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Claudien

 

LA GIGANTOMACHIE.

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

LA GIGANTOMACHIE.

La Terre, jalouse autrefois des habitants de l’empire céleste, et plaignant les malheurs sans cesse renouvelés des Titans, remplissait le Tartare de ses monstrueux enfantements, grosse d’un forfait odieux. Fière d’une si nombreuse famille, elle déchire les entrailles du Phlégra, et met au jour les ennemis de l’Olympe. Avec fracas ils s’élancent de l’Érèbe; et, à peine créés, ils arment leurs bras, ils provoquent les dieux au combat, et, dans leur marche chancelante, se traînent sur les hideux serpents qui soutiennent leur corps.

Les étoiles aussitôt pâlissent; Phébus rejette en arrière ses coursiers radieux, la crainte le force à rebrousser chemin. L’Ourse se précipite dans l’Océan, et les Trions qui brillent sans cesse, ont enfin appris la route de l’Occident. Alors, dans sa fureur, la Terre excite par ces paroles ses enfants aux combats:

« O vous, qui allez dompter les dieux, tout ce que vous voyez sera le prix du combat: la victoire vous donne le monde. Qu’enfin ce superbe fils de Saturne sente le poids de ma colère; qu’il sache ce que peut la Terre. Quoi ! toujours vaincue ! et Cybèle aura enfanté des dieux plus puissants que mes fils ! Pourquoi ces honneurs refusés à la Terre? pourquoi ces peines cruelles qui me déchirent sans cesse? quel outrage m’a-ton épargné? Ici, le malheureux Prométhée, enchaîné dans les vallons de la Scythie, nourrit un vautour dans ses entrailles renaissantes? Ici, la tête d’Atlas soutient des globes enflammés, et la glace raidit sa blanche chevelure. Parlerai-je de Tityus, dont le cœur, sous la serre du vautour, renaît pour éterniser ses cruels tourments? Mais vous, troupe vengeresse, levez-vous enfin; délivrez les Titans de leurs fers, défendez votre mère ! Vous avez pour vous et les flots et les monts; n’épargnez pas mes membres, lancez-moi, j’y consens, comme un trait, pour écraser Jupiter. Volez, je vous en conjure; bouleversez le pôle, renversez les tours célestes. Que Typhée ravisse et la foudre et l’empire; que la mer obéisse aux ordres d’Encelade; qu’un autre, à la place du Soleil, guide les coursiers de l’Aurore; Porphyrion, que le laurier de Delphes soit ta couronne, et Cirrha ton sanctuaire. »

Ces paroles ont trompé leurs esprits aveuglés ils croient déjà avoir vaincu les dieux, et traîné Nepttme enchaîné hors de l’onde amère. Celui-ci renverse Mars, celui-là arrache la chevelure d’Apollon; l’un se promet Vénus, l’autre brûle de s’unir à Diane; et cet autre songe à faire violence à la chaste Minerve.

Cependant la messagère céleste, Iris, appelle les dieux et les divinités de la mer et des fleuves. Les Mânes, eux-mêmes, s’arment pour porter secours à l’Olympe. Les obscures retraites ne peuvent te retenir, ô Proserpine le roi des ombres s’avance sur son char infernal; craignant la lumière qu’ils n’ont jamais vue, ses coursiers s’arrêtent stupéfaits; et, dans leur vol mal assuré, leurs naseaux noirâtres vomissent d’épaisses ténèbres.

Tels, quand une machine ennemie épouvante une ville, les citoyens se précipitent de toutes parts pour défendre la citadelle: tels les dieux, sous mille formes différentes, accourent au palais de leur père.

« Troupe immortelle, s’écrie alors Jupiter, enfants du Ciel qui ne devez jamais perdre votre patrie, vous qui êtes à l’abri des coups du destin ! voyez comme la Terre conjure avec ses nouveaux rejetons contre notre empire ! Intrépide, elle a donné le jour à d’autres ennemis ! Eh bien, rendons à cette coupable mère autant de morts qu’elle a créé d’enfants; qu’un long deuil la couvre pendant les siècles à venir, condamnée à gémir sur des tombeaux dont le nombre égalera celui de ses fils. »

La trompette céleste a retenti dans les nues: ici le Ciel, là la Terre, ont donné le signal de l’attaque, et la Nature, bouleversée de nouveau, craint encore pour son maître. La troupe puissante des Géants a confondu tous les éléments : une île est arrachée à la nier, des rochers ne se cachent plus sous les flots; que de rivages restent à sec ! que de fleuves ont changé leurs cours primitifs !

D’un bras vigoureux, celui-ci agite dans les airs l’Œta de Thessalie, celui-là, dans sa main puissante, balance les sommets du Pangée; l’un s’arme des glaces de l’Athos, l’autre ébranle et soulève l’Ossa; un autre arrache le Rhodope et la source de l’Hèbre: il partage ces ondes, autrefois réunies; et l’Énipée, du sommet de son roc, arrose les épaules d’un Géant. La Terre, ainsi partagée entre ses fils, s’abaisse, et ne forme plus qu’une vaste plaine. De toutes parts retentit un horrible fracas, et l’air seul met un intervalle entre les combattants.

L’impétueux Mars pousse, le premier, contre la terrible armée des Titans ses coursiers de Thrace, dont les pas épouvantent les Gètes et les Gélons. Son bouclier d’or jette une lumière plus vive que le feu, et son aigrette formidable se dresse sur son casque. Son épée, du premier coup, a percé Pelorus, à l’endroit où le double serpent vient s’unir au corps du monstre, et trois vies sont tranchées à la fois. Alors, insultant à sa chute, il brise sous son char ses membres languissants, et des flots de sang jaillissent sur la roue.

Mimas accourt venger son frère; il arrache à l’onde écumante la brillante Lemnos, le berceau de Vulcain: il allait la lancer; mais la pique de Mars le prévient, et la cervelle a jailli de sa tête que rien ne défend. Le Géant meurt: mais, survivant à l’homme, ses serpents sifflent encore ; et, rebelles, ils veulent, quand Mimas n’est plus, s’élancer sur son vainqueur. Minerve accourt, elle présente sa poitrine où étincelle la Gorgone; sûre de la victoire si on la regarde, la déesse laisse reposer sa lance. Il suffit de la contempler une fois; et Pallante, le premier, qui répandait au loin ses ravages, la voit, et se change en rocher, sa première nature. Le Géant, enchaîné, sans blessure, par le secrètes entraves, quand il se sentit durcir peu à peu, à l’aspect meurtrier de la Gorgone (car déjà son corps n’était plus guère qu’une roche):

« Que deviens-je? s’écria-t-il; je sens par degrés mes membres se pétrifier; quel engourdissement fatal me retient immobile sous sa prison de marbre? » A peine a-t-il ainsi parlé, que déjà ses craintes sont réalisées: il n’est plus qu’une pierre, et le cruel Damastor, cherchant une arme pour repousser ses ennemis, lance, au lieu d’un rocher, le cadavre raidi de son frère.

Echion, étonné de sa mort, essaie d’en punir l’auteur qu’il ne connaît pas; il ose te fixer, terrible déesse, toi que jamais on ne regarda deux fois. Tant d’audace méritait un châtiment; et la mort lui révéla ta puissance. Mais Pallène, égaré par la fureur, terrible, et lançant d’un autre côté son louche regard, s’avance, et étend vers la déesse un bras que ses yeux ne dirigent pas. Minerve le frappe de sa lance à bout portant; en même temps, les serpents du monstre se glacent en voyant la Gorgone; et du même corps une partie périt par le fer, l’autre se durcit, pétrifiée par un aspect terrible.

Mais voici que Porphyrion, glissant sur ses serpents au milieu de la mer, essaie de briser les liens qui retiennent la tremblante Délos: il veut la lancer contre les régions célestes. Égée frissonna d’épouvante; Thétis et son vieux père se précipitent hors de leurs grottes humides, et le palais de Neptune, sacré pour les habitants de l’onde, est demeuré désert. Les Nymphes paisibles du Cynthe frappent de leurs cris les sommets du mont, les Nymphes qui apprirent à Phébus, jeune encore, à poursuivre de ses traits les bêtes sauvages; qui, les premières, élevèrent un lit pour recevoir Latone gémissante, quand, donnant le jour aux flambeaux du ciel, elle embellissait le monde de ses deux rejetons. Délos, épouvantée, implore son dieu; elle appelle Apollon à son secours: « Si Latone, dit-elle, t’a déposé dans mon sein, entends ma prière; défends-moi. On m’entraîne, on m’arrache encore une fois. »

 

(La suite est perdue.)

 

 

DE LA GIGANTOMACHIE DE CLAUDIEN.

CYPRIS n’avait aucun trait, aucune arme; mais elle s’avançait, forte de sa beauté. Quand elle eut placé devant ses yeux le miroir, son fidèle conseiller, elle sépara avec une aiguille ses cheveux en désordre, et des bandelettes pressèrent ses tresses enlacées elle peignit d’un nouvel éclat le gracieux contour de ses yeux. Les plis onduleux de sa tunique flottent dans les airs; elle ne cache pas sous des voiles les grâces de sa gorge d’albâtre. Elle s’apprête à frapper les Géants de son regard; sa chevelure est son casque, son sein sa lance, sa beauté son bouclier; ses yeux sont ses javelots, ses membres ses armes, charme au milieu des douleurs. L’imprudent qui laissait son œil se reposer sur elle, était vaincu.