, taureaux expirants, cabanes inondées de sang, champs couverts des ossements des bergers. J’attaque le monstre dans son repaire, et soudain, ô surprise! sa fierté disparaît; sa crinière menaçante traîne dans la poussière: dépouillé de sa gloire et poussant les gémissements de l’esclavage, il montre ses flancs ; des liens serrent aussitôt ses griffes et des chaînes retentissent autour de son cou. Aujourd’hui même, mon aïeul, qui ne veut que ma gloire, m’engage à m’élever, comme lui, à de brillants trophées. Pourquoi cette inaction et ces délais? il fallait depuis longtemps remplir de soldats nos galères et braver le courroux des mers. Moi, le premier, je veux les franchir : qu’ils accourent, les Barbares qui reconnaissent mes lois; que la Germanie entière monte sur des vaisseaux; que les Sicambres y joignent leurs flottes, et que l’Afrique éperdue croie le Rhin transporté sur ses bords! Je dévorerais, moi, tant d’affronts en silence! et j’abandonnerais dans ma jeunesse des états que gouverna mon enfance! Défenseur d’un empire étranger, mon père aura deux fois[8] volé vers les Alpes; et moi, proie facile, je resterais exposé aux outrages!

Il dit : Stilicon lui répond en ces termes: « Prince, tu honorerais de ta présence des combats livrés par le Maure! et ce lâche ennemi emporterait la consolation d’avoir trouvé sous tes coups une mort glorieuse! Honorius disputerait à Gildon la victoire! on verra plutôt le Chaos confondre le ciel avec l’abîme. C’est assez de confier la vengeance à d’autres bras : ton épée fera moins que la terreur de ton nom; la présence nuit à la renommée. Le champ de bataille égale les guerriers; et le glaive, dans la mêlée, méconnaît la majesté des rois. Mais voici un projet plus utile pour toi et plus funeste au tyran; écoute: Mascézel est son frère: issu du même sang, il n’a pas les mêmes mœurs. Pour éviter les forfaits affreux de Gildon, il remit entre tes mains son espoir et sa vie. Le monstre, après mille tentatives et mille embûches sans succès, déchargea sur les enfants la colère à laquelle échappa leur père; et ceux qu’il avait portés enfants dans ses bras, parvenus à la jeunesse il les égorge, il abandonne leurs cadavres aux injures de l’air, refuse un tombeau à ces ombres alliées; et, dépouillant à la fois nature, humanité, tendresse fraternelle, le monstre envie à leurs restes quelques grains de poussière. Un semblable forfait fit fuir le soleil à la honte de Mycènes, et lui ravit le jour: mais, au crime Atrée opposa le crime, et son épouse fut le prétexte de son horrible festin. Ici c’est la haine qui agit, non la vengeance, O prince! venge les lois outragées, les pleurs d’un père, des mènes privés des derniers honneurs, les droits du sang foulés aux pieds. Si, pour l’homme éploré, l’Athénien éleva un autel,[9] et assigna une divinité particulière au malheureux; si l’Argienne entraîna par ses pleurs les phalanges de Pandion et acheta, par un combat, un bûcher à son époux;[10] si, par le spectacle de ses larmes et de son désespoir, Adherbal détrôné arma le sénat contre les Numides; que Gildon aujourd’hui redoute, à la tête de nos cohortes, celui qu’il a plongé dans l’abîme du malheur, et sache qu’embrasser tes genoux, c’est assurer sa défaite. S’il a banni Mascézel, qu’il se dérobe par la fuite à ses coups; qu’il craigne celui dont lia brisé l’âme par sa cruauté; et puisse-t-il, dans son bourreau, reconnaître son frère! »

Dès qu’il voit ce projet approuvé de son gendre, Stilicon réunit l’élite de la jeunesse, des troupes connues du dieu des batailles, et fait, dans un port de l’Étrurie, réparer les vaisseaux. Alcide guide sa cohorte; le roi des dieux, celle qui porte son nom : l’étendard pèse à peine dans la main du guerrier, et parait impatient de s’arracher à la terre. A leur suite marchent Nervius, Félix, favori de la Fortune, la légion, fière du nom d’Auguste, les Invincibles, fidèles à la victoire, et les Lions dont le bouclier atteste la valeur.

Cependant le prince, avant le départ, anime, du haut d’un tertre, l’ardeur de cette jeunesse belliqueuse qui, appuyée près de lui sur ses lances, prête à ses paroles une oreille attentive. « Guerriers destinés à vaincre Gildon, voici l’instant de réaliser vos promesses et vos menaces: les armes à la main, montrez que vous êtes touchés de mes malheurs. Effacez, par un éclatant et juste triomphe, la honte de vos discordes : apprenez à l’Orient, apprenez à l’univers, que les Gaulois ont dû leurs défaites à la cause qu’ils soutenaient et non à la force de leurs ennemis. Au milieu d’un déluge de Barbares, unis, Gildon peut-il vous effrayer? Il frémira au fracas de vos armes, à vos cris guerriers, aux cliquetis de vos glaives: vous marcherez non contre des hommes couverts de boucliers ou brillants sous le casque: sa ressource est dans sa flèche; dès qu’elle sera lancée, il restera sans armes. Le cavalier brandit un javelot d’une main, de l’autre il oppose aux coups son manteau, C’est sa seule défense: ce n’est pas aux rênes, c’est à la verge qu’obéit son coursier : il ne règne dans ses troupes ni confiance, ni discipline. Pour elles, les armes sont un fardeau, la fuite fait leur ressource. Partagé entre mille épouses, il ne connaît pas les liens du sang, les droits de la nature: le nombre nuit à la tendresse: voila le soldat. Pour le chef, il marche ombragé de roses, baigné de parfums, gorgé de nourriture; et, victime de l’ivresse, il chancèle et succombe à la vieillesse, aux maladies, à la débauche. Que la trompette guerrière trouble son incestueux sommeil: que son oreille, déchirée par le bruit des clairons, implore les sons de la lyre, les accords des chœurs, et qu’il apprenne malgré lui à consacrer aux camps les nuits qu’il consacre aux plaisirs. La mort n’est-elle pas préférable à une vie honteuse ? S’il faut joindre à la perte de l’Illyrie celle de l’Afrique abandonnée aux Maures, que restera-t-il de Rome ? L’empire des Latins que bornaient l’Inde et l’Ethiopie, finira aux rivages de la Toscane. Le Nil et le Gange ont été pour les Romains d’impuissantes barrières, et la Sicile sera bientôt la limite de leur domination ! Allez reconquérir un monde, cet empire du midi que nous ravit un brigand : la reine invincible des cités devra à vos bras sa conservation ou sa ruine : rendez-moi ces peuples, ces cités, ces campagnes que j’ai perdues ; affranchissez la Libye par un seul combat : que l’empire partout accompagne et vos rames et vos voiles, portez par-delà les mers mes lois méprisées ; et que, pour mettre fin au règne cruel des tyrans, une troisième tête, frappée par votre glaive, roule encore dans la poussière. »

Des présages confirment ces paroles. L’oiseau qui porte le tonnerre, à la vue de toute l’armée, emporte vers la céleste voûte un serpent enlacé dans ses serres : tandis que son bec recourbé partage ce reptile qui se dresse encore, la tête attachée à ses ongles, et les débris retombent sur la terre.

L’armée, qu’enflamme cet augure, s’élance à travers les torrents et les rochers : il n’est ni montagne ni forêt qui retarde sa marche. Telles des grues, près de porter la guerre aux pygmées, abandonnent à grands cris le séjour que leur offre la Thrace dans l’été et changent le Strymon pour les tièdes contrées du Nil : dans leur vol inégal elles tracent une lettre sur la nue, et l’air est empreint de caractères que leurs ailes ont formés.

On touche à peine le rivage de la mer : une plus vive ardeur embrase les guerriers ; ils s’élancent sur les vaisseaux, détachent les câbles, fixent les voiles, attachent la vergue au sommet des mâts : les bords tyrrhéniens sont ébranlés de tant de fracas et Pise, colonie de l’Elide, ne peut contenir tant de vaisseaux dans son port. Telle, quand la Grèce animée par la vengeance, livrait la flotte d’Agamemnon à la mer, l’Aulide retentissait d’innombrables clameurs.

Le bruit des vagues, les signes précurseurs de la tempête, l’approche de l’inconstant Auster, rien ne les arrête : « Levez, amis, s’écrient-ils, levez les ancres, et pour atteindre Gildon, bravons les flots ennemis. Que la tempête nous pousse aux combats pourvu que nos vaisseaux errants et fracassés touchent enfin aux rives de l’Afrique. Un lâche peut, seul, observer d’un œil curieux si le plongeon quitte les mers, si la corneille se promène sur la grève. Que le Soleil, à son coucher, couvre son front de taches; que la Lune pâtisse, ternie par le souffle des autans; que les astres émoussés lancent des lueurs vagabondes; que les Chevreaux versent des torrents; que la pluvieuse Hyade conduise le Taureau; qu’Orlon se plonge tout entier dans la mer: ces présages du ciel sont certains; mais l’ordre d’Honorius est plus certain encore. Ses auspices, mieux que le Chariot et l’Ourse, nous dirigent sur l’immensité des eaux. Pilote, en dépit du Bootès, lance la flotte au milieu des tempêtes. Si les vents et les flots nous éloignent de la Libye, la fortune d’Honorius nous ramènera sur ses côtes. » Déjà la flotte s’avance au sein des mers: d’un côté la Ligurie s’éloigne, de l’autre l’Etrurie, et l’on évite la Corse et ses écueils.

Une île vaste présente la forme du pied de l’homme; ses antiques habitants la nommèrent Sardoa. Terre fertile en blés, sa situation la rend commode à qui vogue vers Carthage ou l’Italie: des plaines immenses, des ports sûrs regardent l’Afrique: vers le nord, la rive dangereuse, hérissée d’écueils, retentit du bruit des vents et des flots. Le nautonnier maudit ces côtes fameuses par tant de naufrages. Là règne, sur les hommes et les troupeaux, un air contagieux et mortel : l’Aquilon cède l’empire de ces lieux à l’Auster.

On fait mille efforts pour éviter ces écueils et bientôt la flotte suit les sinuosités de ces rivages. Les uns entrent dans Sulci,[11] fondée par les Carthaginois, les autres dans les murs d’Olbia, rapprochés du rivage. Vis-à-vis la Libye s’étend Caralis,[12] ouvrage du Tyrien puissant une colline, prolongée à travers les eaux peu profondes, brise la fureur des vents: au milieu de la mer s’ouvre le port, et les flots immobiles reposent dans un vaste bassin. Là se dirigent tous les efforts; on tourne les proues, et la flotte attend, impatiente, le retour d’un vent propice.


 

[1] Gildon était fils de Nubel, l’un des rois les plus puissants de la Mauritanie. Une de ses filles, nommée Salvina, avait épousé Nébridius, neveu d’Augusta, femme de Théodose, lequel avait été élevé avec Arcadius et Honorius. Eutrope ayant persuadé à Arcadius de déclarer Stilicon ennemi de l’empire, Gildon, séduit par la même influence, réunit l’Afrique à l’empire d’Orient. Irritée de cette défection, Rome décréta la guerre contre Gildon, et fit, pendant toute l’année 397, les préparatifs de cette guerre, malgré la famine qu’il lui fallut souffrir, l’Italie ne recevant plus les blés de l’Afrique.

[2] Rivière d’Afrique, près de Lébida, dans le royaume de Tripoli.

[3] Fulvius Flaccus, dans la guerre d’Annibal, campa entre la porte Esquilina et la porte Colline. Voy. Tite-Live, XXVI, 10.

[4] Ruisseau qui se jetait dans le Tibre, à peu de distance de Rome. Les prêtres de Cybèle y lavaient tous les ans, le 6 des calendes d’avril, la statue de la Déesse.

[5] Allusion à la guerre contre Maxime.

[6] Eugène venait d’être vaincu, et la paix n’était point rétablie.

[7] Firmus, frère de Gildon, s’était mis à la tête des Maures révoltés contre les Romains; mais il fut vaincu par le père de Théodose le Grand, alors maître de la cavalerie. Firmus se donna la mort, et on porta sa tête au vainqueur.

[8] Théodose le Grand rétablit sur le trône Valentinien II après avoir vaincu Maxime qu’il fit périr. Il marcha de nouveau contre Eugène et Arbogast., pour venger la mort de Valentinien. Les Alpes furent le théâtre des deux guerres.

[9] Il y avait à Athènes un autel de la Pitié; peut-être avait-il été élevé par les descendants d’Hercule, lesquels redoutaient les ennemis que ce héros avait parmi le. Athéniens.

[10] Après la mort d’Etéocle et de Polynice, Créon défendit d’enterrer les Argiens tués dans le combat. Leurs veuves, réunies au pied de l’autel de la Pitié, excitèrent par leur, larmes les Athéniens à déclarer la guerre aux Thébains, pour forcer Créon à révoquer son ordre.

[11] Sulci, Olbia, villes de Sardaigne fondées par les Carthaginois.

[12] Caralis, aujourd’hui Cagliari.