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table des matières de l'œuvre dE JULIEN

 

 

 

 

 

 

 

SUR LA MÈRE DES DIEUX.

 

SUR LA MÈRE DES DIEUX (01).
SOMMAIRE
Idées générales sur Attis, sur la Mère des dieux et sur la purification. - Introduction du culte de Cybèle à Rome. - Prodiges qui signalent son arrivée. - Détails sur Attis. - C'est l'essence même de l'intelligence, qui vivifie tous les éléments et qui contient tous les principes et toutes les causes. - Développement de ces idées, et explication de la légende d'Attis. - Attis et Gallus ne sont qu'une seule et même personne. - Comment il faut considérer la Mère des dieux. - Nouveaux détails sur Attis, sur son commerce avec la nymphe et sur sa mutilation. - Explication de ces divers symboles. - Pourquoi les fêtes d'Attis sont fixées à l'équinoxe du printemps. - Distinction importante entre les Grands et les Petits Mystères. - Des abstinences et des purifications qui ont lieu aux fêtes d'Attis. - Prière à la Mère des dieux.

1. Faut-il parler de ces matières? Écrirons-nous sur des sujets mystérieux, et révélerons-tous des secrets fermés à tous et ineffables? Qu'est-ce qu'Attis ou Gallus? Qu'est-ce que la Mère des dieux? Quel est ce rite de purification religieuse et pourquoi nous fut-il enseigné dès l'origine (02), après avoir été propagé par les plus anciens habitants de la Phrygie et accueilli d'abord chez les Grecs, non pas les premiers venus, mais chez les Athéniens, instruits par l'expérience du tort qu'ils avaient eu de tourner en ridicule celui qui célébrait les Orgies de la Mère des dieux (03)? On rapporte, en effet, que les Athéniens insultèrent et chassèrent Gallus, comme une innovation superstitieuse, ne sachant pas que la déesse, qu'il leur apportait, était la même qu'ils honoraient sous les noms de Déo, de Rhéa et de Déméter (04). De là vint l'indignation de la déesse et les sacrifices destinés à apaiser sa colère. En effet, l'oracle qui sert de guide aux Grecs dans leurs graves entreprises, la prêtresse du dieu pythien ordonna d'apaiser le courroux de la Mère des dieux; et c'est alors qu'on bâtit le Métroüm (05), où les Athéniens gardaient la copie de tous les actes publics (06). Après les Grecs, les Romains adoptèrent le même culte, également sur l'invitation du dieu pythien, qui leur conseilla de faire venir la déesse de Phrygie, comme une alliée dans la guerre contre les Carthaginois (07). Rien ne m'empêche d'exposer ici sommairement cette histoire. L'oracle entendu, les citoyens de la pieuse Rome envoient une députation solennelle pour demander aux rois de Pergame, alors maîtres de la Phrygie, et aux Phrygiens eux-mêmes, la statue sacrosainte de la déesse. Quand ils l'ont reçue, ils déposent ce précieux fardeau sur un large vaisseau de transport, capable de traverser sûrement tant de mers. La déesse franchit ainsi la mer Égée et la mer Ionienne, longe les côtes de la Sicile, entre dans la mer Tyrrhénienne et vient mouiller aux bouches du Tibre. Le peuple sort de la ville avec le Sénat pour se porter à sa rencontre, précédé du cortège entier des prêtres et des prêtresses, tous en habits de cérémonie et en costume national, jetant les yeux sur le navire qu'amène un vent favorable et dont la carène sillonne les flots ; puis, à son entrée dans le port, chacun se prosterne sur le pont du rivage, d'où l'on peut l'apercevoir. Mais elle, comme pour montrer au peuple romain qu'on n'a point amené de la Phrygie une simple statue, et que la pierre qu'ils ont reçue des Phrygiens est douée d'une force supérieure et toute divine, à peine arrivée dans le Tibre, y fixe tout à coup le navire comme par des racines. On le tire contre le courant du fleuve ; il ne suit pas. Croyant qu'on s'est engagé dans des brisants, on essaye de le pousser : il ne cède point à ces efforts. On y emploie toute espèce de machines : il demeure ferme et invincible. On fait alors retomber sur la vierge sacrée, qui exerce le plus saint des ministères, un grave et injuste soupçon. Ou accuse Clodia, c'était le nom de l'auguste vestale, de n'avoir point gardé sa virginité pure à la déesse, qui donne un signe évident de son irritation et de sa colère. Car tous voient dans un pareil fait quelque chose de divin et de surnaturel. Clodia, s'entendant nommer et accuser, rougit d'abord de honte, tant elle était loin de l'acte honteux et illégal qu'on lui imputait. Mais quand elle s'aperçoit que l'accusation devient sérieuse, elle dénoue sa ceinture, l'attache à la proue du navire, et ordonne à tous, comme par une inspiration divine, de s'éloigner. En même temps, elle supplie la déesse de ne point la laisser en butte à d'injustes calomnies ; puis, enflant sa voix, comme pour commander une manoeuvre navale : « Souveraine mère, s'écrie-t-elle, si je suis chaste, suis-moi. » A l'instant même, elle fait mouvoir le vaisseau et le remonte bien avant dans le fleuve. Dans cette journée, ce me semble, la déesse apprit deux choses aux Romains : la première, qu'il ne fallait pas attacher une légère importance au fardeau venu de Phrygie, mais une haute valeur, comme à un objet non pas humain, mais divin, non comme à une argile sans âme, mais comme à un être vivant et à un bon génie. Voilà d'abord ce que leur montra la déesse. En second lieu, c'est que pas un citoyen, bon ou mauvais, n'échappe à sa connaissance. Presque aussitôt la guerre des Romains contre les Carthaginois fut couronnée de succès, et l'on en vint à cette troisième période où Carthage dut combattre pour ses propres murailles. Si cette histoire paraît peu croyable ou peu convenable pour un philosophe et un théologien, elle n'en est pas moins digne d'être racontée. Elle a été écrite, en effet, par la plupart des historiographes, et conservée sur des images d'airain dans la ville puissante et religieuse de Rome. Je sais bien que des esprits forts diront que ce sont des contes de vieilles qui ne soutiennent pas la discussion; mais il me parait sage de croire plutôt au témoignage du peuple des villes qu'à ces beaux esprits, dont le petit génie est très subtil, mais ne voit rien sainement.

2. Au moment où je me propose d'écrire sur le temps d'abstinence qui vient d'avoir lieu, l'on me rappelle que Porphyre (08) en a fait la matière de quelques traités philosophiques; mais je ne les connais pas, je ne les ai jamais lus, et j'ignore si son sentiment se rencontre avec le mien. Cependant j'imagine que ce Gallus ou Attis nous représente l'essence même de cette intelligence féconde et créatrice, qui engendre jusqu'aux derniers éléments de la matière, et qui renferme en elle tous les principes et toutes les causes des formes matérielles. En effet, les formes de tout ne résident point dans tout : et les causes supérieures et primitives ne contiennent pas tous les éléments extrêmes et derniers, après lesquels il n'existe plus rien que le nom vague et l'idée obscure de privation. Mais, comme il y a plusieurs substances et forces créatrices, la troisième de ces forces créatrices, qui organise les formes matérielles et en enchaîne les principe, cette puissance extrême, qui, propagée par un principe de fécondité exubérante, descend jusqu'à la terre du sein même des astres, est cet Attis que nous cherchons. Peut-être ce que je dis a-t-il besoin d'explication. Dire, en effet, que la matière est quelque chose, c'est avancer qu'il y a une forme matérielle; et, si nous ne leur assignons point de cause, nous retombons, à notre insu, dans la doctrine d'Epicure (09). Si donc il n'y a pas un principe antérieur aux deux autres, c'est une impulsion fatale, c'est le hasard qui règne dans l'univers. Mais nous voyons, dira quelque subtil péripatéticien, Xénarque (10) par exemple, que le principe commun est le cinquième corps, le corps sphérique. Ainsi Aristote a fait de ridicules efforts en cherchant au delà. Il en est de même de Théophraste. Il a compromis sou nom (11), lorsque, arrivé à une substance incorporelle et intelligente, il s'est arrêté, sans se préoccuper d'une autre cause, et en disant que les choses étaient ainsi de leur nature. Or, il s'ensuit que le cinquième corps étant ainsi de sa nature, il ne faut pas chercher d'autres causes, mais s'arrêter à celle-ci et ne point recourir à un être intelligent, lequel n'étant rien de sa nature, ne présente qu'une notion vague. Voilà ce que je me rappelle avoir entendu dire à Xénarque. Avait-il tort ou raison, c'est une question que je laisse à trancher aux péripatéticiens les plus habiles. Cependant, comme rien de tout cela ne me paraît satisfaisant, je soupçonne que les hypothèses défectueuses d'Aristote ont besoin d'être fondues avec les dogmes de Platon, ou mieux qu'il faut les rapprocher tous les deux des oracles que les dieux ont fait entendre. Mais peut-être convient-il de demander d'abord comment le corps sphérique peut renfermer en soi les causes incorporelles des formes matérielles. Car, sans ces causes, toute génération serait impossible : c'est un fait évident et certain. Pourquoi, en effet, tant de choses engendrées? Pourquoi un mâle et une femelle? D'où vient, pour chaque espèce d'êtres, cette différence dans des formes déterminées, s'il n'y avait des causes primordiales et préexistantes, des types enfermés dans un type rationnel, qui éblouissent nos regards, si nous n'avons point purifié les yeux de notre âme? Or, la vraie purification, c'est de revenir sur nous-mêmes et de considérer comment l'âme, l'esprit enveloppé de matière, peut être une figure, une image des formes matérielles. Car ni parmi les corps, ni parmi les êtres qui environnent les corps, ni parmi les êtres incorporels que conçoit la raison, il n'y en a pas un seul dont l'esprit ne puisse se former une idée incorporelle; ce qu'il ne pourrait faire, s'il n'y avait entre eux une affinité naturelle. Voilà pourquoi Aristote dit que l'âme est le lieu (12) des idées, non, par spontanéité, mais par virtualité (13). Il est donc nécessaire que l'âme, quand elle agit par le corps, contienne virtuellement les objets. Mais si quelque être était dégagé de cette âme et n'avait aucun mélange avec elle, il comprendrait, ce semble, toutes les raisons des choses non plus virtuellement, mais spontanément.

3. Rendons ces faits plus clairs par un exemple dont Platon s'est servi dans le Sophiste (14), quoique pour un autre objet. Du reste, je ne le cite pas pour démontrer ce que j'ai dit; car la chose a moins besoin de démonstration que d'un simple coup d'œil de l'esprit, puisqu'il s'agit ici des premiers principes ou de ceux que l'on peut assimiler aux premiers, et que, pour nous Attis est un dieu de cette nature. Or, de quel exemple entendons-nous parler? Platon dit à peu près, en parlant des hommes qui s'occupent d'imiter, que, s'ils prétendaient, en imitant une chose, l'obtenir, non pas en copie, mais en réalité, ils entreprendraient une œuvre rude, difficile, pour ne pas dire impossible; tandis qu'il est facile, simple et très possible de reproduire l'apparence de l'objet imité. Ainsi, en promenant un miroir, nous obtenons facilement le type de tous les objets qui s'y trouvent reproduits. Empruntons à cet exemple la comparaison nécessaire à l'explication de ce que nous venons de dire. A la place du miroir, plaçons ce qu'Aristote appelle le lieu des idées par virtualité. II faut que ces idées aient existé spontanément avant d'exister virtuellement. Si donc, comme le veut Aristote, l'âme qui est en nous contient virtuellement les formes des êtres, où placerons-nous les idées par spontanéité? Sera-ce dans les êtres matériels? Il est évident que ce sont les derniers des êtres. Reste donc à recourir à des causes immatérielles, spontanées, et antérieures aux objets matériels, qui, coexistant avec notre âme, reçoivent d'elle nécessaire-ment, comme d'un miroir, toutes les raisons des formes, et les transmettent, par la nature, à la matière et à tous les corps matériels. Nous savons, en effet, que c'est la nature qui fabrique les corps, qu'elle compose tout entière l'ensemble de l'univers, et que chacune de ses parties en forme une portion. Ce sont là des faits d'une évidence parfaite. Mais la nature agissante n'a point d'images en nous, au lieu que l'âme, qui lui est supérieure, peut recevoir des images. Si donc l'on convient que, si la nature n'a pas en soi l'image des objets, elle n'en renferme pas moins la cause, pourquoi, au nom des dieux, n'accorderions-nous pas antérieurement et avec plus de raison le même privilège à l'âme, puisque nous en avons l'idée et que nous le comprenons par le raisonnement? Quel homme serait assez ami de la dispute pour convenir que la nature a toutes les raisons de formes matérielles, Sinon toutes spontanément, du moins toutes virtuellement, et que l'âme n'a point le méme avantage? Si enfin la nature ne contient pas les formes spontanément, mais virtuellement, et si ces formes existent virtuellement dans l'âme, d'une manière plus pure et plus distincte, en sorte qu'elles sont perçues et comprises, sans cependant exister spontanément, de quoi ferons-nous donc dépendre la perpétuité des générations? Sur quelle base ferons-nous reposer la croyance de l'esprit à l'éternité du monde? Car tout corps circulaire est composé d'un substratum et d'une forme; et, quoiqu'ils soient virtuellement inséparables l'un de l'autre, ils peuvent, du moins, être séparés par la pensée, qui conçoit l'un comme antérieur ou préexistant à l'autre. Puis donc qu'il existe une cause tout à fait immatérielle des formes matérielles, et que cette cause est subordonnée au troisième principe organisateur, qui est, selon nous, le père et le souverain, non seulement de ces formes, mais aussi du cinquième corps apparent, nous séparons de ce troisième principe une cause qui descend jusqu'à la matière et que nous nommons Attis, et nous croyons qu'Attis ou Gallus est un dieu générateur. La mythologie (15) dit que cet Attis, exposé sur les eaux du fleuve Gallus, atteignit la fleur de son âge : devenu beau et grand, il fut aimé de la Mère des dieux, qui, entre autres faveurs, le couronna d'étoiles. Et comme, en effet, le ciel visible couvre la tête d'Attis, ne convient-il pas de voir dans le fleuve Gallus le cercle Lacté (16), où l'on assure que s'opère le mélange du corps passible avec le mouvement circulaire du corps impassible? La Mère des dieux avait permis de bondir et de danser jusque-là à ce beau jeune homme, comparable aux rayons solaires, au dieu intelligent Attis. Mais celui-ci s'étant avancé progressivement jusqu'aux dernières extrémités, la fable ajoute qu'il descendit dans l'autre, où il eut commerce avec la nymphe (17), ce qui signifie qu'il s'approcha de la plus pure matière, mais non pas encore de la matière même, et qu'il devint cette dernière cause incorporelle qui préside à la matière. C'est dans ce sens qu'Héraclite a dit (18) :

Ces humides esprits que la mort peut atteindre.

Nous croyons donc que ce Gallus est le dieu intelligent, qui renferme en lui-même les formes matérielles et sublunaires, et auquel s'unit la cause préposée à toute matière, non comme un sexe s'unit à l'autre, mais comme un élément se porte vers celui pour lequel il a de l'affinité.

4. Qu'est-ce donc que la Mère des dieux? La source d'où naissent les divinités intelligentes et organisatrices qui gouvernent les dieux visibles; la déesse qui enfante et qui a commerce avec le grand Jupiter; la grande déesse existant par elle-même, après et avec le grand organisateur; la maîtresse de toute vie, la cause de toute génération ; celle qui perfectionne promptement. tout ce qu'elle fait; qui engendre et organise les êtres avec le père de tous ; cette vierge sans mère, qui s'assied à côté de Jupiter, comme étant réellement la mère de tous les dieux. Car, avant reçu en elle les causes de tous les dieux hypercosmiques, elle devient la source des dieux intelligents. Cette déesse donc, cette Pronoée, fut prise d'un chaste amour pour Attis; c'est-à-dire qu'elle s'attacha volontairement et de son plein gré, non pas aux formes matérielles. mais plutôt aux causes de ces formes. La fable signifie donc que la Providence, qui gouverne les êtres sujets à la génération et à la corruption, s'est prise à aimer la cause énergique et génératrice de ces êtres; qu'elle lui a ordonné d'engendrer principalement dans l'ordre intellectuel, de se tourner volontairement vers elle et d'avoir commerce avec elle, à l'exclusion de toute autre, tant pour conserver une salutaire unité que pour éviter la propension vers la matière. Elle a exigé qu'il eût les yeux tournés sur elle, comme sur la source des dieux organisateurs, mais sans se laisser entraîner ou fléchir vers la génération. C'est ainsi que le grand Attis devait être le procréateur par excellence. Car, en toutes choses, la direction vers la supériorité vaut mieux que la propension vers l'infériorité. C'est ainsi que le cinquième corps est plus énergique et plus divin que les corps d'ici-bas, parce qu'il tend davantage vers les dieux. Car un corps fût-il éthéré et formé de la plus pure essence, qui oserait dire qu'il est supérieur à une âme sans mélange et sans souillure, telle que celle que le procréateur fit entrer dans Hercule? Et cependant ce procréateur parut plus énergique au moment où il donna une telle âme à ce corps. Car le gouvernement des choses est devenu plus facile à Hercule lui-même, retiré tout entier dans le sein de son père, que quand, revêtu de chair, il vivait parmi les hommes. Tant il est vrai qu'en tout le principe qui tend vers le mieux est plus énergique que celui qui descend vers le pire. Pour nous le faire entendre, la Fable nous rapporte que la Mère des dieux fit à son Attis un précepte de la servir religieusement, de ne point se séparer d'elle et de n'en pas aimer d'autre. Celui-ci descendit progressivement jusqu'aux extrémités de la matière (19); mais comme il fallait l'arrêter et mettre des bornes à son immensité (20), Corybas (21), ce Grand Soleil, l'assesseur de la Mère des dieux, qui avec elle organise tout, pourvoit à tout et ne fait rien sans elle, envoie le Lion pour lui servir de truchement. Qu'est-ce que le Lion? Nous savons que c'est le principe igné, c'est-à-dire la cause qui préside à la chaleur et à la flamme, et qui, par conséquent, devait s'opposer à la nymphe et paraître jaloux de son commerce avec Attis. Nous avons dit plus haut quelle est cette nymphe (22). La Fable nous fait donc entendre que cette cause vient en aide à la Providence organisatrice des êtres, c'est-à-dire à la Mère des dieux, et que, en même temps, cette cause, en désignant et en dénonçant le jeune Attis, détermine sa mutilation. Or, cette mutilation est, en quelque sorte, une limitation de l'infini. En effet, la génération est limitée par la Providence organisatrice à un nombre déterminé de formes, en tenant compte toutefois de la démence d'Attis, qui, dépassant par ses écarts la juste mesure et s'épuisant par son excès, ne peut se contenir elle-même; ce qui devait naturellement arriver an dernier principe des dieux. Ainsi vois l'immuabilité du cinquième corps au milieu des continuels changements qu'opèrent les phases lumineuses de la Lune. Ce monde, qui ne cesse pas un seul instant de naître et de périr, est voisin du cinquième corps; et dans les phases lumineuses de la Lune, nous voyons se produire un changement et des altérations.

5. Il n'est donc pas étrange de croire qu'Attis est un demi-dieu, tel est le sens de la fable, ou plutôt un dieu parfait : car il provient du troisième principe générateur, et il retourne vers la Mère des dieux, après sa mutilation. Mais comme il se plaît à descendre, il a l'air de pencher vers la matière. Toutefois on n'aurait point tort de croire qu'il est le dernier des dieux et le chef de toutes les générations divines. La Fable prétend qu'il est demi-dieu pour nous apprendre qu'il diffère des dieux immuables. La Mère des dieux lui a donné pour satellites les Corybantes, qui sont les trois principales causes individuelles des meilleures générations des dieux. Il commande également aux Lions, qui, ayant reçu du Ciel une substance chaude et ignée, donnent d'abord naissance au feu avec le Lion leur chef, et qui, ensuite, par leur chaleur et leur mouvement énergique, conservent les autres corps. Enfin il se couvre du ciel comme d'une tiare et de là il fait effort vers la terre. Tel est pour nous le grand dieu Attis. Quant aux fuites du roi Attis célébrées par des larmes, ses retraites, ses disparitions et ses descentes dans l'antre, le temps où elles ont lieu nous en montre le sens. Car on coupe, dit-ou, l'arbre sacré (23) au jour précis où le Soleil atteint le sommet de l'abside équinoxiale; le jour suivant, la trompette se fait entendre; au troisième jour on coupe la moisson sacrée et mystérieuse du dieu Gallus (24). Viennent ensuite les fêtes nommées Hilaria (25). Que cette castration, dont on a tant parlé, soit une limitation de l'infini, on n'en saurait douter, quand on voit que, dans ce même moment, le Grand Soleil touche le point du cercle équinoxial où sa course est bornée. Or, ce qui est égal est borné; ce qui est inégal est illimité, impénétrable. Aussitôt après, dit-on, l'on coupe l'arbre, puis ont lieu les autres cérémonies, les unes enveloppées de mystères et de rites cachés, les autres pouvant être divulguées aux profanes. Quant à l'excision de l'arbre, elle a trait uniquement à l'histoire de Gallus et n'a aucun rapport avec les mystères où elle a lieu. Les dieux, je pense, nous enseignent par ces formes symboliques que nous devons, recueillant de la terre ce qu'il y a de plus beau, offrir pieusement à la déesse notre vertu, pour être le gage d'une honnête conduite. L'arbre, en effet, naît de la terre, se porte vers le ciel, offre à l'oeil un bel aspect, fournit de l'ombre pendant les grandes chaleurs et nous fait largesse des fruits qu'il tire de son essence : tant il y a en lui de force génératrice. Ainsi le rite en question nous invite, nous qui, nés dans le ciel, avons été transplantés sur la terre, à recueillir de notre conduite ici-bas la vertu. accompagnée de la piété, pour remonter en toute hâte vers la déesse procréatrice et génératrice de la vie. Aussitôt après l'excision, la trompette donne à Attis le signal de son rappel, qui est aussi le nôtre, à nous qui sommes tombés du ciel sur cette terre. Dans le symbole, le roi Attis borne, par sa mutilation, sa course vers l'infini. Par là, les dieux nous ordonnent de retrancher à l'infinité de nos désirs, de nous rapprocher de ce qui est borné, uniforme, et de tendre, autant que possible, vers l'unité. C'est dans ces dispositions qu'il convient de célébrer les Hilaria. Car qu'y a-t-il de plus dispos, de plus joyeux qu'une âme qui, après avoir échappé à l'infini, à la génération et aux tempêtes qu'elle soulève, se sent enlevée vers les dieux? Or, l'un de ces dieux est Attis, que la Mère des dieux n'abandonna point, quoiqu'il se fût avancé plus loin qu'il ne devait, mais elle l'a retenu sur la pente, et, arrêtant sa course vers l'infini, elle l'a ramené vers elle.

6. Qu'on ne suppose point toutefois que je rapporte ici des faits réels et tels qu'ils se sont passés, comme si les dieux ignoraient ce qu'ils doivent faire ou qu'ils aient besoin de corriger leurs erreurs. Les anciens ont réfléchi longtemps, avec l'aide des dieux, sur les causes des êtres, et ils les ont découvertes par eux-mêmes, ou, ce qu'il vaut mieux dire peut-être, ils les ont trouvées, guidés par les dieux, puis ils les ont ensuite enveloppées de fables incroyables, afin que l'invraisemblance paradoxale de la fiction nous portât à la recherche du vrai. Or, la vérité, selon moi, peut suffire au vulgaire sous une forme déraisonnable, et j'admets les symboles, du moment qu'ils sont utiles. Mais pour les hommes d'une intelligence supérieure, la plus grande utilité étant de connaître la vérité sur les dieux, celui qui la recherche et qui la trouve, guidé par les dieux mêmes, est averti par ces énigmes qu'il doit y chercher quelque chose, afin de parvenir, après l'y avoir trouvé, au comble de la doctrine, par la méditation et non point par une croyance respectueuse à l'opinion d'autrui ou sous une autre influence que celle de sa propre raison. Quelles sont donc nos idées sur cette question? Les voici en quelques mots. Jusqu'au cinquième corps, il n'y a pas seulement un principe intellectuel, mais tous les corps apparents, qui font partie de la classe impassible et divine, jusqu'aux dieux que l'on regarde comme purs de tout mélange. Mais comme les corps d'ici-bas ne subsistent que par la substance féconde des dieux, et que la matière est produite avec eux de toute éternité, d'eux et par eux, grâce au superflu du principe procréateur et organisateur, naît la Providence qui veille sur les êtres, coexiste éternellement avec les dieux, est assise sur le tronc du roi Jupiter, et est la source des dieux intelligents. Quant à ce qui paraît sans vie, infécond, abject, le rebut, la lie, et, pour ainsi dire, le résidu des êtres, c'est également cette Providence qui, par la dernière des divinités, celle en qui finissent les substances de tous les dieux, l'ordonne, le dirige et le conduit à un état meilleur. Car cet Attis, qui a la tiare parsemée d'étoiles, continence évidemment son régne au point où la série entière des dieux se termine par notre monde visible. Il conserve jusqu'à la Galaxie (26) ce qu'il avait de pur et sans mélange ; mais, arrivé à ce point , où s'opère le mélange de sa nature impassible avec ce qui est sujet à l'altération, il donne naissance à la matière, et sa communication avec elle est figurée par sa descente dans l'antre. Or, quoique ce commerce n'ait pas lieu sans la volonté des dieux et de leur Mère, elle est censée contraire à leur volonté.
En effet, l'excellence de la nature des dieux ne permet pas à leur supériorité de descendre vers les objets terrestres, mais seulement de traverser un état d'infériorité relative, pour remonter vers une situation plus noble et plus aimée des dieux. Il ne faut donc pas dire que la Mère s'est emportée contre Attis après sa mutilation : non; elle ne s'en fâche point encore, mais ce qui la fâche, c'est sa condescendance, c'est que lui, un être supérieur, un dieu, se donne à un être inférieur. Cependant, lorsqu'elle l'a arrêté dans sa progression vers l'infini et qu'elle a fait rentrer le désordre dans l'ordre, au moyen de la sympathie qui le porte vers le cercle équinoxial, où le Grand Soleil achève le plus haut période de sa course réglée, la déesse s'empresse de le rappeler à elle, ou plutôt elle le garde toujours auprès d'elle. Et jamais en aucun temps il n'a cessé d'en être ainsi, jamais les choses n'ont été d'autre manière. Toujours Attis est le ministre, le conducteur du char de la Mère des dieux : il provoque toujours la génération; toujours il retranche l'infinité à la cause déterminée des formes. Mais, lorsqu'il se relève, pour ainsi parler, de la terre, il reprend, dit-on, le sceptre de son ancienne autorité, non qu'il descende du trône ou qu'il eu soit déchu, mais ou suppose cette déchéance à cause de son commerce avec l'être passible.

7. Ici se présente une difficulté. Il y a deux équinoxes, celui des Pinces (27) et celui du Bélier (28). pourquoi choisit-on ce dernier? En voici la cause évidente. C'est que, au moment où le Soleil, après l'équinoxe, semble se rapprocher de nous et où le jour augmente, la saison, je pense, paraît plus favorable à ces fêtes. Car, sans m'arrêter au principe qui veut que la lumière marche de pair avec les dieux, il faut croire que la vertu attractive des rayons du Soleil s'attache à ceux qui se proposent de s'abstenir de la génération. Voyez cela d'une manière sensible. Le Soleil attire tout hors de la terre : il excite, il fait germer tout par la puissance de son feu : sa merveilleuse chaleur divise les corps jusqu'à la dernière ténuité et soulève ceux qui tendraient à s'abaisser de leur nature. Or, ce sont là des preuves qui permettent de juger de ses vertus cachées. Comment, en effet, celui qui, par sa chaleur corporelle opère de tels prodiges dans les corps, ne pourrait-il point, par la substance invisible, incorporelle, divine et pure de ses rayons, attirer et enlever les âmes fortunées? Ainsi, après avoir montré que cette lumière est appropriée aux dieux comme aux hommes qui tendent à s'élever, et qu'elle s'accroît dams notre monde de manière que les jours deviennent plus longs que les nuits, quand le Roi Soleil commence à parcourir le signe du Bélier, nous avons fait voir que les rayons du dieu possèdent une vertu attractive, tant manifeste que secrète, par laquelle une infinité d'âmes sont enlevées et suivent le plus brillant des sens, le plus semblable au Soleil. Je parle de l'organe de la vue, que le divin Platon (29) a célébré non seulement comme le plus précieux et le plus utile aux usages de la vie, mais aussi parce qu'il nous guide dans les voies de la sagesse. Et maintenant si j'abordais les sujets mystiques et secrets qu'a chantés le Chaldéen (30) en l'honneur du dieu aux sept rayons, afin d'élever par lui les âmes vers le ciel, je dirais des choses ignorées, ignorées surtout du vulgaire, mais bien connues des heureux adeptes de la théurgie; aussi les passerai-je sous silence pour le moment.

8. Je reviens à ce que j'ai déjà dit précédemment que ce n'est point au hasard, mais par des motifs fondés en raison et eu réalité, que les anciens ont fixé l'époque de ces cérémonies. La preuve en est que la déesse elle-même a pour domaine le cercle équinoxial. Or, c'est sous le signe de la Balance (31) que s'exécutent les mystères augustes et secrets de Déo et de Cora (32). Et c'est tout naturel. II est juste de rendre un culte solennel au dieu qui s'éloigne, et de lui demander qu'il nous préserve de la puissance impie et ténébreuse. Aussi les Athéniens célèbrent-ils deux fois les mystères de Déo : les Petits mystères, lorsque le Soleil est dans le Bélier, et les Grands quand il est dans les Pinces. J'en ai dit la raison tout à l'heure. Quant à la distinction entre les Grands et les Petits mystères, je crois que, entre autres motifs, le plus plausible, c'est qu'il convient d'honorer plus le dieu lorsqu'il s'éloigne que lorsqu'il se rapproche. Aussi les Petits ne sont-ils qu'une sorte de commémoration, attendu que le dieu sauveur et attracteur des aunes étant, pour ainsi dire, présent, on ne peut que préluder à la célébration des rites sacrés, après lesquels viennent, au bout de quelque temps, les purifications continues et les abstinences consacrées; mais, lorsque le dieu. se retire vers la zone antichthone (33), alors, pour la garde et le salut communs, on célèbre le plus important de tous les mystères. Remarquez que, comme alors s'opère le retranchement de l'organe de la génération, de même chez les Athéniens ceux qui pratiquent ces mystères secrets sont tout à fait purs, et l'hiérophante (34), leur chef, s'abstient de toute génération, tant pour ne pas contribuer à la progression vers l'infini, que pour maintenir pure et sans altération la substance finie, perpétuelle et enfermée dans l'unité. Mais en voilà suffisamment sur ce sujet.

9. Il me reste maintenant, ce qui va de soi-même, à parler des abstinences et des purifications et à y puiser ce qui peut se rattacher à mon sujet. Au premier abord il semble ridicule à tout le monde que la loi sainte permette l'usage des viandes et qu'elle interdise les légumes. Les légumes ne sont-ils point inanimés, tandis que les viandes ont été animées? Les premiers ne sont-ils pas purs, tandis que les autres sont remplies de sang et de beaucoup d'antres substances qu'on n'aime ni voir, ni entendre nommer? Et, chose plus frappante, n'est-il pas vrai que, en se nourrissant de légumes, on ne nuit à aucun être vivant, tandis que l'on ne peut se nourrir de viande sans im¬moler et égorger des animaux, qui souffrent et qui sont réelle-ment tourmentés? Voilà ce que pourraient nous dire nombre de gens sensés : voilà ce que tournent en ridicule les plus impies des hommes. On permet, disent-ils, de manger les légumes à tige, et l'on défend les racines, par exemple les raves; on laisse aussi manger des figues, mais on défend les grenades et les oranges (35). J'ai entendu maintes et maintes fois chuchoter ces propos, et je les ai même tenus autrefois. Mais maintenant, seul peut-être entre tous, je me reconnais infiniment redevable à tous les dieux souverains, et surtout à la Mère des dieux, de ce que, sans parler de ses autres faveurs, elle ne m'a point laissé errer en quelque sorte dans les ténèbres; niais, après m'avoir-commandé de me mutiler, non du corps sans doute, mais de tous les appétits déraisonnables de l'âme et de tous  les mouvements superflus et inutiles à la cause intelligente, qui gouverne nos âmes, elle a de plus enrichi mon esprit d'idées, qui, loin d'être aucunement étrangères à la connaissance véritable des dieux, composent la vraie science religieuse. Mais j'ai l'air de ne plus savoir que dire, engagé que je suis dans les circuits de mon discours. Je puis, au contraire, en pénétrant dans les détails de mon sujet, indiquer les causes précises et manifestes pour lesquelles il n'est pas permis d'user de certains aliments, qu'interdit la loi divine; et c'est ce que je vais faire avant peu. Toutefois il vaut mieux commencer par établir des principes et des règles, d'après lesquels, lors même que la rapidité de mon discours me ferait commettre quelques omissions, nous aurions toujours un criteriun assuré.

10. Et d'abord il convient de rappeler en peu de mots ce que nous entendons par Attis et par sa mutilation, puis ce qui se pratique après cette mutilation jusqu'aux Hilaria, et enfin quel est le but de l'abstinence. Il a été dit qu'Attis est la cause essentielle, le dieu qui a procrée: immédiatement le monde matériel, et qui, descendant jusqu'aux dernières extrémités, est arrêté par le mouvement organisateur du Soleil, au moment où ce dieu arrive au point culminant de la circonférence limitée de l'univers, point que l'effet qui en résulte fait nommer équinoxial. Nous avons dit également que la mutilation est la limitation de l'infini, laquelle s'opère exclusivement par l'attraction des derniers principes élémentaires vers les causes primordiales et antérieures avec qui elles se confondent. Enfin, nous disons que le but de l'abstinence est l'élévation des âmes. La loi défend doue avant tout de se nourrir des grains enfouis dans la terre, parce que le dernier des êtres est la terre, sur laquelle, comme l'a dit Platon, se sont réfugiés tous les maux, et d'où les oracles divins, qui l'appellent sans cesse le rebut de toutes choses, nous prescrivent journellement de nous éloigner. Aussi la déesse procréatrice et prévoyante refuse-t-elle à nos corps les aliments que la terre recèle dans son sein, nous recommandant plutôt de fixer nos regards vers le ciel et même au delà du ciel. Il y a pourtant des gens qui se nourrissent des cosses de centaines graines, regardant ces cosses moins comme une graine que comme le légume même qui en est sorti, vu qu'elles se sont élevées en l'air et n'ont point de racines dans la terre, à laquelle elles adhérent seulement comme les baies du lierre à l'arbre et le fruit de la vigne au cep. Un nous défend donc la graine des plantes, tandis qu'on nous permet l'usage des fruits et des légumes, non de ceux qui sont en terre, mais de ceux qui en sont sortis et qui s'élèvent en l'air. Voilà pourquoi la partie de la rave qui se plaît dans la terre nous est interdite; celle, au contraire, qui en sort pour monter en haut nous est permise comme étant pure. Enfin, la loi nous accorde l'usage des légumes à tige et elle nous défend les racines, comme nourries de la terre et sympathisant avec elle.

11. Pour ce qui est du fruit des arbres, les oranges sacrées et de couleur d'or représentant le prix des combats mystiques et secrets, la loi défend de les gâter et de les consommer, et elles ont droit, à cause des archétypes dont elles sont l'image, à notre vénération et à nos respects. Les grenades sont défendues parce qu'elles proviennent d'un arbuste terrestre. Le fruit du palmier (36) passe dans l'esprit de quelques-uns pour être interdit, parce que cet arbre ne croit point en Phrygie, où le culte a d'abord pris naissance. Mais il me semble plutôt que cet arbre, consacré au Soleil et ne vieillissant jamais, ne peut être autorisé à servir de nourriture au corps dans les abstinences. Enfin l'on nous défend toute espèce de poisson, et cette défense nous est commune avec les Egyptiens. Or, je vois deux raisons pour lesquelles on doit s'abstenir de poisson, sinon en tout temps, du moins durant les jours d'abstinence. La première, c'est qu'il ne convient pas de se nourrir d'aliments que l'on ne sacrifie pas aux dieux. Ici je ne crains pas d'encourir le blâme de certain gourmand, qui, je m'en souviens, m'a dit plus d'une fois : « Pourquoi n'offririons-nous pas habituellement du poisson aux dieux? » Voilà ce qu'il me disait. Mais j'aurais à lui répondre ceci : Nous en sacrifions, mon cher, dans certaines cérémonies mystiques, comme les Romains un cheval (37), ou comme les Grecs et les Romains sacrifient à Hécate des animaux sauvages ou privés, et jusqu'à des chiens; comme plusieurs villes, dans certains mystères, offrent de semblables victimes une ou deux fois par an; mais ce n'est jamais dans les sacrifices d'honneur, qui n'admettent que des mets que l'on peut partager et servir sur la table des dieux. Or, nous n'immolons pas de poissons dans les sacrifices d'honneur, parce que nous ne nous occupons ni de la nourriture ni de la multiplication de ces animaux, et que nous ne formons pas des troupeaux de poissons comme de boeufs ou de brebis, tandis que ces derniers animaux, assistés par nous et se multipliant par nos soins, sont également propres à nos usages domestiques, et dignes, avant tous les autres, d'être offerts dans les grandes cérémonies. Telle est, je crois, la première raison pour laquelle le poisson ne doit point servir de nourriture durant le temps de la sainte abstinence. La seconde raison, qui me paraît être une juste conséquence des principes énoncés, c'est que les poissons, plongés en quelque sorte dans de profonds abimes, sont plus terrestres encore que les graines. Or, quiconque désire prendre l'essor, s'élever an-dessus des airs et s'envoler vers les sommets du ciel, duit dédaigner tout cela : il y a course, il y a vol dans les êtres qui tendent vers l'éther, qui aspirent aux espaces d'eu haut, et qui, pour me servir d'une expression poétique, ont les regards tournés vers le ciel. On nous permet donc de prendre pour nourriture les oiseaux, à l'exception d'un petit nombre qui passent partout pour sacrés. Il en est de même des quadrupèdes ordinaires, sauf le porc, qui est tout à fait terrestre par sa forme, son genre de vie et sa chair grasse et compacte : on l'écarte de la table sacrée : on croit, et l'on a raison, que cet animal est une offrande agréable aux dieux souterrains, vu qu'il ne regarde jamais le ciel, non seulement parce qu'il ne le veut pas, mais parce que sa nature s'y refuse. Tels sont les motifs de l'abstinence prescrite par la loi divine : nous les connaissons, et nous en faisons part à ceux qui sot initiés à la science des dieux.

12. Au sujet des aliments que la loi divine autorise, voici encore une observation. La loi ne prescrit point tout à tous, mais seulement le possible ; et, tenant compte de la nature humaine, elle permet l'usage d'un grand nombre d'aliments, non pour nous y contraindre tous sans exception, ce qui pourrait être incommode, mais de manière qu'on ait égard d'abord à la force du corps, puis à la faculté de se procurer le genre d'aliments, et, en troisième lieu, au choix de la volonté, qui, lorsqu'il est question de choses sacrées, doit cependant s'élever au-dessus des forces du corps et s'efforcer d'atteindre le but de la loi divine. Car la volonté assurera d'autant plus efficacement le salut de l'âme qu'elle en prendra plus de soin que de la conservation du corps, et cette disposition même de la volonté tournera merveilleusement et au delà de ce qu'on le croirait d'abord, au profit de la santé corporelle. En effet, quand l'âme s'abandonne exclusivement aux dieux, afin de s'élever tout entière vers la perfection, l'abstinence, selon moi, lui vient en aide, et, avant l'abstinence, les lois divines qui la précèdent; aussi, désormais, plus d'obstacles, plus d'entraves : tout est au pouvoir des dieux, tout est soumis à leur empire, tout est rempli des dieux: alors brille devant les âmes la lumière divine qui les pénètre, les divinise, et leur donne une vigueur, une énergie qui se fond avec l'esprit vital. De cette absorption, de ce mélange, il résulte un principe de consenvation pour le corps tout entier. Aussi, la plupart des maladies graves, pour ne pas dire toutes, proviennent de la déviation et de l'aberration de ce principe vital. Il n'y a pas un seul disciple d'Esculape qui n'en convienne : les uns disent toutes les maladies, les autres disent la plupart, les plus graves, les plus difficiles à guérir. Et la preuve en est dans les oracles des dieux. J'affirme donc que dans l'abstinence, non-seulement l'âme, mais le corps trouve un puissant auxiliaire de conservation et de santé. Oui, c'est un principe conservateur pour l'enveloppe mortelle de notre chétive (38) matière, et c'est ce que promettent les dieux aux adeptes fidèles à ces prescriptions théurgiques.

13. Qu'ajouterai-je à ce discours, moi, qui n'ai eu qu'une faible partie de la nuit pour enchaîner tout d'une haleine les idées que je viens d'exposer, sans avoir rien lu, rien médité sur ce sujet, sans avoir même l'intention de rien écrire avant d'avoir demandé nies tablettes? J'en prends à témoin la déesse elle-même. Mais, je le répète, que dirai-je de la déesse, sinon que je l'associe à Minerve et à Bacchus, dont la loi a placé les fêtes au temps même de ces abstinences? Elle a vu qu'il y avait affinité de Minerve avec la Mère des dieux, parce que toutes deux ont dans leur essence une prévoyance identique : elle a remarqué dans Bacchus une force d'organisation mul¬tiple, que le grand Bacchus tient de la substance unique et unifiante du grand Jupiter dont il émane, et qu'il distribue à tous les êtres visibles, en sa qualité de surveillant et de roi de la répartition universelle. Il convient d'adjoindre encore à la mémoire de ces divinités Mercure Epaphrodite. Car c'est le surnom que donnent à ce dieu les initiés, dont les lampes brillent en l'honneur du sage Attis. Or, qui peut avoir l'âme assez épaisse pour ne pas comprendre que les noms de Mercure et de Vénus rappellent les principes universels de la génération propre à tous les êtres, mais réglée en vue de ce qui est conforme à la raison? Attis, en effet, après avoir été un moment égaré, ne reçoit-il pas le nom de sage à cause de sa mutilation? Egaré, parce qu'il a cédé à la matière et présidé à la génération; sage, pour avoir organise ce qu'il y a de plus abject et l'avoir perfectionné à un point qu'aucun art ni aucune intelligence humaine ne saurait l'imiter. Mais quelle doit être la fin de mon discours, sinon un hymne en l'honneur de la grande déesse. Ô Mère des dieux et des hommes, ô toi qui es assise sur le siège et sur le trône du grand Jupiter, ô source des dieux intelligents, ô toi qui l'unis aux substances pures de tous les êtres intelligibles, pour former de toutes une cause génératrice, dont tu communiques la puissance aux êtres intelligents, déesse de la vie, sagesse, providence, procréatrice de nos âmes; ô toi qui aimes le grand Bacchus, qui sauvas Attis exposé sur les eaux, et qui le rappelas vers toi plongé dans l'antre de la terre; ô toi qui mets les dieux intelligents en possession de tous les biens, qui ornes et remplis de tes dons tout ce monde visible, et qui répands sur nous tous toutes tes faveurs, accorde à tous les hommes le bonheur, dont la base est la connaissance des dieux, et au peuple romain surtout, le commun avantage d'effacer la tache de l'impiété, et de voir la Fortune bienveillante favoriser son gouvernement pendant. des milliers de siècles. Et moi, puissé-je, comme fruit de mon dévouement à ton culte, recueillir la vérité dans ma croyance aux dieux, la perfection dans l'observance de mes devoirs théurgiques ! Puissions-nous, après avoir surpassé en vertu et en bonheur tous ceux qui marchent dans les voies politiques et militaires, arriver au terme de la vie sans douleur, mais avec gloire et la douce espérance de parvenir enfin jusqu'à toi!
 


(01) Écrit en une seule nuit, à Pessinnonte, en juillet 362. Julien traversait la Phrygie pour se rendre en Perse. Il rétablit le culte de la Mère des dieux, depuis longtemps célébre à Pessinnonte, et il nomma Gallixena pour exercer les fonctions de prêtresse. - Cf. Lettre XXI. - Pour l'intelligence de ce discours, il faut lire les articles ATYS, CYBELE et RHEE, dans le Dict. myth.. de Jacobi. On fera bien de recourir aussi à Arnobe, Contre les gentils, liv. V; à Macrobe, Saturnales, I, chap. XXI, à Lucien, Dialogues des dieux, XIII; Sur les sacrifices, 7; !caroménippe, 27; Sur la déesse syrienne, 15. Quant ce qui regarde Gallus, Voyez. Lucien, le Songe ou le Coq, 3.
(02)
Le culte de Cybèle ou de la Bonne Déesse fut importé de Phrygie à Rome l'an de Rome 357, 205 avant J.-C. Voyez les détails dans Tite-Lite, XXIX, chap. XI et XIV; Ovide, Fastes, IV, v. 179 et suivants; et Cf. Dezobry, Rome au siècle d'Auguste, lettre CXV.
(03)
« Servius nous apprend que le mot orgies signifiait chez les Grecs fêtes, solennités, cérémonies sacrées. On voit par le texte de Julien que les Orgies étaient des fêtee en l'honneur de la Mère des dieux. Cependant on donna dans la suite exclusivement le nom d'Orgies aux fêtes en l'honneur de Bacchus, fêtes où figuraient, Selon Hérodote, des femmes portant des phallus ou symboles de la génération. Les fêtes de Bacchus et de Cybèle avaient donc à peu près le même objet. Aussi Julien, dans son discours, nomme-t-il souvent Cybèle la grande cause procréatrice ou génératrice. Ce que Julien rapporte ici des Athéniens, qui avaient refusé d'abord du recevoir le culte de fa Mère des dieux, Pausanias, dans les Attiques (c'est-à-dire liv. I, chap. II), le rapporte également du culte de Bacchus, institué par les Phéniciens et porté aux Thébains par Orphée, poète et musicien, qui fut, dit-on, mis en pièces par les Bacchantes. Un certain Pégase d'Eleuthère en Béotie, porta, dit-on, aussi les phallus et les images de Bacchus aux Athéniens, qui ne goûtèrent pas d'abord ce nouveau culte. Mais le dieu s'en vengea en affectant les parties sexuelles des hommes d'une maladie incurable et qui ne cessa que lorsque les Athéniens. après avoir consulté l'oracle, se décidèrent à adopter les orgies bachiques. TOUBLET.
(04)
Ce sont trois noms de Cérès, confondue souvent avec Cybéle. On a dérivé le mot Deo du grec δήω, apprendre, savoir, trouver, intenter. Mieux vaut, je crois, y voir une forme analogue à  Δᾶ ou Δῆ, pour Γῆ, la Terre. Ce serait alors une abréviation du mot Δημήτηρ ou Γημήτηρ, la Terre-Mère D'où il suit que les amours d'Attis et de Cybèle ou Cérès ne sont qu'une allégorie de la fécondation de la terre par le soleil, à cet hymen périodique dont Virgile trace le magnifique tableau dans ses Géorgiques, liv. I, v. 325.
(05)
C'est-à-dire le Temple de la Mère.
(06)
Au deuxième siècle de notre ère, le philosophe Phavorinus affirme avoir vu l'acte d'accusation contre Socrate, conservé dans le temple de Cybèle, qui servait de greffe, aux Athéniens.
(07)
Voyez la note 2 de la page 337.
(08)
Fameux philosophe pythagoricien du quatrième siècle après J-C. Julien avait sans doute entendu parler de son Traité de l'abstinence et de celui De l'antre des nymphes.
(09)
Épicure enseignait que l'univers a toujours été et sera toujours; qu'il est composé d'un nombre infini d'atones dont la rencontre fortuite dans le vide a formé tous les corps; que l'âme humaine est corporelle, et que la mort est une pure séparation des particules élémentaires .
(10) On connaît Xénarque de Séleucie, philosophe péripatéticien du premier siècle de l'ère chrétienne, qui enseigna d'abord dans sa ville natale, où Strabon fut son disciple, et qui se rendit ensuite à Alexandrie, à Athènes et à Rome. Mais il semble, d'après ce que dit plus bas Julien, qu'il s'agit d'un autre Xénarque, contemporain de l'empereur.
(11)
Théophraste veut dire qui parle comme un dieu.
(12)
Je lis τόπον, mais j'aimerais mieux τόκον.
(13)
Le grec dit, par énergie et par puissance : j'ai préféré les mots spontanéité et virtualité, qui sont beaucoup plus clairs pour nous.
(14
Spécialement chap. XXIII et LI.
(15)
Voyez Ovide, Fastes, IV, v. 223 et suivants, et plus loin, v. 363 et suivants.
(16)
Voyez Cicéron, Songe de Scipion, et le Commentaire de Macrobe, liv. I, chap. XII.
(17)
Sangaris, fille du fleuve Sangare.
(18)
Dans un poème qui a péri.
(19)
Il y a en grec un mot à double entente, ὕλη, qui signifie tout ensemble matière et forêt.
(20)
Autre mot à double entente, ἀπειρία, qui signifie également immmensité et inexpérience.
(21)
On donne plus communément le nom de Corybas au chef des Corybantes, prêtres de Cybèle.
(22)
Voyez la note 1 de la page 144.
(23)
Le pin, symbole ithyphallique de la génération. - Voyez Arnobe, liv. V.
(24)
 Les testicules. - Voyez saint Augustin, Cité de Dieu, liv. Vll, chap. 96; Lactance, I, 21, et Cf. Lucien, De la déesse syrienne, 50 et 51.
(25)
 Cette fête de l'Hilarité et de la joie que causent le retour du printemps et la marche ascendante, du soleil, avait lieu le 8 des calendes d'avril, qui est le premier jour que le soleil fait plus long que la nuit. Voyez Macrobe, Saturnales, I, 21.
(26)
 Nom grec de la Voie Lactée. Nous avons employé à dessein le nom de Galaxie, terme de la langue astronomique, pour rappeler l'opinion de quelques interprètes des idées cosmo-théologiques de Julien, qui personnifient dans Gallus la Voie Galactée ou Lactée. Voyez Em. Lamé, p. 242.
(27)
Autrement dit dans le Bras du Scorpion, qui sont devenus plus tard la Balance, signe du Zodiaque correspondant à septembre.
(28)
Au moi athénien anthestérion, entre février et mars.
(29)  Dans le Timée , chap. XXX.
(30)
On ne peut douter qu'il ne s'agisse du Chaldéen dont il est question dans saint Augustin, Cité de Dieu, X , 9, mais on ne sait point son nom.
(31)
Au mois athénien boédromion, entre août et septembre.
(32)
Cérés et Proserpine.
(33)
 Opposée à la terre ou antipode.
(34)
La plus stricte chasteté lui était prescrite. 
(35)
Les oranges, les citrons, les grenades, les pêches et les pommes étaient des symboles amoureux. - Voyez Lucien, Dial. des Courtisanes, XII, 4.
(36)
La datte.
(37)
Les Romains immolaient un cheval à Mars, au mois d'ocrobre, suivant Festus, et de décembre, suivant Plutarque. Voyez Plutarque, Questions romaines, XCVII. Ils immolaient un chien roux le septième jour des calendes de mai. Voyez Ovide, Fastes, IV, v. 939, er Cf. Pline, Hist. nat. XVIII, 29.
(38)
Je lis μικρᾶς au lieu de πικρᾶς.