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PLINE LE JEUNE

 

LIVRE TROISIÈME.

 

LETTRE PREMIÈRE.

PLINE A CALVISIUS.

Je ne crois pas avoir jamais mieux passé le temps , que j'ai fait dernièrement auprès de Spurinna. J'en suis si charmé , que si j'ai à vieillir, je ne sache personne à qui je voulusse davantage ressembler dans ma vieillesse. Rien n'est mieux entendu que son genre de vie. Le cours réglé des astres ne me fait pas plus de plaisir que l'arrangement dans la vie des hommes, et surtout dans celle des vieillards. Comme il y a une espèce d'agitation et je ne sais quel désordre qui ne sied pas mal aux jeunes gens, rien aussi ne convient mieux que l'ordre et la tranquillité aux gens avancés en âge. Pour eux, l'ambition est honteuse et le travail hors de saison. Spurinna suit religieusement cette règle. Il renferme même comme dans un cercle les petits devoirs qu'il s'impose; petits , si la régularité qui les rappelle chaque jour ne leur donnait du prix. Le matin, il se recueille quelque temps dans son lit; à huit heures, il s'habille, il fait une lieue à pied ; et, pendant cette promenade, il n'exerce pas moins son esprit que son corps. S'il est en compagnie, on s'entretient des meilleures choses ; s'il est seul , on lit : on lit même quand il y a compagnie , et qu'elle aime la lecture. Ensuite il se repose, et reprend un livre, ou une conversation, qui vaut mieux qu'un livre. Peu après, il monte dans une chaise avec sa femme, qui est d'un rare mérite, ou avec quelqu'un de ses amis, comme, par exemple, ces derniers jours avec moi. Quels charmes ne trouve-t-on point lorsqu'un si grand homme épanche son coeur! Quelle profonde connaissance de l'antiquité ! Vous ne pouvez vous imaginer combien d'actions héroïques vous repassent sous les yeux; combien de héros vous entretiennent; combien de sages maximes il débite, sans effaroucher par des airs dogmatiques , que sa modestie a grand soin d'éviter. Quand on a fait plus de deux lieues, il met pied à terre, et marche environ un quart de lieue. Après cela, il prend quelque repos, ou retourne travailler dans son cabinet; car il fait très bien des vers lyriques, en grec et en latin. Ses poésies ont une douceur, une grâce, une gaieté qui surprennent, et la probité de l'auteur en rehausse le prix. Dès qu'un esclave annonce l'heure du bain c'est ordinairement à deux heures en hiver, à trois en été), il se déshabille et se promène au soleil , s'il ne fait point de vent. De là, il va jouer à la paume , longtemps et violemment; car il oppose encore ce genre d'exercice à la pesanteur de la vieillesse. Après le bain , il se met dans son lit, et diffère un peu le repas. Il s'amuse par une lecture divertissante. Pendant ce temps-là, ses amis ont, selon leur goût, la liberté de se divertir, ou aux mêmes choses, ou à des choses différentes. On sert avec autant de propreté que de frugalité, dans de la vaisselle d'argent propre et antique. Il a même un buffet d'airain de Corinthe, qui le réjouit sans l'attacher. Souvent le repas est entremêlé de comédie, pour ajouter à la bonne chère les assaisonnements de l'étude. La nuit, mène en été, le trouve encore à table; et personne ne s'aperçoit d'y avoir trop demeuré, tant le repas se passe agréablement. Par là il s'est conservé, à soixante et dix-sept ans passés, la vue et l'ouïe saines et entières, le corps dans toute sa force, et sans avoir rien de la vieillesse que la seule prudence. J'ambitionne cette vie, je la goûte déjà par avance, bien résolu de l'embrasser dès que l'âge m'aura permis de sonner la retraite. Cependant mille travaux m'accablent; mais l'exemple de Spurinna me guide tout à la fois et me soutient. Tant que la bienséance l'a voulu, il a rempli tous les devoirs publics. Il e passé par les charges, il a gouverné les provinces, et il a mérité, par les fatigues qu'il a soutenues, le repos dont il jouit. Je me propose donc et la même course et le même but. C'est la parole que je vous donne aujourd'hui. Si vous voyez que jamais je m'emporte plus loin, citez-moi devant les juges, en vertu de cette lettre, et faites-moi condamner au repos, quand je n'aurai plus à craindre le reproche d'oisiveté. Adieu.

III, 1

C. Plinius Calvisio Rufo suo s.

1 Nescio an ullum jucundius tempus exegerim, quam quo nuper apud Spurinnam fui, adeo quidem ut neminem magis in senectute, si modo senescere datum est, aemulari velim; nihil est enim illo vitae genere distinctius. 2 Me autem ut certus siderum cursus ita vita hominum disposita delectat. Senum praesertim: nam juvenes confusa adhuc quaedam et quasi turbata non indecent, senibus placida omnia et ordinata conveniunt, quibus industria sera turpis ambitio est. 3 Hanc regulam Spurinna constantissime servat; quin etiam parva haec (parva si non cotidie fiant) ordine quodam et velut orbe circumagit. 4 Mane lectulo continetur, hora secunda calceos poscit, ambulat milia passuum tria nec minus animum quam corpus exercet. Si adsunt amici, honestissimi sermones explicantur; si non, liber legitur, interdum etiam praesentibus amicis, si tamen illi non gravantur. 5 Deinde considit, et liber rursus aut sermo libro potior; mox vehiculum ascendit, assumit uxorem singularis exempli vel aliquem amicorum, ut me proxime. 6 Quam pulchrum illud, quam dulce secretum! quantum ibi antiquitatis! quae facta, quos viros audias! quibus praeceptis imbuare! quamvis ille hoc temperamentum modestiae suae indixerit, ne praecipere videatur. 7 Peractis septem milibus passuum iterum ambulat mille, iterum residit vel se cubiculo ac stilo reddit. Scribit enim et quidem utraque lingua lyrica doctissima; mira illis dulcedo, mira suavitas, mira hilaritas, cujus gratiam cumulat sanctitas scribentis. 8 Ubi hora balinei nuntiata est (est autem hieme nona, aestate octava), in sole, si caret vento, ambulat nudus. Deinde movetur pila vehementer et diu; nam hoc quoque exercitationis genere pugnat cum senectute. Lotus accubat et paulisper cibum differt; interim audit legentem remissius aliquid et dulcius. Per hoc omne tempus liberum est amicis vel eadem facere vel alia si malint. 9 Apponitur cena non minus nitida quam frugi, in argento puro et antiquo; sunt in usu et Corinthia, quibus delectatur nec afficitur. Frequenter comoedis cena distinguitur, ut voluptates quoque studiis condiantur. Sumit aliquid de nocte et aestate; nemini hoc longum est; tanta comitate convivium trahitur. 10 Inde illi post septimum et septuagensimum annum aurium oculorum vigor integer, inde agile et vividum corpus solaque ex senectute prudentia. 11 Hanc ego vitam voto et cogitatione praesumo, ingressurus avidissime, ut primum ratio aetatis receptui canere permiserit. Interim mille laboribus conteror, quorum mihi et solacium et exemplum est idem Spurinna; 12 nam ille quoque, quoad honestum fuit, obiit officia, gessit magistratus, provincias rexit, multoque labore hoc otium meruit. Igitur eundem mihi cursum, eundem terminum statuo, idque jam nunc apud te subsigno ut, si me longius evehi videris, in jus voces ad hanc epistulam meam et quiescere jubeas, cum inertiae crimen effugero.

Vale.

LETTRE II.

PLINE A MAXIME.

Je crois être en droit de vous demander pour mes amis ce que je vous offrirais pour les vôtres, si j'étais à votre place. Arianus Maturius tient le premier rang parmi les Altinates. Quand je parle de rangs, je ne les règle pas sur les biens de la fortune dont il est comblé, mais sur la pureté des moeurs, sur la justice, sur l'intégrité, sur la prudence. Ses conseils dirigent mes affaires, et son goût mes études. Il a toute la droiture, toute la sincérité, toute l'intelligence qui se peut désirer. Il m'aime (je ne puis dire rien de plus) autant que vous m'aimez vous-même. Comme il ne connaît point l'ambition, il s'est tenu dans l'ordre des chevaliers, quoique aisément il eût pu monter aux plus grandes dignités. Je voudrais pourtant lui donner un plus grand relief. J'ai une forte passion de l'élever à quelque grade sans qu'il y pense, sans qu'il le sache, et peut-être même sans qu'il y consente; mais j'en veux un qui lui fasse beaucoup d'honneur et peu d'embarras. C'est une faveur que je vous demande pour lui, à la première occasion qui s'en présentera. Lui et moi en aurons une parfaite reconnaissance : car quoiqu'il ne souhaite point ces sortes de grâces, il les reçoit comme s'il les avait fort souhaitées. Adieu.

III, 2

C. Plinius Vibio Maximo suo s.

1 Quod ipse amicis tuis obtulissem, si mihi eadem materia suppeteret, id nunc jure videor a te meis petiturus. 2 Arrianus Maturus Altinatium est princeps; cum dico princeps, non de facultatibus loquor, quae illi large supersunt, sed de castitate justitia, gravitate prudentia. 3 Hujus ego consilio in negotiis, judicio in studiis utor; nam plurimum fide, plurimum veritate, plurimum intellegentia praestat. 4 Amat me (nihil possum ardentius dicere) ut tu. Caret ambitu; ideo se in equestri gradu tenuit, cum facile possit ascendere altissimum. Mihi tamen ornandus excolendusque est. 5 Itaque magni aestimo dignitati ejus aliquid astruere inopinantis nescientis, immo etiam fortasse nolentis; astruere autem quod sit splendidum nec molestum. 6 Cujus generis quae prima occasio tibi, conferas in eum rogo; habebis me, habebis ipsum gratissimum debitorem. Quamvis enim ista non appetat, tam grate tamen excipit, quam si concupiscat.

Vale.

LETTRE III.

PLINE A CORELLIA.

Je ne pourrais pas dire si j'ai eu ou plus de `tendresse ou plus de vénération pour votre père, homme d'un mérite et d'une probité rares. Ce que je sens , c'est que, par rapport à sa mémoire et par rapport à vous-même, je vous chéris uniquement. Jugez de là si je puis manquer de contribuer, non seulement par des voeux, mais par tous mes efforts, à faire que votre fils ressemble à son aïeul. J'aime mieux qu'il se forme sur le maternel , quoique d'ailleurs je n'ignore pas que l'aïeul paternel s'était acquis beaucoup de considération, et que votre mari et son frère se sont fait un grand nom. Le secret pour mettre votre fils en état de marcher dignement sur leurs traces, c'est de lui donner un bon guide, qui sache lui montrer les routes de la science et de l'honneur ; mais il importe de bien choisir ce guide. Jusqu'ici l'enfance de votre fils l'a tenu auprès de vous, et sous la conduite de ses précepteurs. Là, rien de ce qu'il a appris n'a pu donner d'atteintes à son innocence, ou n'a pu lui en donner que de légères. Aujourd'hui qu'il faut l'envoyer aux écoles publiques, on doit prendre un professeur en éloquence qui soit distingué par sa régularité, et surtout par sa modestie et par sa vertu : car, entre les autres avantages que cet enfant a reçus de la nature et de la fortune, il est d'une beauté singulière; et c'est ce qui engage encore plus, dans un âge si tendre, à ne lui pas donner un précepteur seulement, mais un gouverneur en quelque sorte, et un défenseur. Je ne vois personne plus propre à cet emploi que Julius Genitor. Je l'aime; et l'amitié que je lui porte ne séduit point mon jugement, à qui elle doit sa naissance. C'est un homme grave et irréprochable : peut-être un peu 'trop sévère et trop dur, si l'on s'en rapporte à la licence de ces derniers temps. Comme tout le monde le peut entendre, et que l'éloquence se manifeste d'elle-même, vous pouvez vous informer à tout le monde de son éloquence. Il n'en est pas de même des qualités de l'âme : elle a des abîmes où il n'est presque pas possible de pénétrer, et de ce côté-là je vous suis caution de Genitor. Votre fils ne lui entendra rien dire dont il ne puisse faire son profit; il n'apprendra rien de lui qu'il eût été plus à propos d'ignorer. Il n'aura pas moins de soin que vous et moi de lui remettre sans cesse devant les yeux les portraits de ses ancêtres, et de lui faire sentir tout le poids du fardeau que leurs grands noms lui imposent. N'hésitez donc pas à le mettre entre les mains d'un précepteur qui le formera d'abord aux bonnes moeurs, et ensuite à l'éloquence, où l'on ne fait jamais de grands progrès sans les bonnes moeurs.

Adieu.

III, 3

C. Plinius Corellae Hispullae suae s.

1 Cum patrem tuum gravissimum et sanctissimum virum suspexerim magis an amaverim dubitem, teque et in memoriam ejus et in honorem tuum unice diligam, cupiam necesse est atque etiam quantum in me fuerit enitar, ut filius tuus avo similis exsistat; equidem malo materno, quamquam illi paternus etiam clarus spectatusque contigerit, pater quoque et patruus illustri laude conspicui. 2 Quibus omnibus ita demum similis adolescet, si imbutus honestis artibus fuerit, quas plurimum refert a quo potissimum accipiat. 3 Adhuc illum pueritiae ratio intra contubernium tuum tenuit, praeceptores domi habuit, ubi est erroribus modica vel etiam nulla materia. Jam studia ejus extra limen proferenda sunt, jam circumspiciendus rhetor Latinus, cujus scholae severitas pudor in primis castitas constet. 4 Adest enim adulescenti nostro cum ceteris naturae fortunaeque dotibus eximia corporis pulchritudo, cui in hoc lubrico aetatis non praeceptor modo sed custos etiam rectorque quaerendus est. 5 Videor ergo demonstrare tibi posse Julium Genitorem. Amatur a me; judicio tamen meo non obstat caritas hominis, quae ex judicio nata est. Vir est emendatus et gravis, paulo etiam horridior et durior, ut in hac licentia temporum. 6 Quantum eloquentia valeat, pluribus credere potes, nam dicendi facultas aperta et exposita statim cernitur; vita hominum altos recessus magnasque latebras habet, cujus pro Genitore me sponsorem accipe. Nihil ex hoc viro filius tuus audiet nisi profuturum, nihil discet quod nescisse rectius fuerit, nec minus saepe ab illo quam a te meque admonebitur, quibus imaginibus oneretur, quae nomina et quanta sustineat. 7 Proinde faventibus dis trade eum praeceptori, a quo mores primum mox eloquentiam discat, quae male sine moribus discitur.

Vale.

LETTRE IV.

PLINE A MACRINUS.

Quoique ceux de mes amis qui se sont trouvés Ici , et le public même, semblent avoir approuvé ma conduite dans la conjoncture dont je vais vous parler, je serai pourtant fort aise de savoir encore ce que vous en pensez. Comme j'eusse souhaité de régler par votre avis les démarches que j'avais à faire, je ne désire pas avec moins de passion d'apprendre votre jugement sur les démarches que j'ai faites. J'étais allé en Toscane, après avoir obtenu mon congé, sans lequel ma charge de préfet du trésor ne me permettait pas de quitter Rome. Je me disposais à faire commencer, dans cette province, quelque ouvrage public à mes dépens, lorsque des députés d'Andalousie vinrent supplier le sénat de vouloir bien m'ordonner d'être leur avocat dans l'accusation qu'ils venaient intenter contre Cécilius Classicus, leur dernier gouverneur. Mes collègues, par On excès de bouté et d'amitié pour moi, représentèrent les engagements de nos charges, et n'oublièrent rien pour me faire dispenser. Sur leurs remontrances, le sénat fit un décret qui m'est infiniment honorable, que l'on me donnerait pour avocat à ces peuples, s'ils pouvaient m'obtenir de moi-même. Après mon retour, les députés, de nouveau introduits dans le sénat, lui réitérèrent en ma présence leurs supplications, et me conjurèrent, par cette générosité dont ils avaient ressenti les effets coutre Bébius Massa, de ne pas leur refuser la protection qu'ils avaient droit d'attendre de moi comme mes anciens clients. Aussitôt cette espèce d'applaudissement qui précède ordinairement les décrets s'excite dans le sénat. Alors je me lève. Messieurs, dis-je, je cesse de croire que mes excuses fussent justes. Le motif et la simplicité de cette réponse la firent bien recevoir. Ce qui m'y détermina, ce ne fut pas seulement l'intention visible du sénat (ce qui pourtant est la plus forte de toutes les considérations), mais encore plusieurs autres, raisons qui, quoique moins importantes, n'étaient pas à négliger. Quand je repassais dans mon esprit la générosité qui avait porté nos ancêtres à poursuivre volontairement la réparation des injures particulières faites à ceux avec qui ils vivaient dans cette liaison que nous appelons d'hospitalité, j'avais honte de manquer aux droits d'une alliance publique. D'ailleurs, lorsque je pensais à quels périls m'avait exposé la défense des peuples d'Andalousie, dans la cause que je plaidai pour eux , je ne pouvais me résoudre à perdre, par le refus d'un second service, le mérite du premier, qui m'avait tant coûté. Car enfin, telle est la disposition du coeur humain : vous détruisez vos premiers bienfaits, si vous ne prenez soin de les soutenir par de seconds Obligez cent fois, refusez une, on ne se souviendra que du refus. La mort de Classicus m'invitait encore à me charger de cette cause, et en éloignait ce qui la rendait plus désagréable, le danger où l'on expose un sénateur. Je trouvais donc que cette accusation m'assurait autant de reconnaissance que si Classicus eût vécu, et ne me laissait nul ressentiment à craindre. Enfin, je comptais qu'après avoir plaidé deux fois pour cette province, il me serait plus aisé de m'excuser, si elle me voulait charger dans la suite une troisième fois, contre quelqu'un qu'il ne me convint pas d'accuser; car tout devoir a ses bornes. Notre complaisance, dans une occasion, prépare une excuse à la liberté de nos refus dans une autre. Je vous ai informé des plus secrets motifs de ma conduite, c'est à vous d'en juger. Si vous la condamnez, votre sincérité ne me fera guère moins de plaisir que voire approbation, si vous me la donnez.

Adieu.

III, 4

C. Plinius Caecilio Macrino suo s.

1 Quamvis et amici quos praesentes habebam, et sermones hominum factum meum comprobasse videantur, magni tamen aestimo scire quid sentias tu. 2 Nam cujus integra re consilium exquirere optassem, hujus etiam peracta judicium nosse mire concupisco. Cum publicum opus mea pecunia incohaturus in Tuscos excucurrissem, accepto ut praefectus aerari commeatu, legati provinciae Baeticae, questuri de proconsulatu Caecili Classici, advocatum me a senatu petiverunt. 3 Collegae optimi meique amantissimi, de communis officii necessitatibus praelocuti, excusare me et eximere temptarunt. Factum est senatus consultum perquam honorificum, ut darer provincialibus patronus si ab ipso me impetrassent. 4 Legati rursus inducti iterum me jam praesentem advocatum postulaverunt, implorantes fidem meam quam essent contra Massam Baebium experti, allegantes patrocini foedus. Secuta est senatus clarissima assensio, quae solet decreta praecurrere. Tum ego ‘Desino’ inquam, ‘patres conscripti, putare me justas excusationis causas attulisse.’ Placuit et modestia sermonis et ratio. 5 Compulit autem me ad hoc consilium non solum consensus senatus, quamquam hic maxime, verum et alii quidam minores, sed tamen numeri. Veniebat in mentem priores nostros etiam singulorum hospitum injurias voluntariis accusationibus exsecutos, quo deformius arbitrabar publici hospitii jura neglegere. 6 Praeterea cum recordarer, quanta pro isdem Baeticis superiore advocatione etiam pericula subissem, conservandum veteris officii meritum novo videbatur. Est enim ita comparatum ut antiquiora beneficia subvertas, nisi illa posterioribus cumules. Nam quamlibet saepe obligati, si quid unum neges, hoc solum meminerunt quod negatum est. 7 Ducebar etiam quod decesserat Classicus, amotumque erat quod in ejusmodi causis solet esse tristissimum, periculum senatoris. Videbam ergo advocationi meae non minorem gratiam quam si viveret ille propositam, invidiam nullam. 8 In summa computabam, si munere hoc jam tertio fungerer, faciliorem mihi excusationem fore, si quis incidisset, quem non deberem accusare. Nam cum est omnium officiorum finis aliquis, tum optime libertati venia obsequio praeparatur. 9 Audisti consilii mei motus: superest alterutra ex parte judicium tuum, in quo mihi aeque jucunda erit simplicitas dissentientis quam comprobantis auctoritas.

Vale.

LETTRE V.

PLINE A MACRUS.

Vous me faites un grand plaisir de lire avec tant de passion les ouvrages de mon oncle, et de vouloir les connaître tous et les avoir tous. Je ne me contenterai pas de vous les indiquer; je vous marquerai encore dans quel ordre ils ont été faits. C'est une connaissance qui n'est pas sans agréments pour les gens de lettres. Lorsqu'il commandait une brigade de cavalerie, il a composé un livre de l'art de lancer le javelot à cheval; et, dans ce livre, l'esprit et l'exactitude se font également remarquer. Deux autres, de la vie de Pomponius Secundus. Il en avait été singulièrement aimé, et il crut devoir cette marque de reconnaissance à la mémoire de son ami. Il nous en a laissé vingt autres des guerres d'Allemagne, où il a renfermé toutes celles que nous avons eues avec les peuples de ce pays. Un songe lui fit entreprendre cet ouvrage. Lorsqu'il servait dans cette province, il crut voir en songe Drusus Néron, qui, après avoir fait de grandes conquêtes, y était mort. Ce prince le conjurait de ne le pas laisser enseveli dans l'oubli. Nous avons encore de lui trois livres, intitulés l'Homme de lettres, que leur grosseur obligea mon oncle de partager en six volumes. Il prend l'orateur au berceau, et ne le quitte point qu'il ne l'ait conduit à la plus haute perfection. Huit livres sur les façons de parler douteuses. li fit cet ouvrage pendant les dernières années de l'empire de Néron , où la tyrannie rendait dangereux tout genre d'étude plus libre et plus élevé. Trente et un, pour servir de suite à l'histoire qu'Aufidius Bassus a écrite. Trente-sept, de l'histoire naturelle. Cet ouvrage est d'une étendue, d'une érudition infinie , et presque aussi varié que la nature elle-même. Vous êtes surpris comment un homme dont le temps était si rempli a pu écrire tant de volumes, et y traiter tant de différents sujets, la plupart si épineux et si difficiles. Vous serez bien plus étonné quand vous saurez qu'il a plaidé pendant quelque temps, et qu'il n'avait que cinquante-six ans quand il est mort. On sait qu'il en a passé la moitié dans les embarras que les plus importants emplois et la bienveillance des princes lui ont attirés. Mais c'était une pénétration, une application, une vigilance incroyables. Il commençait ses veilles aux fêtes de Vulcain, non pas pour chercher dans le ciel des présages, mais pour étudier. !1 se mettait à l'étude en été, dès que la nuit était tout à fait venue; en hiver, à une heure du matin, au plus tard à deux, souvent à minuit. Il n'était pas possible de moins donner au sommeil, qui quelquefois le prenait et le quittait sur les livres. Avant le jour il se rendait chez l'empereur Vespasien, qui faisait aussi un bon usage des nuits. De là, il allait s'acquitter de ce qui lui avait été ordonné. Ses affaires faites, il retournait chez lui; et ce qui lui restait de temps, c'était encore pour l'étude. Après le repas (toujours très simple et très léger, suivant la coutume de nos pères), s'il se trouvait quelques moments de loisir, en été, il se couchait au soleil. On lui lisait quelque livre, il en faisait ses remarques et ses extraits ; car jamais il n'a rien lu sans extraire : aussi avait-il coutume de dire qu'il n'y a si mauvais livre où l'on ne puisse apprendre quelque chose. Après s'être retiré du soleil , il se mettait le plus souvent dans le bain d'eau froide. Il mangeait un morceau , et dormait très peu de temps. Ensuite, et comme si un nouveau jour eût recommencé, il reprenait l'étude jusqu'au temps du souper. Pendant qu'il soupait, nouvelle lecture, nouveaux extraits, mais en courant. Je me souviens qu'un jour, le lecteur ayant mal prononcé quelques mots, un de ceux qui étaient à table l'obligea de recommencer. Quoi! ne l'avez-vous pas entendu? dit mon oncle. Pardonnez-moi, reprit son ami. Et pourquoi donc, reprit-il, le faire répéter? Votre interruption nous coûte plus de dix lignes. Voyez si ce n'était pas être bon ménager du temps. L'été, il sortait de table avant que le jour nous eût quittés; en hiver, entre sept et huit : et tout cela, il le faisait au mi-lieu du tumulte de Rome, malgré toutes les occupations que l'on y trouve, et le faisait comme si quelque loi l'y eût forcé. A la campagne, le seul temps du bain était exempt d'étude ; je veux dire le temps qu'il était dans l'envi; car, pendant qu'il se faisait frotter et essuyer, il ne manquait point ou de lire ou de dicter. Dans ses voyages, c'était sa seule application. Comme si alors il eût été plus dégagé de tous les autres soins, il avait toujours à ses côtés son livre, ses tablettes et son copiste. Il lui faisait prendre ses gants en hiver, afin que la rigueur même de la saison ne pût dérober un moment à l'étude. C'était par cette raison qu'à Rome il n'allait jamais qu'en chaise. Je me souviens qu'un jour il me reprit de m'être promené. Vous pouviez, dit-il, mettre ces heures à profit. Car il comptait pour perdu tout le temps que l'on n'employait pas aux sciences. C'est par cette prodigieuse assiduité qu'il a su achever tant de volumes, et qu'il m'a laissé cent soixante tomes remplis de ses remarques, écrites sur la page et sur le revers en très petits caractères, ce qui les multiplie beaucoup. Il me contait qu'il n'avait tenu qu'à lui, pendant qu'il était procureur de César en Espagne, de les vendre à Largius Lucinius quatre cent mille sesterces; et alors ces mémoires n'étaient pas tout à fait en si grand nombre. Quand vous songez à cette immense lecture, à ces ouvrages infinis qu'il a composés , ne croiriez-vous pas qu'il n'a jamais été ni dans les charges, ni dans la faveur des princes? Mais quand on vous dit tout le temps qu'il a ménagé pour les belles-lettres, ne commencez-vous pas à croire qu'il n'a pas encore assez lu et assez écrit? Car, d'un côté, quels obstacles les charges et la cour ne forment-elles point aux études? et, de l'autre, que ne peut point une si constante application? C'est donc avec raison que je me moque de ceux qui m'appellent studieux, moi qui, en comparaison de lui, suis un franc fainéant. Cependant je donne à l'étude tout ce que les devoirs, et publies et particuliers, me laissent de temps. Eh! qui, parmi ceux même qui consacrent toute leur vie aux belles-lettres, pourra soutenir cette comparaison , et ne pas rougir, comme si le sommeil et la mollesse partageaient ses jours? Je m'aperçois que mon sujet m'a emporté plus loin que je ne m'étais proposé. Je voulais seulement vous apprendre ce que vous désiriez savoir, quels ouvrages mon oncle a composés. Je m'assure pourtant que ce que je vous ai mandé ne vous fera guère moins de plaisir que leur lecture. Non seulement cela peut piquer encore davantage votre curiosité, mais vous piquer vous-même d'une noble envie de faire quelque chose de semblable.

Adieu.

III, 5

C. Plinius Baebio Macro suo s.

1 Pergratum est mihi quod tam diligenter libros avunculi mei lectitas, ut habere omnes velis quaerasque qui sint omnes. 2 Fungar indicis partibus, atque etiam quo sint ordine scripti notum tibi faciam; est enim haec quoque studiosis non injucunda cognitio. 3 ‘De jaculatione equestri unus’; hunc cum praefectus alae militaret, pari ingenio curaque composuit. ‘De vita Pomponi Secundi duo’; a quo singulariter amatus hoc memoriae amici quasi debitum munus exsolvit. 4 ‘Bellorum Germaniae viginti’; quibus omnia quae cum Germanis gessimus bella collegit. Incohavit cum in Germania militaret, somnio monitus: astitit ei quiescenti Drusi Neronis effigies, qui Germaniae latissime victor ibi periit, commendabat memoriam suam orabatque ut se ab injuria oblivionis assereret. 5 ‘Studiosi tres’, in sex volumina propter amplitudinem divisi, quibus oratorem ab incunabulis instituit et perficit. ‘Dubii sermonis octo’: scripsit sub Nerone novissimis annis, cum omne studiorum genus paulo liberius et erectius periculosum servitus fecisset. 6 ‘A fine Aufidi Bassi triginta unus.’ ‘Naturae historiarum triginta septem’, opus diffusum eruditum, nec minus varium quam ipsa natura.

7 Miraris quod tot volumina multaque in his tam scrupulosa homo occupatus absolverit? Magis miraberis si scieris illum aliquamdiu causas actitasse, decessisse anno sexto et quinquagensimo, medium tempus distentum impeditumque qua officiis maximis qua amicitia principum egisse. 8 Sed erat acre ingenium, incredibile studium, summa vigilantia. Lucubrare Vulcanalibus incipiebat non auspicandi causa sed studendi statim a nocte multa, hieme vero ab hora septima vel cum tardissime octava, saepe sexta. Erat sane somni paratissimi, non numquam etiam inter ipsa studia instantis et deserentis. 9 Ante lucem ibat ad Vespasianum imperatorem (nam ille quoque noctibus utebatur), inde ad delegatum sibi officium. Reversus domum quod reliquum temporis studiis reddebat. 10 Post cibum saepe (quem interdiu levem et facilem veterum more sumebat) aestate si quid otii jacebat in sole, liber legebatur, adnotabat excerpebatque. Nihil enim legit quod non excerperet; dicere etiam solebat nullum esse librum tam malum ut non aliqua parte prodesset. 11 Post solem plerumque frigida lavabatur, deinde gustabat dormiebatque minimum; mox quasi alio die studebat in cenae tempus. Super hanc liber legebatur adnotabatur, et quidem cursim. 12 Memini quendam ex amicis, cum lector quaedam perperam pronuntiasset, revocasse et repeti coegisse; huic avunculum meum dixisse: ‘Intellexeras nempe?’ Cum ille adnuisset, ‘Cur ergo revocabas? decem amplius versus hac tua interpellatione perdidimus.’ 13 Tanta erat parsimonia temporis. Surgebat aestate a cena luce, hieme intra primam noctis et tamquam aliqua lege cogente.

14 Haec inter medios labores urbisque fremitum. In secessu solum balinei tempus studiis eximebatur (cum dico balinei, de interioribus loquor; nam dum destringitur tergiturque, audiebat aliquid aut dictabat). 15 In itinere quasi solutus ceteris curis, huic uni vacabat: ad latus notarius cum libro et pugillaribus, cujus manus hieme manicis muniebantur, ut ne caeli quidem asperitas ullum studii tempus eriperet; qua ex causa Romae quoque sella vehebatur. 16 Repeto me correptum ab eo, cur ambularem: ‘poteras’ inquit ‘has horas non perdere’; nam perire omne tempus arbitrabatur, quod studiis non impenderetur. 17 Hac intentione tot ista volumina peregit electorumque commentarios centum sexaginta mihi reliquit, opisthographos quidem et minutissimis scriptos; qua ratione multiplicatur hic numerus. Referebat ipse potuisse se, cum procuraret in Hispania, vendere hos commentarios Larcio Licino quadringentis milibus nummum; et tunc aliquanto pauciores erant. 18 Nonne videtur tibi recordanti, quantum legerit quantum scripserit, nec in officiis ullis nec in amicitia principis fuisse; rursus cum audis quid studiis laboris impenderit, nec scripsisse satis nec legisse? Quid est enim quod non aut illae occupationes impedire aut haec instantia non possit efficere? 19 Itaque soleo ridere cum me quidam studiosum vocant, qui si comparer illi sum desidiosissimus. Ego autem tantum, quem partim publica partim amicorum officia distringunt? quis ex istis, qui tota vita litteris assident, collatus illi non quasi somno et inertiae deditus erubescat?

20 Extendi epistulam cum hoc solum quod requirebas scribere destinassem, quos libros reliquisset; confido tamen haec quoque tibi non minus grata quam ipsos libros futura, quae te non tantum ad legendos eos verum etiam ad simile aliquid elaborandum possunt aemulationis stimulis excitare.

Vale.

LETTRE VI.

PLINE A SEVÈRE.

Ces jours passés, j'ai acheté, des deniers d'une succession qui m'est échue, une figure d'airain de Corinthe, petite à la vérité, mais belle et bien travaillée, au moins suivant mes lumières, qui ne vont pas loin en aucune chose, moins encore dans celle-ci. Je crois pourtant en avoir assez pour juger de l'excellence de cette statue. Comme elle est nue, elle ne cache point ses défauts, et nous étale toutes ses beautés. C'est un vieillard debout. Les os, les muscles, les nerfs, les veines, les rides même, vous paraissent comme dans un homme vivant. Ses cheveux sont clairs et plats, son front large, le visage étroit, le cou maigre, les bras abattus, les mamelles pendantes, le. ventre enfoncé; le dos exprime parfaitement la vieillesse; et la couleur de l'airain ne permet pas de douter que la figure ne soit fort ancienne. Enfin, tout y est assez achevé pour arrêter les yeux des maîtres, et pour charmer ceux des ignorants. C'est ce qui m'a engagé à l'acheter, tout médiocre connaisseur que je suis; non dans le dessein d'en parer ma maison, car je ne me suis point encore avisé de lui donner de ces sortes d'embellissements, mais pour orner quelque lieu remarquable dans notre patrie, comme dans le temple de Jupiter. Le présent me paraît digne d'un temple, digne d'une divinité. Faites donc faire à ma statue un piédestal, de tel marbre qu'il vous plaira; et prenez sur vous ce soin avec la même vivacité que vous montrez dans les moindres choses dont je vous charge. On y lira mon nom et mes qualités, si vous croyez que mes qualités y doivent aussi avoir place. Moi , j'aurai soin de vous envoyer mon vieillard, par la première commodité qui se présentera, ou (ce que vous aimerez beaucoup mieux) je vous le porterai moi-même; car je me propose, pour peu que les devoirs de ma charge me le permettent, de faire une course jusque chez vous. Je vois déjà la joie se répandre sur votre visage à cette nouvelle; mais vous allez vous renfrogner. Je n'y serai que très peu de jours. Les mêmes raisons qui retardent mon départ aujourd'hui me défendent une longue absence.

Adieu.

III, 6

C. Plinius Annio Severo suo s.

1 Ex hereditate quae mihi obvenit, emi proxime Corinthium signum, modicum quidem sed festivum et expressum, quantum ego sapio, qui fortasse in omni re, in hac certe perquam exiguum sapio: hoc tamen signum ego quoque intellego. 2 Est enim nudum, nec aut vitia si qua sunt celat, aut laudes parum ostentat. Effingit senem stantem; ossa musculi nervi, venae rugae etiam ut spirantis apparent; rari et cedentes capilli, lata frons, contracta facies, exile collum; pendent lacerti, papillae jacent, venter recessit; 3 a tergo quoque eadem aetas ut a tergo. Aes ipsum, quantum verus color indicat, vetus et antiquum; talia denique omnia, ut possint artificum oculos tenere, delectare imperitorum. 4 Quod me quamquam tirunculum sollicitavit ad emendum. Emi autem non ut haberem domi (neque enim ullum adhuc Corinthium domi habeo), verum ut in patria nostra celebri loco ponerem, ac potissimum in Jovis templo; 5 videtur enim dignum templo dignum deo donum. Tu ergo, ut soles omnia quae a me tibi injunguntur, suscipe hanc curam, et jam nunc jube basim fieri, ex quo voles marmore, quae nomen meum honoresque capiat, si hos quoque putabis addendos. 6 Ego signum ipsum, ut primum invenero aliquem qui non gravetur, mittam tibi vel ipse (quod mavis) afferam mecum. Destino enim, si tamen officii ratio permiserit, excurrere isto. 7 Gaudes quod me venturum esse polliceor, sed contrahes frontem, cum adjecero ‘ad paucos dies’: neque enim diutius abesse me eadem haec quae nondum exire patiuntur.

Vale.

LETTRE VII.

PLINE A CANTNIUS.

Le bruit vient de se répandre ici que Silius Italicus a fini ses jours, par une abstinence volontaire, dans sa terre près de Naples. Un abcès incurable qui lui était survenu l'a dégoûté de la vie, et l'a fait courir à la mort avec une constance inébranlable. Jamais la moindre disgrâce ne troubla son bonheur, si ce n'est la perte de son second fils; mais l'aîné, qui valait beaucoup mieux, et qu'il a laissé consulaire et plein de santé, l'en a bien dédommagé. Sa réputation avait reçu quelque atteinte du temps de Néron. Il fut soupçonné de s'être rendu volontairement délateur; mais il avait usé sagement et en honnête homme de la faveur de Vitellius. Il acquit beaucoup de gloire dans le gouvernement d'Asie; et, par une honorable retraite, il avait effacé la tache de ses premières intrigues. Il a su tenir son rang parmi les plus grands de Rome, sans se faire valoir et sans se faire envier. On le visitait, on le respectait; et quoiqu'il gardât souvent le lit et toujours la chambre, où sa fortune ne pouvait attirer personne, la bonne compagnie ne le quittait point. Quand il ne composait pas , il passait les jours dans de savantes conversations. Il faisait des vers où il y avait plus d'art que de génie, et il les lisait quelquefois pour sonder le goût du public. Enfin , il prit conseil de sa vieillesse, et sortit de Rome pour se retirer dans la Pouille , d'où rien n'a pu depuis l'arracher, non pas même l'avènement du nouveau prince à l'empire. Que cette liberté fait d'honneur à Trajan, qui l'a bien voulu donner, et à Silius, qui l'a osé prendre! Tout ce qui paraissait beau le tentait; jusque-là que son empressement pour l'avoir lui attirait des reproches. Il achetait en un même pays plusieurs maisons, et la passion qu'il prenait pour la dernière le dégoûtait des autres. Il se plaisait à rassembler dans chacune grand nombre de livres, de statues, de portraits, qu'il n'aimait pas seulement, mais dont il était enchanté. Le portrait de Virgile remportait sur tous les autres. Il t'était la naissance de ce poète avec beaucoup plus de solennité que la sienne propre; principalement à Naples, où il n'approchait de son tombeau qu'avec le même respect qu'il eût approché d'un temple. Il a vécu dans cette tranquillité soixante et quinze ans, avec un corps délicat, plutôt qu'infirme. Comme il fut le dernier consul que fit Néron, il mourut aussi le dernier de tous ceux que ce prince avait honorés de cette dignité. Il paraît même remarquable que cet homme, qui se trouva consul quand Néron fut tué, ait survécu à tous les autres qui avaient été élevés au consulat par cet empereur. Je ne puis y penser sans être vivement touché de la misère humaine : car que peut-on imaginer de si court et de si borné, qui ne le soit moins que la vie même la plus longue? Ne vous semble-t-il pas qu'il n'y ait qu'un jour que Néron régnait? Cependant, de tous ceux qui ont exercé le consulat sous lui, il n'en reste pas un seul. Mais pourquoi s'en étonner? Lucius Pison, le père de celui que Valérius Festus assassina si cruellement en Afrique, avait coutume de nous dire qu'il ne voyait plus aucun de ceux dont il avait pris l'avis dans le sénat, étant consul. Les jours comptés à cette multitude infinie d'hommes répandus sur la terre sont en si petit nombre, que je n'excuse pas seulement , mais que je loue même les larmes de ce prince dont parle l'histoire. Vous savez ce que l'on dit de Xerxès. Après avoir attentivement regardé cette prodigieuse armée qu'il commandait, il ne put s'empêcher de pleurer le sort de tant de milliers d'hommes, qui devait sitôt finir. Combien cette réflexion doit-elle être puissante pour nous engager à faire un bon usage de ce peu de. moments qui nous échappent si vite! Si nous ne pouvons les employer à des actions d'éclat, que la fortune ne laisse pas toujours à notre portée , donnons-les au moins entièrement à l'étude. S'il n'est pas en notre pouvoir de vivre, laissons au moins des ouvrages qui ne permettent pas d'oublier jamais que nous avons vécu. Je sais bien que vous n'avez pas besoin d'être excité : mon amitié pourtant m'avertit de vous animer dans votre course, comme vous m'animez vous-même dans la mienne. Ô la noble ardeur que celle de deux amis qui, par de mutuelles exhortations, allument de plus en plus en eux l'amour de l'immortalité!

Adieu.

III, 7

C. Plinius Caninio Rufo suo s.

1 Modo nuntiatus est Silius Italicus in Neapolitano suo inedia finisse vitam. 2 Causa mortis valetudo. Erat illi natus insanabilis clavus, cujus taedio ad mortem irrevocabili constantia decucurrit usque ad supremum diem beatus et felix, nisi quod minorem ex liberis duobus amisit, sed majorem melioremque florentem atque etiam consularem reliquit. 3 Laeserat famam suam sub Nerone (credebatur sponte accusasse), sed in Vitelli amicitia sapienter se et comiter gesserat, ex proconsulatu Asiae gloriam reportaverat, maculam veteris industriae laudabili otio abluerat. 4 Fuit inter principes civitatis sine potentia, sine invidia: salutabatur colebatur, multumque in lectulo jacens cubiculo semper, non ex fortuna frequenti, doctissimis sermonibus dies transigebat, eum a scribendo vacaret. 5 Scribebat carmina majore cura quam ingenio, non numquam judicia hominum recitationibus experiebatur. 6 Novissime ita suadentibus annis ab urbe secessit, seque in Campania tenuit, ac ne adventu quidem novi principis inde commotus est: 7 magna Caesaris laus sub quo hoc liberum fuit, magna illius qui hac libertate ausus est uti. 8 Erat φιλόκαλος usque ad emacitatis reprehensionem. Plures isdem in locis villas possidebat, adamatisque novis priores neglegebat. Multum ubique librorum, multum statuarum, multum imaginum, quas non habebat modo, verum etiam venerabatur, Vergili ante omnes, cujus natalem religiosius quam suum celebrabat, Neapoli maxime, ubi monimentum ejus adire ut templum solebat. 9 In hac tranquillitate annum quintum et septuagensimum excessit, delicato magis corpore quam infirmo; utque novissimus a Nerone factus est consul, ita postremus ex omnibus, quos Nero consules fecerat, decessit.

10 Illud etiam notabile: ultimus ex Neronianis consularibus obiit, quo consule Nero periit. Quod me recordantem fragilitatis humanae miseratio subit. 11 Quid enim tam circumcisum tam breve quam hominis vita longissima? An non videtur tibi Nero modo modo fuisse? cum interim ex iis, qui sub illo gesserant consulatum, nemo jam superest. 12 Quamquam quid hoc miror? Nuper L. Piso, pater Pisonis illius, qui Valerio Festo per summum facinus in Africa occisus est, dicere solebat neminem se videre in senatu, quem consul ipse sententiam rogavisset. 13 Tam angustis terminis tantae multitudinis vivacitas ipsa concluditur, ut mihi non venia solum dignae, verum etiam laude videantur illae regiae lacrimae; nam ferunt Xersen, cum immensum exercitum oculis obisset, illacrimasse, quod tot milibus tam brevis immineret occasus. 14 Sed tanto magis hoc, quidquid est temporis futilis et caduci, si non datur factis (nam horum materia in aliena manu), certe studiis proferamus, et quatenus nobis denegatur diu vivere, relinquamus aliquid, quo nos vixisse testemur. 15 Scio te stimulis non egere: me tamen tui caritas evocat, ut currentem quoque instigem, sicut tu soles me. Ἀγαθὴ δ᾿ ἔρις cum invicem se mutuis exhortationibus amici ad amorem immortalitatis exacuunt.

Vale.

LETTRE VIII.

PLINE A TRANQUILLE.

Votre air de cérémonie avec moi ne se dément point, quand vous me priez, avec tant de circonspection, de vouloir bien faire passer à Césennius Silvanus, votre proche parent, la charge de colonel que j'ai obtenue pour vous de Nératius Marcellus. Je n'aurai pas moins de plaisir à vous mettre en état de donner à quelqu'un cette place, qu'à vous la voir remplir vous-même. Je ne crois point qu'il soit raisonnable d'envier à ceux que l'on veut élever aux honneurs , le titre de bienfaiteur, qui seul vaut mieux que tous les honneurs ensemble. Je sais même qu'il est aussi glorieux de répandre les grâces que de les mériter. Vous aurez à la fois cette double gloire, si vous honorez un autre d'une dignité où votre mérite vous avait appelé. Ne croyez pas que je m'oublie dans cette occasion : je sens que la considération qu'on a pour moi va croître infiniment dans le monde. On y connaîtra que mes amis peuvent non seulement exercer la charge de tribun, mais même la donner. Je vous obéis donc avec plaisir dans une chose si juste. Heureusement votre nom n'a point encore été porté sur le rôle public. Ainsi nous avons la liberté de mettre à la place celui de Silvanus. Puise-t-il être aussi sensible à cette grâce qu'il reçoit de vous, que vous l'êtes à ce petit service que je vous rends !

Adieu.

III, 8

C. Plinius Suetonio Tranquillo suo s.

1 Facis pro cetera reverentia quam mihi praestas, quod tam sollicite petis ut tribunatum, quem a Neratio Marcello clarissimo viro impetravi tibi, in Caesennium Silvanum propinquum tuum transferam. 2 Mihi autem sicut jucundissimum ipsum te tribunum, ita non minus gratum alium per te videre. Neque enim esse congruens arbitror, quem augere honoribus cupias, huic pietatis titulis invidere, qui sunt omnibus honoribus pulchriores. 3 Video etiam, cum sit egregium et mereri beneficia et dare, utramque te laudem simul assecuturum, si quod ipse meruisti alii tribuas. Praeterea intellego mihi quoque gloriae fore, si ex hoc tuo facto non fuerit ignotum amicos meos non gerere tantum tribunatus posse verum etiam dare. 4 Quare ego vero honestissimae voluntati tuae pareo. Neque enim adhuc nomen in numeros relatum est, ideoque liberum est nobis Silvanum in locum tuum subdere; cui cupio tam gratum esse munus tuum, quam tibi meum est.

Vale.

LETTRE IX.

PLINE A MINUCIANUS.

Je puis enfin vous faire ici le détail de tous les travaux que m'a coûté la cause que j'ai plaidée pour la province d'Andalousie. Cette cause a duré plusieurs audiences, avec des succès fort différents. Pourquoi ces succès différents, pourquoi plusieurs audiences? me demanderez-vous. Je vais vous le dire. Classicus, âme basse , et qui allait au crime à découvert, avait gouverné cette province avec autant de cruauté que d'avarice, la même année que sous Marius Priscus l'Afrique éprouvait semblable sort. Priscus était originaire d'Andalousie, et Classicus d'Afrique : de là ce bon mot des Andalousiens (car il échappe quelquefois de bons mots à la douleur): L'Afrique nous rend ce que nous lui avons prêté. Il y eut pourtant cette différence entre ces deux hommes, qu'une seule ville poursuivit criminellement Priscus, et que plusieurs particuliers se rendirent ses parties; au lieu que toute l'Andalousie en corps fondit sur Classicus. Il prévint les suites de ce procès par une mort qu'il dut ou à sa bonne fortune ou à son courage : car sa mort, qui d'ailleurs a été honteuse, ne laisse pas d'être équivoque. Si d'un côté il parait fort vraisemblable qu'en perdant l'espérance de se justifier, il ait voulu perdre la vie, il n'est pas concevable, de l'autre, qu'un scélérat qui n'a pas eu honte de commettre les actions les plus condamnables ait eu le coeur d'affronter la mort, pour se dérober à la honte de la condamnation. L'Andalousie cependant demandait que, tout mort qu'il était, son procès fût instruit. Les lois le voulaient ainsi. L'usage semblait s'y opposer. Enfin, après une longue interruption, les lois ont, dans cette occasion, repris leur première force. Les peuples de cette province allaient encore plus loin. Ils prétendaient que Classicus n'était pas le seul coupable. Ils accusaient nommément les ministres, les complices de ses crimes, et demandaient justice contre eux. Je parlais pour l'Andalousie, et j'étais secondé par Lucéius Albius. C'est un homme qui n'étale pas moins de richesses que de fleurs dans ses discours, et pour qui cette société de ministère a redoublé mon ancienne amitié pour lui. Il semble que les rivaux de gloire, surtout parmi les gens de lettres, soient fort disposés à la discorde. Nous n'avons pas eu pourtant la moindre dispute. Chacun, sans écouter l'amour-propre, marchait d'un pas égal où l'appelait le bien de la cause. Son étendue et l'utilité de nos clients nous firent dès le commencement reconnaître qu'il ne fallait pas que chacun de nous renfermât tant d'actions différentes dans un seul discours. Nous craignions que le jour, que la voix, que les forces ne nous manquassent, si nous rassemblions , comme en un seul corps d'accusation, tant de crimes et tant de criminels. Tous ces noms , tous ces faits différents pouvaient d'ailleurs non seulement épuiser l'attention des juges, mais même confondre leurs idées. Nous appréhendions encore que le crédit particulier de chacun des accusés, si on les réunissait dans un même jugement, ne devint commun à tous par ce mélange. Enfin nous voulions éviter que, dans la confusion , le plus puissant ne se sauvât aux dépens du plus faible, et qu'un indigne sacrifice ne dérobât à la justice les plus nobles victimes: car jamais la faveur et la brigue n'agissent plus sûrement que lorsqu'elles peuvent se couvrir du masque de la sévérité. Nous voulions imiter Sertorius, qui commanda au plus fort de ses soldats d'arracher tout à la fois la queue d'un cheval, et au plus faible, de ne l'arracher que poil à poil. Vous savez le reste. Nous jugions de même qu'il ne nous était pas possible de triompher d'un si gros escadron d'accusés, si nous ne les détachions les uns des autres. La première chose que nous crûmes devoir bien établir, c'est que Classicus était coupable. C'était une préparation naturelle et nécessaire à l'accusation de ses officiers et de ses complices, qui ne pouvaient jamais être criminels s'il était innocent. Nous en choisîmes deux d'entre eux pour lui joindre, Bébius Probus et Fabius Hispanus, l'un et l'autre considérables par leur crédit, Hispanus même par son éloquence. Classicus nous fit peu de peine. Il avait laissé parmi ses papiers un mémoire écrit de sa main, où l'on trouvait au juste ce que lui avait valu chacune de ses concussions. Nous avions même une lettre de lui fort vaine et fort impertinente, qu'il écrivit à une de ses maîtresses à Rome, en ces termes : Réjouissons-nous; je reviens auprès de toi libre de toute affaire. J'ai amassé quatre millions de sesterces, du prix d'une partie des domaines d'Andalousie. Probus et Hispanus nous embarrassèrent davantage. Avant que d'entrer dans la preuve de leurs crimes, je crus qu'il était nécessaire de faire voir (lue l'exécution de l'ordre d'un gouverneur, en une chose manifestement injuste, était un crime. Autrement, c'était perdre son temps que de prouver qu'ils avaient été les exécuteurs des ordres de Classicus: car ils ne niaient pas les faits dont ils étaient chargés; mais ils s'excusaient sur l'obéissance qui les y avait forcés, et qui demandait leur grâce. Ils prétendaient la mériter d'autant plus justement qu'ils étaient des gens de province accoutumés à trembler au moindre commandement du gouverneur. Claudius Restitutus, qui me répliqua, publie hautement que, malgré le long exercice et cette vivacité naturelle qui lui tient la repartie toujours prête, il ne fut jamais plus troublé, jamais plus déconcerté que lorsqu'il se vit arracher les seules armes où il avait mis toute sa confiance. Voici quel fut l'événement. Le sénat ordonna que les biens dont Classicus jouissait avant qu'il prît possession de son gouvernement seraient séparés de ceux qu'il avait acquis depuis. Les premiers furent adjugés à sa fille; les autres furent abandonnés aux peuples d'Andalousie. Ou alla plus loin : on ordonna que les créanciers qu'il avait payés rendraient ce qu'ils avaient reçu ;et l'on exila pour cinq ans Hispanus et Probus : tant ce qui d'abord ne paraissait presque pas criminel parut atroce dans la suite. Peu de jours après, nous plaidâmes contre CIavius Fuscus, gendre de Classicus, et contre Stillonius Priscus, qui avait commandé une cohorte sous lui. Le succès fut différent. Priscus fut banni de l'Italie pour deux ans; Fuscus fut renvoyé absous. Dans la troisième audience, il nous sembla plus convenable de rassembler grand nombre de complices. Il était dangereux qu'en faisant traîner plus longtemps cette affaire, le dégoût et l'ennui ne refroidissent l'attention des juges, et ne lassassent leur sévérité. Il ne nous restait d'ailleurs que des criminels d'une moindre importance, et que nous avions tout exprès réservés pour les derniers. J'en excepte pourtant la femme de Classicus. L'on avait coutre elle assez d'indices pour la soupçonner, mais non assez de preuves pour la convaincre. A l'égard de sa fille, aussi accusée, les soupçons même manquaient. Lors donc qu'à la fin de cette audience j'eus à parler d'elle, n'ayant plus à craindre, comme je l'aurais eu au commencement, d'ôter à l'accusation quelque chose de son poids, je crus qu'il était de la justice de ne point opprimer l'innocence. Je ne me contentai pas de le penser, je le dis librement, et de plus d'une manière. Tantôt je demandais aux députés s'ils m'avaient instruit de quelque fait qu'ils se pussent promettre de prouver contre elle; tantôt je m'adressais au sénat, et le suppliais de me dire s'il croyait qu'au cas que j'eusse quelque sorte d'éloquence , il me fût permis d'en abuser pour perdre une personne qui était innocente, et pour lui plonger le poignard dans le sein. Enfin, je conclus par ces paroles : Quelqu'un dira : Vous vous érigez donc en juge? Non ; mais je n'oublie pas que je suis un avocat tiré du nombre des juges. Telle a été la fin de cette grande cause. Les uns mit été absous; la plupart condamnés, et bannis ou à temps ou à perpétuité. Le décret du sénat loue en termes fort honorables notre fidélité, notre application, notre fermeté; et cela seul pouvait dignement récompenser de si grands travaux. Vous comprenez aisément 'à quel point m'ont fatigué tant de plaidoiries différentes, tant d'opiniâtres disputes, tant de témoins à interroger, à raffermir, à réfuter. Représentez-vous quel embarras, quel chagrin, de se montrer toujours inexorable aux sollicitations secrètes, et de résister en face aux protecteurs déclarés d'un si grand nombre de coupables! En voici un exemple. Quelques-uns des juges mêmes, au gré de qui je pressais trop un accusé des plus accrédités, ne purent s'empêcher de s'écrier hautement, et de m'interrompre. Eh! laissez-moi continuer, leur dis-je, cet homme n'en sera pas moins innocent, quand j'aurai tout dit. Imaginez-vous par là quelles contradictions il m'a fallu essuyer, quelles inimitiés je me suis attirées. Il est vrai qu'elles ne dureront pas; car l'intégrité, qui dans le moment blesse ceux à qui elle résiste, devient bientôt l'objet de leur admiration et de leurs louanges. Je ne pouvais pas vous exposer plus clairement toute cette affaire. Vous allez me dire : Elle n'en valait pas la peine; je me serais bien passé d'une si longue lettre. Cessez donc de me demander de temps en temps ce que l'on fait à Rome ; et souvenez vous qu'une lettre ne peut être longue, lorsqu'elle comprend l'instruction et le détail d'un grand procès, les chefs d'accusation, le nombre et la qualité des accusés, la diversité des condamnations. Il me semble qu'il n'était pas possible de vous le mander, ni en moins de mots, ni plus exactement. Je me vante à tort d'exactitude : il me revient un peu tard une circonstance qui m'était échappée. Je vais la mettre ici , quoique hors de sa place. Homère , et tant d'habiles gens après lui, n'en usent-ils pas de même? et, après fout, cela n'a-t-il pas son agrément? Moi, je n'y entends pas finesse. L'un des témoins, ou chagrin de se voir cité malgré lui, ou corrompu par quelqu'un des complices qui voulait déconcerter les accusateurs, accusa Norbanus Licinianus, l'un des députés et des commissaires, de prévariquer en ce qui regardait Casta , femme de Classicus. Les lois veulent que l'on juge l'accusation principale, avant que d'entrer en connaissance de la prévarication; parce que rien n'est plus propre à faire bien juger de la prévarication, que la manière dont l'accusation paraît avoir été instruite, Cependant, ni la disposition des lois, ni la qualité de député, ni la fonction de commissaire, ne purent garantir Norbanus, tant on avait de haine et d'indignation coutre cet homme. C'était un scélérat, qui, du temps de Domitien, avait usé de sa faveur comme la plupart des autres, et que la province avait choisi pour commissaire, en vue, non de sa droiture et de son intégrité, mais de son inimitié déclarée contre Classicus, par qui il avait été banni. Norbanus demanda un jour au moins pour préparer sa défense. On n'eut pas plus d'égard à cette seconde remontrance qu'à la première. Il fallut répondre dans le moment : il le fit. Son caractère fourbe et méchant ne me permet pas de décider si ce fut avec audace ou avec fermeté; mais il est certain que ce fut avec toute la présence d'esprit imaginable. On le chargea de beaucoup de faits particuliers, qui lui firent plus de tort que la prévarication. Pomponius Rufus et Libo Frugi , tons deux consulaires, déposèrent contre lui que, du temps de Domitien, il avait plaidé pour les accusateurs de Salvius Libéralis. Norbanus fut condamné et relégué. Ainsi, lorsque j'accusai Casta, j'appuyai principalement sur le jugement de prévarication prononcé contre son accusateur. Mais j'appuyai inutilement : car il arriva une chose toute nouvelle, et qui paraît renfermer contradiction. Les mêmes juges qui avaient déclaré l'accusateur convaincu de prévarication prononcèrent l'absolution de l'accusée. Vous êtes curieux de savoir quel parti nous primes dans cette conjoncture. Ce fut de remontrer au sénat que nous tenions de Norbanus seul toutes nos instructions, et de soutenir que, s'il était jugé prévaricateur, il fallait nous donner le temps de chercher et de rassembler de nouveaux mémoires. Après cela, pendant toute l'instruction de son procès, nous demeurâmes spectateurs. Pour lui, il continua d'être présent à tout, et montra jusqu'à la fin, ou la même fermeté, ou la même audace. J'examine si je n'omets rien encore. Oui : j'allais oublier que le dernier jour Salvius Libéralis parla fortement contre tous les autres députés, comme s'ils avaient trahi la province, et qu'ils eussent épargné plusieurs personnes qu'ils avaient ordre d'accuser. Son esprit, son feu, son éloquence, firent grande peur aux pauvres gens. Persuadé de leur vertu et de leur reconnaissance, je les défendis. Ils publient que je les ai sauvés d'une terrible tempête. Ce sera ici la fin de ma lettre. Je n'y ajouterai pas une syllabe, quand même je m'apercevrais que j'y ai oublié quelque chose.

Adieu.

III, 9

C. Plinius Cornelio Miniciano suo s.

1 Possum jam perscribere tibi quantum in publica provinciae Baeticae causa laboris exhauserim. 2 Nam fuit multiplex, actaque est saepius cum magna varietate. Unde varietas, unde plures actiones? Caecilius Classicus, homo foedus et aperte malus, proconsulatum in ea non minus violenter quam sordide gesserat, eodem anno quo in Africa Marius Priscus. 3 Erat autem Priscus ex Baetica, ex Africa Classicus. Inde dictum Baeticorum, ut plerumque dolor etiam venustos facit, non illepidum ferebatur: ‘Dedi malum et accepi.’ 4 Sed Marium una civitas publice multique privati reum peregerunt, in Classicum tota provincia incubuit. Ille accusationem vel fortuita vel voluntaria morte praevertit. Nam fuit mors ejus infamis, ambigua tamen: ut enim credibile videbatur voluisse exire de vita, Cum defendi non posset, ita mirum pudorem damnationis morte fugisse, quem non puduisset damnanda committere. 6 Nihilo minus Baetica etiam in defuncti accusatione perstabat. Provisum hoc legibus, intermissum tamen et post longam intercapedinem tunc reductum. Addiderunt Baetici, quod simul socios ministrosque Classici detulerunt, nominatimque in eos inquisitionem postulaverunt. 7 Aderam Bacticis mecumque Luccejus Albinus, vir in dicendo copiosus ornatus; quem ego cum olim mutuo diligerem, ex hac officii societate amare ardentius coepi. 8 Habet quidem gloria, in studiis praesertim, quiddam ἀκοινώνητον nobis tamen nullum certamen nulla contentio, cum uterque pari jugo non pro se sed pro causa niteretur, cujus et magnitudo et utilitas visa est postulare, ne tantum oneris singulis actionibus subiremus. 9 Verebamur ne nos dies ne vox ne latera deficerent, si tot crimina tot reos uno velut fasce complecteremur; deinde ne judicum intentio multis nominibus multisque causis non lassaretur modo verum etiam confunderetur; mox ne gratia singulorum collata atque permixta pro singulis quoque vires omnium acciperet; postremo ne potentissimi vilissimo quoque quasi piaculari dato alienis poenis elaberentur. 10 Etenim tum maxime favor et ambitio dominatur, cum sub aliqua specie severitatis delitescere potest. 11 Erat in consilio Sertorianum illud exemplum, qui robustissimum et infirmissimum militem jussit caudam equi (reliqua nosti. Nam nos quoque tam numerosum agmen reorum ita demum videbamus posse superari, si per singulos carperetur.

12 Placuit in primis ipsum Classicum ostendere nocentem: hic aptissimus ad socios ejus et ministros transitus erat, quia socii ministrique probari nisi illo nocente non poterant. Ex quibus duos statim Classico junximus, Baebium Probum et Fabium Hispanum, utrumque gratia, Hispanum etiam facundia validum. Et circa Classicum quidem brevis et expeditus labor. 13 Sua manu reliquerat scriptum, quid ex quaque re, quid ex quaque causa accepisset; miserat etiam epistulas Romam ad amiculam quandam, jactantes et gloriosas, his quidem verbis: ‘Io io, liber ad te venio; jam sestertium quadragiens redegi parte vendita Baeticorum.’ 14 Circa Hispanum et Probum multum sudoris. Horum ante quam crimina ingrederer, necessarium credidi elaborare, ut constaret ministerium crimen esse: quod nisi fecissem, frustra ministros probassem. 15 Neque enim ita defendebantur, ut negarent, sed ut necessitati veniam precarentur; esse enim se provinciales et ad omne proconsulum imperium metu cogi. 16 Solet dicere Claudius Restitutus, qui mihi respondit, vir exercitatus et vigilans et quamlibet subitis paratus, numquam sibi tantum caliginis tantum perturbationis offusum, quam cum praerepta et extorta defensioni suae cerneret, in quibus omnem fiduciam reponebat. 17 Consilii nostri exitus fuit: bona Classici, quae habuisset ante provinciam, placuit senatui a reliquis separari, illa filiae haec spoliatis relinqui. Additum est, ut pecuniae quas creditoribus solverat revocarentur. Hispanus et Probus in quinquennium relegati; adeo grave visum est, quod initio dubitabatur an omnino crimen esset.

18 Post paucos dies Claudium Fuscum, Classici generum, et Stilonium Priscum, qui tribunus cohortis sub Classico fuerat, accusavimus dispari eventu: Prisco in biennium Italia interdictum, absolutus est Fuscus.

19 Actione tertia commodissimum putavimus plures congregare, ne si longius esset extracta cognitio, satietate et taedio quodam justitia cognoscentium severitasque languesceret; et alioqui supererant minores rei data opera hunc in locum reservati, excepta tamen Classici uxore, quae sicut implicita suspicionibus ita non satis convinci probationibus visa est; 20 nam Classici filia, quae et ipsa inter reos erat, ne suspicionibus quidem haerebat. Itaque, cum ad nomen ejus in extrema actione venissem (neque enim ut initio sic etiam in fine verendum erat, ne per hoc totius accusationis auctoritas minueretur), honestissimum credidi non premere immerentem, idque ipsum dixi et libere et varie. 21 Nam modo legatos interrogabam, docuissentne me aliquid quod re probari posse confiderent; modo consilium a senatu petebam, putaretne debere me, si quam haberem in dicendo facultatem, in jugulum innocentis quasi telum aliquod intendere; postremo totum locum hoc fine conclusi: ‘Dicet aliquis: Judicas ergo? Ego vero non judico, memini tamen me advocatum ex judicibus datum.’

22 Hic numerosissimae causae terminus fuit quibusdam absolutis, pluribus damnatis atque etiam relegatis, aliis in tempus aliis in perpetuum. 23 Eodem senatus consulto industria fides constantia nostra plenissimo testimonio comprobata est, dignum solumque par pretium tanti laboris. 24 Concipere animo potes quam simus fatigati, quibus totiens agendum totiens altercandum, tam multi testes interrogandi sublevandi refutandi. 25 Jam illa quam ardua quam molesta, tot reorum amicis secreto rogantibus negare, adversantibus palam obsistere! Referam unum aliquid ex iis quae dixi. Cum mihi quidam e judicibus ipsis pro reo gratiosissimo reclamarent, ‘Non minus’ inquam ‘hic innocens erit, si ego omnia dixero.’ 26 Conjectabis ex hoc quantas contentiones, quantas etiam offensas subierimus dumtaxat ad breve tempus; nam fides in praesentia eos quibus resistit offendit, deinde ab illis ipsis suspicitur laudaturque. Non potui magis te in rem praesentem perducere. 27 Dices: ‘Non fuit tanti; quid enim mihi cum tam longa epistula?’ Nolito ergo identidem quaerere, quid Romae geratur. Et tamen memento non esse epistulam longam, quae tot dies tot cognitiones tot denique reos causasque complexa sit. 28 Quae omnia videor mihi non minus breviter quam diligenter persecutus.

Temere dixi ‘diligenter’: succurrit quod praeterieram et quidem sero, sed quamquam praepostere reddetur. Facit hoc Homerus multique illius exemplo; est alioqui perdecorum, a me tamen non ideo fiet. 29 E testibus quidam, sive iratus quod evocatus esset invitus, sive subornatus ab aliquo reorum, ut accusationem exarmaret, Norbanum Licinianum, legatum et inquisitorem, reum postulavit, tamquam in causa Castae (uxor haec Classici) praevaricaretur. 30 Est lege cautum ut reus ante peragatur, tunc de praevaricatore quaeratur, videlicet quia optime ex accusatione ipsa accusatoris fides aestimatur. 31 Norbano tamen non ordo legis, non legati nomen, non inquisitionis officium praesidio fuit; tanta conflagravit invidia homo alioqui flagitiosus et Domitiani temporibus usus ut multi, electusque tunc a provincia ad inquirendum non tamquam bonus et fidelis, sed tamquam Classici inimicus (erat ab illo relegatus). 32 Dari sibi diem, edi crimina postulabat; neutrum impetravit, coactus est statim respondere. Respondit, malum pravumque ingenium hominis facit ut dubitem, confidenter an constanter, certe paratissime. 33 Objecta sunt multa, quae magis quam praevaricatio nocuerunt; quin etiam duo consulares, Pomponius Rufus et Libo Frugi, laeserunt eum testimonio, tamquam apud judicem sub Domitiano Salvi Liberalis accusatoribus adfuisset. 34 Damnatus et in insulam relegatus est. Itaque cum Castam accusarem nihil magis pressi, quam quod accusator ejus praevaricationis crimine corruisset; pressi tamen frustra; accidit enim res contraria et nova, ut accusatore praevaricationis damnato rea absolveretur. 35 Quaeris, quid nos, dum haec aguntur? Indicavimus senatui ex Norbano didicisse nos publicam causam, rursusque debere ex integro discere, si ille praevaricator probaretur, atque ita, dum ille peragitur reus, sedimus. Postea Norbanus omnibus diebus cognitionis interfuit eandemque usque ad extremum vel constantiam vel audaciam pertulit.

36 Interrogo ipse me, an aliquid omiserim rursus, et rursus paene omisi. Summo die Salvius Liberalis reliquos legatos graviter increpuit, tamquam non omnes quos mandasset provincia reos peregissent, atque, ut est vehemens et disertus, in discrimen adduxit. Protexi viros optimos eosdemque gratissimos: mihi certe debere se praedicant, quod illum turbinem evaserint. 37 Hic erit epistulae finis, re vera finis; litteram non addam, etiamsi adhuc aliquid praeterisse me sensero.

Vale.

LETTRE X.


PLINE A SPURINNA ET A COCCIA.

Si, les derniers jours que je passai chez vous, je ne vous dis point que j'avais composé un ouvrage à la louange de votre fils, deux raisons m'en ont empêché. L'une, que je ne l'avais pas composé pour vous le dire, mais pour satisfaire à ma tendresse, et pour soulager ma douleur; l'autre, que les mêmes personnes qui vous avaient parlé de mon ouvrage, et qui en avaient ouï la lecture (comme vous-même, Spurinna, me l'avez dit), avaient dû, ce me semble, vous en apprendre le sujet. Je craignais d'ailleurs de prendre mal mon temps, si dans des jours destinés à la joie j'eusse rappelé de si tristes idées. J'ai même encore un peu hésité aujourd'hui si je me contenterais de vous envoyer la pièce que j'ai prononcée , et que vous exigez de moi; ou si je n'y ajouterais point d'autres écrits, que je réserve pour un recueil séparé : car il ne suffit pas à un coeur aussi touché que le mien de renfermer dans un petit livre la mémoire d'une personne si chère et si précieuse; il faut donner plus d'étendue à sa gloire. El le l'aura , si divers ouvrages la répandent et la publient. Mais, dans le doute si je vous enverrais tout ce que j'ai composé sur ce sujet, ou si j'en retiendrais une partie, j'ai trouvé qu'il convenait mieux à ma franchise et à notre amitié de vous envoyer tout, principalement après la promesse que vous me faites d'en garder le secret entre nous deux, jusqu'à ce que l'envie me prenne de publier ces ouvrages. Il ne me reste plus qu'à vous demander une grâce : c'est de vouloir bien me dire, avec la même franchise, ce que je dois ajouter, changer, supprimer. Je sais bien que dans la douleur il est difficile de conserver un esprit assez libre pour cela; mais, tout difficile qu'il est, usez-en avec moi comme avec un sculpteur, avec un peintre, qui travaillerait à la statue, au portrait de votre fils. Vous l'avertiriez qu'il n'a pas bien exprimé un trait, qu'il doit retoucher l'autre : ayez pour moi la même attention. Soutenez, conduisez ma plume. Elle travaille, si l'on vous en croit, à une image que le temps ne doit jamais effacer. Plus cette image sera naturelle, ressemblante, parfaite, plus elle sera durable.

Adieu.

III, 10

C. Plinius Vestricio Spurinnae suo et Cottiae s.

1 Composuisse me quaedam de filio vestro non dixi vobis, eum proxime apud vos fui, primum quia non ideo scripseram ut dicerem, sed ut meo amori meo dolori satisfacerem; deinde quia te, Spurinna, cum audisses recitasse me, ut mihi ipse dixisti, quid recitassem simul audisse credebam. 2 Praeterea veritus sum ne vos festis diebus confunderem, si in memoriam gravissimi luctus reduxissem. Nunc quoque paulisper haesitavi, id solum, quod recitavi, mitterem exigentibus vobis, an adicerem quae in aliud volumen cogito reservare. 3 Neque enim affectibus meis uno libello carissimam mihi et sanctissimam memoriam prosequi satis est, cujus famae latius consuletur, si dispensata et digesta fuerit. 4 Verum haesitanti mihi, omnia quae jam composui vobis exhiberem, an adhuc aliqua differrem, simplicius et amicius visum est omnia, praecipue cum affirmetis intra vos futura, donec placeat emittere. 5 Quod superest, rogo ut pari simplicitate, si qua existimabitis addenda commutanda omittenda, indicetis mihi. 6 Difficile est huc usque intendere animum in dolore; difficile, sed tamen, ut scalptorem, ut pictorem, qui filii vestri imaginem faceret, admoneretis, quid exprimere quid emendare deberet, ita me quoque formate regite, qui non fragilem et caducam, sed immortalem, ut vos putatis, effigiem conor efficere: quae hoc diuturnior erit, quo verior melior absolutior fuerit.

Valete.

LETTRE XI.

PLINE A JULIUS GÉNITOR.

C'est le caractère de notre ami Artémidore, d'exagérer toujours les services qu'on lui rend. Il est vrai qu'il a reçu de moi celui dont il vous a parlé; mais il est encore plus vrai qu'il l'estime beaucoup plus qu'il ne vaut. Les philosophes avaient été chassés de Rome. J'allai le trouver dans une maison qu'il avait aux portes de la ville, et j'y allai dans une conjoncture où ma visite était plus remarquable et plus dangereuse : j'étais préteur. Il ne pouvait qu'avec une grosse somme acquitter les dettes qu'il avait contractées pour des sujets très louables. Quelques-uns de ses amis, les plus puissants et les plus riches, ne voulurent pas s'apercevoir de son embarras. Moi, j'empruntai la somme, et je lui en fis don. J'avais lieu pourtant de trembler alors pour moi-même. On venait de faire mourir, ou d'envoyer en exil sept de mes amis. Les morts étaient Sénécion , Rusticus, Helvidius; les exilés, Mauricus, Gratilla, Arria, Fannia. La foudre tombée autour de moi tant de fois, qu'elle m'avait comme brûlé, semblait me présager évidemment un semblable sort. Mais il s'en faut bien que je croie avoir pour cela mérité toute la gloire qu'il me donne : je n'ai fait qu'éviter l'infamie. J'ai eu, autant que la différence de nos âges le pouvait permettre, une amitié pleine de tendresse et d'admiration pour Caïus Musonius, son beau-père. Artérnidore lui-même était de mes plus intimes amis, dès le temps que j'étais tribun dans l'armée de Syrie. C'est la première marque que j'aie donnée d'un naturel heureux, de montrer du goût pour un sage, ou du moins pour un homme qui ressemble si fort a ceux que l'on honore de ce nom : car en vérité, entre tous ceux que l'on appelle philosophes, vous en trouverez difficilement un ou deux aussi sincères, aussi vrais que lui. Je ne vous parle point de son courage à supporter la rigueur des saisons : je ne vous dis point qu'il est infatigable dans les plus rudes travaux; que les plaisirs de la table lui sont inconnus, et qu'il donne aussi peu de licence à ses désirs qu'à ses yeux. Ces qualités pourraient briller dans un autre : chez lui, elles sont obscurcies par ses autres vertus. Il leur doit la préférence que Musonius lui donna sur des rivaux de tous états , lorsqu'il le choisit pour gendre. Je ne puis faire ces réflexions sans être sensible au plaisir d'apprendre qu'il me vante si fort, et principalement auprès de vous. Je finis cependant par oit j'ai commencé. J'appréhende bien qu'il ne sorte des bornes où son inclination bienfaisante ne lui permet guère de se contenir. C'est son défaut, beau à la vérité, mais défaut important, et le seul que je connaisse à cet homme si sage d'ailleurs : il voit toujours dans ses amis plus de mérite qu'ils n'en ont.

Adieu.

III, 11

C. Plinius Julio Genitori suo s.

1 Est omnino Artemidori nostri tam benigna natura, ut officia amicorum in maius extollat. Inde etiam meum meritum ut vera ita supra meritum praedicatione circumfert. 2 Equidem, cum essent philosophi ab urbe summoti, fui apud illum in suburbano, et quo notabilius (hoc est, periculosius) esset fui praetor. Pecuniam etiam, qua tunc illi ampliore opus erat, ut aes alienum exsolveret contractum ex pulcherrimis causis, mussantibus magnis quibusdam et locupletibus amicis mutuatus ipse gratuitam dedi. 3 Atque haec feci, cum septem amicis meis aut occisis aut relegatis, occisis Senecione Rustico Helvidio, relegatis Maurico Gratilla Arria Fannia, tot circa me jactis fulminibus quasi ambustus mihi quoque impendere idem exitium certis quibusdam notis augurarer. 4 Non ideo tamen eximiam gloriam meruisse me, ut ille praedicat, credo, sed tantum effugisse flagitium. 5 Nam et C. Musonium socerum ejus, quantum licitum est per aetatem, cum admiratione dilexi et Artemidorum ipsum jam tum, cum in Syria tribunus militarem, arta familiaritate complexus sum, idque primum non nullius indolis dedi specimen, quod virum aut sapientem aut proximum simillimumque sapienti intellegere sum visus. 6 Nam ex omnibus, qui nunc se philosophos vocant, vix unum aut alterum invenies tanta sinceritate, tanta veritate. Mitto, qua patientia corporis hiemes juxta et aestates ferat, ut nullis laboribus cedat, ut nihil in cibo in potu voluptatibus tribuat, ut oculos animumque contineat. 7 Sunt haec magna, sed in alio; in hoc vero minima, si ceteris virtutibus comparentur, quibus meruit, ut a C. Musonio ex omnibus omnium ordinum assectatoribus gener assumeretur. 8 Quae mihi recordanti est quidem jucundum, quod me cum apud alios tum apud te tantis laudibus cumulat; vereor tamen ne modum excedat, quem benignitas ejus (illuc enim unde coepi revertor) solet non tenere. 9 Nam in hoc uno interdum vir alioqui prudentissimus honesto quidem sed tamen errore versatur, quod pluris amicos suos quam sunt arbitratur.

Vale.

LETTRE XII.

PLINE A CATILIUS.

J'irai souper chez vous, mais je veux faire mon marché. Je prétends que le repas soit court et frugal. Seulement beaucoup de morale enjouée; et de cela même point d'excès. Demain avant le jour, différents devoirs éveilleront des gens que Caton même ne rencontra pas impunément. César, à ce propos, le blâme d'une manière qui le loue. Il dépeint dans un si grand embarras ceux qui rencontrèrent Caton ivre, qu'ils rougirent aussitôt qu'ils lui eurent découvert le visage. On eût dit, ajoute-t-il, que Caton venait de les prendre sur le fait, et non pas qu'ils venaient d'y prendre Caton. Quelle plus haute idée peut-on donner de l'autorité que Caton avait acquise, que de le représenter si respectable, tout enseveli qu'il était dans le vin? Ce n'est donc pas assez de régler l'ordre et la dépense de notre repas, si nous n'en fixons la durée : car, après tout, nous ne sommes pas arrivés à ce degré de réputation où la médisance, dans la bouche même de nos ennemis, soit notre éloge.

Adieu.

III, 12

C. Plinius Catilio Severo suo s.

1 Veniam ad cenam, sed jam nunc paciscor, sit expedita sit parca, Socraticis tantum sermonibus abundet, in his quoque teneat modum. 2 Erunt officia antelucana, in quae incidere impune ne Catoni quidem licuit, quem tamen C. Caesar ita reprehendit ut laudet. 3 Describit enim eos, quibus obvius fuerit, cum caput ebrii retexissent, erubuisse; deinde adicit: ‘Putares non ab illis Catonem, sed illos a Catone deprehensos.’ Potuitne plus auctoritatis tribui Catoni, quam si ebrius quoque tam venerabilis erat? 4 Nostrae tamen cenae, ut apparatus et impendii, sic temporis modus constet. Neque enim ii sumus quos vituperare ne inimici quidem possint, nisi ut simul laudent.

Vale.

LETTRE XIII.

PLINE A ROMANUS.

Je vous ai envoyé, comme vous le désirez, le remerciement que j'ai fait à l'empereur au commencement de mon consulat: vous l'auriez reçu, quand même vous ne me l'eussiez pas demandé. Ne faites pas moins d'attention, je vous prie, sur la difficulté que sur la beauté du sujet. Dans la plupart des ouvrages, la seule nouveauté suffit pour réveiller le lecteur : ici, le sujet, tant de fois rebattu, semble épuisé. Il arrive de là que chacun, indifférent sur tout le reste, ne s'attache qu'aux tours et à l'expression, qui, dans un examen ainsi détaché, se soutiennent difficilement. Et plût à Dieu que l'on s'arrêtât du moins au plan, aux liaisons, aux figures du discours! Car enfin, les plus grossiers peuvent quelquefois inventer heureusement, et s'exprimer en termes pompeux; mais ordonner avec art, répandre une agréable variété, placer à propos les figures , c'est ce qui n'appartient qu'aux plus délicats. Il ne faut pas même affecter toujours des pensées sublimes et brillantes. Comme, dans un tableau, rien ne fait tant paraître la lumière que le mélange des ombres; aussi, dans une harangue, rien ne fait tant valoir le merveilleux que le contraste du simple. Mais j'oublie que je parle à un maître. Je ne dois l'avertir que de ne me pas épargner. C'est par la sévérité de votre critique sur les endroits faibles, que je jugerai de la sincérité de votre approbation pour tout le reste. Adieu.

III, 13

C. Plinius Voconio Romano suo s.

1 Librum, quo nuper optimo principi consul gratias egi, misi exigenti tibi, missurus etsi non exegisses. 2 In hoc consideres velim ut pulchritudinem materiae ita difficultatem. In ceteris enim lectorem novitas ipsa intentum habet, in hac nota vulgata dicta sunt omnia; quo fit ut quasi otiosus securusque lector tantum elocutioni vacet, in qua satisfacere difficilius est cum sola aestimatur. 3 Atque utinam ordo saltem et transitus et figurae simul spectarentur! Nam invenire praeclare, enuntiare magnifice interdum etiam barbari solent, disponere apte, figurare varie nisi eruditis negatum est. 4 Nec vero affectanda sunt semper elata et excelsa. Nam ut in pictura lumen non alia res magis quam umbra commendat, ita orationem tam summittere quam attollere decet. 5 Sed quid ego haec doctissimo viro? Quin potius illud: adnota, quae putaveris corrigenda. Ita enim magis credam cetera tibi placere, si quaedam displicuisse cognovero.

Vale.

LETTRE XIV.

PLINE A ACILIUS.

Les esclaves de Largius Macédo, qui a été préteur, viennent d'exercer sur lui les dernières cruautés. L'aventure est des plus tragiques, et telle , qu'une simple lettre ne suffit pas pour en faire sentir toute l'horreur. Il était maître dur, inhumain, et qui se souvenait peu, ou plutôt ne se souvenait que trop que son père avait été lui-même dans l'esclavage. Il prenait le bain dans sa maison de Formies, lorsque tout à coup ses esclaves l'environnent. L'un le prend à la gorge, l'autre le frappe au visage; celui-ci lui donne mille coups dans le ventre et dans l'estomac, celui-là dans des endroits que la pudeur ne permet pas de nommer; et lorsqu'ils crurent l'avoir tué, ils le jetèrent sur un plancher fort chaud, pour voir s'il ne vivrait point encore. Lui, soit qu'en effet il eût perdu le sentiment, soit qu'il feignit de ne rien sentir, demeure étendu et immobile, et les confirme dans la pensée qu'il était mort. Aussitôt ils l'emportèrent, comme si la chaleur du bain l'eût fait évanouir. Ceux de ses esclaves qui n'étaient point complices, et ses concubines, accourent avec de grands cris et avec de grands gémissements. Largius, réveillé par le bruit, et ranimé par la fraîcheur du lieu, entrouvre les yeux , et par un petit mouvement donne quelques signes de vie : il le pouvait alors sans danger. Les esclaves prennent la fuite.

On arrête les uns, on court après les autres. Le maître, avec beaucoup de peine, n'a survécu que peu de jours. Avant que de mourir, il a eu la consolation de se voir vengé, comme l'on venge les morts. Voyez, je vous prie, à quel danger, à quelle insolence et à quel outrage nous sommes exposés. Il ne faut pas que personne se croie en sûreté, parce qu'il est doux et humain ; car les esclaves n'égorgent point leurs maîtres par raison, mais par fureur. C'en est assez sur ce sujet N'y a-t-il plus rien de nouveau? Rien. Je ne manquerais pas de vous l'écrire. J'ai du papier de reste ; j'ai du loisir; il est fête. J'ajouterai pourtant ce qui me revient fort à propos du même Macédo. Un jour qu'il se baignait à Rome dans un bain publie, il lui arriva une aventure remarquable et de très mauvais augure, comme la suite l'a fait voir. Un chevalier romain, poussé doucement par un esclave de Macédo, et averti de faire place, se tourna brusquement, et porta un si rude coup, non à l'esclave, mais au maître, qu'il pensa le renverser. Ainsi le bain, a été funeste à Macédo, comme par degrés : la première fois, il y reçut un affront; la seconde fois, il y perdit la vie.

Adieu.

III, 14

C. Plinius Acilio suo s.

1 Rem atrocem nec tantum epistula dignam Larcius Macedo vir praetorius a servis suis passus est, superbus alioqui dominus et saevus, et qui servisse patrem suum parum, immo nimium meminisset. 2 Lavabatur in villa Formiana. Repente eum servi circumsistunt. Alius fauces invadit, alius os verberat, alius pectus et ventrem, atque etiam (foedum dictu) verenda contundit; et cum exanimem putarent, abiciunt in fervens pavimentum, ut experirentur an viveret. Ille sive quia non sentiebat, sive quia se non sentire simulabat, immobilis et extentus fidem peractae mortis implevit. 3 Tum demum quasi aestu solutus effertur; excipiunt servi fideliores, concubinae cum ululatu et clamore concurrunt. Ita et vocibus excitatus et recreatus loci frigore sublatis oculis agitatoque corpore vivere se (et jam tutum erat) confitetur. 4 Diffugiunt servi; quorum magna pars comprehensa est, ceteri requiruntur. Ipse paucis diebus aegre focilatus non sine ultionis solacio decessit ita vivus vindicatus, ut occisi solent. 5 Vides quot periculis quot contumeliis quot ludibriis simus obnoxii; nec est quod quisquam possit esse securus, quia sit remissus et mitis; non enim judicio domini sed scelere perimuntur.

6 Verum haec hactenus. Quid praeterea novi? Quid? Nihil, alioqui subjungerem; nam et charta adhuc superest, et dies feriatus patitur plura contexi. Addam quod opportune de eodem Macedone succurrit. Cum in publico Romae lavaretur, notabilis atque etiam, ut exitus docuit, ominosa res accidit. 7 Eques Romanus a servo ejus, ut transitum daret, manu leviter admonitus convertit se nec servum, a quo erat tactus, sed ipsum Macedonem tam graviter palma percussit ut paene concideret. 8 Ita balineum illi quasi per gradus quosdam primum contumeliae locus, deinde exitii fuit.

Vale.

LETTRE XV.

PLINE A PROCULUS.

Vous me priez de lire vos ouvrages dans ma retraite, et de vous dire s'ils sont dignes d'être publiés. Vous m'en pressez; vous autorisez vos prières par des exemples; vous me conjurez même de prendre sur mes études une partie du loisir que je leur destine, et de la donner aux vôtres. Enfin, vous me citez Cicéron, qui se faisait un plaisir de favoriser et d'animer les poètes. Vous me faites tort; il ne faut ni me prier, ni me presser. Je suis adorateur de la poésie, et j'ai pour vous une tendresse que rien n'égale. Ne doutez donc pas que je ne fasse, avec autant d'exactitude que de joie, ce que vous désirez. Je pourrais déjà vous mander que rien n'est plus beau, et ne mérite mieux de paraître; du moins autant que j'en puis juger par les endroits que vous m'avez fait voir, si pourtant votre prononciation ne m'a point imposé; car vous lisez d'un ton fort imposteur. Mais j'ai assez bonne opinion de moi, pour croire que le charme de l'harmonie ne va point jusqu'à m'ôter le jugement : elle peut bien le surprendre, mais non pas le corrompre ni l'altérer. Je crois donc déjà pouvoir hasarder mon avis sur le corps de l'ouvrage. La lecture m'apprendra ce que je dois penser de chaque partie. Adieu.

III, 15

C. Plinius Silio Proculo suo s.

1 Petis ut libellos tuos in secessu legam examinem, an editione sint digni; adhibes preces, allegas exemplum: rogas enim, ut aliquid subsicivi temporis studiis meis subtraham, impertiam tuis, adicis M. Tullium mira benignitate poetarum ingenia fovisse. 2 Sed ego nec rogandus sum nec hortandus; nam et poeticen ipsam religiosissime veneror et te valdissime diligo. Faciam ergo quod desideras tam diligenter quam libenter. 3 Videor autem jam nunc posse rescribere esse opus pulchrum nec supprimendum, quantum aestimare licuit ex iis quae me praesente recitasti, si modo mihi non imposuit recitatio tua; legis enim suavissime et peritissime. 4 Confido tamen me non sic auribus duci, ut omnes aculei judicii mei illarum delenimentis refringantur: hebetentur fortasse et paulum retundantur, evelli quidem extorquerique non possunt. 5 Igitur non temere jam nunc de universitate pronuntio, de partibus experiar legendo.

Vale.

LETTRE XVI.

PLINE A NEPOS.

J'avais toujours cru qu'entre les actions et les paroles des hommes et des femmes illustres, quelques-unes avaient plus de célébrité que de véritable grandeur, d'autres plus de grandeur que de célébrité. L'entretien que j'eus hier avec Fannia m'a confirmé dans cette opinion. C'est la petite-fille de cette célèbre Arria qui, par son exemple, apprit à son mari à mourir sans regret. Fannia me contait plusieurs autres traits d'Arria, non moins héroïques, quoique moins connus. Vous aurez, je m'imagine, autant de plaisir à les lire que j'en ai eu à les entendre.

Son mari et son fils étaient en même temps attaques d'une maladie qui paraissait mortelle. Le fils mourut. C'était un jeune homme d'une beauté, d'une modestie qui charmaient, et plus cher encore à son père et à sa mère par de rares vertus, que par le nom de fils. Arria donna de si bons ordres pour les obsèques, que le père n'en sut rien. Toutes les fois même qu'elle entrait dans la chambre de son mari, elle lui faisait entendre que leur fils se portait mieux. Souvent, pressée de dire comment il était, elle répondait qu'il n'avait pas mal dormi, qu'il avait mangé avec assez d'appétit. Enfin, lorsqu'elle sentait qu'elle ne pouvait plus retenir ses larmes, elle sortait; elle s'abandonnait à sa douleur; et, après l'avoir soulagée, elle rentrait les yeux secs, le visage serein, comme si elle eût laissé son deuil à la porte. Rien n'est plus beau, je l'avoue, que ce qu'elle fit en mourant. Quoi de plus glorieux que de prendre un poignard, que de l'enfoncer dans son sein, que de l'en tirer tout sanglant, et de la même main le présenter à son mari, avec ces paroles divines : Mon cher Pétas, cela ne fait pas de mal! Mais, après tout, la gloire et l'immortalité, présentes dans ce moment à ses yeux, la soutenaient. Combien faut-il plus de forces et de courage, lorsque, dénuée d'un si puissant secours, elle fait rentrer ses pleurs, disparaître son désespoir, et se montre encore mère alors qu'elle n'a plus de fils? Scribonien avait soulevé l'Illyrie contre l'empereur Claude. Scribonien est défait et tué; Pétus, qui s'était attaché à lui, est pris et mené à Rome. On l'embarque. Arria conjure les soldats qui l'escortent de la recevoir dans leur bord. Vous ne pouvez, leur dit-elle, refusera un homme consulaire quelques esclaves qui lui servent à manger, qui l'habillent, qui le chaussent. Seule, je lui rendrai tous ces services. Les soldats furent inexorables : Arria loue une barque de pêcheurs, et, dans un si petit bâtiment, se met à la suite d'un gros vaisseau. Arrivée à Rome, elle rencontre dans le palais de l'empereur la femme de Scribonien, qui révélait les complices, et qui voulut lui parler. Que je t'écoute, lui dit-elle, toi qui as vu tuer ton mari entre tes bras, et qui vis encore! Vous pouvez juger de là que ce ne fut pas sans réflexion, et par une aveugle impétuosité, qu'elle choisit une si glorieuse mort. Un jour Thraséas, son gendre, qui la conjurait de quitter la résolution où elle était de mourir, lui dit : Vous voulez donc, si l'on me force à quitter la vie, que votre fille la quitte avec moi? elle lui répondit, sans s'émouvoir : Oui, je le veux, quand elle aura vécu avec vous aussi longtemps et dans une aussi parfaite union que j'ai vécu avec Pétus. Ce discours avait redoublé l'inquiétude et l'attention de toute sa famille. On l'observait de beaucoup plus près. Elle s'en aperçut. Vous perdrez votre temps, dit-elle. Vous pouvez bien faire que je meure d'une mort plus douloureuse, mais il n'est pas en votre pouvoir de m'empêcher de mourir. A peine a-t-elle achevé ces paroles, qu'elle se lève précipitamment de sa chaise, va se heurter la tête avec violence contre le mur, et tombe comme morte. Revenue à elle-même, Je vous avais bien promis, dit-elle, que je saurais m'ouvrir les passages les plus difficiles à la mort, si vous me fermiez ceux qui sont aisés. Ces traits ne vous paraissent-ils point plus héroïques encore que celui-ci, naturellement préparé par les autres: Mon cher Pétus, cela ne fait pas de mal? Cependant toute la terre parle de cette action; celles qui l'ont préparée sont inconnues. Concluez donc avec moi qu'entre les actions des hommes illustres, les unes ont plus d'éclat, les autres plus de grandeur. Adieu.

III, 16

C. Plinius Nepoti suo s.

1 Adnotasse videor facta dictaque virorum feminarumque alia clariora esse alia majora. Confirmata est opinio mea hesterno Fanniae sermone. Neptis haec Arriae illius, quae marito et solacium mortis et exemplum fuit. Multa referebat aviae suae non minora hoc sed obscuriora; quae tibi existimo tam mirabilia legenti fore, quam mihi audienti fuerunt. 3 Aegrotabat Caecina Paetus maritus ejus, aegrotabat et filius, uterque mortifere, ut videbatur. Filius decessit eximia pulchritudine pari verecundia, et parentibus non minus ob alia carus quam quod filius erat. Huic illa ita funus paravit, ita duxit exsequias, ut ignoraret maritus; quin immo quotiens cubiculum ejus intraret, vivere filium atque etiam commodiorem esse simulabat, ac persaepe interroganti, quid ageret puer, respondebat; ‘Bene quievit, libenter cibum sumpsit.’ Deinde, cum diu cohibitae lacrimae vincerent prorumperentque, egrediebatur; tunc se dolori dabat; satiata siccis oculis composito vultu redibat, tamquam orbitatem foris reliquisset. Praeclarum quidem illud ejusdem, ferrum stringere, perfodere pectus, extrahere pugionem, porrigere marito, addere vocem immortalem ac paene divinam: ‘Paete, non dolet.’ Sed tamen ista facienti, ista dicenti, gloria et aeternitas ante oculos erant; quo maius est sine praemio aeternitatis, sine praemio gloriae, abdere lacrimas operire luctum, amissoque filio matrem adhuc agere.

7 Scribonianus arma in Illyrico contra Claudium moverat; fuerat Paetus in partibus, et occiso Scriboniano Romam trahebatur. Erat ascensurus navem; Arria milites orabat, ut simul imponeretur. ‘Nempe enim’ inquit ‘daturi estis consulari viro servolos aliquos, quorum e manu cibum capiat, a quibus vestiatur, a quibus calcietur; omnia sola praestabo.’ Non impetravit: conduxit piscatoriam nauculam, ingensque navigium minimo secuta est. Eadem apud Claudium uxori Scriboniani, cum illa profiteretur indicium, ‘Ego’ inquit ‘te audiam, cujus in gremio Scribonianus occisus est, et vivis?’ Ex quo manifestum est ei consilium pulcherrimae mortis non subitum fuisse. Quin etiam, cum Thrasea gener ejus deprecaretur, ne mori pergeret, interque alia dixisset: ‘Vis ergo filiam tuam, si mihi pereundum fuerit, mori mecum?’, respondit: ‘Si tam diu tantaque concordia vixerit tecum quam ego cum Paeto, volo.’ Auxerat hoc responso curam suorum; attentius custodiebatur; sensit et ‘Nihil agitis’ inquit; ‘potestis enim efficere ut male moriar, ut non moriar non potestis.’ Dum haec dicit, exsiluit cathedra adversoque parieti caput ingenti impetu impegit et corruit. Focilata ‘Dixeram’ inquit ‘vobis inventuram me quamlibet duram ad mortem viam, si vos facilem negassetis.’ Videnturne haec tibi majora illo ‘Paete, non dolet’, ad quod per haec perventum est? cum interim illud quidem ingens fama, haec nulla circumfert. Unde colligitur, quod initio dixi, alia esse clariora alia majora.

Vale.

LETTRE XVII.

PLINE A SERVIEN.

A quoi tient-il donc que je ne reçoive de vos nouvelles? Tout va-t-il bien? ou quelque chose irait-il mal? Êtes-vous accablé d'affaires? ou jouissez-vous d'un doux loisir? Les commodités pour écrire sont-elles rares? ou vous manquent-elles? Tirez-moi de cette inquiétude que je ne puis plus supporter, et n'épargnez pas un courrier exprès. J'offre d'en faire la dépense. Je le payerai bien, s'il m'apprend ce que je désire. Pour moi, je me porte bien, si c'est se bien porter que de vivre dans une cruelle incertitude, que d'attendre de moment à autre des nouvelles qui ne viennent point, que de craindre, pour ce que j'ai de plus cher, tous les malheurs attachés à la condition humaine.

Adieu.

III, 17

C. Plinius Julio Serviano suo s.

1 Rectene omnia, quod jam pridem epistulae tuae cessant? An omnia recte, sed occupatus es tu? An tu non occupatus, sed occasio scribendi vel rara vel nulla? 2 Exime hunc mihi scrupulum, cui par esse non possum, exime autem vel data opera tabellario misso. Ego viaticum, ego etiam praemium dabo, nuntiet modo quod opto. 3 Ipse valeo, si valere est suspensum et anxium vivere, exspectantem in horas timentemque pro capite amicissimo, quidquid accidere homini potest.

Vale.

LETTRE XVIII.

PLINE A SÉVÈRE.

Les devoirs du consulat m'ont engagé à remercier le prince au nom de la république. Après m'en être acquitté dans le sénat d'une manière convenable au lieu, au temps , à la coutume, j'ai cru qu'en bon citoyen, je devais jeter sur le papier les choses que j'avais dites, et leur y donner plus d'étendue. Ma première vue a été de faire aimer encore davantage à l'empereur ses vertus, par les charmes d'une louange naïve. J'ai voulu en même temps tracer à ses successeurs, par son exemple mieux que par aucun précepte, la route de la solide gloire. S'il y a beaucoup d'honneur à former les princes par de nobles leçons, il y a bien autant d'embarras dans cette entreprise, et peut-être encore plus de présomption. Mais laisser à la postérité l'éloge d'un prince accompli, montrer comme d'un phare, - aux empereurs qui viendront après lui, une lumière qui les guide, c'est tout à la fois être aussi utile et plus modeste. Ce qui m'a fait le plus de plaisir, c'est que, dans le dessein de lire cet ouvrage à mes amis, je ne les invitai point par des billets de cérémonie, selon l'usage; je les fis seulement avertir que je leur lirais ma pièce un certain jour, s'ils avaient du loisir de reste pour venir l'entendre. Vous savez qu'a Rome jamais on ne trouve de loisir pour ces sortes de choses : cependant ils y sont tous accourus deux jours de suite, et par le plus mauvais temps du monde. Non contents de cela, lorsque, par discrétion, je voulus cesser, ils exigèrent absolument de moi que le lendemain je leur donnasse la lecture du reste. A qui dois-je croire que cet honneur a été rendu? Est-ce à ma personne? est-ce à l'amour des lettres? J'incline bien plus à penser que c'est au dessein de rallumer l'amour des lettres, presque éteint. Mais songez, je vous prie, quel est le sujet qui semble avoir si fort piqué leur curiosité. Comment se peut-il que ce qui , sous d'autres empereurs, nous ennuyait dans le sénat même, lorsque la politique ne nous y demandait qu'un moment d'attention, se fasse lire et écouter avec empressement pendant trois jours? Ce n'est point qu'il entre aujourd'hui plus d'éloquence , c'est qu'il entre plus de liberté dans ces discours. Rien ne sera donc plus glorieux pour notre auguste empereur que lorsqu'on verra ces sortes de harangues, aussi odieuses que fausses sous d'autres règnes, devenues sous le sien aussi aimables que sincères. Quant à moi, je n'ai pas été moins charmé du goût de mes auditeurs que de leur empressement. Je me suis aperçu que les endroits les moins fleuris plaisaient du moins autant que les autres. Il est vrai que je n'ai lu qu'à peu de personnes cet ouvrage, fait pour tout le monde. Je ne puis m'empêcher cependant d'être flatté de ces suffrages particuliers. Il me semble qu'ils me répondent de ceux du public. Je veux espérer que comme la flatterie, qui régnait jusque sur les théâtres, avait fait de très mauvais musiciens il n'y a pas longtemps, la liberté, qui règne aujourd'hui par-. tout, en peut faire d'excellents. Tous ceux qui n'écrivent que pour plaire se régleront toujours sur le goût général. J'ai cru qu'il m'était permis de traiter mon sujet avec un peu d'étendue et de liberté. J'ose dire même que ce qu'il y a de sérieux et de serré dans mon ouvrage paraîtra recherché et amené avec art, plutôt que ce qu'il y a de vif et d'égayé. Je ne souhaite pas cependant avec moins d'ardeur que ce jour vienne (et fût-il déjà venu!) où le style mâle et nerveux bannira pour jamais le style mou et efféminé qui s'est établi par nous. Voilà ce que j'ai dit et ce que j'ai fait pendant trois jours. Je ne veux pas que votre absence vous dérobe rien des plaisirs que votre amitié pour moi et votre inclination pour les belles-lettres vous eussent donné, si vous aviez été présent.

Adieu.

III, 18

C. Plinius Vibio Severo suo s.

1 Officium consulatus iniunxit mihi, ut rei publicae nomine principi gratias agerem. Quod ego in senatu cum ad rationem et loci et temporis ex more fecissem, bono civi convenientissimum credidi eadem illa spatiosius et uberius volumine amplecti, 2 primum ut imperatori nostro virtutes suae veris laudibus commendarentur, deinde ut futuri principes non quasi a magistro sed tamen sub exemplo praemonerentur, qua potissimum via possent ad eandem gloriam niti. 3 Nam praecipere qualis esse debeat princeps, pulchrum quidem sed onerosum ac prope superbum est; laudare vero optimum principem ac per hoc posteris velut e specula lumen quod sequantur ostendere, idem utilitatis habet arrogantiae nihil. 4 Cepi autem non mediocrem voluptatem, quod hunc librum cum amicis recitare voluissem, non per codicillos, non per libellos, sed ‘si commodum’ et ‘si valde vacaret’ admoniti (numquam porro aut valde vacat Romae aut commodum est audire recitantem), foedissimis insuper tempestatibus per biduum convenerunt, cumque modestia mea finem recitationi facere voluisset, ut adicerem tertium diem exegerunt. 5 Mihi hunc honorem habitum putem an studiis? studiis malo, quae prope exstincta refoventur. 6 At cui materiae hanc sedulitatem praestiterunt? nempe quam in senatu quoque, ubi perpeti necesse erat, gravari tamen vel puncto temporis solebamus, eandem nunc et qui recitare et qui audire triduo velint inveniuntur, non quia eloquentius quam prius, sed quia liberius ideoque etiam libentius scribitur. 7 Accedet ergo hoc quoque laudibus principis nostri, quod res antea tam invisa quam falsa, nunc ut vera ita amabilis facta est. 8 Sed ego cum studium audientium tum judicium mire probavi: animadverti enim severissima quaeque vel maxime satisfacere. 9 Memini quidem me non multis recitasse quod omnibus scripsi, nihilo minus tamen, tamquam sit eadem omnium futura sententia, hac severitate aurium laetor, ac sicut olim theatra male musicos canere docuerunt, ita nunc in spem adducor posse fieri, ut eadem theatra bene canere musicos doceant. 10 Omnes enim, qui placendi causa scribunt, qualia placere viderint scribent. Ac mihi quidem confido in hoc genere materiae laetioris stili constare rationem, cum ea potius quae pressius et astrictius, quam illa quae hilarius et quasi exsultantius scripsi, possint videri accersita et inducta. Non ideo tamen segnius precor, ut quandoque veniat dies (utinamque jam venerit!), quo austeris illis severisque dulcia haec blandaque vel justa possessione decedant.

11 Habes acta mea tridui; quibus cognitis volui tantum te voluptatis absentem et studiorum nomine et meo capere, quantum praesens percipere potuisses.

Vale.

LETTRE XIX.

PLINE A CALVISIUS.

J'ai, selon ma coutume, recours à vous, comme au chef de mon conseil. Une terre voisine des miennes, et qui s'y trouve en quelque sorte enclavée, est à vendre. Plus d'une raison m'invite à l'acheter, plus d'une raison m'en détourne. L'agrément d'unir cette terre à celle que je possède, première amorce. Seconde tentation, le plaisir et tout à la fois la commodité d'aller de l'une à l'autre tout d'une traite, et sans être obligé à double dépense; de les régir par un même intendant, et presque par les mêmes fermiers; d'embellir l'une, et de me contenter d'entretenir l'autre. Je compte encore que je m'épargne de nouveaux meubles, des portiers, des jardiniers, d'autres semblables gens , et des équipages de chasse. I l n'est pas indifférent d'avoir à faire cette dépense en deux lieux ou en un seul. D'un autre côté, voici ce qui me tient en balance. Je crains qu'il n'y ait quelque imprudence à mettre tant de biens sous un même climat, à les exposer aux mêmes accidents. Il me paraît plus sûr de se précautionner contre les caprices de la fortune , par la différente situation de nos terres. Ne vous semble-t-il pas même qu'il est agréable de changer quelquefois de terrain et d'air, et que le voyage d'une maison à l'autre a ses charmes? Mais venons au principal sujet de nos délibérations. Le terroir est gras, fertile, arrosé : on y trouve des terres labourables, des vignes, et des bois dont la coupe est d'un revenu modique à la vérité, mais certain. Malgré tous ces avantages, cette terre est en désordre par l'indigence de ceux qui la devaient cultiver. Son dernier maître a vendu plus d'une fois tout ce qui servait à la faire valoir; et, pendant que par cette vente il diminue dans le temps présent les arréragés dont les fermiers étaient redevables, il leur ôte tous les moyens de se rétablir à l'avenir, et les surcharge de nouvelles dettes. Il faut donc faire provision de plusieurs bons fermiers. Parmi mes esclaves je n'en ai point de propres à cela, et il n'en reste aucun dans la maison dont il s'agit. Pour vous instruire du prix, il est de trois millions de sesterces. Il a été autrefois jusqu'à cinq; mais la diminution du revenu, causée, soit faute de bons fermiers, soit par la misère des temps, a produit, par une suite naturelle, la diminution du fonds. Vous me demandez si j'ai trois millions de sesterces bien comptés. Il est vrai que la plus grande partie de mon bien est en terres. J'ai pourtant quelque argent qui roule dans le commerce; et d'ailleurs, je ne me ferais pas une peine d'emprunter. J'ai toujours une ressource prête dans la bourse de ma belle-mère , où je prends aussi librement que dans la mienne. Ainsi, que cela ne vous arrête point, si le reste vous plaît. Apportez-y, je vous en supplie, toute votre attention ; car vous êtes le premier homme du monde en toutes choses , mais surtout en économie.

Adieu.

III, 19

C. Plinius Calvisio Rufo suo s.

1 Assumo te in consilium rei familiaris, ut soleo. Praedia agris meis vicina atque etiam inserta venalia sunt. In his me multa sollicitant, aliqua nec minora deterrent. 2 Sollicitat primum ipsa pulchritudo jungendi; deinde, quod non minus utile quam voluptuosum, posse utraque eadem opera eodem viatico invisere, sub eodem procuratore ac paene isdem actoribus habere, unam villam colere et ornare, alteram tantum tueri. 3 Inest huic computationi sumptus supellectilis, sumptus atriensium topiariorum fabrorum atque etiam venatorii instrumenti; quae plurimum refert unum in locum conferas an in diversa dispergas. 4 Contra vereor ne sit incautum, rem tam magnam isdem tempestatibus isdem casibus subdere; tutius videtur incerta fortunae possessionum varietatibus experiri. Habet etiam multum jucunditatis soli caelique mutatio, ipsaque illa peregrinatio inter sua. 5 Jam, quod deliberationis nostrae caput est, agri sunt fertiles pingues aquosi; constant campis vineis silvis, quae materiam et ex ea reditum sicut modicum ita statum praestant. 6 Sed haec felicitas terrae imbecillis cultoribus fatigatur. Nam possessor prior saepius vendidit pignora, et dum reliqua colonorum minuit ad tempus, vires in posterum exhausit, quarum defectione rursus reliqua creverunt. 7 Sunt ergo instruendi, eo pluris quod frugi, mancipiis; nam nec ipse usquam vinctos habeo nec ibi quisquam. Superest ut scias quanti videantur posse emi. Sestertio triciens, non quia non aliquando quinquagiens fuerint, verum et hac penuria colonorum et communi temporis iniquitate ut reditus agrorum sic etiam pretium retro abiit. 8 Quaeris an hoc ipsum triciens facile colligere possimus. Sum quidem prope totus in praediis, aliquid tamen fenero, nec molestum erit mutuari; accipiam a socru, cujus arca non secus ac mea utor. 9 Proinde hoc te non moveat, si cetera non refragantur, quae velim quam diligentissime examines. Nam cum in omnibus rebus tum in disponendis facultatibus plurimum tibi et usus et providentiae superest.

Vale.

LETTRE XX.

PLINE A MAXIME.

Vous vous souvenez sans doute d'avoir lu souvent quels troubles excita la loi qui règle l'élection des magistrats par scrutin; quels applaudissements, quels reproches elle attira d'abord à son auteur. Cependant elle vient de passer tout d'une voix dans le sénat. Le jour de l'élection, chacun a demandé le scrutin. En vérité, la coutume de donner tout haut son suffrage avait banni de nos assemblées toute bienséance. On ne savait plus ni parler à son rang, ni se taire à propos, ni se tenir en place. On n'entendait de tous côtés que de grandes clameurs. Chacun courait de toute part avec ceux dont il portait les intérêts. Différentes troupes, tumultuairement répandues au milieu du sénat, n'y laissaient plus voir qu'une confusion indécente; tant nous nous étions éloignés des moeurs de nos pères, chez qui l'ordre, la modestie, la tranquillité, répondaient si bien à la majesté du lieu, et au respect qu'il exige. Nous avons des vieillards qui m'ont souvent raconté que les magistrats étaient élus de cette manière. Celui qui se présentait pour une charge était appelé à haute voix. Il se faisait un profond silence. Le candidat prenait la parole; il rendait compte de sa conduite, et citait pour témoins et pour garants, ou celui sous les ordres de qui il avait porté les armes, ou celui dont il avait été questeur, ou, s'il le pouvait, l'un et l'autre ensemble. Il nommait quelques-uns de ses protecteurs. Ceux-ci parlaient en sa faveur avec autorité et en peu de mots; et cela valait mille fois davantage que toutes les sollicitations imaginables. Les concurrents avaient la liberté de relever les défauts de la naissance, de l'âge, des moeurs de leurs compétiteurs. Le sénat donnait audience avec une gravité austère; et, de la sorte, le mérite presque toujours l'emportait sur le crédit. Ces louables coutumes, corrompues par la chaleur des brigues , nous ont forcés de chercher un remède dans les suffrages secrets; et certainement il a eu son effet , parce qu'il était nouveau et imprévu. Mais je crains que, dans la suite, le remède même ne nous attire d'autres maux, et qu'à la faveur du scrutin, l'injustice et l'insolence ne fassent leur coup plus sûrement. Combien se trouve-t-il de personnes sur qui la probité garde autant d'empire en secret qu'en public? Bien des gens craignent le déshonneur; très peu, leur conscience. Mais je m'alarme trop tôt sur l'avenir. Cependant, grâces au scrutin , nous avons pour magistrats les plus dignes de l'être. Il est arrivé dans cette élection, comme dans cette espèce de procès où la nomination des juges ne précède le jugement que du temps qu'il faut pour entendre les parties : nous avons été pris au dépourvu, et nous avons été justes. Quand je vous mande tout ce détail, c'est premièrement pour vous apprendre des nouvelles, et encore pour mêler la république dans nos entretiens. Nous devons d'autant plus profiter des occasions qui s'offrent d'en parler, qu'elles sont beaucoup plus rares pour nous qu'elles ne l'étaient pour les anciens. Franchement, je suis dégoûté de ces ennuyeuses phrases qui reviennent sans cesse : A quoi passez-vous le temps? Vous portez-vous bien? Donnons à notre tour un peu plus de liberté à nos lettres. Tirons-les de cette indigne bassesse, et ne les renfermons pas toutes dans nos affaires domestiques. Il est vrai que l'empire se conduit aujourd'hui par les mouvements d'un seul homme qui prend sur lui tous les soins, tous les travaux dont il soulage les autres. Il veut bien cependant quelquefois, par un salutaire 'tempérament, nous y associer. Il découle jusqu'à nous des ruisseaux de cette source de toute-puissance; et non seulement nous pouvons puiser dans ces ruisseaux, mais faire en sorte, par nos lettres, que nos amis y puisent à leur tour. Adieu.

III, 20

C. Plinius Maesio Maximo suo s.

1 Meministine te saepe legisse, quantas contentiones excitarit lex tabellaria, quantumque ipsi latori vel gloriae vel reprehensionis attulerit? 2 At nunc in senatu sine ulla dissensione hoc idem ut optimum placuit: omnes comitiorum die tabellas postulaverunt. 3 Excesseramus sane manifestis illis apertisque suffragiis licentiam contionum. Non tempus loquendi, non tacendi modestia, non denique sedendi dignitas custodiebatur. 4 Magni undique dissonique clamores, procurrebant omnes cum suis candidatis, multa agmina in medio multique circuli et indecora confusio; adeo desciveramus a consuetudine parentum, apud quos omnia disposita moderata tranquilla maiestatem loci pudoremque retinebant. 5 Supersunt senes ex quibus audire soleo hunc ordinem comitiorum: citato nomine candidati silentium summum; dicebat ipse pro se; explicabat vitam suam, testes et laudatores dabat vel eum sub quo militaverat, vel eum cui quaestor fuerat, vel utrumque si poterat; addebat quosdam ex suffragatoribus; illi graviter et paucis loquebantur. Plus hoc quam preces proderat. 6 Non numquam candidatus aut natales competitoris aut annos aut etiam mores arguebat. Audiebat senatus gravitate censoria. Ita saepius digni quam gratiosi praevalebant. 7 Quae nunc immodico favore corrupta ad tacita suffragia quasi ad remedium decucurrerunt; quod interim plane remedium fuit (erat enim novum et subitum), 8 sed vereor ne procedente tempore ex ipso remedio vitia nascantur. Est enim periculum ne tacitis suffragiis impudentia irrepat. Nam quoto cuique eadem honestatis cura secreto quae palam? 9 Multi famam, conscientiam pauci verentur. Sed nimis cito de futuris: interim beneficio tabellarum habebimus magistratus, qui maxime fieri debuerunt. Nam ut in reciperatoriis judiciis, sic nos in his comitiis quasi repente apprehensi sinceri judices fuimus.

10 Haec tibi scripsi, primum ut aliquid novi scriberem, deinde ut non numquam de re publica loquerer, cujus materiae nobis quanto rarior quam veteribus occasio, tanto minus omittenda est. 11 Et hercule quousque illa vulgaria? ‘Quid agis? ecquid commode vales?’ Habeant nostrae quoque litterae aliquid non humile nec sordidum, nec privatis rebus inclusum. 12 Sunt quidem cuncta sub unius arbitrio, qui pro utilitate communi solus omnium curas laboresque suscepit; quidam tamen salubri temperamento ad nos quoque velut rivi ex illo benignissimo fonte decurrunt, quos et haurire ipsi et absentibus amicis quasi ministrare epistulis possumus.

Vale.

LETTRE XXI.

PLINE A PRISCUS

J'apprends que. Martial est mort, et j'en ai beaucoup de chagrin. C'était un esprit agréable , délié, piquant, et qui savait parfaitement mêler le sel et l'amertume dans ses écrits, sans qu'il en coûtât rien à la probité. A son départ de Rome, je lui donnai de quoi l'aider à faire son voyage. Je devais ce petit secours à notre amitié, je le devais aux vers qu'il a faits pour moi. L'ancien usage était d'accorder des récompenses utiles ou honorables a ceux qui avaient écrit à la gloire des villes ou de quelques particuliers. Aujourd'hui la mode en est passée, avec tant d'autres qui n'avaient guère moins de grandeur et de noblesse. Depuis que nous cessons de faire des actions louables, nous méprisons la louange. Vous êtes curieux de savoir quels étaient donc les vers que je crus dignes de ma reconnaissance. Je vous renverrais au livre même, si je ne me souvenais de quelques-uns. S'ils vous plaisent, vous chercherez les autres dans le recueil. Le poète adresse la parole à sa Muse; il lui recommande d'aller à ma maison des Esquilies, et de m'aborder avec respect. Voici comment :

Garde-toi bien, dans ton ivresse,
Muse, d'aller à contretemps
Troubler les emplois importants
Ou du soir au matin l'occupe sa sagesse :
Respecte les moments qu'il donne à des discours
Qui font les charmes de nos jours,
Et que tout l'avenir, admirant notre Pline,
Osera comparer aux oracles d'Arpine.
Prends l'heure que les doux propos,
Enfants des verres et des pots ,
Ouvrent tout l'esprit à la joie;
Qu'il se détend, qu'il se déploie;
Qu'on traite les sages de sots :
Et qu'alors, en humeur de rire,
Les plus Calons te puissent lire.

Ne croyez-vous pas que celui qui a écrit de moi dans ces termes, ait bien mérité de recevoir des marques de mon affection à son départ, et de ma douleur à sa mort? Tout ce qu'il avait de meilleur, il me l'a donné; prêt à me donner davantage, s'il avait pu : quoiqu'à juger sainement, le don le plus précieux qu'on puisse faire , c'est le don de la gloire et de l'immortalité. Mais peut-être que les poésies de Martial ne seront pas immortelles. Peut-être; mais au moins les a-t-il travaillées dans la pensée qu'elles le seraient.

Adieu.

III, 21

C. Plinius Cornelio Prisco suo s.

1 Audio Valerium Martialem decessisse et moleste fero. Erat homo ingeniosus acutus acer, et qui plurimum in scribendo et salis haberet et fellis nec candoris minus. 2 Prosecutus eram viatico secedentem; dederam hoc amicitiae, dederam etiam versiculis, quos de me composuit. 3 Fuit moris antiqui eos, qui vel singulorum laudes vel urbium scripserant, aut honoribus aut pecunia honorare; nostris vero temporibus ut alia speciosa et egregia ita hoc in primis exolevit. Nam postquam desiimus facere laudanda, laudari quoque ineptum putamus. 4 Quaeris, qui sint versiculi, quibus gratiam rettuli? Remitterem te ad ipsum volumen, nisi quosdam tenerem; tu, si placuerint hi, ceteros in libro requires. 5 Alloquitur Musam, mandat, ut domum meam Esquiliis quaerat, adeat reverenter:

Sed ne tempore non tuo disertam
pulses ebria januam videto;
totos dat tetricae dies Minervae,
dum centum studet auribus virorum
hoc, quod saecula posterique possint
Arpinis quoque comparare chartis.
Seras tutior ibis ad lucernas;
haec hora est tua, cum furit Lyaeus,
cum regnat rosa, cum madent capilli.
Tunc me vel rigidi legant Catones.

6 Meritone eum, qui haec de me scripsit, et tunc dimisi amicissime et nunc ut amicissimum defunctum esse doleo? Dedit enim mihi, quantum maximum potuit, daturus amplius, si potuisset. Tametsi, quid homini potest dari maius quam gloria et laus et aeternitas? At non erunt aeterna, quae scripsit; non erunt fortasse, ille tamen scripsit, tamquam essent futura.

Vale.

 

 

NOTES SUR LES LETTRES DE PLINE.

LIVRE III.

Lett. 5. A Vulcanalibus. Les fêtes de Vulcain se célébraient ordinairement au mois d'août. (D. S.)

Lett. 7. Φιλόκαλος. Rerum pulchrarum cupidus. (D. S.)

Ἀγαθὴ δ' ἔρις . Bona autem concertatio hoec mortalibus. Hésiod. (D. S.)

Lett. 8. Tranquillo suo. C'est Suétone l'historien. (D. S.)

Boetica. La Bétique, partie de l'Andalousie. (D. S.)

Ἀκοινώνητον. Incommunicabile, impatiens consortis. (D. S.)

Lett. 11. Quum essent philosopha ab urbe summoti. Les philosophes furent chassés de Rome et de l'Italie par Domitien, parce que Junius Rusticus, l'un d'eux, avait fait l'éloge de Thraséas et d'Helvidius, tous deux hais du prince à cause de leur grande réputation et de leurs sentiments républicains. Junius Rusticus fut condamné à mort.

Lett. 16. Ac sicut olim theatro, male musicos, etc. C'est une allusion au règne de Néron, qui se piquait de chanter, et qui chantait mal. II fallait former son chant sur le sien, et l'approuver. (D. S.)