REVUE DES ÉTUDES JUIVES

PUBLICATION TRIMESTRIELLE

DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES

JUIVES

TOME SIXIÈME

PARIS

A LA LIBRAIRIE A. DURLACHER

83bis, RUE LAFAYETTE

1882

PHILON D'ALEXANDRIE

 

PROPRIÉTÉS DES NOMBRES (fragment)

 

Traduction française : J. CARVALLO

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

PARAGRAPHES DU LIVRE DE LA CRÉATION DE

 

PHILON

 

RELATIFS AUX

 

PROPRIÉTÉS DES NOMBRES

 

 

A Monsieur Isidore Loeb.

Vous avez bien voulu me demander de traduire quelques passages du Livre de Philon sur la Création du monde relatifs aux propriétés des nombres, passages qui sont à peu près inintelligibles dans la traduction française de Pierre Bellier et de Fed. Morel (Paris, 1612). Si je me hasarde à satisfaire à votre désir, ce n'est pas, croyez-le bien, avec la prétention de connaître le grec mieux que ces doctes philologues, — je reconnais tout d'abord mon infériorité complète à cet égard, — mais c'est surtout pour vous être agréable et dans la pensée que, l'étude des propriétés des nombres ayant longtemps fait l'objet de mes recherches, je serai peut-être assez heureux pour donner une explication claire et satisfaisante du texte du savant philosophe juif, l'un des maîtres les plus illustres de cette célèbre école d'Alexandrie.

Si, en effet, comme vous le croyez, aucune traduction logique n'a été donnée de ces passages et que ma version soit celle qui reproduit exactement la pensée de l'auteur, le mérite en reviendra tout entier à votre initiative et son utilité me servira d'excuse.[1]

Veuillez agréer, etc.

 

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§ 3. — Le nombre est intimement uni à l'ordre, et, parmi les nombres, le six est le type de la génération d'après les lois naturelles. En effet, après l'unité, il est le premier nombre parfait,[2] étant égal à la somme de toutes ses parties et composé du trois, qui en est la moitié, du deux, qui en est le tiers, et de l'unité, qui en est le sixième (3 + 2 + 1 = 6/2·+ 6/3 + 6/6 = 6). En outre, il est, pour ainsi dire, d'une nature hermaphrodite et doué de la puissance de l'un et l'autre sexe ; car, parmi les nombres, l'impair, (ou surabondant[3]) représente le mâle, et le pair, la femelle; or, le premier des nombres impairs est le trois, le premier des nombres pairs est le deux, le produit de l'un par l'autre est le six. Il convenait donc que l'univers, qui est la plus parfaite des choses créées, fût achevé sur le type du nombre parfait, qui est le six. Et comme, dans l'avenir, « le monde » devait être soumis à la loi de la génération de toutes choses par l'accouplement des sexes, il devait porter l'empreinte du premier nombre composé, impairement pair, formé par l'union du mâle (3), qui procrée, et de la femelle (2), qui conçoit.

§ 15. — Le ciel a été orné plus tard, suivant le nombre excellent quatre, qu'on ne saurait méconnaître comme l'origine et le principe de la décade intégrale. En effet, l'essence de la dizaine tire sa force, à ce qu'il semble, de ce même sombre, parce que, si l'en ajoute la suite des nombres depuis un jusqu'à quatre, on engendre le 10 (1 +·2 + 3 + 4 = 10), lequel est comme une limite autour de laquelle, comme autour d'une borne, l'infinité des nombres tourne et revient sur elle-même. Le quatre explique aussi la proportion des accords musicaux, car on le retrouve dans la quarte, la quinte, l'octave et la double octave, qui donnent naissance à l'harmonie la plus parfaite. En effet, la quarte est le rapport de quatre à trois 4/3, celui de la quinte de 3/2, celui de l'octave de 2/1 et la double octave de 4/1. Le quatre est implicitement dans tous les rapports, car la quarte n'est que le rapport de 4 à 3, la quinte de 3/2 ou 6/4, l'octave de 2/1 est la même que 4/2, et la double octave est 4/1.

§ 16. — Mais il est aussi une autre propriété du quatre merveilleuse à dire autant qu'à concevoir, car c'est le premier nombre qui met en relief la nature du solide, les précédents étant dédiés aux abstractions, parce que l'unité remplit la fonction de ce qu'on appelle en géométrie le point ; le deux, celle de la ligne, parce qu'elle se forme par la réunion de deux points. La ligne, en effet, est la longueur sans largeur ; en y ajoutant la largeur, on donne naissance à la surface qui est figurée par le trois, en sorte que la surface passe au solide à l'aide de la hauteur qui, ajoutée au trois, forme le quatre. De là vient que l'on donne une grande importance à ce nombre, lequel, tirant son origine d'une essence abstraite et intellectuelle, nous conduit à la connaissance de la triple dimension du solide qui, tout d'abord, frappe les sens par sa nature même. Si quelqu'un ne comprend pas bien cette explication, il s'en fera une idée par un petit jeu connu et familier. Ceux qui jouent aux noix ont coutume d'en rapprocher trois sur du plan, puis ils en mettent une quatrième au-dessus, en formant une pyramide. Ce trigone, ainsi disposé sur le plan, s'arrête au nombre trois, qu'il ne dépasse pas. Maie ce qui est ajouté forme, relativement au nombre, le 4, et, relativement à la figure, la pyramide, qui est un corps solide. En outre, il ne faut pas méconnaître que, le premier parmi les nombres, le quatre ou le carré est un tétragone doublement égal (4 angles droits égaux et 4 côtés égaux), mesure de justice et d'égalité, et encore que seul, parmi tous les autres, il se forme et se produit, soit par l'addition, soit par l'élévation au carré, par l'addition, en effet, de deux et deux, et aussi par la puissance : deux fois deux. Quel admirable accord il manifeste dans sa forme ! propriété que ne réunit aucun autre nombre. En effet, le nombre six, par exemple, formé par l'addition de deux trois, ne peut être obtenu par leur produit, lequel fournit un nombre différent, qui est neuf. Ce quatre jouit encore d'autres belles propriétés, dont nous parlerons jusque dans les moindres détails dans son traité spécial.

§ 30. — Après que l’univers eut été créé suivant la nature parfaite du nombre six, le Père exalta le septième jour en l'appelant saint... Le nombre 7 se prend de deux manières : ou dans la première dizaine, et alors il est mesuré par sept fois l’unité, étant composé de sept unités; on bien hors de la première dizaine, en considérant deux progressions qui commencent toujours par l’unité, en raison double ou triple et suivant l'ordre des ternies : comme 64 et 729, dont le premier et le septième terme de la progression en raison double, à partir de l'unité (1, 2, 4, 8, 16, 32, 64), et le second, le septième de la progression en raison triple (1, 3, 9, 27, 81, 243, 729). Nous traiterons sérieusement de l'une et l’autre forme. Or, la seconde présente un avantage très évident, car le septième terme après l’unité, considéré dans les séries en raison double ou triple, est à la fois un cube et un carré, embrassant ainsi les deux aspects des essences incorporelles et corporelles, de l'essence incorporelle, en effet, à cause de la surface plane que représente le carré, et de la corporelle, à cause de la forme solide que produit le cube. Les nombres précités en donnent la preuve la plus évidente, car le septième terme de la progression en raison double, commençant par l'unité, est 64, qui est le carré de 8 et le cube de 4 ; à son tour, le septième terme de la progression en raison triple, commençant par l'unité, est 729 qui est un carré, le produit de 27 par lui-même et le cube de 9. Successivement si l'on commence par le septième terme, comme on avait commencé par l'unité, et, continuant la progression, avec la même raison, jusqu'au septième terme nouveau, on ne peut manquer de former un nombre, qui sera en même temps un cube et un carré. A partir donc de 64, le septième terme, qui en est formé dans la progression en raison double, monte à 4.096, qui est à la fois un cube et un carré, le carré ayant pour côté 64 et le cube 16 (64, 128, 256, 512, 1.024, 2.048, 4.096). 4.096 = 64²·= 16 3.

(Nota. —Ces propriétés des troisièmes, quatrièmes et septièmes termes des progressions commençant par l'unité ne se limitent pas aux deux raisons doubles et triples. Elles sont vraies, quelle que soit la raison de la progression, et peuvent s'énoncer généralement ainsi : Dans toute progression géométrique commençant par un, le troisième terme est un carré, le quatrième un cube et le septième est à la fois un carré, un cube et le produit d'un carré par un bicarré; c'est en même temps le carré du quatrième, le cube du troisième et le produit du troisième par le cinquième terme[4]).

§ 31. — Passons maintenant à l'investigation de l'autre forme du sept dans la première décade, laquelle manifeste une nature merveilleuse et qui n'est pas inférieure à la première. Ce nombre sept est formé par la somme de un, deux et quatre, contenant ainsi deux des rapports les plus harmoniques. Le double et le quadruple, le premier produisant l'accord d'octave et le dernier celui de la double octave. Le sept renferme ainsi d'autres parties qu'il réunit en lui en les accouplant par un lien ; en effet, il se partage en premier lieu en un et six, ensuite en deux et cinq, et, en dernier lieu, en trois et quatre. Le rapport de tous ces nombres est essentiellement musical, car celui de six à un est la double octave de la quinte, et ce rapport sextuple exprime un grand intervalle entre les choses existantes ; c'est ce qui sépare le suraigu du ton le plus grave, comme nous l'expliquerons lorsque nous passerons des nombres au traité des accords. Au reste, le rapport de cinq à deux joue un rôle d'une grande puissance en harmonie, presque comparable à celui de l'octave,[5] ce qui est enseigné de la manière la plus évidente par la théorie de la musique. Quant au rapport de quatre à trois, il produit le premier accord au-dessus de la tierce, lequel s'appelle quarte....

(Nota. — Les paragraphes suivants, du 32 au 35 inclusivement, ne me paraissent présenter aucune difficulté d'interprétation, parce que personne n'ignore que le premier triangle rectangle, dont les côtés et l'hypoténuse sont des nombres entiers, est formé par trois longueurs, égales respectivement à 3, 4 et 5. Je passe donc à la traduction du passage qui me semble le moins compris).

§ 36. — On dit aussi, à l'avantage de ce nombre 7, qu'il possède un rôle merveilleux dans la nature, parce qu'il est la réunion de 3 et 4. Si, d'une part, quelqu'un prend le troisième des nombres doublés : à partir de l'unité, il trouvera un carré et, d'autre part, le quatrième est un cube. S'il prend le septième de ces nombres doubles, il trouvera à la fois un cube et un carré. Ainsi le troisième, à partir de l'unité, est un tétragone (4), et le quatrième, huit, est un cube, mais le septième, 64, est en même temps un cube et un carré, de sorte que 7 est réellement un nombre accompli, mettant en évidence la double concordance : celle de la surface, à cause du carré provenant du 3 ; celle du solide, à cause du cube, par suite de sa filiation par le 4, sept étant la somme de 3 et de 4.

Or 7 n'est pas seulement un nombre accompli, mais encore, pour ainsi dire, le plus harmonieux, et, en quelque sorte, la source, l'origine de ce beau diagramme, qui renferme tous les accords, celui de quarte, de quinte et d'octave, et qui, en outre, embrasse toutes les proportions : arithmétique, géométrique et harmonique. En effet, ce diagramme

 

6 8
9 12

 

 

groupe parmi tous les nombres ceux-ci : 6. 8. 9. 12 ; or le rapport de 8 à 6 ou du tiers en sus, est par lui-même l'accord de quarte, celui de 9 à 6 ou de 1 ½ à 1 est l'accord de quinte; celui de 12 à 6 ou du double est l'octave. Le même diagramme met aussi en évidence, comme je l'ai dit, toutes les proportions : l'arithmétique, à l'aide des trois nombres 6, 9, 12, parce que le moyen (9) surpasse le premier (6) de trois, comme il est surpassé par le dernier (12) ; la géométrique, à l'aide des quatre nombres (8/6 12/9), car le rapport est le même entre 8 et 6 qu'entre 12 et 9; c'est le rapport de 4/3 ou de quarte; l'harmonique, enfin, par les trois nombres 6. 8. 12. Or de la proportion harmonique, il y a deux définitions : la première a lieu quand le rapport du dernier terme au premier (12/6) est le même que le rapport des excès ou différences du dernier ou du moyen (12 — 8), et du moyen et du premier (8 — 6). Ce qui est satisfait de la manière la plus évidente par les trois nombres précités 6. 8. 12, car le dernier est le double du premier, et les différences sont aussi doubles l'une de l'autre, car 12 surpasse 8 de 4, 8 surpasse 6 de 2, et 4 est le double de 2. La seconde vérification d'une proportion harmonique a lieu lorsque le moyen entre les deux extrêmes surpasse et est surpassé de la même fraction des extrêmes. En effet, le moyen étant 8, il surpasse le premier d'une troisième partie, car si on retranche le 6, le reste 2 est le tiers du premier (8 — 6)/6 = 1/3, et il est surpassé du dernier de la même manière, car, si de 12 on retranche 8, le reste 4 est le tiers du dernier (12 — 8)/12 = 4/12 = 1/3.

Voilà ce que nous devions dire nécessairement de ce mystérieux diagramme ou carré ou de quelque nom, qu'on veuille lui donner.

(Nota. — Le nom de proportion harmonique lui a été donné par le philosophe grec Archytas, parce que les longueurs des cordes vibrantes qui rendent les trois sons de l'accord parfait : do, mi, sol, sont proportionnelles aux nombres 15, 12, 10 qui satisfont à la relation (12 — 10)/10 = (15 — 12)/12 = 1/5.

Le texte de Philon n'explique pas comment le 7 peut être considéré comme l'origine du diagramme

 

6 8
9 12

 

 

J'ai cherché une explication de cette phrase dans l'existence des carrés magiques si forts en honneur dans les manuscrits de l'antiquité et du moyen âge. Or, le seul carré contenu dans 7 est 4 et, si on forme le carré magique de 4, d'après la méthode grecque des Pythagoriciens! on trouve le carré suivant :

 

1 15 14 4
12 6 7 9
8 11 5
13 3 2 16

 

 

Or, dans ce carré, le nombre 7 occupe la septième case, et si on prend pour origine au point de départ cette case, on trouve que les deux voisines d'un côté sont 12 et 6 pour la 5e et 6e case, et 9 et 8, pour la 8e et 9e case à égale distance de l'origine.

 

J. Carvallo.


 

[1] Le livre de J. G. Muller, Des Juden Philo Buch (Berlin, 1841) donne en partie ces explications, mais non pas toutes, et il n'est pas facile de les y trouver dans l'enchevêtrement de notes et de renvois qui rendent la lecture de ce livre si difficile.

[2] Le nombre parfait (défini par Euclide, prop. 36, liv. XVIII) est égal à la somme de ses parties aliquotes. La théorie des nombres parfaits, inconnue jusqu'à présent, a été donnée pour la première fois par l'auteur de ces lignes, 1883, imprimerie Aug. Masson, éditeur.

[3] Le mot grec impair exprime ce qui surabonde, ce qui excède, ce qui dépasse. Les Pythagoriciens représentaient le masculin par le nombre impair (voir Platon, Philolaüs et autres), le 2 était essentiellement la représentation du féminin. La figure primitive des nombres dans les anciens Abacus donne la représentation plastique de ces attributs.

[4] Soit, en effet, r, la raison de la progression géométrique commençant par 1, les sept premiers termes seront : 1, r, r ², r 3, r 4, r 5, r 6. Le troisième, r ², est un carré ; le quatrième, r 3, est un cube ; le septième, r 6, est un carré, celui de r 3, un cube, celui de r ², et le produit d'un carré par un bicarré : r ² * r 4 = r 6.

[5] Le rapport de 3/2 est l'octave de la tierce (v. Boetii. Inst. Mud., p. 177 à 371).