Pline le jeune naquit à Côme, ville d'Italie, dont les citoyens
jouissaient des mêmes privilèges que ceux qui étaient nés à Rome. On
ne sait pas trop quels emplois avait exercés C. Cécilius,son père;
mais on ne peut douter que son rang et sa fortune ne fussent
considérables, puisqu' il avait épousé la sœur de Pline le
naturalise, homme très riche, et qui avait passé par de grandes
charges ; qu'il fit élever Pline le jeune comme on élevait la plus
illustre
noblesse romaine de ce temps-là, et qu'il lui laissa de grands
biens.
Quoique l'éloquence et la vertu commençassent à être négligées dans
un État où elles ne conduisaient plus aux honneurs, cependant ce qui
restait de vrais Romains avait peine à s'en détacher. On ne s'était
point alors avisé qu'il fut honteux à un homme de condition de trop
savoir ; une profession ouverte de vice et de débauche n'anoblissait
encore personne. On se souvenait que le premier des Césars n'avait
pas été moins savant que brave. Enfin, si le mérite n'avait pas le
crédit d'élever, du moins on n'était point parvenu jusqu'à le
mépriser. La servitude et la flatterie, qui traînent toujours à leur
suite l'ignorance et les plus honteux dérèglements, se répandaient
déjà; mais, arrêtées de temps en temps par quelques héros, comme par
de puissantes digues, elles n'inondèrent tout à fait l'empire que
sous les règnes suivants.
Il ne faut donc pas s'étonner des soins extraordinaires que l'on eut
de cultiver l'esprit de Pline par la connaissance de toute sorte de
sciences, et de former ses mœurs par les leçons de la plus saine
philosophie.
Il y apporta des dispositions heureuses ; et il y fit bientôt un si
grand progrès, qu'à l'âge de quatorze ans il composa une tragédie
grecque.
Dès que le temps de s'appliquer aux études les plus sérieuses fut
venu, on le mit entre les mains de Quintilien. C'était le premier
professeur d'éloquence de son siècle. Son génie n'avait pas moins de
force que de finesse. Son goût était exquis, son érudition profonde;
mais surtout il possédait souverainement cet heureux talent de
communiquer ses idées les plus déliées, par des images et par des
expressions qui étaient également à la portée des différentes
personnes à qui il devait se faire entendre.
Aussi, sans craindre de passer pour vain ni pour téméraire, il osa
bien entreprendre un ouvrage sur lequel il ne semblait pas
qu'Aristote et Cicéron eussent rien laissé à désirer. Il traça des
règles pour l'orateur, qu'il prend soin de former dès le berceau, et
le fit avec tant de succès, que son livre est regardé comme l'un des
plus précieux trésors que nom tenions de l'antiquité. Ce fut sous ce
grand maître que Pline le jeune apprit l'art de parler, de persuader
et de plaire. Ce fut à ses préceptes qu'il dut ce fameux
Panégyrique, que tous les siècles ont regardé comme un chef-
d'œuvre.
Il crut pourtant devoir entendre aussi Nicète de Smyrne, le plus
célèbre rhéteur qui fût alors à Rome. Ensuite on l'envoya en Syrie,
où il servit pendant quelques années, à la tête d'une légion. Là,
tout le temps que son devoir lui laissait, il le donnait aux leçons
et aux entretiens d'Euphrate. Ce philosophe, aussi recommandable par
l'étendue de ses lumières que par la pureté de ses mœurs, crut dès
lors voir dans Pline tout ce qu'il fut dans la suite. Il en fit des
pronostics si avantageux qu'ils ne pouvaient manquer d'être suspects
de flatterie, si Pline n'eût pris de bonne heure le soin de les
justifier. Pline le naturaliste, son oncle, qui n'avait point
d'enfants, fut charmé de trouver dans son neveu toutes les qualités
qu'il aurait pu désirer dans un fils, si le ciel lui en eût donné un
au gré de ses désirs. Il l'adopta.
Une faveur si glorieuse n'éblouit point Pline la jeune. lien connut
tout le prix ; mais aussi il en sentit tout le poids. Persuadé que
les grands noms déshonorent ceux qui les traînent, il n'oublia rien
des plus tendres devoirs que la reconnaissance et le respect
demandaient de lui pour son bienfaiteur; il ne négligea rien aussi
de ce qui lui parut propre à sa rendre digne du bienfait. A la vue
de cette haute réputation qu'avait acquise celui dont il prenait la
nom ; à la vue de tout ce qu'il avait fait pour y arriver, de tout
ce qu'il faisait chaque jour pour s'y maintenir, il ne cessait de se
reprocher sa paressa et sa langueur, au milieu du travail le plus
pénible et le plus assidu. Pline le naturaliste ne semblait pas
seulement être devenu son père; c'était son maître, son modèle, son
guide. Pline le jeune le suivait partout; il recueillait ses
moindres discours, il étudiait toutes ses actions. C'est ainsi qu'à
son retour de Syrie, il s'occupait à Rome dans ses premières années,
lorsque son oncle, alors âgé de cinquante-six ans, fut obligé
d'aller du côté de Naples, pour y commander la flotte que les
Romains avaient à Misène. Pline le jeune l'y accompagna, et le
perdit par la plus tragique de toutes les aventures. Un nuage
extraordinaire que l'on découvrait da Misène fit juger à Pline le
naturaliste que le mont Vésuve, plus embrasé qu'à l'ordinaire,
causait aux environs quelque désordre. Il voulut s'en éclaircir de
plus près, soit pour y remédier, s'il avait deviné juste, soit pour
satisfaire sa curiosité, si ce n'était qu'un jeu de la nature. Il
monte sur une frégate ; il tire vers le lieu d'où le nuage venait,
et reconnaît bientôt que le plus affreux débordement de feu dont
jamais on eût entendu parler jetait partout l'épouvante et la
consternation. Loin de se retirer, il ne songea qu'à rassurer les
autres par son exemple, et à s'instruire plus exactement lui-même
par ses propres yeux. Mais dans ce dessein, s'étant trop avancé, la
fumée le suffoqua.
Cette horrible désolation ne se fit pas moins sentir à Misène, où
Pline le jeune était demeuré ; et il n'y montra pas moins de
courage, il n'avait alors que la vie que de s'alarmer dans le
danger. Cependant, au fort du tremblement de terre, il poussa la
constance jusqu'à lire tranquillement Tite-Live, comme si, dans un
pareille conjoncture, il n'avait
eu rien de plus à craindre que de perdre du temps. Mais ce qui fut
encore plus glorieux pour lui, c'est que ni les prières, ni les
larmes de sa mère, ne le purent obliger de la quitter ; et qu'il
aima mieux se livrer à toutes les horreurs d'une mort qui paraissait
inévitable, que d'aller chercher un asile où il ne voyait pas sa
mère en état de le suivre.
Enfin les flammes s'arrêtèrent, les noires vapeurs commencèrent à se
dissiper, le seul tremblement de terre continua, mais beaucoup moins
violent et Pline, que le péril avait obligé de se sauver dans
la campagne avec sa mère, rentra dans Misène.
Il y attendait avec impatience des nouvelles de son oncle. Dès qu'il
en eut appris le triste sort, et qu'il eut donné à sa douleur et à
de justes devoirs tout ce qu'ils lui demandaient, il retourna à
Rome.
Cette perte le toucha plus qu'on ne peut dire ; mais il n'en fut
point accablé. Destitué d'un tel appui, il ne songea plus qu'à s'en
faire un qui ne put jamais lui manquer. Des inclinations
naturellement douces, et un amour excessif pour les lettres,
semblaient l'engager à la retraite et au repos ; la vertu et la
gloire l'emportèrent. Il croyait que la vie n'est point à nous, que
nous la devons à la patrie ; que, nés dans une société dont nous
voulons partager les douceurs et les avantages, nous sommes obligés
d'y contribuer comme les autres ; que nous ne pouvons sans injustice
rejeter sur eux tous les travaux d'où dépendent la sûreté et la
tranquillité publique, et garder pour nous tout le plaisir d'en
jouir. Il croyait honteux de se reposer avant que d'avoir travaillé;
il regardait le repos comme une récompense qu'il fallait avoir
méritée, et où la nature défendait de prétendre avant le temps
qu'elle a prescrit.
Plein de ces idées, il se tourna tout entier du côté des affaires
publiques, et plaida sa première cause : à dix-neuf ans. Il continua
depuis avec une approbation aussi universelle que rare, dans une
ville où l'on ne manquait ni de concurrents ni d'envieux.
Comme il avait naturellement du feu, de l'élévation et de l'agrément
dans l'esprit, et que la première règle qu'il tenait de son
excellent maître, c'était de suivre son propre génie, et de s'y
accommoder ; la symétrie exacte, les pensées brillantes, les tours
hardis, régnèrent partout, et peut-être on peu trop, dans ses
ouvrages. Ce n'est pas qu'il allât à grands frais les chercher loin
de son sujet ; mais la facilité qu'il avait à les trouver lui
faisait croire qu'ils en sortaient, pendant que ceux à qui un génie
différent les cachait les regardaient comme des ornements affectés,
étrangers . et qui coûtent beaucoup. Aussi la raison n'y perdit
jamais rien. Elle en fut plus belle, plus à la mode du siècle où il
vivait, mais non pas moins forte. Il eut plus d'une fois la
satisfaction de se voir l'entrée du barreau fermée par la foule des
auditeurs, qui l'attendait quand il devait parler : il fallait qu'il
passât au travers du tribunal des juges pour arriver à sa place. Il
parlait quelquefois sept heures, et il en était seul fatigué. Comme
il ne s'écartait jamais de son sujet, comme ce qu'il disait était
toujours juste et nouveau, qu'il savait intéresser l'esprit et le
cœur tout à la fois. Le tempscoulait rapidement ; la chaleur la plus
violente devenait supportable, et toutes les incommodités
inséparables d'un nombreux auditoire s'évanouissaient, tant qu'on
avait le plaisir de l'entendre. Souvent les juges, au milieu de son
action, oubliant ce qu'ils devaient à leur caractère, et comme
transportés hors d'eux, se levaient de leurs sièges, et mêlaient
leurs applaudissements à ceux du public. C'est ce qui fait dire à
Quintilien, le plus grand admirateur que Cicéron ait eu, qu'il
voyait de son temps des orateurs comparables aux anciens, et propres
à former de dignes successeurs. L'éloquence alors vénale ouvrait une
voie sûre aux richesses. Plusieurs y allèrent par cette route, avec
tant d'ardeur que, pour la modérer, il fallut renouveler les anciens
décrets du sénat faits sur ce su jet, et fixer le prix d'un travail
qui n'en devrait point avoir. Ce nouveau décret fut honorable pour
Pline. Jamais il n'avait plaidé que pour l'intérêt public, pour ses
amis, ou pour ceux à qui leur mauvaise fortune n'en avait point
laissé; et il s'était toujours si religieusement abstenu d'en
recevoir les plus légers présents, que ceux qui aimaient à rire
disaient, quand le décret parut, les uns, qu'il était devin, A qu'il
avait prévu le décret ; les autres, qu'on avait voulu arrêter le
cours de ses rapines. Les occasions où il se signala davantage
furent contre Bœbius Massa, gouverneur de la Bétique, accusé de
concussion, et contre qui le sénat le chargea de plaider, du vivant
même de Domitien, dont l'accusé avait plus d'une fois servi la
cruauté; contre Cécilius Classicus, gouverneur de la même province,
et contre Marius Priscus, gouverneur d'Afrique. Il plaida contre ce
dernier non seulement en plein sénat, comme les deux autres, mais
même eu présence de l'empereur Trajan, et parla cinq heures de
suite. Ce prince en fut si charmé qu'il ne put s'empêcher de le
marquer publiquement, par l'inquiétude où il parut qu'un si grand
effort n'altérât la santé de Pline. Cette inquiétude alla si loin,
qu'il avertit lui-même plusieurs fois un affranchi qui était
derrière Pline de lui dire de
ménager ses forces, témoignant ainsi combien le discours lui était
agréable et l'orateur précieux.
Pline eut même la satisfaction que donne le succès. Ceux qu'il
accusa furent condamnés. Mais rien ne lui fit tant d'honneur que ce
qu'il entreprit pour venger Helvidius, son ami. C'était le fils de
cet illustre Helvidius, le Caton de son siècle, à qui des vertus
austères, et une liberté romaine, coûtèrent la vie sous l'empire de
Vespasien. Domitien, fils de cet empereur, et l'un des plus cruels
princes qui aient jamais été, ne se trouva guère moins importuné de
l'innocence des mœurs d'Helvidius le jeune, que Vespasien l'avait
été de la haute estime que l'ancien Helvidius s'était acquise. Le
jeune Helvidius fut donc condamné à la mort sur la dénonciation de
Certus, et l'on exila toute sa famille.
Quelque temps après, Domitien fut tué. Nerva, son successeur,
rappela tous ceux qui avaient été injustement bannis. Sous ce
nouveau prince, que le mérite seul avait élevé, la haine publique
éclata contre les délateurs, dont les calomnies avaient rempli de
deuil les plus illustres familles. Ils furent vivement poursuivis
par les parents de ceux qu'ils avaient fait périr, et livrés à la
sévérité des lois.
Certus seul échappait. Soutenu par de grandes alliances et par de
puissants amis, élevé lui-même à la place de préfet du trésor
public, et consul désigné pour l'année suivante, il pouvait en
sûreté braver le ressentiment de la femme d'Helvidius, et de deux
autres femmes que des raisons d'alliance engageaient dans la même
querelle. Ces femmes,chargées seules d'une si juste vengeance, au
retour d'un exil, étaient trop timides pour rien entreprendre, et
trop faibles pour rien exécuter.
Mais l'amitié de Pline pour Helvidius, et son horreur pour l'infamie
de Certus, y suppléa. Il ne fut point retenu par toutes les
considérations qui pouvaient rendre le succès douteux. L'entreprise
était périlleuse pour un jeune homme que sa réputation et sa fortune
naissantes engageaient à ne se point faire d'ennemis. Cependant il
ne voulut pas même s'appuyer de la colère commune ; il en laissa
éteindre le premier feu, et crut que le sacrifice qu'il voulait
faire à la mémoire de son ami lui serait beaucoup plus glorieux s'il
n'était fait qu'à lui, et par les mains de la seule justice, au
milieu du sénat tranquille.
Ce dessein ne fut communiqué à personne, pas même à Corellius, l'un
des hommes de son siècle le plus sage, et sans l'avis de qui Pline
n'entreprenait rien d'important. Les seules personnes intéressées
furent de la confidence.
Il en arriva ce que Pline avait prévu. Dès qu'il eut demandé au
sénat la permission d'accuser Certus, qu'il ne fit que désigner, il
souleva tout le monde. Les partisans de Certus s'écrièrent, et
voulurent que la proposition fût rejetée. Les amis de Pline furent
effrayés du péril où il s'exposait. Le consul lui-même parut
contraire, et remit à l'entendre quand son tour d'opiner sur
d'autres affaires serait venu. Pendant que les autres qui devaient
parler avant lui disaient leur avis, il n'y eût rien que l'on ne mît
en usage pour l'obliger à se désister de cette poursuite. Mais tout
fut inutile, jusque-là qu'un de ses amis lui ayant remontré que, par
cette conduite, il se rendrait redoutable aux empereurs à venir, il
eut la fermeté de lui répondre :Tant mieux, pourvu que ce soit
aux méchants empereurs. Enfin, son tour de parler vint ; et il
parla avec tant de véhémence, que si la clémence du nouvel empereur
sauva la peine à Certus, sa justice du moins nota l'indignité de ce
scélérat, par l'exclusion du consulat où il avait été nommé.
On ne peut dire combien cette action augmenta l'estime que l'on
avait déjà pour Pline : il n'y eut plus personne à Rome qui ne
voulût être ou paraître de ses amis. Les uns aimaient sa fermeté,
les autres la craignaient; tous se sentaient intérieurement forcés
de l'admirer. Mais il ne borna pas là les témoignages de son amitié
pour Helvidius. Après l'avoir vengé, il s'efforça de l'immortaliser
par trois livres, où il n'oublia rien de ce qui pouvait rendre un
ami recommandable, et qu'il intitula De la vengeance d'Helvidius.
Son éloquence n'éclata pas seulement à poursuivre le crime, mais
aussi à défendre l'innocence. Il plaida pour Julius Bassus, homme
qui était célèbre par ses disgrâces, et qu'au retour du gouvernement
de Bithynie les peuples de cette province avaient accusé. Et il sut
si bien mettre en jour l'esprit de la loi, que, malgré la rigueur de
ses termes, il le fit absoudre.
Il défendit avec un pareil succès Varenus, successeur de Julius
Bassus dans ce gouvernement, et qui depuis avait été chargé d'une
semblable accusation. Toutes ces causes furent plaidées dans le
sénat; mais Pline ne se fit pas moins admirer dans le autres
tribunaux, et principalement devant les centumvirs. Quoiqu'il ne
nous reste aucun de ces plaidoyers, il est aisé pourtant d'en faire
un jugement certain, en le réglant sur le Panégyrique de Trajan. Un
auteur célèbre, qui vivait dans un temps où l'on conservait encore
et ces plaidoyers et le souvenir de leur succès, nous en donne en un
mot l'idée la plus haute. Il écrit à un de ses amis que Pline
remporta plus de gloire de son plaidoyer pour Accia Variola, qu'il
n'avait fait du Panégyrique de l'empereur Trajan ; c'est en dire
assez pour n'y pouvoir rien ajouter.
Ce fut par ces degrés que bientôt Pline monta jusqu'aux premières
charges de l'État : il y porta partout les vertus qui l'y avaient
élevé. Dès le temps de Domitien, il avait été préteur. Ce prince
farouche, qui regardait comme une censure délicate l'innocence des
mœurs, et comme une révolte déclarée tous les discours qui tendaient
à rendre le vice odieux, chassa de Rome et de l'Italie tous les
philosophes. Il n'était pas sûr de les assister dans leur retraite.
Pline le devait faire beaucoup moins qu'un autre. Sa place
l'exposait au grand jour ; et ses moindres démarches étaient
importantes sous un empereur qui,ne cherchait que des prétextes pour
condamner, et qui souvent s'en passait. Toute la ville était remplie
de dénonciateurs. Trois des amis de Pline venaient de périr,
Sénécion, Rusticus et Helvidius. Quatre avaient été bannis, Mauricus,
Gratilla, Arria, Fannia. Cependant la générosité de Pline pour les
philosophes exilés lui ferme les yeux sur le danger. Il ne se
contente pas de les favoriser
sous main; il va trouver Artémidore, l'un des plus célèbres d'entre
eux, jusque dans une maison qu'il avait aux portes de la ville :
pendant que de riches et puissants amis veulent ignorer le besoin
que ce philosophe avait de presses sommes pour acquitter des dettes
honorables, Pline emprunte ces sommes et les lui donne.
Il ne faut pas douter qu'une vertu si peu timide, dans une cour
aussi corrompue, ne lui eût été funeste ; mais la mort imprévue de
Domitien mit en sûreté ce qui restait de gens de bien à Rome. Pline
était trop redoutable aux délateurs pour leur échapper : on trouva
une accusation toute prête contre lui parmi les papiers de Domitien
; et Pline n'évita le coup que par celui qui tomba sur ce prince.
Aussi les révolutions étaient si étranges et si fréquentes en ces
temps-là, que l'on voyait subitement l'empire passer des mains les
plus pures dans les plus infâmes. La même vertu qui avait conduit
aux honneurs poussait tout à coup dans le précipice. Pline l'éprouva
plus qu'un autre; et c'est ce qui lui fit dire que les
belles-lettres l'avaient élevé; que les belles-lettres l'avaient
abaissé; et qu'enfin les belles-lettres l'avaient relevé.
Il ne s'acquitta pas moins dignement des autres charges sous de
meilleurs règnes. Il fut tribun du peuple, préfet du trésor public,
consul, gouverneur de Bithynie et de Pont, commissaire de la voie
Émilienne, et enfin augure, espèce de dignité sacerdotale qui ne se
perdait qu'avec la vie.
C'était depuis longtemps la coutume que le consul, à l'entrée de son
consulat, après avoir remercié le prince, proposât au sénat de lui
décerner quelque nouvel honneur. Moins les empereurs de ce temps-là
en étaient dignes, plus ils eu étaient avides. Pline crut que ces
honneurs, tant de fois profanés par la flatterie, étaient au-dessous
de Trajan. Persuadé que cet empereur pouvait confier le soin de sa
gloire à ses actions, et que rien n'était plus propre à la rehausser
que de faire voir qu'elle se pouvait passer des titres où les autres
avaient mis toute la leur, il ne lui en décerna point. Mais Trajan
n'y perdit rien. La harangue où Pline les lui refuse a duré plus que
le marbre et que le bronze où tant d'inscriptions pompeuses avaient
été gravées. Elle charme encore aujourd'hui; et en la lisant, on a
peine à démêler qui l'on doit admirer le plus, ou du prince qui a pu
mériter du tels éloges, ou de l'orateur qui sut les donner.
A près son consulat, il fut fait gouverneur de Bithynie. C'était une
des plus grandes provinces de l'empire, et composée de deux
puissants royaumes dont l'un avait été conquis sur Pharnace, fils de
Mithridate, fameux par les guerres qu'il soutint depuis si longtemps
contre les Romains ; l'autre leur avait été donné par Attale, fils
de Prusias, l'un de ses rois, et qui se disait l'affranchi de la
république Pline ne prit pas moins de soin d'embellir les villes de
cette province que d'en soulager les peuples. Il fit élever un
magnifique théâtre à Nicée, des aqueducs à Nicomédie, et à Sinope,
colonie romaine. Il bâtit des bains publics à Pruse, et joignit par
un grand canal le lac de Nicomédie à la mer.
Mais pendant qu'il s'appliquait tant aux embellissements extérieurs,
il ne négligeait pas le dedans. Il liquida les dettes des villes ;
il en modéra les dépenses par de sages règlements, et mit un si bon
ordre ù la police, que rien ne manquait à la sûreté et à la
commodité publique. Il maintint les juges dans le devoir par ses
exemples, et les peuples dans la tranquillité par ses jugements. Il
ne songea point à s'en attirer le respect par le faste de ses
équipages, par la difficulté de son accès, par son dédain a écouter,
par sa dureté à répondre; mais une simplicité majestueuse, un accès
toujours libre, toujours ouvert, une affabilité qui consolait des
refus nécessaires, une modération qui ne se démentit jamais, lui
concilièrent tous les cœurs. Enfin, il prit pour lui les conseils
que, dans une de ses lettres, il donne à son ami Maxime, envoyé pour
gouverner l'Achaïe, et pour en réformer les désordres.
Si quelquefois une affaire plus difficile ou plus importante
semblait demander les lumières et la décision du souverain, il la
lui renvoyait. Mais alors, en homme qui cherchait sincèrement la
justice, et non pas la confirmation de son avis, il ne se contentait
pas d'en faire un simple rapport. Dans la défiance où il était que,
malgré sa droiture, ce rapport ne tînt toujours de la première
impression qu'il avait prise, et ne tendit à la communiquer, il
envoyait les mémoires mêmes des parties, et leurs titres, afin que
le prince, libre de toute prévention étrangère, et pleinement
instruit, pût juger comme s'il les avait entendues.
Revenu à Rome, il reprit les affaires et ses emplois. Juge, quand
les lois l'y engageaient; avocat, quand l'intérêt public, le besoin
de ses amis ou l'honneur le demandaient : souvent appelé au conseil
du prince, assidu au sénat, il remplit toujours fidèlement toute la
mesure des devoirs que la patrie a droit d'exiger d'un bon citoyen.
Tant de vertus lui acquirent la bienveillance de Trajan. IL était
sûr d'en obtenir toutes les grâces qu'il lui demandait, et il n'en
demanda que pour les autres. Un homme qui ne connaissait rien de
plus précieux que de faire du bien n'était point gêné par cette
basse politique de la plupart des courtisans, qui craignent d'user
leur crédit dès qu'il le faut employer pour autrui. Jamais plus
éloquent, jamais plus vif que dans ces occasions ; s'il fallait
solliciter un gouvernement, une charge, une grâce pour de ses amis,
on eût dit que du succès de la sollicitation dépendait toute sa
fortune. Les seules faveurs qu'il se réserva de demander pour lui,
ce fut de pouvoir offrir lui-même, en qualité d'augure, des
sacrifices pour un prince qu'il aimait sincèrement, et de jouir du
droit de ceux qui ont trois enfants, après deux mariages qui ne lui
en avaient point donné.
On ne sait rien de sa première femme, si ce n'est qu'elle venait de
mourir lorsqu'il entreprit de venger la mémoire d'Helvidius.
Sa seconde femme s'appelait Calpurnie. Comme elle était fort jeune
quand il l'épousa, et qu'elle avait beaucoup d'esprit, il n'eut pas
de peine à lui inspirer le goût des belles-lettres. Elle en fit
toute sa passion ; mais elle la concilia toujours si bien avec
l'attachement qu'elle avait pour son mari, que l'on ne pouvait dire
si elle aimait Pline pour les belles-lettres, ou les belles-lettres
pour Pline.
S'il plaidait quelque cause importante, et que, gênée par la
bienséance, elle ne pût l'entendre, elle chargeait toujours
plusieurs personnes de venir lui apprendre les premières nouvelles
du succès ; et l'agitation où la mettait cette attente ne cessait
que par leur retour. S'il lisait quelque harangue ou quelque autre
pièce dans une assemblée d'amis, elle ne manquait jamais de se
ménager quelque place, d'où elle pût, derrière un rideau, ou voilée,
recueillir elle-même les applaudissements qu'il s'attirait. Elle
tenait continuellement en ses mains les ouvrages qu'il avait
composés ; et, sans le secours d'autre maître que de son amour, elle
composait sur sa lyre des airs pour les vers qu'il avait faits.
Une femme de ce caractère méritait bien d'être aimée. Elle le fut ;
mais avec des sentiments si tendres, que lorsqu'on les retrouve dans
les lettres que Pline lui écrivait, on n'y sent guère moins le
mérite et les charmes de celle qui fait penser de la sorte que
l'esprit et la douceur de celui qui sait si délicatement s'exprimer.
Il ne manquait à ce mariage, pour le rendre parfaitement heureux,
que des enfants. Pline se croyait à la veille de jouir d'un bien
qu'il désirait si fort, lorsque sa femme se blessa. Il se consola
par les espérances qu'il fondait sur cet accident même. Les suites
en furent pourtant plus tristes qu'il ne l'avait appréhendé. Elle
guérit, à la vérité, et vécut assez longtemps ; mais elle ne lui
laissa point de postérité.
Il eut pour amis tout ce qu'il y avait de grands hommes dans son
siècle. Entre ceux que leurs rares vertus distinguaient, Virginius
Rufus, qui refusa l'empire; Corellius, que l'on regardait comme un
prodige de sagesse et de probité; Helvidius, dont nous avons déjà
parlé; Rusticus Arulenus et Sénécion, que Domitien flt mourir. Entre
ceux que les belles-lettres ont rendus illustres, Quintilien, qui
avait été son maître; Corneille Tacite et Suétone, célèbres, l'un
par ses Annales, l'autre par ses Vies des empereurs, Frontinus,
Ariston, Neratius, fameux jurisconsultes ; Silius Italiens et
Martial, poètes.
Son amitié fut aussi douce que solide. Il n'avait rien qui ne fût à
ses amis. Biens, crédit, talents, tout leur était prodigué, souvent
sans qu'ils eussent la peine de le demander, quelquefois sans qu'ils
le sussent. On eût dit qu'au milieu des affaires qui l'assiégeaient,
et des études où il se plongeait, il n'avait d'attention qu'aux
avantages de ceux qu'il aimait. Toujours éclairé sur leurs bonnes
qualités qu'il vantait sans cesse, il ne sentait point leurs défauts
; et s'il les voyait, ce n'était que pour les trouver infiniment
moindres que les siens. Ce n'est pas qu'il ait jamais trahi ses
sentiments, ou qu'il ait négligé de remettre dans la voie ceux qui
s'égaraient ; mais, sincère, sans chagrin quand il fallait
reprendre, il était complaisant sans mollesse quand il fallait
supporter. Il distinguait un faible d'un vice, une saillie d'humeur
d'une expression du cœur; et n'exigeait point des autres qu'ils
missent dans le commerce une perfection qu'il croyait ne pouvoir y
porter. Comme il ne s'attachait qu'au mérite, il n'aimait pas les
personnes selon le degré de leur noblesse et de leur élévation. Si
en public il suivait sur cela les bienséances, en particulier son
inclination et leurs vertus réglaient seules les rangs. Enfin, la
mort et l'adversité, qu'on voit rompre ordinairement tous les nœuds
qui lient les hommes, serraient plus étroitement ceux de son amitié.
Elle se tournait en religion dès que ses amis étaient morts ou
malheureux. Aussi personne n'eut jamais plus de respect pour la
volonté des morts : elle était pour lui une loi supérieure à toutes
les autres. S'il s'y trouvait de l'obscurité, c'était toujours
contre lui, et de la manière qui convenait le plus à leurs desseins
et à leur réputation, qu'elle était expliquée. Si les formes la
condamnaient, sa fidélité les faisait taire et la confirmait.
Il n'y eut pas jusqu'à ses affranchis, et à ses esclaves, qui
n'éprouvassent sa douceur et sa modération. Loin des sentiments de
la plupart des maîtres, qui regardent leurs domestiques avec plus de
mépris que s'ils étaient, non pas d'une condition mais d'une espèce
différente de la leur, il ne voyait en eux que des hommes d'autant
plus dignes de bonté, qu'ils étaient plus malheureux. Il vivait au
milieu d'eux avec la noble familiarité d'un père qui se communique à
ses enfants, et qui cherche bien moins à s'en faire craindre qu'à
s'en faire aimer. Il croyait que le nom de père de famille, que les
lois donnent aux maîtres, l'avertissait sans cesse de ses devoirs,
et que ces devoirs devaient s'étendre également sur tous ceux qui
composaient la famille. Toujours prêt à les excuser, s'ils avaient
manqué; toujours prêta leur pardonner, dès qu'ils se repentaient, il
ne croyait point, parce que les domestiques sont plus mal élevés et
plus faibles, que les maîtres eussent droit d'en attendre plus de
lumières et de sagesse qu'ils n'en ont eux-mêmes. Leurs maux le
touchaient ; tous leurs besoins le trouvaient attentif; leur perte
l'affligeait. Enfin, il traitait à table ses affranchis comme il se
traitait lui-même; et, pour s'excuser à ceux qui lui en faisaient la
guerre, il disait, avec son enjouement ordinaire, que ses
a/franchis ne buvaient pas du mïme rin que lui, mais qu'il buvait du
même vin que ses affranchis.
Dans une fortune médiocre pour un homme de sa condition, il trouva
le secret d'être excessivement libéral, non pas en prenant sur les
uns ce qu'il donnait aux autres, mais eu prenant sur lui tout ce que
la modestie et la frugalité lui conseillaient de se refuser. Ainsi
voyant Calvine, qu'il avait en partie dotée de son bien, sur le
point de renoncer à la succession de Calvinus, son père, dans la
crainte que les biens qu'il laissait ne fussent pas suffisants pour
payer les sommes dues à Pline, il lui écrivit de ne pas faire cet
affront à la mémoire de son ami ; et, pour la déterminer, lui envoya
une quittance générale.
Dans une autre occasion, il donna trois cent mille sesterces à
Romanus, pour le mettre en état d'entrer dans l'ordre des chevaliers
romains, sans lui demander autre chose, sinon d'user de cette
dignité en homme qui se souvenait qu'il ne la pouvait déshonorer
sans déshonorer Pline lui-même. Il acheta une ferme cent mille
sesterces, pour y établir sa nourrice. Il fit présent de cinquante
mille sesterces à la fille de Quintilien, lorsqu'elle se maria; et
la lettre polie dont il accompagna son présent, pour ménager la
peine que cela pouvait faire à un homme de ce caractère, valut
infiniment mieux que le don même.
Mais où sa générosité éclata davantage, ce fut dans un marché qu'il
fit avec Corellia. C'était la sœur de Corellius Rufus, qui, après
avoir été pendant sa vie l'oracle de Pline, était encore après sa
mort l'objet de sa vénération. Elle eut envie d'avoir quelques
terres aux environs de Corne. Pline lui offrit à choisir entre
plusieurs qu'il y avait, à l'exception de ce qu'il tenait de son
père ou de sa mère. Dans cette conjoncture, il recueillit une
succession dont les principales terres étaient en ce pays-là : il
mande à son affranchi de les vendre à Corellia pour le prix qu'elle
voudrait. Elle s'informe de leur valeur; on lui dit qu'elles valent
sept cent mille sesterces ; elle les offre à l'affranchi : il lui en
passe la vente, et reçoit l'argent. Peu de temps après, Corellia,
mieux instruite du juste prix de ce qu'elle avait acheté de Pline,
apprend que ces terres valent neuf cent mille sesterces. Elle le
presse avec les dernières instances de recevoir un supplément de
cette somme qu'elle lui envoie ; mais Pline le refuse, et lui écrit
qu'il la supplie de ne pas considérer seulement ce qui est digne
d'elle, mais aussi ce qui est digne de lui ; et de souffrir que
l'extrême soumission qu'il a toujours eue pour ses moindres ordres
se démente en cette occasion, par la même raison qui lui sert de
principe dans toutes les autres.
Les particuliers ne furent pas les seuls qui se ressentirent de sa
libéralité; le public y eut sa part. Il lit établir des écoles à
Corne, sa patrie, et contribua du tiers à fonder les appointements
des maîtres, mais avec tant de désintéressement qu'il en laissa le
choix au suffrage des parents. Il ne borna pas là son bienfait : il
y fonda une bibliothèque, avec des pensions annuelles pour un
certain nombre de jeunes gens de famille à qui leur mauvaise fortune
avait refusé les secours nécessaires pour étudier. Mais surtout il
eut grand soin de marquer sa reconnaissance aux dieux, qu'il
regardait comme les auteurs de tous les biens dont il jouissait. Il
leur éleva des autels, et leur bâtit un temple dans une de ses
terres. Ce respect pour les dieux de ses pères ne le rendit ni cruel
ni injuste envers les chrétiens. Né dans le sein du paganisme, il
les regardait comme des malheureux séduits par les charmes d'une
fausse et vaine superstition, et les plaignait. Pendant que ses plus
chers amis, Corneille Tacite et Suétone, en parlaient comme d'une
secte impie et détestable, comme d'une peste publique, et qu'ils les
traitaient ainsi dans leurs histoires : pendant que l'esprit de la
cour où il vivait était de les poursuivre et de les exterminer
partout, la droiture de son cœur corrigea les égarements de son
esprit. Il osa bien, non seulement apporter dans l'instruction de
leur procès tous les adoucissements que la sévérité des lois lui
permit d'imaginer; mais il alla même jusqu'à écrire à Trajan en leur
faveur, et à rendre témoignage à leur innocence : non qu'il reconnût
la sainteté du culte qu'ils professaient, mais il rendait justice à
la pureté de leurs mœurs.
C'en fut assez pour modérer le feu de la persécution, sous un
empereur qui, tout païen qu'il était avait des principes d'équité
naturelle. Il ordonna que l'on ne recherchât point les chrétiens, et
que l'on se contentât de les punir lorsqu'ils seraient dénoncés, et
qu'ils persévéreraient.
Ceux qui ne peuvent s'empêcher de canoniser la vertu partout où ils
la trouvent, auraient cru commettre un crime s'ils eussent laissé
échapper une si belle occasion de faire de Pline un chrétien, et
même un martyr, en le confondant avec un Secundus qu'ils trouvent
dans la légende. Mais ceux dont le zèle se règle selon la lumière
assurent qu'il ne fut ni l'un ni l'autre, et qu'up événement de
cette importance n'eût jamais échappé à la vigilance et à
l'attention des auteurs chrétiens de ce siècle-là et des suivants.
Non seulement ces auteurs n'en font aucune mention, mais ils parlent
d'une manière qui ne permet pas seulement de le soupçonner.
Aussi ne peut-on douter que la gloire ne fût l'âme des vertus de
Pline. Pour elle, les plus durs travaux lui paraissaient pleins de
charmes ; par elle, le sommeil lui devenait comme inutile. Veilles,
repos, divertissements, études, il y rapportait tout: il y excitait
sans cesse ses amis ; il reprochait aux gens de son siècle que,
depuis que l'on s'abstenait des actions louables, on méprisait la
louange. Il avait pour maxime, que la seule ambition convenable à un
honnête homme c'était ou de faire des choses dignes d'être écrites,
ou d'écrire des choses dignes d'être lues. Il ne dissimulait point
que l'approbation des bous juges du mérite le touchait : il ne
cachait point la passion qu'il avait de plaire à la postérité ; il
lui faisait publiquement sa cour dans ses écrits : il avouait qu'il
serait bien aise d'obtenir nue place dans l'histoire. En un mot, il
allait à visage découvert à l'immortalité.
Cet amour de la réputation l'a fait accuser de vanité. Si c'est avec
raison, chacun en jugera. Cequ'il y a de certain, c'est qu'il ne
courut à la gloire que sur les pas de la vertu. S'il chercha le plus
grand jour, il n'y porta qu'une conscience pure et nette : s'il
brigua les louanges, il prit soin de les mériter. On lui reproche de
parler souvent de lui; mais on ne peut au moins lui reprocher de ne
parler que de lui. Loin d'avoir fondé sa réputation sur le mépris
des autres, jamais homme ne prit plus de plaisir à vanter le mérite
d'autrui ; il en saisissait les moindres occasions, et il le
publiait avec une abondance de paroles que l'esprit ne fournit
point, et qui ne peut couler que du cœur. Il ne mit pas la
délicatesse du goût à ne trouver rien de bon. Sa colère s'allumait
quand il rencontrait des gens de ce caractère, à la lecture des
pièces où il était invité. Comme l'admiration lui paraissait un bien
commun, et dont le fonds était inépuisable, il ne croyait pas que
l'on prit rien du sien quand on distribuait aux autres la part qui
leur en était due ; et ils avaient toujours sujet d'être contents du
partage qu'il leur en faisait. Sans craindre d'être devancé, il
animait généreusement ceux qui couraient la même carrière. Personne
ne soutenait plus que lui les jeunes avocats de son temps dans
l'exercice de leur ministère; personne n'encourageait davantage les
auteurs, et ne revoyait leurs écrits avec une envie plus sincère de
les porter à la dernière perfection. En un mot, amoureux de la
gloire, jamais il n'en fut jaloux ; et il traita ses rivaux eu
frères, et non pas en ennemis.
Son inclination et son attachement à l'étude passent ce qu'on
pourrait en dire. Il y employait tout ce qui lui restait de temps,
après que les devoirs publics étaient remplis. Dès que les affaires
le permettaient, il fuyait à la campagne, non pour se délasser, mais
pour composer, pour étudier plus librement et sans interruption. Là,
comme il était maître de lui, rien n'était plus rangé, plus ordonné
que sa vie. Il ne s'occupait que du soin de la prolonger, soit par
le bon usage qu'il en faisait, soit en travaillant à des ouvrages
qui pussent le faire vivre d'une manière plus noble et plus
glorieuse dans les siècles à venir. S'il se promenait, c'était avec
un livre . ou avec des personnes dont les conversations valaient des
livres. S'il était à table, on lisait pendant le repas, ou bien l'on
récitait des vers. Le temps même de la chasse n'était pas exempt de
méditations et de réflexions solides. Enfin, toutes ses heures
étaient remplies, tous ses moments mis à profit.
Il vantait fort le plaisir de ne rien faire, et jamais homme ne le
goûta moins. Le changement de travail était son unique repos. Tantôt
il composait des plaidoyers et des harangues, tantôt il écrivait
quelque morceau d'histoire : quelquefois il traduisait; souvent il
s'amusait à faire des vers. Il aimait à lire devant des gens de
lettres assemblés ce qu'il avait composé, moins pour y recevoir des
applaudissements que pour en rendre ses ouvrages dignes.
Quoiqu'il en ait fait un très grand nombre, il ne nous reste que ses
Lettres et son Panégyrique de l'empereur Trajan. On ne
peut trop regretter ceux que l'on n'a plus, si l'on en juge par ceux
que l'on a. On ne connaît ni le temps ni les particularités de la
mort de Pline. Tout ce qu'on peut assurer, c'est que les hommes de
ce caractère vivent toujours trop peu, et que ce qu'on sait de sa
vie suffit à quiconque ne cherche sincèrement qu'à bien régler la
sienne.