Timée de Locres

TIMÉE DE LOCRES

L'ÂME DU MONDE - DE LA NATURE

Traduction de M. LE MARQUIS D'ARGENS

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer


 


 

TIMÉE DE LOCRES

L’AME DU MONDE

& de la Nature.

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre I.

 

§ 1. Timée de Locres a dit, qu'il y a deux causes de tous les êtres ; savoir l’esprit des choses qui ont été faites par la raison & la Nécessité des choses qui ont été faites par la force, selon la puissance des corps. La première de ces deux causes de tous les êtres, c'est l'esprit qui est de la nature du bien: il est nommé Dieu & il est le principe de ce qu'il y a de meilleur; mais les choses qui suivent & qui sont causes adjointes, se rapportent à la nécessité.

§ 2. Tout ce qui est, existe par l'idée (ou la forme), par la matière & par le sensible, qui est comme une, production de la forme & de la matière.

§ 3. L'idée (ou la forme) est improduite, inaltérable, fixe & d'une nature homogène, intelligible & le modèle des êtres engendrés, qui sont dans le changement & ce qu’on appelle idée (ou forme) peut être compris.

§ 4. La matière est l'expression, la mère nourrice, la force générative de la troisième substance (c'est-à-dire du sensible) ; car ayant reçu dans elle les ressemblances & les ayant comme exprimées, elle finit toutes les productions.

§ 5. Timée de Locres soutient encore, que la matière est éternelle & mobile, qu'elle est par elle-même sans Forme & sans figure, mais capable de recevoir toutes les formes; elle est divisible dans les corps & la nature est hétérogène. On appelle la matière, le lieu & la place.

§ 6. Il y a donc deux principes contraires, l'idée (ou la forme) & la matière ; la forme tient lieu de mâle & de père; la matière de femelle & de mère. Ce qui est engendré de ces deux premiers principes, est comme la troisième chose. Or ces trois choses savoir, la forme, la matière & la troisième chose, produite par ces deux premières, sont connues par trois moyens: la forme par l'esprit & la science; la matière par une notion oblique & indirecte, qui ne s'acquiert pas par l'intuition, mais par l'analogie; & quant aux productions, qui naissent de ces deux premiers principes, elles sont connues par la sensation & par l'opinion.

§ 7. La forme et la matière étaient donc en puissance avant que le Ciel fut & Dieu aussi, l'ouvrier du meilleur. Or ce qui est l'ancien étant meilleur que le nouveau & ce qui est arrangé que ce qui est dans le désordre ; Dieu qui est bon & qui voyait que la matière recevait la forme & était changée en toute sorte de manières, mais sans ordre, voulut la conduire à l'ordre & la réduire, après des changements indéfinis, à une forme déterminée, afin que les changements des corps fussent homologues (eussent la même juste proportion) & ne reçussent pas des variations par hasard. Dieu fit donc avec toute la matière ce monde & le rendit le terme de la nature & de tout ce qui existe, parce qu'il contient dans lui toutes les autres choses & parce qu'il est un, seul, engendré parfait, animé & raisonnable. Car ces qualités étaient meilleures que celles d'un monde inanimé. Le monde est un Corps sphérique, cette figure étant la plus parfaite de toutes les autres figures.

§ 8. Dieu ayant donc voulu faire une production très bonne, fit ce Dieu engendré & impérissable, qui ne peut être détruit par aucune cause que par Dieu, qui l'ayant arrangé pourrait le déranger s’il voulait. Mais il n'est pas de la nature d'un Etre bon, de se porter à la destruction d’une production très bonne ; donc le monde demeurera incorruptible, impérissable, heureux & il est la plus excellente des choses qui pouvaient être produites, puisqu’il a été fait par une cause très excellente, qui ne regardait point à des modèles, faits par la main, mais à l'idée (ou à la forme) & à la substance intelligible, selon laquelle le monde ayant été produit & construit exactement est devenu très beau & n'a pas besoin d’être retouché ; parce que son modèle enferme tous les êtres intelligibles dans lui & ne laisse aucune chose au dehors, étant le terme parfait des choies intelligibles, ainsi que le monde l'est des choses sensibles.

§ 9. Le Monde étant solide, palpable & visible par une suite de ces qualités, il a eu en partage la terre, le feu & les choses qui sont entre ces deux éléments, comme l'air & l'eau. Et il est composé de corps parfaits, lesquels sont entiers & essentiellement en lui; en sorte que jamais une partie ne peut être hors de lui, afin que le corps du Tout (ou du Monde) soit très suffisant à lui-même, exempt des accidents du dehors : car il ne subsiste que ce qui subsiste dans le tout. Le Monde est pareillement exempt des accidents du dedans, ainsi qu'il l’est de ceux du dehors.

§ 10. Les choses ont été placées dans lui selon la meilleure analogie : dans une égalité de puissance elles ne peuvent pas se vaincre les unes & les autres en partie, ni être vaincues; en sorte que les unes ne prennent aucune augmentation & les autres aucune diminution, mais elles relient telles qu'elles doivent être & demeurent dans une harmonie indissoluble selon la plus exacte proportion & la raison la meilleure. Car quand les intervalles de trois termes quelconques sont placés entre eux, selon la même proportion & selon la même raison, nous voyons que le terme moyen, à l'instar & comme dans l'harmonie, est au premier ce que le troisième est au terme moyen, la même chose a encore lieu derechef alternativement, selon la convenance des lieux & de l'arrangement Car il est impossible que personne puisse compter ces choses sans leur accorder une valeur égale & cela se rapporte bien à la figure & au mouvement, entant que le monde est sphérique & comme semblable lui-même à lui-même. Toutes choses sont en lui & il peut contenir toutes les autres figures homogènes & il se conserve pendant l'éternité, selon son changement circulaire. Car la seule sphère, soit se reposant soit étant mue, pouvait s'arranger & s'ajuster dans le même lieu, en sorte que jamais elle ne laisse, ni elle ne prend un autre lieu, parce que toutes ses parties sont également éloignées du milieu.

§ 11. Ce monde est uni avec exactitude dans sa surface extérieure ; il n'a pas besoin des organes mortels, qui ont été accommodés & disposés dans les autres animaux pour leurs besoins. Et Dieu ayant attaché l'âme, au milieu de la sphère du Monde, l'étendit au dehors, ayant couvert le monde entier de cette âme & l'ayant fait un mélange de la forme indivisible & de la substance divisible, afin que son essence consistât dans le mélange de ces deux choses, auxquelles il mêla encore deux forces, qui sont les principes des deux mouvements, savoir du mouvement homogène & du mouvement hétérogène. Or l'âme étant difficile à mêler ne se mêlait pas facilement.

§ 12. Ces proportions, établies dans ce mélange, sont toutes tempérées selon les nombres harmoniques, puisque Dieu a distingué ces proportions convenablement & avec science, afin qu'on n'ignore pas de quelle chose & par quelle chose cette âme a été composée; laquelle Dieu n'a pas formée postérieurement à la substance corporelle, ainsi que nous le disons ordinairement. Car ce qui est premier est plus honorable & par la puissance & par le temps. Dieu donc a fait l'âme plus ancienne, étant la première monade, qui était une des quatre monades, outre huit dizaines & trois centaines. Il est facile de supputer le double & le triple de cette somme, c'est-à-dire des monades, le premier nombre étant posé ; & il faut que tous les termes avec leur complément & leur octave majeure, ou leur huitième, soient trente six & que le nombre total soit onze myriades & quatre milliers six cents nonante cinq. Et les divisions sont les mêmes: onze myriades etc. Donc ces choses ont séparé l'âme du Monde.

 

 

 

Chapitre II.

 

§ 1. L’esprit seul voit le Dieu éternel, qui est le principe & l'ouvrier de toutes les choses; mais nous voyons par la vue le Dieu produit, le monde & ses parties célestes, qui étant éthérées sont divisées de deux façons ; de forte que les unes sont homogènes & les autres sont hétérogènes. Les parties, qui sont homogènes, conduisent toutes les choses, qui sont dans elles, de l'Orient au Couchant par un mouvement général (c'est-à-dire par le mouvement commun) ; mais les parties, qui sont hétérogènes, conduisent en dedans depuis le Couchant les choses qui sont rapportées & ramenées vers le Levant & qui sont mues selon elles mêmes, ou d'un mouvement particulier; elles sont emportées accidentellement par le transport général, (ou par le transport de l'homogène), qui a la puissance la plus forte dans le monde.

§ 2. Le transport particulier ou hétérogène, étant divisé selon les proportions harmoniques, a été distribué en sept cercles. La Lune étant la plus voisine de la terre, donne sa période dans un mois : & le Soleil finit après elle son cercle dans un an. Deux autres astres sont d'un cours égal au Soleil, celui de Mercure & celui de Junon, qui est appelé par le peuple l'astre de Vénus & Lucifer ou porte-lumière ; (car le vulgaire & les bergers ne sont pas habiles dans les choses, qui concernent l'astronomie sacrée & immuable des levers occidentaux & orientaux :) le même Astre est tantôt occidental, quand il suit le soleil d’assez loin, pour n'être pas obscurci par sa lumière; & tantôt il est oriental, quand il précède le Soleil & qu'il se lève vers le point du jour. L’astre de Vénus est donc souvent porte-lumière, (ou Lucifer) lorsqu'il va avec le Soleil. Cependant cet astre n'est pas le seul qui mérite le nom de porte-lumière, mais il peut être aussi donné à plusieurs étoiles fixes & à plusieurs planètes: car tout astre d'une certaine grandeur, paraissant sur l'horizon avant le Soleil, annonce le jour.

§ 3. Les trois planètes de Mars, de Jupiter & de Saturne, ont leur vitesse propre & leur révolution inégale entre elles, achevant leur course dans un temps réglé, qui est propre à chacune d’elles, ainsi que l'est leur apparition, leur disparition, leurs éclipses, qui produisent des levers & des couchers véritables; & elles achèvent leur visible apparition orientale & occidentale avec le Soleil, lequel donne le jour par sa course de l'Orient au Couchant : & il procure la nuit d'une autre façon, par son mouvement du Couchant au Levant, étant entraîné par le mouvement général (ou homogène) ; & l'année est formée par le mouvement particulier du soleil.

§ 4. Ainsi le Soleil par ces deux mouvements décrit une spirale, s'avançant d'un seul côté dans un temps réglé & journalier ; & étant entraîné par la Sphère des étoiles fixes, il fait alternativement les périodes de la nuit & du jour. Et l'on appelle parties du temps ces périodes, que Dieu a arrangées avec le monde. Car les Astres n'étaient pas avant le monde, ni par conséquent l'année, ni les périodes des saisons, par lesquelles le temps produit est mesuré: & ce temps est l'image du temps qui n'est pas produit, que nous appelons l'éternité. Car de même que le Ciel a été créé selon l'exemple & sur le modèle éternel qui est le monde idéal de même aussi le temps fini a été fait, avec le monde, sur le temps éternel comme son modèle.

 

 

Chapitre III.

 

§ 1. La Terre, placée au milieu du système planétaire, est la demeure des Dieux & le terme de la nuit & du jour & produit les couchers & les levers, selon la séparation des horizons, puisque ces horizons sont déterminés par la vue & par la coupure de la Terre.

§ 2. La Terre est le plus ancien des corps, qui sont environnés du Ciel : car jamais l'eau n'a été faite sans terre, ni l'air sans humide ; & le feu, privé de l'humide & de la matière qui l'allume, ne se conserverait pas. La Terre étant donc comme la base & la racine de toutes choses, c'est-à dire de tous les éléments, est affermie par son propre équilibre.

§ 3. Les principes des choses engendrées sont donc la matière, comme sujet & la forme idéale, qui est comme la raison de la figure. Les productions de ces deux causes sont les corps ou les élément ; la terre, l'eau, l’air & le feu, dont la génération est produite de cette manière.

§ 4. Tout Corps est composé de surfaces & toute surface de triangles. Le rectangle isocèle en un demi quadrilatère ; & le triangle qui a les côtés inégaux a son plus grand angle, triple en valeur du plus petit & le moindre angle qui soit dans lui est le tiers de l'angle droit ; & l'angle moyen est double de celui-ci, car il est de deux tiers : ainsi l'angle droit est le plus grand, étant une fois & demi plus grand que le moyen & le triple du plus petit, donc ce triangle est la moitié d'un triangle équilatéral, coupé en deux par la perpendiculaire, abaissée du sommet sur la base en deux égales parties. Deux angles droits sont donc à ces deux triangles. Mais dans l'un les deux côtés, qui sont au tour de l'angle droit, sont seuls égaux & dans l'autre tous les trois côtés sont inégaux & celui-ci est appelle scalène ; & celui-là est la moitié du quadrilatère, étant le principe de la constitution de la Terre. Car le quadrilatère, formé par les triangles, est composé de quatre demi quadrilatères ; & le cube est produit par un quadrilatère ; qui est le corps le plus ferme & le plus stable partout, ayant six côtés & huit angles ; à cause de cela la Terre est le corps le plus pesant & le plus difficile à mouvoir & elle ne peut être changée en d’autres corps, parce qu'elle n'a aucune communication avec aucune autre sorte de triangles : car la Terre seule a le demi quadrilatère pour élément éternel, sans pouvoir en acquérir an autre..

§ 5. Cet élément est aussi celui des autres corps, du feu, de l’air & de l'eau ; car le demi triangle étant mis six fois de suite, le triangle devient équilatéral, par lequel est faite la pyramide, ayant quatre bases & quatre angles égaux & telle est la forme du feu, qui est très mobile & très déliée: ensuite de cela l’octaèdre, ayant huit bases & huit angles, est l'élément de l'air.

§ 6. L'icosaèdre qui a vingt bases & douze angles, est l'élément de l'eau, ayant plus de parties & étant très pesant.

§ 7. Il s'ensuit donc, que ces corps, étant composés du même élément, sont changés les uns dans les autres ; mais ils prennent, en quittant l’essence & la nature qui les constituait, l’essence & la nature qui constitue le corps dans lequel ils sont changés. Ainsi tout ce qui est terre a toujours le demi quadrilatère pour élément éternel : l’air a l’octaèdre & l'eau l'icosaèdre.

§ 8. Dieu a fait le dodécaèdre l'image du Monde, qui est presque une sphère.

§ 9. Le feu passe par tous les corps à cause de la subtilité de ses parties & l'air passe dans tous les autres éléments, excepté dans le feu, l'eau passe dans la terre. Il s'enfuit donc, de cela, que toutes choses sont pleines & qu'il n’y a point de vide dans la nature.

§ 10. Les corps sont emportés par le transport du Tout & étant appuyés les uns contre les autres, ils sont broyés alternativement & donnent un Rangement continuel pour les générations & les destructions.

§ 11. Dieu, se servant de tous les éléments, a composé le Monde qui est palpable à cause de la terre, visible à cause du feu, qui sont les deux extrêmes : & Dieu a lié d'un lien très puissant par l'air & par l'eau les autres choses du Monde, en sorte que ce lien a le pouvoir d'affermir les choses qui le constituent & de contenir le Monde en même tems. Si ce qui est lié était une surface, un milieu serait suffisant, mais puisqu'il est solide il en faut deux. Dieu a donc ajouté deux termes aux deux milieux, afin que l’air fut à l’eau & l’eau à la terre, comme le feu est à l'air ; & par échange, afin que, l'air fut à la terre, comme le feu est à l’eau & derechef que l'eau fut à l’air & au feu comme la terre est à l'eau ; & par échange encore que l’eau fut au feu comme la terre à l'air. Or comme toutes choses sont égales en puissance, les raisons de ces choses sont en égalité, ou également distribuées.

§ 12. Ce Monde étant donc seul, est quelque chose d'analogue par un lien divin, c'est-à-dire existe par la juste proportion d’un accord & d'un lien parfait & consiste dans la régularité de ce même lien formé par les quatre éléments Or chacun de ces quatre éléments a beaucoup de formes différentes. Le feu a la flamme, la lumière, la splendeur, à cause de l'inégalité des triangles dans chacune de ces formes : & de même l'air est en partie pur & sec & en partie humide & nébuleux ; & l'eau est fluide, ou compacte comme la neige, la grêle & la glace.

§ 13. L'humide est ou fluide, comme le miel & l'huile, ou compacte comme la poix, la cire ; les espèces du compacte sont les choses fusibles comme l'or, l'argent, l'airain, l'étain, le plomb, le fer fondu

§ 14. Les espèces du fragile ou du friable sont le soufre, le bitume, le nitre, les sels, les aluns & les pierres homogènes ou de mêmes sortes.

 

 

 

Chapitre IV.

 

§ 1. Après la composition du Monde, Dieu forma la génération des animaux mortels, afin que ce même Monde fût parfait & conforme entièrement au modèle selon lequel il le faisait. Dieu ayant donc tempéré, ou mêlé & divisé l'âme par les mêmes proportions & puissances, qu'il avait employées dans l'arrangement des autres substances, il la régla, après l'avoir donnée à la nature qui varie les formes ; & la nature l'ayant reçue, elle produisit les animaux mortels & journaliers, dans lesquels Dieu a conduit les âmes comme par infusion, les unes de la Lune, les autres du Soleil, les autres des planètes, qui sont dans la partie hétérogène du Monde; mais Dieu mêla une seule puissance ou vertu, venant de la partie homogène, dans la partie raisonnable de l'âme, pour que cette puissance fut comme une image de la sagesse de ceux qui sont fortunés, c’est à dire des Dieux; car parmi les différentes parties de l'âme humaine l'une est raisonnable & spirituelle & l'autre est irraisonnable & sans réflexion. Or la partie raisonnable, qui est la meilleure, vient de la nature homogène & la partie moindre vient de la nature hétérogène.

§ 2. L'une & l'autre de ces parties ont été placées, pour faire leur demeure dans la tête, afin que les autres parties de l'âme & celles du corps fervent au principe raisonnable, qui est placé comme dans un tabernacle : mais ce qui est irascible dans la partie irraisonnable est placé dans le cœur & la partie concupiscible est autour du foie.

§ 3. Le cerveau est le principe du corps & il est la racine de la moelle ; c'est dans lui qu'est la conduite & la cause souveraine de nos actions ; & c'est de lui que coule une effusion dans les vertèbres du dos, après quoi cette effusion est divisée dans la suite en sperme & en semence.

§ 4. Les os sont les étuis des moelles & la chair est la couverture & l'enveloppe des os. Et Dieu a lié les membres & les articulations par les nerfs, qui sont les liens pour le mouvement : & il a fait une partie des choses qui sont dans le corps humain pour sa nourriture & l'autre partie a été destinée à sa conservation.

§ 5. Parmi les mouvements différents, ceux qui viennent des choses extérieures, quand ils se communiquent dans le lieu qui pense, forment des sensations : mais il y a des mouvements qui ne tombent pas sous la perception, soit parce que les corps affectés sont trop grossiers & trop insensibles, soit parce que ces mouvements sont trop faibles.

§ 6. Les mouvements qui déplacent la nature, ou qui la dérangent sont douloureux: & ceux qui la replacent & qui la constituent dans son état naturel, causent du plaisir & sont nommés voluptés.

§ 7. Quand aux organes des sensations, Dieu pour nous procurer ces sensations, a mis dans nous la vue pour la contemplation des choses célestes & terrestres & pour la perception des sciences. Il a encore produit l'ouïe qui est capable d'entendre le discours & la mélodie. Ainsi, si un homme est privé de l'ouïe dès sa naissance, il est nécessairement muet & ne peut jamais proférer un seul mot. C'est pourquoi on dit que le sens de l'ouïe est très analogue à la parole.

§ 8. Toutes les choses, qui sont appelées affections des corps, sont ainsi nommées par rapport au tact, ou à cause de leur inclination vers un certain lieu ; car le tact discerne les facultés vitales, la chaleur, le froid, la sécheresse, l'humidité, la douceur, l'âpreté, les choses qui cèdent, les choses qui résistent, les choses molles, les choses dures ; le tact préjuge encore de la pesanteur & de la légèreté. Mais c'est la raison qui détermine l'idée des choses par leur tendance vers le milieu, ou par leur tendance à s'éloigner de ce milieu : or on donne le même nom à ce qui est au bas & à ce qui est au milieu : & ces deux mots milieu & bas emportent la même signification. Car le centre d'une sphère en est le bas & ce qui est au dessus jusqu'à la circonférence en est le haut.

§ 9. Le chaud paraît être composé de parties subtiles, qui dilatent le corps. Et le froid est composé de parties plus épaisses & qui resserrent les pores.

§ 10. Le goût ressemble au tact & juge des choses par les sensations, que produit sur lui la différente forme des parties qui l'affectent. Car les choses sont âpres ou polies, selon leurs différentes concrétions & la manière diverse dont elles s'insinuent & dont elles pénètrent dans les pores, les affectant selon leurs figures. Les choses par exemple qui dessèchent & qui frottent rudement la langue, paraissent âpres : celles dont le frottement est médiocre sont salées & les choses qui enflamment & qui pénètrent vivement dans la chair sont âcres; les choses au contraire, qui agissent différemment de ces premières sont polies & douces par leur suc & par leur saveur.

§ 11. Les espèces des odeurs ne sont pas distinctes, c'est-à-dire, ne s'exhalent pas d'une manière différente : elles s'écoulent toutes comme si elles étaient filtrées dans des pores étroits: les parties qui les composent sont trop solides, pour pouvoir être ni resserrées, ni dilatées par les purifications & par les concoctions de la terre. En sorte qu'elles conservent toujours leurs qualités, en s'exhalant des corps qui les contiennent; elles sont ou bonnes ou mauvaises à sentir.

§ 12. La voix est un coup, ou une pulsation dans l'air qui parvient jusqu'à l'âme par les oreilles, desquelles les ouvertures ont rapport jusqu'au foie ; & dans ces ouvertures il y a un air, dont le mouvement forme l'ouïe.

§ 13. Une partie de la voix & de l'ouïe est prompte, aiguë ; l'autre est lente & pesante. La partie moyenne de la voix est la plus harmonique ; celle qui est abondante & répandue est grande; celle qui est mince & resserrée est petite ; celle qui est arrangée & conduite selon les proportions harmoniques est mélodieuse ; celle qui est confuse & sans règles, n'est ni mélodieuse ni harmonique.

§ 14. Le quatrième genre des choses sensibles, est celui qui a le plus d'espèces & qui est le plus varié : il est appelé substance visible & c'est dans lui que sont toutes les sortes de couleurs & une infinité de choses colorées. Il y a quatre premières couleurs : le blanc, le noir, le luisant ou le jaune, le pourpre ou le rouge; les autres sont faites par le mélange de ces premières. Or le blanc écarte les rayons & le noir les réunit.

§ 15. De même que le chaud répand le contact, c'est à dire dilate les parties & que le froid peut au contraire les resserrer & produit presque toujours cet effet: de même aussi l’âpre est de nature à resserrer le goût & l'âcre à l'étendre & à le diviser.

§ 16. Le vase des animaux, qui vivent par l'air, est nourri & conservé par la nourriture, qui est distribuée dans toute la masse du corps par la fusion & conduite comme par des canaux ; elle est rafraîchie par l'air qui la porte & la répand vers les extrémités.

§ 17. Voici comment se fait la respiration, la nature n'admettant aucun vide. Un nouvel air s'écoule & est attiré, à la place de celui qui s'évapore, par des ouvertures qui sont invisibles & par lesquelles la lueur paraît au dessus de la peau. Outre cela une partie de l'air étant consumée par la chaleur naturelle, c'est une nécessité qu'un air équivalent à celui là vienne prendre sa place & supplée à ce qui a été consumé : sans cela il y aurait du vide, ce qui est impossible. Et l'animal ne pourrait subsister & ne serait plus dans un flux continuel, si le vase qui le contient était dérangé dans sa construction par le vide.

§ 18. La même organisation se trouve aussi à certains égards dans les choses inanimées, selon l'analogie de la respiration : la ventouse & l'ambre sont les images de la respiration : car le souffle coule au dehors du corps & est ramené par la respiration an moyen de la bouche & des narines; & semblable à l'Euripe il est rapporté dans le corps, qui est tendu plus ou moins selon ses influxions : de même aussi la ventouse attire l'humeur ou l'humide, l'air étant consumé par le feu; & l'ambre attire un corps semblable, l'air étant sorti hors de lui.

 

 

 

Chapitre V.

 

§ 1. Toute la nourriture est amenée & distribuée dans le corps, depuis la racine du cœur & la source du ventre: si le corps est plus que moins arrosé par la nourriture, l’effet produit par cet écoulement s'appelle accroissement : si au contraire le corps est moins que plus arrosé, l’effet qui s'enfuit s'appelle dépérissement. La vigueur est le milieu ou le terme, entre ces deux états & il doit être regardé comme une égalité d'écoulements & d'influxions.

§ 2. Les jointures qui font la liaison des parties du corps étant déliées, si le partage à l'esprit est interrompu & si la nourriture n'est plus distribuée, l’animal meurt. Il y a beaucoup d'accidents qui sont les causes de la vie & de la mort. Un genre de ces accidents est nommé maladie. Or les principes de la maladie sont les dérèglements des premières puissances : comme lorsque le chaud ou le froid, ou l'humide ou le sec, qui sont des puissances simples, abondent trop, ou viennent à défaillir. Après le défaut de ces facultés les autres causes de la maladie sont, le changement du sang : les altérations qui s'y font par la corruption & les détériorations de la chair fondue & desséchée. Si les altérations du sang, ou les fontes de la chair se font par des changements provenant de choses salées, ou âcres, ils engendrent de la bile & de la pituite.

§ 3. Les sucs morbifères sont faibles lors qu'ils ne sont point enracinés, mais ceux dont les principes sont engendrés vers les os & qui sont en avant dans la chair & ceux qui vont jusqu'à la moelle & qui s'y enflamment, sont très fâcheux.

§ 4. Les autres maladies sont causées par les vents, la bile, la pituite, qui s'augmentent & coulent dans des lieux principaux & qui leur sont étrangers : car alors ils prennent la place des meilleures parties, ils chassent celles qui sont convenables & se logent à leur place, nuisent aux corps & changent en mauvais ce qui était bon auparavant.

§ 5. Voilà quelles sont les causes des affections des corps ; plusieurs maladies de l'âme viennent d'elles, mais ces maladies sont différentes selon les différentes facultés : par exemple, l'engourdissement est une difficulté de la faculté de sentir; l'oubli de celle de se ressouvenir; le dégoût & la trop grande avidité, sont la dépravation de la faculté de délirer; les passions féroces & les rages piquantes, sont la dépravation de la faculté de sentir ; l'ignorance & la folie sont la dépravation de la faculté de raisonner; & les principes du vice sont les voluptés, les tristesses, les désirs, les craintes qui dépendent du corps & qui sont mêlées, pour ainsi dire, avec l’âme. On donne différents noms aux paillons & aux vices, selon leurs différents effets, tels sont les amours, les désirs, les cupidités déréglées, les colères véhémentes, les emportements, les souhaits immodérés, les voluptés démesurées.

§ 6. Etre en général sans règle dans les passions & en être commandé, c'est le terme de la vertu & du vice : car excéder dans les passions, ou être plus fort que les passions, cela nous rend bien ou mal disposés. Or les tempéraments des corps peuvent contribuer beaucoup à nos inclinations; devenant aigus, chauds, ils prennent différentes qualités qui nous conduisent tantôt dans la mélancolie, tantôt dans une impudicité effrénée & tantôt dans d'autres maladies de l’âme. Il arrive que lorsque les parties sont remplies de fluxions, ces mauvaises humeurs causent des ulcères & des tumeurs qui échauffent le corps & le rendent malsain. Ces accidents produisent la tristesse, l'oubli, la folie & l'épouvante.

§ 7. Les coutumes que l’on a contractées & celles dans lesquelles on a été nourri, soit dans les villes, soit dans les maisons particulières qui les pratiquent, peuvent encore beaucoup sur notre tempérament. La diète que l'on observe tous les jours, c'est à dire, le genre de nourriture & la quantité que l'on en prend, produit un grand effet sur notre esprit, amollissant l’âme ou la fortifiant par le courage: le séjour que nous habitons. L’air que nous respirons, les nourritures simples que nous prenons, les exercices du corps & les mœurs de ceux qui sont avec nous, peuvent beaucoup pour nous exciter à la vertu ou au vice. Et ces deux choses, c'est à dire la vertu & le vice, viennent plutôt de nos pareils & des éléments, que de nous-mêmes, à moins que l'on en excepte la paresse, lorsque nous nous éloignons des ouvrages, qui nous sont utiles & gracieux.

§ 8. Pour que l'animal jouisse d'un état heureux, il faut que le corps ait les vertus ou les qualités qui sont dépendantes de lui, comme la santé, la facilité de bien sentir, la force & la beauté.

§ 9. Les principes de la beauté sont les justes proportions des parties, selon les parties entre elles & les proportions de ces mêmes parties avec l’âme.

§ 10. La nature a arrangé le corps à l'instar d'un tabernacle, comme un instrument, pour être obéissant aux lois de la nature & harmonique avec les règles de la vie. Il faut de même accorder l’âme avec les vertus, qui lui sont analogues & conduire par une égale règle l'esprit & le corps : par exemple, l’âme par la tempérance, le corps par la santé; l’âme par la prudence, le corps par la faculté de bien sentir; l’âme par la valeur, le corps par la force & par la vigueur ; l’âme par la justice, le corps par la beauté.

§ 11. Les principes de toutes ces qualités, soit spirituelles soit temporelles, viennent de la nature ; & leurs milieux & leurs fins, c'est-à-dire leurs augmentations & leurs perfections, sont la suite de l'application. Le corps les acquiert par l'art de la lutte & de la médecine ; & l'esprit par l'éducation & par la philosophie. Tous ces différents exercices & ces diverses facultés nourrissent & fortifient le corps & l’âme par les travaux, par les instructions & par les diètes exactes : les unes de ces facultés agissent donc par les remèdes sur le corps ; & les autres sont utiles pour l’âme, soit par les leçons, soit par les punitions & les corrections; car par ces moyens elles fortifient, réveillent l'inclination à la vertu, nous portent au bien par différents motifs & nous excitent à des actions utiles.

§ 12. L'art de se frotter le corps & l'art de la médecine, qui a une affinité avec lui, est destiné à guérir les corps; en rétablissant les puissances dans une bonne harmonie. Il rend le sang pur & la respiration libre ; & il est principalement en usage, afin que si quelque chose de mauvais existe dans le corps, les puissances du sang & de la respiration étant fortifiées, puissent dompter & détruire ces choses vicieuses.

§ 13. La musique & la philosophie, qui est sa conductrice, sont destinées, par les Dieux & les lois, à la correction de l’âme; elles accoutument, persuadent & même forcent la partie irraisonnable de l’âme d'obéir à la partie raisonnable. En sorte que cette partie irraisonnable contribue elle même à rendre l'esprit doux ; contraint la cupidité de rester dans la tranquillité & n'étant point émue sans raison, demeure dans un état paisible, obéissant à l'esprit lorsqu'il l'excite au travail ou au plaisir.

§ 14. L'obéissance & la confiance sont le terme de la tempérance & de la modestie : c’est-à-dire, que ces premières vertus sont celles qui constituent ces dernières.

§ 15. L'intelligence & la philosophie, qui est très ancienne, ayant détruit les mensonges, ont inspiré la science, retiré l'esprit de sa grande ignorance & lui ont fait apercevoir distinctement les choses divines ; la connaissance desquelles rend heureux ceux qui l'ayant acquise, sont contents de leur sort dans ce qui regarde les biens temporels & en font un usage sensé pendant le temps entier de leur vie. Celui à qui son bon génie à donné en partage cette heureuse destinée, est conduit par une opinion très véritable à une vie très heureuse.

§ 16. Si quelqu'un est vicieux & viole les règles de l'Etat ; il faut qu'il soit puni par les lois & par les reproches : l'on doit encore l'épouvanter par la crainte de l'enfer, par l'appréhension des peines continuelles, des châtiments du Ciel & par les terreurs & les punitions inévitables, qui sont réservées aux malheureux criminels sous la terre, c'est-à-dire dans l’autre monde.

§ 17. Je loue beaucoup le poète Jonien (Homère), d'avoir rendu les hommes religieux, par des fables anciennes & utiles : car de même que nous guérissons quelquefois les corps par des remèdes forts, s'ils ne cèdent pas aux remèdes les plus sains, de même nous réprimons les âmes par des discours faux, si elles ne se laissent pas conduire par les véritables. C'est par la même raison qu'il faut établir des peines passagères fondées sur la croyance de la transformation des âmes ou de la Métempsychose : en sorte que les âmes des hommes timides passent après la mort dans le corps des femmes, exposées aux mépris & aux injures : & les âmes des meurtriers dans le corps des bêtes féroces, pour y recevoir leur punition : celles des impudiques dans les cochons & les sangliers: celles des inconstants & des évaporés dans les oiseaux qui volent dans les airs: celles des paresseux, des fainéants, des ignorants & des fous, dans les formes des animaux aquatiques. C'est la Déesse Némésis, qui juge toutes ces choses, dans la seconde période, c'est à dire dans le cercle de la seconde région autour de la terre, avec les démons, vengeurs des crimes, qui sont les inquisiteurs terrestres des actions humaines & à qui le Dieu conducteur de toutes choses a accordé l'administration du monde qui a été rempli de Dieux, d'hommes & d'autres animaux, qui ont été produits, selon l'image & le modèle très bon de la forme improduite & éternelle.