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table des matières de l'œuvre dE JULIEN

 

ÉTUDE SUR JULIEN

PREMIER PANÉGYRIQUE DE CONSTANCE

 



I.

Le sixième jour de novembre, l'an 355 de l'ère chrétienne, au moment où, sur la grande place de Milan, l'empereur Constance, fils de Constantin, couvrait son cousin Julien de la pourpre impériale, aux cris d'allégresse des légions, qui faisaient résonner avec fracas leurs boucliers sur leurs genoux, le nouveau César, à peine âgé de vingt-quatre ans, grave et le front soucieux au milieu de cette joie bruyante, et songeant sans doute au meurtre récent de son frère Gallus, récitait tout bas ce vers d'Homère (01) :

La pourpre de la mort l'étreint d'un pli fatal!

Quelques semaines après, quand Julien, nommé par son oncle adoptif gouverneur des Gaules, entrait solennellement à Vienne, entouré d'une foule immense qui le saluait avec enthousiasme des cris de prince clément, de César fortuné, une vieille femme, privée de la vue, s'étant prise à demander à ceux qui la guidaient :  « De quel prince célèbre-t-on l'entrée? - De Julien César. - Ah! s'écria-t-elle, celui-là rétablira les temples des dieux!  » La destinée de Julien semble se résumer tout entière dans l'allusion suggérée à son esprit par une clairvoyante ironie, et dans le cri mensonger de victoire échappé aux lèvres d'une pauvre aveugle. En effet, il ne devait revêtir la pourpre que pour mourir avant l'âge; il ne devait essayer de relever les temples païens que pour hâter le triomphe du christianisme et la défaite irrévocable des dieux. Aussi sa vie et ses écrits nous offrent-ils le spectacle d'une lutte incessante et stérile, où la trempe d'une âme, énergique, passionnée pour la gloire et pour le bien, les qualités éminentes d'un esprit vaste, souple, varié, servi par une mémoire prodigieuse et fécondé par le travail et par la méditation, ne peuvent rien contre la loi fatale des événement; et les desseins manifestes de la Providence. Une dissimulation continuée pendant plus de vingt ans d'une vie terminée à trente, une remarquable intelligence, les vertus très solides d'un vrai philosophe, le mérite réel d'un écrivain distingué, joint à l'autorité sans contrôle d'un monarque absolu, des persécutions secrètes ou avouées, et enfin une abjuration éclatante, tant de dons précieux et tant d'efforts sont impuissants à ressusciter l'ancien culte, mort pour jamais. En même temps, un rare talent militaire, la patience d'un soldat et l'ardeur contenue d'un général, de la justesse dans les vues, de la vigueur dans l'exécution, un courage réglé par le sang-froid et tempéré par la réflexion, la noble ambition de marcher sur les traces d'Alexandre et de César, viennent se briser contre la flèche d'un soldat inconnu. Un moment suffit pour anéantir les deux grands projets de Julien : il meurt sans avoir battu, refoulé ou détruit les Perses; il meurt sans avoir vaincu les Galiléens et, rétabli les autels de Jupiter. Arrêtons un moment nos regards sur cette singulière physionomie, où, malgré la fermeté native des traits et la vigueur accentuée des lignes, se répand, indécise et vague, la demi-lumière de l'époque flottante et irrésolue dans laquelle vécut Julien, et ce je ne sais quoi de douloureux, qui est comme un reflet sinistre jeté sur les existences fatalement arrêtées au milieu de leur essor.

Cependant, avant d'entrer en matière, commençons par dire quelques mots des sources originales, dont nous nous sommes principalement servi pour écrire cette étude sur Julien. Les matériaux les plus précieux sont les œuvres de Julien lui-même; mais, parmi les écrivains qui fournissent des documents vrais sur sa vie, ses actions et ses écrits, on doit avoir particulièrement confiance dans Ammien Marcellin. C'est un historien grave, sérieux, sincère, d'une équité si éloignée de tout excès, qu'on ne sait s'il fut païen ou chrétien. Son style est souvent dur, ampoulé, obscur, contourné, mais son esprit est solide, judicieux, plein de droiture et de franchise. Impartial comme Xénophon et comme Thucydide, il raconte les choses qu'il a vues telles qu'il les a vues. Ses fonctions de protuteur domestique, c'est-à-dire de garde du corps de l'empereur, lui permirent d'examiner de près les faits qu'il rapporte. Il connut Julien dans sa vie privée, il le suivit dans ses campagnes; mais cette intimité presque familière ne le rend excessif ni dans l'éloge ni dans le blâme : il est de l'école de Tacite; il écrit sans colère et sans complaisance, sine ira et studio. Gibbon y a puisé à pleines mains. Eunape n'est pas aussi digue de foi. Son admiration exaltée pour Julien et sa haine contre le christianisme nuisent à la netteté de ses vues et à la justesse de ses appréciations. Ses Vies des sophistes n'en contiennent pas moins des détails intéressants sur l'éducation de Julien, sur Edésius de Cappadoce, Maxime d'Ephèse et Chrysanthius de Lydie, dont les doctrines néo-platoniciennes eurent une si grande influence sur l'esprit du jeune empereur. Libanius peut être aussi consulté avec fruit, malgré son penchant pour Julien, qui, après lui avoir témoigné une admiration presque passionnée, le nomma questeur et lui adressa plusieurs lettres. C'est surtout dans les deux morceaux intitulés, l'un : Julien ou Oraison funèbre de l'empereur Julien, et l'autre : De la manière de venger la mort de Julien, que l'on trouve un précis louangeur, mais exact, des exploits de ce prince. Mamertinus, l'un des auteurs des Panegyrici veteres, a de l'élégance, mais ses éloges officiels et hyperboliques demandent à être accueillis avec une grande circonspection. L'Histoire romaine de Zosime n'est point à dédaigner. Cet écrivain a du sens, de la pénétration, en dépit du zèle païen qui l'anime contre Constantin et contre Théodose, et sa prétention mal justifiée d'être un second Polybe. Son style néanmoins ne manque ni de clarté ni d'agrément, mais sa véracité est parfois suspecte (02). Aurélius Victor, Eutrope et Rufus Festus n'ont guère écrit que des espèces de sommaires, où l'on ne trouve pas toujours assez de critique, mais où l'on rencontre fréquemment des erreurs. Cependant il faut dire, pour être juste, que l'ouvrage d'Eutrope, si celui de Florus n'existait point, pourrait être considéré comme le modèle des abrégés historiques, et que la rapidité d'Aurélius Victor sait insister, quand il le faut, sur plusieurs particularités importantes de la biographie de Constance et de celle de Julien.

Parmi les écrivains ecclésiastiques, Socrate, Sozomène et Théodoret, quoique ennemis déclarés de Julien, rapportent beaucoup de faits, qui se recommandent par une authenticité incontestable et qui s'accordent avec le récit des auteurs païens. Socrate surtout est d'une sincérité, à laquelle tous ceux qui l'ont suivi se sont plu à rendre justice, et Sozomène, son fidèle copiste, n'offre guère de différence avec lui que le mérite d'un style plus poli que celui de son modèle. Quant à Théodoret, on ne peut que louer son érudition et la hauteur du point de vue où il s'est placé pour écrire son histoire. Mais on doit aussi cet hommage à la vérité, que, de même que Socrate et Sozomène, il est loin d'avoir toujours le sens critique, qui discerne dans l'histoire ce qui n'est qu'à moitié vrai de ce qui l'est absolument, la légende de la tradition avérée, les effets de l'illusion de la vue même des choses, le conte et la merveille du fait positif et de la réalité. Il faut avouer que le scepticisme le plus timide ne saurait accepter sans contrôle tous les faits qu'ils relatent, et que, sans accuser leur bonne foi, on peut se méfier de leur crédulité. C'est avec une semblable réserve qu'il faut croire au témoignage de saint Grégoire de Nazianze, dont le zèle pieux et l'ardeur polémique se laissent entraîner jusqu'à la colère et à l'oubli de la mesure. On doit craindre qu'un auteur qui donne à son livre le titre d'Invectives, n'apporte dans son jugement une irritation d'humeur et une âpreté de style, qui peut avoir son éloquence, mais qui convient mieux aux luttes orageuses du barreau qu'à l'impartialité sereine de l'histoire. J'en dirai presque autant de saint Cyrille d'Alexandrie, grand, sublime dans ses Catéchèses, mais fougueux et violent dans ses réfutations triomphantes de Julien. Le poète chrétien Prudence, dans son Apothéose, dessine quelques traits de la figure de Julien avec plus d'équité que d'élévation poétique, mais, comme il florissait au commencement du cinquième siècle, on sent qu'il s'éloigne déjà de la vérité contemporaine, ainsi que de la grâce et de la beauté littéraire. Pour terminer cette revue, il ne faut pas omettre Zonaras, Nicéphore Callistus, saint Jérôme, Théophane, Cédrénus et Suidas, qui nous donnent aussi quelques indications sur la vie et sur les ouvrages de Julien; après quoi semble s'ouvrir désormais pour l'empereur le champ de l'histoire moderne et se dresser le tribunal de la postérité (03).I.

L'avènement des trois fils de Constantin est écrit dans l'histoire en lettres de sang. Quelques jours après les funérailles de leur père, la famille Flavienne est égorgée, et c'est Constance surtout, exécuteur testamentaire de l'empereur défunt, que la postérité rend responsable de cette affreuse boucherie. Ce prince, si froid pour le bien, si faible dans ses résolutions, ne recula point devant un crime qui lui assurait, ainsi qu'à ses frères, une tranquille possession du trône. Obéit-il à un ordre posthume, à un codicille secret de son père, une critique impartiale doit en douter, mais l'émeute militaire et le massacre général qui enveloppa ses deux oncles, sept de ses cousins et. deux officiers de la couronne, sont des faits incontestés qui flétriront à jamais sa mémoire. En vain les eunuques et les flatteurs de Constance, devenu plus tard seul maître de l'empire, répandirent-ils le bruit qu'il avait éprouvé le plus violent chagrin de ces scènes d'horreur et regardé comme un châtiment du ciel de n'avoir point d'enfants et de faire aux Perses une guerre désastreuse; le nom de bourreau de sa famille, que lui a infligé Julien, prévaudra contre les témoignages suspects de ces apologies intéressées.

Deux enfants avaient échappé au fer des soldats par les soins, dit-on, de Marc, évêque d'Aréthuse : c'étaient les fils d'un frère de Constantin, de Jules Constance, homme doux et modéré, et l'une des plus illustres victimes de ce hideux carnage. L'aîné des orphelins n'avait pas treize ans. On le croyait atteint d'une maladie mortelle : on l'épargna. Julien, le second, âgé de six ans, dut son salut à son jeune âge. On les cacha tous deux dans une église. Fils du même père, les deux frères avaient eu deux mères différentes. Gallus était né de Galla, femme de haute naissance. Julien était le fils unique de Basilina, fille du préfet Julien, riche sénateur, le premier peut-être qui ait fait profession publique de christianisme. Galla était morte, laissant à son mari une fille et deux fils. Basilina, seconde femme de Jules Constance, n'avait survécu que quelques mois à la naissance de son unique enfant. C'est le 6 novembre de l'année 331 après Jésus-Christ, sous le consulat de Bassius et d'Ablavius, que Basilina avait mis au jour, dans la ville de Constantinople, le fils qui, suivant les usages des Latins, avait reçu, avec la dénomination commune à sa famille, le nom patronymique de son aïeul maternel : on l'appela Flavius Claudius Julianus : en français nous le nommons JULIEN.

La politique cauteleuse de Constance et de ses conseillers, qui avaient consenti à laisser vivre ses neveux adoptifs, prit des mesures pour que les deux frères fussent hors d'état de lui porter ombrage. On commença par les séparer. Gallus fut relégué à Éphèse, en Ionie; on espérait qu'il y mourrait bientôt. Julien fut envoyé à Nicomédie, en Bithynie. Là, son éducation fut soumise à deux influences opposées. Eusèbe de Nicomédie, évêque de cour et partisan de l'arianisme, essaya de diriger les goûts de l'enfant vers l'état ecclésiastique. C'était servir à merveille les projets de l'empereur que de faire mourir au monde celui qu'on redoutait d'en voir un jour le maître. L'eunuque Mardonius, Scythe de nation, homme savant et honnête, que le grand-père maternel de Julien avait fait élever avec soin pour expliquer à Basilina les poésies d'Homère et d'Hésiode, mit tout en œuvre pour former selon l'esprit grec les mœurs et les idées de son jeune élève. On retrouve dans les écrits de Julien les traces évidentes de ces deux courants distincts, auxquels fut livrée sa première enfance : une immense variété de notions, puisées aux sources les plus pures de la littérature latine et grecque, unie à une connaissance profonde du texte des livres saints, c'est-à-dire tous les éléments nécessaires pour faire du même homme un écrivain habile, un artisan ingénieux de style et un théologien érudit, un polémiste ardent à l'attaque et armé pour la défense. Après avoir abandonné quelque temps les jeunes princes à la discrétion de leurs premiers maîtres, Constance intervint de sa personne dans la direction de leurs études. Rassuré sans doute sur les conséquences d'une complicité impossible à deux enfants, il les réunit, mais sous bonne garde, au château de Macellum, au pied du mont Argée, près de Césarée. La situation était riante, la campagne spacieuse; des montagnes boisées, de longues perspectives : le palais était magnifique, le service royal, une suite princière, mais ces beautés de la nature et cette pompe de la fortune n'étaient que le décor théâtral d'une prison. Là, toujours surveillés, privés des compagnons de leur âge, sevrés de tout libre entretien, nourris parmi un grand nombre de domestiques, pour ne pas dire d'espions, et contraints de s'exercer avec leurs esclaves comme avec des amis, doit-on s'étonner que leur caractère ait pris dans cette réclusion, dans cette éducation montagnarde, suivant l'expression de Julien, une tournure âpre et sauvage, qui causa plus tard la perte de Gallus, et, qui justifie la dissimulation de Julien? Adoucie en lui, épurée, comme il le dit lui-même, par la philosophie, cette rudesse se convertit en force de volonté, en concentration d'énergie, en empire absolu sur sa personne, mais aussi en défiance constante des autres. D'une nature réservée, retenue, chaste et modeste, il prit de bonne heure en aversion et en haine toute compression, toute contrainte, excepté celle qu'imposaït à son esprit un désir insatiable d'apprendre, le goût curieux des lectures et des exercices de style, et à son corps la volonté résolue d'en régler les appétits et d'en maîtriser les sens. Dès son enfance, sans doute, Marc-Aurèle fut son héros, son idéal. Pour y atteindre, il se plongea dans les études qui font les grands esprits et les grands hommes. Grammaire, lettres, rhétorique, histoire, poésie, sciences naturelles, philosophie, tout pénétra dans cette intelligence vaste et mûrie de bonne heure par l'infortune et par la captivité. A ces travaux de la pensée dont il avait, en quelque sorte, tracé le programme, et dont il surveillait l'exécution, Constance avait voulu que les jeunes princes joignissent l'observance des pratiques religieuses, telles que les jeûnes, les offices, les aumônes, la dévotion aux tombeaux des martyrs. On les vit donc plus d'une fois remplir dans les solennités les fonctions de lecteurs, et, debout sur l'estrade qui faisait face à l'auditoire, lire à haute voix au peuple les textes sacrés. Le caractère franc de Gallus, bien qu'emporté souvent jusqu'à la violence, donna sans arrière-pensée dans ces manifestations extérieures du sentiment religieux. On doit croire que jamais Julien n'y prit une part volontaire : il subit comme un joug une religion ainsi imposée à l'indépendance sceptique de son esprit, et il enveloppa sans doute dans la même aversion le dogme, le culte et la discipline.

Il y avait plus de six ans que durait cette relégation, lorsque Constance, demeuré seul Auguste par la mort de Constantin II et de Constant, ses frères et ses collègues, change de visée politique à l'égard de ses neveux. Menacé par les Perses en Orient, et par Magnence en Occident, inquiet sur les troubles qui divisaient l'Église, et n'ayant point d'héritier direct, il sent le besoin de se choisir un successeur. On fait venir à Constantinople les deux prisonnier de Macellum. Ils reparaissent à la cour, et l'on retrouve adultes les fils de Jules Constance, qui en étaient partis enfants. Gallus, alors âgé de vingt-quatre ans, était, suivant Ammien Marcellin, d'une figure avantageuse; sa taille était bien prise, ses membres exactement proportionnés, sa chevelure blonde et fine, et, quoique sa barbe ne fit que commencer à poindre en duvet, tout son air annonçait une maturité anticipée. Julien, qui avait vingt ans, était de moyenne taille; il avait les cheveux lisses, les yeux beaux et brillants, les sourcils bien dessinés, le nez droit, la bouche un peu grande, la lèvre inférieure proéminente, les épaules larges et la poitrine bien développée. Eusèbe et les eunuques qui dirigeaient la volonté molle et incertaine de Constance, lui font donner à Gallus le titre de César, et, afin de cimenter cette alliance politique, on marie le jeune prince à Constantine, soeur de l'empereur et veuve d'Annibalien. C'était, à en croire quelques historiens, une furie altérée de sang. Gallus ne l'éprouva que trop. Envoyé en Orient contre les Perses, pendant que l'empereur marchait contre Magnence, il trouva dans Constantine un mauvais génie, dont les passions impétueuses le poussèrent à des entreprises sanglantes ou suspectes qui flattaient et entretenaient sa violence, mais qui écrasèrent sa faiblesse. Sa femme morte, il ne sut plus comment sortir du dédale où elle l'avait engagé. Considéré comme rebelle par l'empereur et par ses ministres, Eusèbe, Pentadius et Melllobandes, il eut la tête tranchée près du lieu où avait péri, vingt-huit ans auparavant, Crispus, fils de Constantin (04).

Durant ces scènes lugubres, que devenait Julien? Une femme avait perdu son frère, une femme le sauvait. Constance, veuf de la fille de Galla, avait épousé en secondes noces une jeune Macédonienne (05) de distinction, Eusébie, à l'esprit et à la beauté de laquelle tous les historiens ont rendu justice. Mue par la pitié ou par un sentiment plus tendre, Eusébie prend Julien sous sa protection, déjoue les intrigues des eunuques, qui essayent de l'envelopper dans la conspiration de Gallus, et finit par obtenir grâce pour lui. La popularité que Julien s'était faite à Constantinople, en fréquentant les écoles des philosophes et des rhéteurs , avait déterminé Constance â l'éloigner de la capitale de l'empire. Sous la direction du grammairien Nicoclès et du rhéteur Ecébole, on l'avait renvoyé à Nicomédie ou en tel lieu de l'Asie qu'il choisirait. Il avait choisi Nicomédie. Libanius y enseignait alors; mais, comme Libanius était païen, Constance exigea que Julien ne suivît point ses leçons. Julien obéit : il n'alla pas entendre l'illustre rhéteur, mais il dévora secrètement ses ouvrages : nourriture dangereuse pour un jeune homme, dont le goût encore mal formé ne sut pas toujours distinguer dans son modèle la déclamation de l'éloquence, l'enflure de l'énergie, et la pédanterie du véritable savoir. De Nicomédie Julien s'était rendu à Pergame, Là, le penchant curieux qu'il avait dans l'âme pour les sciences secrètes, la tournure mélancolique qu'avait prise son esprit, après avoir passé par tant de rudes épreuves, peut-être aussi le besoin de croire et de s'attacher à une doctrine fixe et positive lui avaient suggéré le désir de voir Edésius, dont Libanius lui avait recommandé la science hiératique. C'était le représentant le plus accrédité de l'école néo-platonicienne, le plus savant et le plus ingénieux des disciples de Jamblique. Edésius mit Julien en relation avec Eusèbe de Carie, Chrysanthius de Sardes, Priscus d'Épire et Jamblique d'Apamée. Mais le grand initiateur théurgique était Maxime d'Éphèse. Julien se rendit auprès de lui. Maxime (06) exerçait une grande séduction sur tous ceux qui l'approchaient : son éloquence enthousiaste et persuavive, son extérieur majestueux, sa voix pénétrante et douce, son regard clair et dominateur, sa barbe blanche et vénérable les remplissaient d'une crainte mêlée de curiosité. Julien y fut pris. Après un mois d'épreuves et de jeûnes, il se fit initier, la nuit, dans le temple de Diane, aux secrets des mystères extatiques, au milieu de cérémonies effrayantes, accompagnées de chants étranges, d'ombres évoquées, d'apparitions de démons et de génies, dont l'impression réelle grava profondément dans son esprit les plus absurdes chimères. Ébloui de ces prestiges, le jeune néophyte renonça dès lors à la religion chrétienne, se voua au culte de Mithra et choisit le Soleil pour son dieu suprême. Ou dit que, voulant effacer eu lui la souillure du baptême, Maxime le soumit à l'épreuve du taurobole, et versa sur sa tête le sang d'un taureau nouvellement égorgé. Julien cacha soigneusement sa conversion. Ses amis, fondant sur son avènement à l'empire le triomphe de leurs doctrines, lui conseillèrent la prudence. Il la poussa jusqu'au déguisement et à la feinte. Vivant sous un Tarquin, il joua le rôle d'un Brutus. « Le lion, dit Libanius, revêtit la peau de l'âne. » De retour à Nicomédie, il se fit raser la tête et reprit ses anciennes fonctions de lecteur.

C'est de là que Constance l'avait fait revenir, après la mort de Gallus. Interné à Milan pendant sept mois, puis relégué à Côme, il dut à la faveur d'Eusébie d'être envoyé à Athènes. Son voyage à Éphèse en avait fait un païen, son séjour à Athènes en fit un penseur sérieux et un philosophe. Athènes dégénérée était encore la plus florissante école de l'univers. Julien y connut saint Basile et saint Grégoire de Nazianze, et tout prouve que ces trois jeunes gens, qui devaient avoir des destinées si différentes, deux saints vénérés de l'Église et un apostat maudit par elle, vécurent dans une étroite société. On trouve dans les écrits de saint Basile et dans ceux de Julien des idées et des expressions qui attestent une liaison amicale et des études communes : la colère qui éclate dans les invectives de saint Grégoire contre Julien, est sans doute d'autant plus vive qu'il avait aimé celui auquel il ne peut pardonner d'avoir renié sa foi. Julien était heureux à Athènes : on s'empressait autour de lui, on l'admirait, on le fêtait, ou l'initiait aux mystères d'Éleusis ; il eût voulu y fixer son séjour, il oubliait dans cette patrie des lettres et des arts les turpitudes des conseillers de Constance, les insinuations calomnieuses de ces êtres dégradés « pressés de cacher leur humiliation sous l'éclat du pouvoir et de tromper par l'activité de l'intrigue l'oisiveté de leur vie (07) ». Un ordre formel de l'empereur le rappelle à Milan. Sa protectrice Eusébie avait, malgré l'opposition du conseil privé, décidé son mari à élever son neveu à la dignité de César. Julien arrive à Milan, avec le costume des philosophes grecs. Eusébie, Constance, les eunuques mêmes lui font bon accueil. « J'ai, dit-il, mes entrées libres à la cour, où ce qu'on appelle la nécessité thessalienne me (08) fait pénétrer. Je me refusais constamment à vivre dans le palais; mais les eunuques se mettent autour de moi, comme dans une boutique de barbier, me rasent la barbe, me jettent sur le dos une chlamyde et me donnent, suivant moi, une plaisante tournure de soldat. » Après d'assez longues hésitations, après une lutte intérieure, dont il raconte avec une vivacité moqueuse les angoisses et l'issue, il cède, et le voilà décoré du nom et du manteau de César. Constance donna le plus grand appareil à cette cérémonie. On avait dressé une estrade fort élevée au-dessus du sol et décorée sur toutes ses faces d'aigles et d'étendards. L'empereur prononça un discours, où il exposa les dangers que faisait courir à l'empire la Gaule soulevée, loua le jeune prince, en qui la force s'alliait à la prudence et sur lequel il fondait désormais tout son espoir, et termina par ces mots : « Frère bien-aimé, vous arrivez, tout jeune encore, à prendre part aux splendeurs de votre famille.... Allez donc, associé maintenant à mes travaux, à mes périls, prendre en main le gouvernement de la Gaule. Apportez à ses douleurs le baume de votre intervention tutélaire. S'il faut combattre, votre place est marquée à côté des enseignes.... Les circonstances nous pressent : allez, homme brave, commander à des braves, et comptez de ma part sur la coopération la plus active, la plus sincère. Combattons de concert, afin que, s'il plaît à Dieu d'exaucer un jour mes voeux et de rendre la paix au monde, nous puissions, de concert, le gouverner avec modération, avec amour.... Allez donc, allez ; tous nos vœux vous suivent, montrez-vous défenseur vigilant du poste où la République vous élève. » Julien ne répondit qu'en tenant baissés vers la terre «» ces yeux terribles à la fois et pleins de charme (09) » , monta sur le char de l'empereur, et revint au palais le cœur plein des plus sombres pressentiments. Peu de jours après il épousait Hélène, soeur de Constance, prenait congé de l'empereur et de l'impératrice qu'il ne devait plus revoir, et partait pour la Gaule.
Il n'entre point dans le cadre de cette étude de raconter en détail les belles campagnes de Julien en Gaule et en Germanie. On en trouvent dans Ammien Marcellin la longue et fidèle histoire. Montesquieu la résume en ces ternes :
« Lorsque Constantius envoya Julien dans les Gaules, il trouva que cinquante villes le long du Rhin avaient été prises par les barbares ; que les provinces avaient été saccagées; qu'il n'y avait plus que l'ombre d'une armée romaine, que le seul nom des ennemis faisait fuir. Ce prince par sa sagesse, sa constance, son économie, sa conduite, sa valeur et une suite continuelle d'actions héroïques, rechassa les barbares, et la terreur de son nom les contint tant qu'il vécut. » Et quel était ce dompteur de la Germanie, ce pacificateur des bords du Rhin? Un guerrier éprouvé dans les combats, un soldat élevé sous la tente?
« Non, dit Ammien Marcellin; c'est un élève des Muses, à peine adolescent, nourri comme Erechthée dans le giron de Minerve et sous les pacifiques ombrages de l'Académie (10). »

Ajoutons avec Voltaire qu'a cette conduite de César Julien joignit les vertus de Titus et de Trajan, faisant venir de tous côtés du blé pour nourrir les peuples dans les campagnes dévastées, faisant défricher ces campagnes, rebâtissant les villes, encourageant la population, les arts et les talents par des privilèges, s'oubliant lui-même et travaillant jour et nuit au bonheur des hommes.

Cependant le bruit des exploits de Julien était parvenu aux oreilles de Constance, qui, après avoir fait un voyage à Rome, était allé remporter sur les Perses des succès assez équivoques pour ressembler à des défaites. En vain les courtisans, ces bêtes fauves, comme le dit Julien, se vengeaient-ils de la gloire du jeune César en le desservant auprès de leur maître, l'appelant sauvage velu, taupe bavarde et singe revêtu de la pourpre. La haine rend clairvoyant : Constance devinait la vérité sous les récits mensongers de la flatterie, et il pressentait un concurrent , un rival redoutable dans le vainqueur des Celtes et des Germains. Eusébie était morte (11) : Constance n'avait plus de conseillère prudente, ni Julien de protectrice à la cour. Les ministres impériaux, devenus tout puissants, pénètrent la pensée de leur souverain : ils conçoivent et exécutent le projet de mettre Julien hors d'état de poursuivre ses victoires. Julien était à Lutèce, lorsqu'un tribun et un secrétaire impérial viennent lui intimer l'ordre de diriger vers l'Orient ses meilleurs soldats, destinés à marcher contre les Perses sous la conduite de Constance. Ce fut une heure décisive dans la vie de Julien. II nous a peint lui-même les inquiétudes, les angoisses, les troubles de son âme à ce moment suprême. Pourquoi ne pas croire à la sincérité de son hésitation et à la violence que lui firent les troupes soulevées? C'étaient des soldats fiers, farouches, victorieux, qui adoraient leur général. Ils ressentirent vivement l'affront qu'on lui faisait et le coup que lui portait la jalousie de Constance. Vers minuit, à la fin du banquet de départ, les esprits s'échauffent; le chagrin devient désespoir et révolte. On court aux armes, on se porte en criant vers le palais, on en bloque toutes les issues, on demande à voir César, que l'on salue du nom d'Auguste.

Julien reste enfermé chez sa femme jusqu'au point du jour. Il paraît enfin, et ses soldats, dans un concert unanime d'acclamations, le saluent de nouveau du titre d'Auguste, l'élèvent sur le bouclier d'un fantassin et lui donnent pour couronne un collier militaire (12). C'en était fait : l'empire avait deux empereurs.

On se représente aisément la colère furieuse de Constance, à cette nouvelle. Julien, dans une lettre mesurée, calculée, lui dit la contrainte qu'on lui a faite, les combats que sa loyauté a soutenus contre l'affection rebelle de ses troupes. Il déclare, en même temps, que, si Constance veut bien consentir à un arrangement équitable, il est prêt à renoncer à toute conquête et à se contenter du gouvernement des Gaules. Ces négociations sont inutiles. Constance exige que Julien renonce immédiatement au titre et au rang d'Auguste et qu'il redescende au poste de ministre docile. Julien lit à haute voix la lettre de l'empereur que lui a remise le questeur Léonas, et promet de quitter le titre d'Auguste, si telle est la volonté des soldats qui le lui ont déféré. Les troupes repoussent cette proposition par une clameur générale. C'est la guerre entre les deux rivaux. Julien se décide à marcher sur Constantinople. Il s'enfonce d'abord dans les forêts voisines du Danube, arrive à Sirmium, où les fleurs et les flambeaux lui font cortège jusqu'au palais impérial, s'empare du passage de Succi, dans les défilés de l'Hémus, et établit son quartier général à Naissus, où il attend le reste de son armée, pendant que la Macédoine, l'Italie et la Grèce lui envoient des députations, des hommages et des voeux (13). De son côté Constance quitte la Mésopotamie, en apprenant la marche de Julien, reprend le chemin d'Antioche, pour donner, disait-il, la chasse à son rival, arrive à Hiérapolis, où il assemble ses soldats afin de s'assurer de leur foi et de les exciter contre les rebelles. Son année jure de lui obéir. II dispose alors un plan de campagne fort inquiétant pour Julien, dont quelques troupes faisaient déjà mine de se mutiner. Mais une fièvre qui avait pris Constance à Antioche s'étant augmentée par les fatigues de la route et les agitations de son esprit, il est obligé de s'arrêter dans la petite ville de Mopsucrène, près de Tarse, en Cilicie. Au bout de quelques jours, il v meurt à l'âge de quarante-cinq ans, après vingt-quatre ans de règne, laissant Julien seul maître du monde (14).

Comme Annibal devant les restes de Marcellus, comme César devant le corps mutilé de Pompée, le nouvel empereur s'inclina devant la dépouille mortelle de son ennemi. L'entrée triomphale, que lui ménagèrent à Constantinople l'armée, le sénat et le peuple, ne l'exalta point jusqu'à l'ivresse de l'orgueil. Quand on débarqua les restes de Constance, il suivit le convoi funèbre jusqu'à l'église des Saints Apôtres, à pied, sans diadème, en habits de deuil, versant des larmes. Parvenu an comble de la puissance, il en avait sous les yeux le néant; et sa haute intelligence, qui s'était fait une juste idée des devoirs d'un monarque, comprenait, mieux que jamais, sans doute, qu'il est plus facile de connaître que de pratiquer l'art de gouverner un empire. Cependant il se met résolument à l'oeuvre, et il commence l'exécution du double dessein qu'il s'était proposé, vaincre au dedans le christianisme, au dehors les Perses. Pour réduire l'un, il emploie toutes les armes que lui fournissent son talent d'écrivain et son pouvoir sans bornes : polémiste et persécuteur, il essaye de ruiner la secte galiléenne par la dialectique et par la raillerie; puis, quand la résistance l'aigrit et l'irrite, il recourt à la menace, à la proscription, aux supplices. Pour refouler et dompter les Perses, il dirige et masse ses troupes du côté de Zeugma, d'Hiérapolis et de Carrhes, afin de traverser le Tigre et l'Euphrate et d'entrer chez les ennemis.

En attendant le double triomphe qu'il espère, il s'acquitte gravement, noblement, de la tâche difficile que le destin vient de lui imposer. Nul ne prend plus au sérieux que lui son rôle de souverain. Laborieux, vigilant, actif, il donne sur le trône l'exemple de cette ardeur infatigable, qu'il a montrée dans les écoles des philosophes et à la tête des armées.

Il ne se lasse point d'écrire, de dicter, de rendre la justice, de régler les différends, de dresser des plans de campagne. Écrivain, capitaine, juge, orateur, pontife, il semble dévorer tous les instants de cette vie qu'il va perdre à l'heure où tant de grands hommes l'ont commencée. Sobre, frugal, d'une irréprochable chasteté, il bannit le luxe et les honteux plaisirs d'une cour molle, indolente et licencieuse. Si la politique lui fait un devoir d'user de rigueur envers les conseillers de Constance et les persécuteurs de sa famille, il prouve par des traits de bonté qu'il dédaigne les espions et les traîtres jusqu'à les laisser vivre sans autre punition que leur ignominie et leurs remords. Pourquoi faut-il que, entraîné par un zèle aveugle, par une dévotion superstitieuse aux dieux d'Athènes et de Rome, Julien n'ait pas compris, par suite d'un malentendu déplorable, la sublimité du dogme chrétien, la grandeur simple d'une religion, dont il admirait et pratiquait la morale? Une sorte de fièvre théologique, un mysticisme vague, nuageux, qui peupla son esprit de fantômes et qui obscurcit les lumières de sa raison, le jeta dans une guerre à mort avec une partie nombreuse de ses sujets. Renonçant publiquement à la croyance qu'il avait professée, transgresseur (15) de la foi chrétienne, il avait proclamé lui-même, en marchant contre Constance, qu'il confiait le soin de son salut aux dieux immortels. Il confondit dés lors le Christ et Constance (16) dans une même aversion, et, quand il se vit délivré de l'un par la mort, il rêva la ruine de l'autre par la persécution et par la violence. C'est alors que, perlant toute mesure, il entre dans une voie de vexations et de contraintes, dont ses agents outrent encore l'injustice et la dureté (17). Il fait chasser Athanase d'Alexandrie, se montre d'une indulgence coupable envers les égorgeurs de la ville de Gaza, ne punit que de la parole les meurtriers de Géorgius et les persécuteurs de Marc d'Aréthuse, renvoie brutalement les Galiléens à la lecture de Luc et de Matthieu, leur défend d'enseigner les lettres profanes, leur impute l'incendie du temple de Daphné et permet le supplice d'Émilien, de Philippe, de Basile et d'Artémius. Vains efforts, injustices inutiles à la cause qu'il défendait, et qui ne font que jeter une teinte odieuse sur les dentiers jours de son règne !

Tout était prêt, cependant, pour l'expédition de Perse. Les échecs que Sapor avait fait éprouver aux armées impériales demandaient une vengeance. Quand Julien s'est assuré des grands ressorts de la guerre, l'argent, les vivres et les bons soldats, il part de Constantinople, dans les premiers jours du mois de juin, l'an 362 de l'ère chrétienne, traverse Chalcédoine et Libyssa, où la tradition place le tombeau d'Annibal, et arrive à Nicomédie. Un affreux tremblement de terre, qui fit tomber aussi une grande partie de Nicée, avait presque entièrement détruit cette ville florissante. Julien donne des ordres pour en relever les ruines, continue sa route par Nicée, visite à Pessinonte l'ancien temple de Cybèle et y compose son discours, en l'honneur de la Mère des dieux. Qui le croirait? Cette marche stratégique est le temps le plus fécond de la vie littéraire de Julien. Après l'éloge de Cybèle, il écrit ses deux discours contre les cyniques ignorants et contre Héraclius, met la dernière main à sa réfutation des Évangiles, aux Césars, et dicte une immense correspondance. De Pessinonte Julien était passé à Tarse, patrie de saint Paul : de Tarse il se rend à Antioche, où il arrive au mois d'août. On verra dans le Misopogon quelle licence régnait dans les moeurs de cette « merveille de l'Asie » , où il voulait prendre ses quartiers d'hiver. Il y est d'abord bien reçu; mais quand cette population frivole et légère, qui, sous l'influence d'un climat énervant, joignait la corruption joyeuse des Grecs à la mollesse héréditaire des Syriens, voit dans l'empereur un prince esclave du devoir, ennemi des plaisirs et des spectacles, ayant toujours un maintien grave et sévère, avec une longue barbe connue les philosophes, l'accueil chaleureux qu'on lui avait fait se change en froideur, en humeur aigre et railleuse, qui ne tarde pas à se produire sous forme de pamphlets, d'épigrammes et de vers moqueurs. « C'est un Cercope (18) disait-on, que ce petit homme à barbe de bouc, qui fait de si grandes enjambées et qui va carrant son étroite poitrine! Quel victimaire que ce pontife (19) ! » Tous ces sarcasmes irritent profondément Julien, qui se contient néanmoins pour n'en rien témoigner, et qui, armé du souverain pouvoir, se venge par le mépris et par la plume d'insultes qu'un Néron aurait lavées dans le sang. Il s'éloigne cependant d'une ville si peu faite pour le comprendre, lui laisse un gouverneur digne d'elle, un certain Alexandre, homme méchant et brouillon, se dirige vers Hiérapolis, y réunit son armée dans les premiers jours de mars, l'an 363, se porte vers la Mésopotamie, franchit l'Euphrate sur un pont de bateaux, arrive à Batné, ville municipale de l'Osrhoène, et s'arrête à Carrhes, localité trop fameuse dans les annales romaines par le désastre des deux Crassus. Plusieurs accidents funestes, des soldats écrasés ou novés. des incendies de temples et des visions sinistres, jettent par moments l'esprit de Julien dans le trouble et dans l'inquiétude. Il arrête cependant son plan de campagne, place trente mille hommes sous le commandement de son parent Procope, auquel il adjoint le comte Sébastien, ancien gouverneur d'Égypte, et leur enjoint d'opérer leur jonction avec Arsace, roi d'Arménie, qu'il somme de lui envoyer les renforts promis de quatre mille cavaliers et de vingt mille fantassins. De son côté, Julien s'avance le long de l'Euphrate avec un appareil formidable de galères, de bateaux, de machines de guerre, d'ustensiles et de munitions, excite l'ardeur de ses troupes par le souvenir des triomphes de leurs aïeux, la peinture animée de l'insolence des Perses et le don de cent trente pièces d'argent à chaque soldat; traverse le Chaboras, petite rivière qui séparait l'empire romain du royaume de Sapor, dirige à travers les plaines de la Mésopotamie son armée divisée en trois colonnes, parcourt le terrain que Cyrus le Jeune et Xénophon avaient foulé sept siècles avant lui, passe sous les murs de Macepracta, s'empare de Périsabor, de Maogamalcha, après avoir donné aux soldats des preuves d'un courage héroïque, et arrive aux portes de Ctésiphon, capitale de la Perse. Le siège et la prise de cette ville étaient le noeud et l'issue de la campagne de Julien. La mauvaise foi d'Arsace, la crédulité confiante de l'empereur aux paroles d'un nouveau Zopyre, la résolution insensée que Julien prend et qu'il exécute de brûler sa flotte comme Agathocle devant Carthage; quelques. combats malheureux, le manque de vivres, la chaleur étouffante de l'été assyrien, l'empêchent de pousser plus loin ses succès et le contraignent à la retraite. Ces plaines étaient funestes aux Romains. Crassus et son armée y avaient péri ; Antoine et ses soldats y avaient subi les plus cruelles épreuves.

Le soir du 23 juin de l'année 363, Julien songeait sans doute à ces tristes événements du passé, lorsque, durant la nuit, comme Brutus la veille de la bataille de Philippes, il croit apercevoir sous sa tente un fantôme à la figure morne, au teint hâve : c'était le génie de l'empire : un voile couvrait sa tête et sa corne d'abondance : il passe silencieux. Julien, troublé d'abord, reprend bientôt son calme. Cependant il quitte sa tente, pour offrir un sacrifice; mais une tramée de lumière, un météore semblable à une torche, sillonne l'air et disparaît aussitôt. L'empereur frissonne, et va consulter au point du jour les aruspices étrangers, qui l'engagent à différer toute entreprise. Il ne tient nul compte de leur avis, et, apprenant que dans un endroit appelé Phrygia, une attaque soudaine des Perses entame les flancs de son armée, il saute sur un cheval, s'élance sans cuirasse et court au lieu du combat. La vue du prince, qui se multiplie pour faire face au danger, provoque un élan de son infanterie légère : les Perses sont repoussés : ils fuient : Julien se jette sur leurs traces, oubliant qu'il combat nu. Ses gardes lui crient vainement de se défier de cette masse de fuyards, qui font pleuvoir une grêle de traits : un javelot de cavalier, lancé par une main inconnue, effleure la peau du bras de Julien, lui perce les côtes et s'enfonce dans le foie. Il essaye d'arracher le trait, se coupe les doigts au double tranchant du fer, et tombe évanoui de son cheval. On l'entoure, on le relève, on le porte au camp, on le dépose sur la peau de lion qui lui servait de lit militaire : il revient à lui, demande son cheval et ses armes, comme jadis, à Mantinée, Épaminondas demandait son bouclier; mais le sang qui coule à flots fait bientôt perdre à son médecin Oribase, à ses amis, à ses officiers et à ses soldats, tout espoir de le sauver. Lui-même comprend que son heure fatale est venue (20), et il montre en face de la mort la sérénité stoïque de Socrate, de Thraséas, de Sénèque et de Marc-Aurèle, consolant ceux qui pleurent, se rendant à lui-même, sans ostentation et sans fausse modestie, le témoignage d'avoir travaillé loyalement au bonheur des peuples confiés à ses soins, regardant la mort comme une récompense, dont les dieux couronnent souvent la vertu, et faisant, par un testament militaire, le partage de sa fortune privée entre ses plus intimes amis. Tons les spectateurs de cette scène émouvante éclataient en sanglots : il désapprouve leur douleur immodérée et les supplie de ne point avilir par des larmes de faiblesse la mort d'un prince qui, dans peu de moments, va se trouver uni au ciel et aux étoiles. Salluste, Oribase, Maxime et Priscus étaient à ses cotés : il leur parle une dernière fois de l'âme et de sa sublime essence, jusqu'au moment où sa blessure rouverte gêne et arrête sa respiration. Il demande alors un peu d'eau fraîche, la boit, et expire sans agonie vers le milieu de la nuit, à l'âge de trente-deux ans (21).

Julien n'avait point désigné de successeur (22). Ammien dit que, lorsqu'il était à Carrhes, il avait remis le paludamentum de pourpre à son parent Procope, lui recommandant de prendre hardiment les rênes de l'empire, au cas où lui-même viendrait à succomber sous les coups des Perses. Procope n'osa point faire valoir un droit si contestable, et les soldats proclamèrent Jovien. C'était un soldat courageux, mais d'une intelligence étroite et de moeurs peu réglées. Par une coïncidence singulière, Jovien avait été chargé naguère d'accompagner à Constantinople les restes de Constance. Assis sur le char même qui portait le corps de son maître, il avait été salué sur la route par les populations accourues pour voir le cortège funèbre. On vit alors dans cette mission le présage lugubre de son règne éphémère. Après avoir conclu avec Sapor un traité, qui est un monument mémorable de la décadence de l'empire, Jovien reprit le chemin d'Antioche, suivant à peu de distance la troupe de Procope, qui était chargé d'accompagner jusqu'à Tarse la dépouille mortelle de Julien. C'est, en effet, dans cette ville qu'il avait souhaité d'être inhumé. Il avait promis à Mémorius, gouverneur de la Cilicie, d'y revenir passer l'hiver après la campagne de Perse. Sa parole se trouvait accomplie. On le déposa dans un tombeau placé hors des murailles, sur le chemin qui mène aux défilés du Taurus (23)

Ainsi vécut, ainsi mourut Julien : âme d'élite, douée de toutes les qualités qui pouvaient en faire un grand philosophe et un grand prince, mais nature inquiète, changeante, bizarre, pleine de trouble et de phases capricieuses, comme les tourments à travers lesquels la main de Dieu jeta sa destinée. Cependant au fond de cette mobilité se retrouve, comme dans toutes les âmes vigoureuses et fortes, un point fixe, immuable, la foi dans une idée. Malheureusement cette idée est fausse. Or, il n'y a que le vrai qui subsiste. Julien voulut faire rétrograder le monde : le monde ne recula point. En dépit des vaines attaques de son ennemi, le Galiléen fut vainqueur. Le sanglier sauvage qui ravageait la vigne du Seigneur fut étendu mort. En d'autres termes, le christianisme, c'est-à-dire la liberté et le progrès, ouvrait aux intelligences et aux coeurs des perspectives nouvelles : le paganisme, c'est-à-dire la religion complice de l'esclavage et l'adoration du passé, se mourait et tombait en poussière. Julien eut la folle ambition de le faire revivre, mais, comme l'a dit un écrivain aussi éminent par la raison que par l'esprit, il acheva de le tuer en le ressuscitant (24).

II.

Pénétrons plus profondément dans cette idée, à laquelle Julien, avant son avènement successif aux titres de César et d'Auguste, subordonna les préoccupations constantes de sa vie et qui fut la règle dominante de ses écrits. Julien n'a point de système philosophique qui lui soit propre : il s'est fait le disciple plutôt que le promoteur des idées formulées par les coryphées de l'école néo-platonicienne : vaste éclectisme, qui tentait une conciliation ingénieuse entre toutes les doctrines de spiritualisme et de morale produites par l'antiquité, depuis la formule si simple et si pratique de Socrate « Connais-toi toi-même » jusqu'à l'idéalisme transcendant des Alexandrins, mais que le génie et les efforts de Plotin, de Porphyre et de Jamblique de Chalcis ne purent empêcher de dégénérer en un syncrétisme nébuleux, dont le dernier représentant, Gémistius Pléthon, est loin d'avoir dissipé les ténèbres. Cependant, bien que Julien ne soit pas un philosophe de profession, il est possible de dégager de ses écrits une suite d'idées, un enchaînement de doctrines et de faits qui constituent un ensemble, un système particulier, empruntés aux philosophes les plus accrédités de son temps, et dont voici les points fondamentaux. On ne saurait affirmer qu'il ait admis au sommet de l'échelle ontologique la triade des Orientaux, des Égyptiens et de l'école platonicienne, le Dieu à la fois triple et un, qui résume dans sa substance trois hypostases ou personnes, à savoir l'Unité, l'Intelligence et l'Âme; mais il ne doute point de la personnalité de Dieu. Dieu est incorporel et éternel. Il est dans la nature, mais la nature est distincte de lui, comme la manifestation est distincte de l'être dont elle émane. La nature, ou monde visible, qui s'étend de la voûte du ciel jusqu'aux extrémités de la terre, existe de toute éternité et existera éternellement, sans être soutenue par une autre loi que par la force incessante du cinquième corps, ou principe éthéré, distinct des quatre éléments, et qui est comme l'âme du monde. Le gouvernement de la nature est soumis à l'immuable providence de Dieu, roi de l'univers, autour duquel tout gravite. Dieu est le Prototype idéal de tous les êtres, le Tout intellectuel, ou bien encore l'Un, le Bon, la Cause simple et unique de tout ce que les autres êtres peuvent avoir de beauté, de perfection, d'unité et de puissance. De la substance primordiale innée en lui, et pour tenir le milieu entré les causes intellectuelles et les principes actifs, Dieu a produit le Soleil, qui est, dans la sphère visible, par rapport à la vue et aux objets visibles, ce que Dieu est dans la sphère idéale par rapport à l'intelligence et aux êtres intellectuels. Ainsi, la lumière du Soleil se trouve avec tout ce qui est visible dans le même rapport que la vérité, splendeur de Dieu, dans tout ce qui est intellectuel. Le Soleil est donc la manifestation visible du Grand Tout, du Souverain Bien, et c'est par lui que rayonnent sur le monde les perfections de l'Absolu. De plus, le Soleil étant le médiateur par excellence, il sert d'intermédiaire entre le Dieu souverain et les dieux intelligents ou intelligibles, issus de ce Dieu. Comment s'opère cette médiation? Par la lumière, laquelle étant de son essence dégagée de tout élément hétérogène, fond aisément su substance incorruptible et inaltérable avec la pureté immatérielle des dieux intelligents.

Manifesté de la sorte par le Soleil, qui est à la fois une émanation de sa substance et son image visible, Dieu se trouve dégagé du cortège des divinités, dont l'avait entouré le naturalisme allégorique des poètes ou l'anthropomorphisme des peuples enfants; et les liens nécessaires entre la Divinité et l'homme sont établis à l'aide de démons ou de génies, parmi lesquels il faut compter les anges solaires, qui servent d'agents aux énergies efficaces du Soleil. Cette influence du dieu Soleil ne se borne pas au monde hypercosmique ; elle s'étend également sur les astres. Placé an milieu du ciel, qui est sa demeure propre, il préside aux sept sphères, à la huitième orbite du ciel et à la neuvième, dans laquelle se déploie le cercle éternel de la génération et de la dissolution. Quant aux planètes, formant un choeur autour de lui, elles règlent leurs évolutions de manière à concorder avec sa marche, et le ciel entier, en harmonie avec lui dans toutes ses parties, est plein de dieux émanés du Soleil.
Telles sont, en substance, les idées de Julien sur l'ensemble des êtres hypercosmique : c'est un mélange de théogonie et d'astronomie , où les doctrines de Zoroastre se combinent avec celles de Platon, et où l'idée abstraite de Dieu apparaît sous la forme concrète du Soleil , qui en est l'image. Si de ces régions supracélestes nous passons aux rapports de la Divinité avec l'humanité, nous voyons tout d'abord que le Soleil, générateur des dieux , est aussi le père commun des hommes. L'homme est un composé de deux natures, le corps et l'âme : l'âme est immatérielle, lumineuse ; le corps est matériel, ténébreux. Il résulte de cette diversité que l'être humain est soumis aux changements, aux vicissitudes : sa substance, sa force et son action ne se confondent pas dans un tout harmonieux, comme dans la Divinité, mais elles sont distinctes, agissent séparément et se trouvent souvent en désaccord, en lutte avec elles-mêmes. Quel est le principe de cette lutte, c'est-à-dire quelle est la source du mal, Julien ne le dit pas. Il se contente d'affirmer que le mal ne vient pas des dieux. Seulement l'existence du mal n'entraîne pas la négation du bien, puisque le bien c'est Dieu, être éternel et immuable, La fin de la vie étant de ressembler à la Divinité, toute la conduite est subordonnée à cette règle absolue. Il ne faut donc pas être esclave du corps, mais serviteur de l'âme, et, comme l'âme est divine, il faut rapporter tout aux dieux.

Ainsi, à le bien prendre, le corps n'est point une partie de l'homme, mais plutôt une possession momentanée et transitoire, eu sorte que l'homme tout entier, c'est l'âme; et le premier devoir de l'homme envers l'âme; c'est de la rendre semblable aux dieux en les prenant pour modèles et en les imitant, afin d'être unis éternellement à eux, quand nous aurons subi avec courage et avec piété toutes les épreuves de la vie. De ces principes dérive une morale, nette et ferme dans son point de départ et dans ses applications, comme celle de l'école socratique et stoïcienne, mais animée d'un esprit nouveau, échauffée de ce feu des vertus chrétiennes, que l'on sent poindre dans Platon, dans Xénophon, dans Cicéron et dans Sénèque, mais qui, déjà plus ardent et plus vif dans Épictète et dans Marc-Aurèle, se répand à pleines flammes au sein de l'Église naissante. Ce feu, c'est la charité, c'est l'amour du prochain. Le soulagement des pauvres, des infirmes, des malades, l'accueil amical fait aux étrangers, l'hospitalité largement et cordialement donnée, l'aumône distribuée sans autre récompense que le sentiment du devoir accompli, les bons traitements envers les esclaves, les affranchissements multipliés avec une spontanéité libérale, la fraternité des hommes hautement proclamée et sincèrement pratiquée, toutes ces vertus existaient dans la société païenne : la foi chrétienne en fit sa base et sa loi. Entraîné par le courant de son siècle autant que par la droiture de son esprit, Julien place la charité au premier rang des vertus, qui rendent l'homme semblable aux dieux. Selon lui, imiter Dieu, c'est, avant tout, aimer les hommes. « C'est un acte saint, dit-il (25), d'accorder, même à des ennemis, le vêtement et la nourriture. Car c'est à l'homme que nous donnons et non point à ses moeurs. » Et il ajoute : « Je pense que notre sollicitude doit s'étendre jusque sur les malfaiteurs enfermés dans les cachots. En cela l'humanité n'interrompt point le cours de la justice. Ce serait aussi bien abuser de la force, quand, sur un grand nombre de détenus, les uns doivent être condamnés et les autres légalement absous, de refuser, en vue des innocents, quelque pitié aux coupables, que de se montrer, à cause des coupables, plein de dureté et de rigueur envers les innocents. Plus j'y songe, plus je vois en cela une injustice criante.... Ces hommes sont nos frères.... Tout homme est, bon gré, mal gré, le frère d'un autre homme.... Lorsque Jupiter ordonnait le monde, il tomba quelques gouttes de son sang sacré, d'où germa la race humaine; ce qui fait que nous sommes tous du même sang.... Donnons donc de notre avoir à tous les hommes, mais plus largement aux gens de bien.... Car qui s'est jamais appauvri en donnant à ceux qui sont dans la pauvreté et dans la détresse?... Pour ma part, ayant souvent fait largesse aux indigents, j'en ai toujours été payé avec usure, et je ne me suis jamais repenti de ma libéralité. » Ainsi cet amour naturel pour l'humanité, que Cicéron proclame le fondement de la justice (26) et qui a conduit le Christ au supplice de la croix, est considéré par Julien comme le premier et le plus sacré des devoirs. Tous les autres en découlent; de sorte que, l'exercice de la charité supposant une bonté de caractère qui la provoque et une rectitude de vue qui la dirige, la morale individuelle de Julien a la plus étroite affinité avec sa morale sociale. Accoutumé dès l'enfance à se dominer, à discipliner sa volonté, à maîtriser ses penchants, il a pratiqué sincèrement les vertus privées que les anciens considéraient comme l'essence même du bien, la justice, la prudence, la tempérance et la force. Il a fait tous ses efforts, à l'exemple de Marc-Aurèle et conformément à la doctrine de Zénon, pour s'abstenir et pour supporter. On ne peut douter qu'il n'eut préféré, comme son père, une vie calme et effacée à l'éclat de la puissance et à la majesté du sceptre impérial. Son épître à Thémistius contient à cet égard la profession de foi la plus franche. Mais les événements ne lui avant pas laissé la liberté du choix, il s'appliqua, maître du monde, à purifier son âme de toute la partie terrestre et mortelle, à éteindre ses appétits, à cultiver son intelligence, à dompter en lui la passion et la colère, qui lui semblent des animaux de la dernière férocité, en un mot à faire asseoir sur son trône la loi, qui est, suivant Aristote, la raison sans la passion. Tel était Julien philosophe, et, si le sort l'eût fait naître un ou deux siècles plus tôt, c'eût été pour l'empire un Titus, un Antonin. Mais, à l'époque de Julien, la philosophie, même la plus pure, ne pouvait plus tenir lieu de religion. Ce qui faisait déjà, ce qui fait encore la force du christianisme, à ne le considérer que par le côté humain et historique, ce qui assure, malgré les dissidences, les hérésies et les sectes, sa durée, sa permanence, sa perpétuité chez les nations civilisées et sa propagation chez les nations barbares, c'est qu'il n'est point une philosophie, mais une religion. Le platonisme alexandrin, qui est l'expression la plus élevée du mysticisme païen, n'est pas un culte; c'est une école. Comme il ne s'adresse qu'à des âmes privilégiées, à des intelligences d'élite, il est restreint, borné à quelques adeptes. Le christianisme est vaste comme l'univers : sa catholicité ne fait exclusion de personne : il est égal pour tous. Semblable à l'hostie, consacrée par ses ministres, il se multiplie à l'infini, entier dans chacune de ses parties, nourrissant de son pain et de sa doctrine les grands et les petits, les forts et les faibles, les riches et les pauvres, les sains et les malades, les savants et les ignorants, les élus de la fortune ou de la pensée et les déshérités de la richesse ou de l'esprit. La philosophie, si parfaite qu'on la suppose, n'a point cette puissance comparable à celle du soleil, qui voit, éclaire et vivifie tous les êtres. Le côté même par lequel elle est le plus accessible aux masses, je veux dire la morale pratique, a toujours quelque chose d'abstrait. C'est une science, et, comme toute science, elle a ses limites; la foi chrétienne n'en a point : la science ne voit que le visible; la foi voit l'invisible : la science n'illumine que l'esprit; la foi fait rayonner l'espérance dans je coeur. Les notions naturelles du devoir, le sentiment du bien et du mal inhérent à notre être, la philosophie s'étudie à les dégager, au moyen de l'analyse, des profondeurs de l'intelligence, pour les formuler en maximes : le christianisme en adopte la synthèse et les résume en un seul précepte : « Aimez-vous les uns les autres. » Le plus grand effort de la philosophie païenne, c'est Socrate buvant la ciguë pour obéir à la loi, esclave du devoir et de sa conscience : le modèle éternel du chrétien, c'est le Supplicié de la croix s'immolant pour le salut des hommes. L'enseignement et l'exemple de Socrate fondent des écoles, qui peuvent élever la vertu jusqu'à l'héroïsme individuel ; mais la parole et la mort du Christ établissent une religion, qui apprend, avant tout, à renoncer à soi-même et à se dévouer à ses semblables. La philosophie est une règle de couvent; la doctrine évangélique, sucée avec le lait par l'enfant chrétien, est à jamais le code des sociétés humaines.

Le malheur de Julien c'est de ne l'avoir point compris. Aussi, entraînée par cette erreur funeste, il prit une fausse route et essaya de détruire l'instrument de civilisation, dont il aurait dû se servir pour assurer le bonheur de ses peuples et le respect de son nom. La tournure particulière de son esprit, son ardeur irréfléchie, jointe aux entraînements, aux tendances irrésistibles de son époque et aux circonstances les plus importantes de sa vie, lui mirent un voile sur les yeux et lui firent rêver l'amalgame impossible du néo-platonisme avec les rites païens et le culte des dieux  (27). Julien est une âme ardente, spontanée, héroïque, exagérant la foi jusqu'à la superstition, l'enthousiasme jusqu'au fanatisme. On veut trop voir en lui le politique et pas assez l'apôtre. Il eût vécu dans une école comme un sage, ou dans un temple comme un dévot; c'est un prêtre alexandrin sur le trône, un mystique sincère, un païen fervent et convaincu. La promesse qu'il a faite à Maxime, quand il fut initié à Éphèse, il croit devoir la tenir, autant par suite d'une piété réelle envers les dieux que par honneur et persistance dans sa parole. Il se figure que du polythéisme, régénéré par le mysticisme, le sabéisme et la théurgie, peut naître une religion, qui ait ses cérémonies, ses temples, ses autels. Le Soleil ou Mithra, image visible et vivante de toutes les divinités que l'antiquité avait adorées sous le nom de Jupiter, d'Apollon, de Pluton ou de Mars, est l'objet de sa dévotion la plus assidue (28). Tout imbu des idées de la Grèce, qui confondait dans une même admiration et dans un même culte les lettres, les arts et la religion, et dont la facile indépendance laissait à l'adorateur des dieux le droit de fixer le degré et la mesure de sa foi, Julien se fait le soutien, le propagateur et le pontife de l'hellénisme, mélange confus de liturgie païenne, de rites orphiques et de pratiques orientales. La partie philosophique et morale de cette religion était empruntée aux plus grands génies de l'antiquité, Pythagore, Platon, Aristote, Zénon, Chrysippe, Jamblique de Chalcis : diversité qui détruisait toute unité de doctrine; la partie symbolique et dogmatique se composait d'allégories, sous lesquelles se dissimulait cette sagesse cachée, que la prudence des anciens avait couverte du masque de la poésie et de la fable ; la partie extérieure et rituelle consistait en sacrifices, en immolations de victimes, en longues heures de contemplation et d'extase. Julien eut foi dans cet éclectisme bizarre, et il en pratiqua les observances avec une scrupuleuse exactitude. Nous savons par Ammien, par Libanius, par Julien lui-même, qu'il offrait tous les matins et tous les soirs une victime au Soleil, auquel il avait dédié dans sou palais une chapelle domestique, et que, aux différentes heures de la journée et surtout de la nuit, son infatigable dévotion prodiguait des honneurs spéciaux à la lune, aux étoiles, aux génies nocturnes. Quand venait une fête solennelle, il ne manquait pas d'aller au temple du dieu ou de la déesse, que fêtait le peuple, et il tâchait d'animer, par l'exemple de son zèle, la religion de la foule et des magistrats. On le voyait alors, au milieu des ministres du culte, apporter le bois, allumer le feu, égorger la victime, tirer le coeur ou le foie des entrailles toutes sanglantes, et y lire, avec toute la science d'un aruspice, les présages imaginaires de l'avenir. Mais, comme le fait observer Gibbon, tout le génie et toute la puissance de l'empereur étaient insuffisants à rétablir une religion dénuée de l'appui des principes théologiques, des préceptes moraux et de la discipline ecclésiastique, une religion qui se précipitait vers sa ruine et n'était susceptible d'aucune réforme solide et raisonnable (29). A la voix de Julien, l'armée, l'administration et la cour revinrent facilement au culte des vieux autels, mais la grande société de l'empire demeura froide, insensible à l'enthousiasme de Julien et de ses prêtres : elle le laissa tout seul prosterné devant ses dieux, pour courir aux tombeaux des martyrs et pour s'abandonner à cette folie galiléenne, qui commençait à devenir la raison de l'univers.

Cependant il ne faut pas prendre du christianisme, tel qu'il était au quatrième siècle, l'idée que nous pouvons nous en faire aujourd'hui. Il y avait alors deux camps dans l'Église militante : celui d'Athanase et celui d'Arius (30). Les vaines discussions, le dogmatisme théologique, les persécutions, les rivalités des princes, les dissensions ecclésiastiques, causaient de toutes parts une fluctuation fort redoutable pour l'unité chrétienne. Outre la lutte engagée entre la doctrine évangélique et le paganisme, « vieil arbre frappé de la fondre et atteint à la cime, mais qui n'avait pas cessé d'étendre ses fortes racines sous le sol (31) »  l'arianisme, vaincu, mais non détruit par le concile de Nicée, ne cessait d'entamer et de rompre l'intégrité catholique. En même temps que les magistrats, suivant leur caractère ou leur esprit, favorisaient ou proscrivaient tantôt le christianisme, tantôt, le paganisme, et que les sophistes opposaient la moralité incontestée de leurs préceptes et les séductions de leur parole aux homélies persuasives et aux prédications éloquentes des Pères de l'Église, l'Église elle-même était déchirée par les disputes de ses prêtres et de ses pontifes. L'hérésie avait eu peur de l'orthodoxie plus ou moins sincère, mais toute puissante; de Constantin, et elle avait dissimulé ses attaques; mais le règne de Constance lui avait fait reconquérir le terrain perdu. Constance était arien (32): Valens, évêque arien, était à ses côtés, lorsque, durant la bataille de Moursa, le fils de Constantin, agenouillé dans l'église des Martyrs, au milieu de ses courtisans pales de frayeur, attendait et apprit l'heureuse issue du combat. Eusébie, seconde femme de Constance, était arienne. Sous ce prince, Athanase, l'héroïque vainqueur de Nicée, avait vu compromettre une partie de son triomphe par la profession de foi du concile d'Antioche, qui sert encore de règle à la discipline des Grecs orthodoxes, et l'essai de conciliation tenté à Sardique n'avait fait que mettre à nu les symptômes de schisme et de discorde, qui subsistent à l'heure actuelle entre les Églises grecque et latine.

Julien naquit et fut élevé au plus fort de ces incertitudes, de ces disputes et de ces controverses, qui menacèrent quelquefois de dégénérer en guerres civiles. Témoin des luttes violentes des évêques de l'Orient et des variations de leurs symboles, il put croire que des motifs plus profanes que religieux dirigeaient leur conduite, et, au lieu d'écouter les preuves du christianisme avec l'attention d'un disciple, qui veut se confirmer dans sa foi, il les accueillait avec défiance et contestait avec une subtilité obstinée, une doctrine pour laquelle il se sentait une invincible répulsion. Comment ne I'eût-il pas abandonnée? Plus sincère et plus loyale était son abjuration, que l'adoration hypocrite d'un mort à la divinité duquel il ne croyait plus. Et puis, pouvait-il se faire qu'un jeune homme de vingt ans, d'une imagination vive et rapide, d'une naissance illustre, dont le père avait été massacré presque sous ses yeux, et qui, parent de l'assassin, s'était vu sous la main de ce tyran ombrageux, tout plein de soupçons et de caprices, ne sentit pas dans son coeur les mouvements d'une haine instinctive avant d'are réfléchie, et ne comprit pas dans son aversion pour Constance les croyances mêmes, que l'odieuse volonté de celui-ci lui avait imposées? D'une autre part, quand il jetait ses regards sur l'histoire de Rome, quand il comparait la grandeur passée de la république et de l'empire avec la décadence et rabaissement de l'ancienne reine du monde, quel rapprochement faisait-il entre Constantin et Constance, empereurs chrétiens, et les Titus, les Trajan, les Antonin, les Marc-Aurèle, héros de Rome païenne! Soyons donc justes, sans haine préconçue, sans prévention, sans partialité. Expliquons-nous, si nous ne pouvons l'excuser, la désertion de Julien, ce que ses adversaires ont appelé son apostasie. Nous ne nous flattons point de l'espoir d'effacer cette flétrissure; mais nous adjurons les hommes de bon sens, les chrétiens équitables, qui, comme leur divin maître, pratiquent la tolérance et la charité même à l'égard de leurs ennemis, de ne point condamner Julien sans réfléchir, sans examiner de près les événements qui influèrent sur sa jeunesse et qui déterminèrent plus tard sa conduite. Si le christianisme du temps de Julien, avait été cette religion définitive, fixe dans ses affirmations et permanente dans ses décrets, qui a glorifié Charlemagne et sanctifié Louis IX, Julien serait digne de tous les anathèmes de la postérité pour avoir renié son Dieu et déserté sa cause. Mais il n'en est pas ainsi. Que les chrétiens de son temps, sans pitié pour l'empereur qui avait effrayé leur prosélytisme et persécuté leur zèle, se réjouissent de sa mort et y voient une punition du ciel ; que Théodoret affirme que ce sont des anges, qui, sous la figure des Perses, combattirent Julien, et que l'empereur, au moment d'expirer, lança contre le ciel des blasphèmes et du sang sorti de sa blessure; que la Chronique d'Alexandrie nous montre, sous la garantie de l'évêque de Césarée, saint Mercure (33), martyr de Cappadoce, vêtu d'une cuirasse de fer, frappant Julien par ordre de Jésus-Christ; enfin que saint Grégoire de Nazianze commence et termine ses invectives contre Julien par une sorte d'hymne où respire une joie aussi féroce qu'éloquente (34) ces sorties véhémentes, ces joies furieuses ou ces récits équivoques ne sont plus de notre temps. Nous n'insultons plus aux vaincus. Les enseignements multipliés de l'histoire, la triste expérience que donne au penseur le tableau longuement déroulé sous ses veux de toutes les faiblesses, de toutes les défaillances, de toutes les apostasies de l'espèce humaine, inspirent pour Julien plus de pitié que de colère, et comme les bons princes sont en plus petit nombre que les mauvais, nous considérons comme un acte de justice de dire avec Montesquieu (35) : « Julien (un suffrage ainsi arraché ne me rendra point complice de son apostasie) ; non, il n'y a point eu après lui de prince plus digne de gouverner les hommes. »

III.

Cette esquisse de la biographie de Julien, cet exposé de ses idées philosophiques et religieuses était nécessaire pour comprendre le caractère et la valeur de ses écrits. Il nous reste maintenant à en tracer l'analyse. Afin de mettre de l'ordre dans l'appréciation des oeuvres sur lesquelles s'est fondée sa renommée littéraire, nous les rangerons sous huit chefs principaux : 1° Panégyriques; 2° Écrits mystiques et théologiques; 3° Oeuvres philosophiques et morales; 4° Apologie; 5° Satires; 6° Polémique religieuse; 7° Correspondance; 8° Opuscules poétiques.

1° Les Panégyriques sont au nombre de trois. Les deux premiers sont écrits en l'honneur de Constance. C'est l'éloge redoublé du meurtrier de la famille de Julien; c'est l'exaltation de ses hautes vertus, naturelles ou acquises, prises chacune à part, et mises en lumière par le récit des faits où elles se sont déployées. La souplesse d'esprit que nous avons signalée dans Julien, cette flexibilité d'intelligence qui le met en état de pénétrer, sinon d'approfondir, toutes les notions de la science, toutes les formes de la pensée humaine, se joue ici, avec une facilité exubérante, dans le genre épidictique, où se complaisaient alors le style verbeux et l'éloquence de plume des sophistes. On reconnaît l'admirateur et l'élève de Libanius, quand on voit cette disposition conforme aux prescriptions minutieusement exigées par les rhéteurs de profession, depuis Aristote jusqu'à Théon, Aphthonius et Ménandre. Recherche des antithèses, balancement équilibré des phrases, alignement symétrique et discipline savante des périodes, tout s'y trouve, sauf le naturel. Julien nous apprend par une lettre adressée à son ami Jamblique d'Apamée (36) que, vers l'époque où il suivait les leçons du grammairien Nicoclès et du rhéteur Ecébole, l'empereur, qui s'intéressait plus par défiance que par affection à ses progrès et à ses succès, daigna lui choisir lui-même des sujets de composition oratoire. S'il en est ainsi, Constance dut être flatté de se voir à son tour le sujet propre d'un discours, écrit d'après les règles les plus strictes du genre démonstratif. Son orgueilleuse nullité se figura sans doute que cette analyse subtile et industrieuse des qualités attribuées à sa grande âme, que le récit de ses hauts faits coutre Vétranion et contre Magnence, de sa bravoure à Singara. devant Nisibis, dans les plaines de Moursa, étaient l'expression d'une admiration sincère et convaincue, et l'on peut croire que sa faiblesse vaniteuse, caressée par des ministres impuissants au bien et toujours prêts au mal, se laissa prendre à cet appât; mais en étudiant de près ces oeuvres élogieuses, la seconde surtout, le lecteur de Julien ne manquera point de découvrir, sous l'ordonnance habile des idées et sous la pompe fleurie du style, une ironie et un persiflage, qui se traduiront plus tard en reproches amers et en invectives véhémentes dans l'Épîre au Sénat et au Peuple d'Athènes. Sous ce rapport, rien n'est plus finement imaginé que l'exorde du second panégyrique, où Julien se compare à Achille et Constance à Agamemnon ; rien n'est plus délicatement railleur que toute la partie, où il met en parallèle les exploits d'Hector et ceux de Constance. On ne peut se défendre, en les lisant, de songer à quelqu'une de ces harangues de la Satire Ménippée, dans lesquelles l'orateur, en se décernant à lui-même ou à un autre des louanges outrées jusqu'au scandale, mord en réalité et déchire à belles dents celui qu'il a l'air de célébrer. Un autre genre d'intérêt s'attache encore à ces écrits : l'historien et le géographe peuvent y trouver une assez belle moisson de détails et de circonstances, qui ne se rencontrent point ailleurs. De ce nombre est la narration du siège de Nisibis, qui n'a pas, j'en conviens, l'importance de celui de Syracuse ou de Carthage, mais dont la description offre quelques documents utiles aux érudits qui font des recherches sur la poliorcétique des anciens. On en peut dire autant du passage où Julien décrit, dans les moindres particularités, l'armure de la cavalerie créée ou organisée par Constance : il y a là pour l'archéologue de très précieux morceaux. Mais ce qui recommande par-dessus tout le second panégyrique de Constance, le côté sérieux et durable de cette éloquence d'apparat, ce sont quelques pages solides, bien pensées et bien écrites, sur la vertu, sur la noblesse et sur les devoirs d'un prince. On croit lire une dissertation de Plutarque, de Dion Chrysostome, de Thémistius, de Maxime de Tyr, ou bien quelque composition de Balzac, le Prince par exemple, où se mêlent aux formes pompeuses de la rhétorique des passages substantiels et vigoureux, d'une vérité toujours actuelle, d'un style toujours vivant. Pour le reste, celui-là serait dupe qui s'en ferait admirateur à outrance, et qui, ébloui par l'éclat de ces tirades solennelles, n'en sentirait pas le néant. Julien avait trop d'esprit pour ne pas le comprendre; il insinue avec adresse que cette prose si artistement travaillée est une arme polie, mais traîtresse, dont il frappe son persécuteur, et il laisse percer lui-même le secret de sa haine moqueuse quand il dit à son auditoire (37) : « C'est vous-mêmes qui produisez cette foule de panégyristes, en les écoutant volontiers; ce sont vos propres pensées qu'ils habillent comme d'un vêtement brodé, où s'épanouissent les figurés et les rythmes les plus agréables. Vous les écoutez avec complaisance, vous croyez que leurs éloges sont justes, et vous dites qu'ils sont dans le vrai; niais est-ce bien la vérité? »

Julien est plus sincère, il est même tout à fait sincère dans son Éloge de l'impératrice Eusébie. En l'égalant aux plus chastes héroïnes d'Homère, aux plus grandes reines de l'antiquité, il lui paye un tribut de reconnaissance dont l'effusion loyale fait oublier la tournure parfois hyperbolique. Eusébie était une belle Macédonienne, d'un mérite auquel tous les écrivains se sont plu à rendre justice (38). Julien lui devait tout. Peut-on lui en vouloir d'avoir offert à sa bienfaitrice l'hommage d'une gratitude qui s'exagère la perfection de la personne louée, et qui voit s'effacer devant celle-ci toutes les grâces et toutes les vertus des autres femmes, « comme devant le disque arrondi de la lune s'éclipse l'éclat des brillantes étoiles ? » L'histoire, en effet, n'est pas complètement d'accord avec Julien sur toutes les vertus qu'il prête à la princesse objet de son discours. Ammien (39), si grave, si judicieux, l'accuse de pratiques odieuses employées secrètement contre Hélène, femme de Julien, pour faire périr son premier enfant à sa naissance ou pour la taire avorter, quand elle fut sur le point d'en avoir d'autres. Alors l'affection d'Eusébie pour Julien se serait emportée jusqu'à la jalousie, égarée jusqu'au crime. Disons pourtant qu'il est permis d'en douter quand on voit Gibbon n'accueillir ces bruits qu'avec une extrême réserve, et croire plutôt à la méchanceté du public où à des accidents naturels qu'à ces infâmes machinations. Quoi qu'il en soit, au moment où il prononça l'éloge d'Eusébie, Julien ne pouvait éprouver qu'un sentiment de tendresse expansive pour une femme à l'intervention de laquelle il devait son salut et sa liberté. C'est ce sentiment qui domine dans son oeuvre et qui en pallie les défauts. On y trouve aussi quelques passages qui valent la peine d'être remarqués. Nous voulons dire le récit des premières entrevues de Julien avec Constance, l'éloge de la Grèce, de cette Grèce bien-aimée que Julien appelle sa véritable et chère patrie (40), et celui de la bibliothèque dont Eusébie lui avait fait présent. Il chérit la Grèce, il aime Athènes du plus tendre amour, mais comme il aime aussi ses livres! Comme il eu parle avec une chaleur, un enthousiasme qui prouvent tout le prix que sa passion de savoir attachait aux moyens de s'instruire!

2° Il nous reste deux écrits mystiques et théologiques de Julien, l'un sur le Roi-Soleil et l'autre sur la Mère des dieux. Ce sont deux morceaux très importants pour l'intelligence des idées néo-platoniciennes, à l'aide desquelles Julien essayait de construire le système de philosophie mystique, dont il prétendait faire la religion hellénique, le polythéisme restauré. On sait la dévotion toute particulière qu'il affichait pour le Soleil ; c'était, à ses yeux, la manifestation visible de l'Être des êtres. Il entreprend d'expliquer à Salluste, son intime ami, l'un des confidents, avec Oribase et Evhémére, de ses doutes et de son apostasie, comment je ne sais quel sabéisme alexandrin a remplacé dans son esprit les croyances qu'il a d'abord professées. Les idées de Jamblique, de ses prédécesseurs, et celles de Salluste lui-même, en supposant qu'il soit l'auteur du traité des Dieux et du Monde (41), Julien s'étudie à en tracer un exposé, dont nous avons indiqué précédemment les points capitaux. Ce qui frappe surtout dans cette composition singulière, c'est la netteté de certaines pages au milieu d'assertions hypothétiques, qui ne se fondent ni sur les données positives de lu science, ni sur les principes irrécusables de la raison. On s'explique aisément cette disparate. Quand Julien se perd dans les régions hypercosmiques, il se fait l'interprète, plus poétique que précis, de systèmes vagues et arbitraires sur l'origine du monde et sur les lois qui le régissent; mais quand il traite de la nature visible du Soleil, de son efficacité réelle et des services que sa lumière et sa chaleur rendent chaque jour aux hommes, il trouve, dans la justesse incontestée des idées qu'il énonce ou des tableaux qu'il dessine, un point d'appui stable et des mouvements de style, qui ont de l'éloquence et une véritable beauté.

Julien devait le fond de son discours sur le Roi-Soleil à Jamblique de Chalcis; son discours sur la Mère des dieux n'appartient qu'à lui seul. Porphyre avait écrit, il est vrai, un traité de l'Antre des nymphes et un autre de l'Abstinence, où il est question de mythes et de faits analogues à ceux dont parle Julien; mais Julien déclare n'avoir point lu les écrits de Porphyre, et il expose de son propre chef à ses auditeurs le sens allégorique des amours d' Attis, autrement dit Gallus, et de Cybèle, la Mère des dieux. L'empereur, en marche contre les Perses, était alors à Pessinonte, ville sainte de la Phrygie, où l'on prétendait que la statue de la déesse, transportée à Rome par Scipion Nasica sur la foi des vers sibyllins, était jadis tombée du ciel (42). Il veut l'honorer à son passage par une explication métaphysique du culte dont elle est l'objet. Jamblique (43) admettait que certaines idoles tombées du ciel ou même fabriquées de main d'homme, et consacrées par des cérémonies prescrites, étaient divines et pouvaient être justement adorées. Julien partage l'opinion de son maître, et, pour en faire voir le côté sérieux à ceux qui seraient tentés d'en rire, il commence par rappeler les miracles que la statue de la Bonne Déesse a opérés lors de sa translation à Rome. Qu'est-ce, en effet, que la Mère des dieux? La source d'où naissent les divinités intelligentes et organisatrices qui gouvernent les dieux visibles; la déesse qui enfante et qui a commerce avec le grand Jupiter; la grande déesse existant par elle-même, après et avec le grand organisateur; la maîtresse de toute vie, la cause de toute génération; celle qui perfectionne promptement tout ce qu'elle fait, qui engendre et organise les êtres avec le père de tous; cette vierge sans mère, qui s'assied à côté de Jupiter comme étant réellement la mère de tous les dieux. Et qu'est-ce maintenant que cet Attis ou Gallus dont Cybèle s'est éprise? L'essence même de cette intelligence féconde et créatrice, qui engendre jusqu'aux derniers éléments de la matière et qui renferme en elle tous les principes et toutes les causes des formes matérielles. La fable de leurs amours signifie donc que la Providence, qui gouverne les êtres sujets à la génération et à la corruption, se prend à aimer la cause énergique et génératrice de ces êtres. Attis répond à son amour. Exposé d'abord sur le fleuve Gallus, il atteint la fleur de son âge et son amante le couronne d'étoiles. en permettant au beau jeune homme de bondir et de danser dans les régions hypercosmiques. Mais Attis s'avance jusqu'aux dernières extrémités; il descend dans l'antre et il a commerce avec la nymphe Sangaris, malgré l'ordre de sa maîtresse de la servir religieusement, de ne point se séparer d'elle et de n'en pas aimer d'autre. Il faut donc l'arrêter, mettre des bornes à son immensité, limiter sa force, le mutiler. Il opère lui-même le sacrifice que lui impose la jalousie sanguinaire de la déesse. Ainsi s'explique la mutilation des galles ou prêtres de Cybèle, dont Lucien nous raconte la curieuse origine dans son discours sur la Déesse syrienne, qui offre plusieurs points de ressemblance avec celui de Julien. Comme l'époque de cette limitation, figurée par l'excision d'un pin, symbole ithyphallique de la génération, coïncide avec la fête des Hilaria, où l'on célèbre le retour du printemps et la marche ascendante du soleil, Julien, après quelques détails astronomiques, prend plaisir à rendre compte des motifs qui ont fait placer à ce moment de l'année les Grands et les petits Mystères, ainsi que la pratique des purifications et des abstinences à laquelle ils donnent lieu. Après quoi il termine par une prière, dont la vivacité s'élève jusqu'au ton de la ferveur la plus convaincue : « Ô toi, déesse de la vie, sagesse, providence procréatrice de nos âmes; toi qui sauvas Attis exposé sur les eaux et qui le rappelas vers toi plongé dams l'antre de la terre; ô toi qui ornes et remplis de tes dons tout ce inonde visible et qui répands sur nous toutes tes faveurs, accorde à tops les hommes le bonheur, dont la base est la connaissance des dieux, et au peuple romain de voir la Fortune bienveillante favoriser son gouvernement pendant des milliers de siècles! Et moi, puissé-je, comme fruit de mon dévouement à ton culte, recueillir la vérité dans ma croyance aux dieux, la perfection dans l'observance de mes devoirs théurgiques! Puissions-nous, après avoir surpassé en vertu et en bonheur tous ceux qui marchent dans les voies politiques et militaires, arriver au terme de la vie sans douleur, mais avec gloire et la douce espérance de parvenir enfin jusqu'à toi!  »

3° Nous entendons par Oeuvres philosophiques et morales de l'empereur Julien, ses discours Contre les chiens ignorants, Contre le cynique Héraclius; sa Consolation à Salluste, l'Épître à Thémistius et le Fragment d'une lettre à un pontife. La couleur brillantée et souvent fausse des harangues épidictiques, et le demi-jour crépusculaire répandu sur les écrits théologiques de Julien sont remplacés ici par des formes nettes et précises, bien articulées, qui donnent une bonne idée soit de la justesse et de la finesse parfois piquante de son esprit, soit de son talent d'écrivain.

Lors de son avènement à l'empire et de son arrivée à Constantinople, Julien avait étonné, par la simplicité peut-être exagérée de sa mise, les yeux des habitants accoutumés au faste de la cour. Quelques railleurs sans doute plaisantèrent sur son cynisme ou le tournèrent en ridicule par une imitation outrée. Julien répond à l'un de ces moqueurs en écrivant son discours contre les chiens ignorants. C'est un éloge de Diogène, exécuté de verve à la manière de Lucien, avec quelques tons crus, dont notre traduction s'est gardée d'atténuer la rudesse. Le mouvement en est aisé, le tour dégagé, la diction facile. Le fond de la philosophie cynique, comme de la philosophie en général, c'est, selon Julien, le précepte pythique : «Connais-toi toi-même. » La vie de Diogène en est la pratique assidue, la constante application. Or, ce précepte bien compris et bien pratiqué peut suffire à tout. Il renferme la raison universelle des choses, le divin pour la partie divine, et le mortel pour la partie mortelle; il comprend, en outre, la raison des êtres mixtes, vu que l'homme est un demi-animal, mortel dans son individualité et immortel dans son universalité, un et complexe, composé d'une portion qui meurt et d'une autre qui ne meurt pas. On ne doit doue point s'étonner que tous les grands philosophes, tels que Pythagore, Socrate, Platon, Aristote, Théophraste, Antisthène, Diogène, Cratès, Zénon, aient fait du précepte « Connais-toi toi-même » la base de leur système et le but même de la philosophie. Tout le monde convient que ce but est de vivre conformément à la nature; mais comment l'atteindre, si l'on ignore quel on est? Si le cynisme conduit à cette connaissance et à ce but, qui s'avisera de proscrire le cynisme? Eh bien, il y conduit, et, sous le rapport de la méthode, il a, comme la philosophie de Platon et celle d'Aristote, deux voies qui aboutissent au même point, la théorie et la pratique, ses fondateurs n'ayant pas manqué de reconnaître que l'homme est de sa nature propre à l'action et à la spéculation. Que dans la physique ils aient incliné vers la théorie, il n'importe guère. Socrate aussi et un grand nombre d'autres se sont servis beaucoup de la théorie, mais ils ne l'ont fait que pour arriver à la pratique, parce qu'ils n'ont vu dans le précepte delphien que la nécessité d'étudier avec soin ce qu'il faut accorder à l'aine et ce qu'il faut accorder au corps : à l'âme, la prééminence; au corps, la sujétion. Et voilà pourquoi nous les voyons cultiver la vertu, la tempérance, la modestie, la liberté, et se tenir loin de toute jalousie, de toute timidité, de toute superstition, méprisant l'opinion du vulgaire et visant à l'ataraxie et à l'impassibilité. Là cependant est l'écueil : le dédain trop absolu du corps conduit au mépris des bienséances: Trop de cyniques l'ont oublié et se sont montrés chiens impudents, éhontés, sans respect des choses divines et humaines, au lieu de professer le respect que tout homme doit à ses semblables et à la Divinité. N'est-ce pas, en effet, pousser le cynisme jusqu'à la démence que de prendre les moeurs et le caractère non pas d'un homme, mais d'une bête sauvage, qui ne songe à rien de beau, d'honnête et de bon? La grandeur de Diogène c'est d'avoir compris le précepte du dieu pythien, de s'y être montré docile, d'avoir adoré les dieux dans son coeur, leur offrant un don plus précieux que le plus pur encens, une âme sanctifiée par leur pensée, d'avoir respecté la pudeur et tenu sous le joug la partie passionnée de son âme de manière à détruire l'influence des sens. Que ce soit là nu portrait exact de Diogène, nous n'oserions l'affirmer; mais ce qu'il y a d'intéressant dans cette analyse du système philosophique qui a frayé la route à celui de Zénon, c'est que Julien exprime, à n'en pas douter, les sentiments qu'il a dans l'âme, et que, en écrivant l'éloge de Diogène, il fournit à ses biographes des matériaux pour faire le sien.

Le discours Contre Héraclius est le pendant de celui que nous venons d'analyser, mais il a de plus une grande importance philosophique et historique. En exposant une théorie assez complète de l'utilité des mythes, envisagés comme oracles des dieux et comme voiles plus ou moins transparents d'une vérité positive, et en retraçant les crimes et les malheurs de la famille de Constantin dans une allégorie bien imaginée, dit Gibbon, et rendue avec grâce, Julien rend un double service à la littérature. Telles sont, en effet, les deux pièces principales dont se compose son traité. Le cynique Héraclius a débité dans une lecture publique des contes de nourrice et des fables absurdes. Julien, pour le réfuter, réhabilite l'apologue, en expose la généalogie, prouve que c'est l'école des peuples enfants, et démontre qu'Hésiode, Archiloque, Ésope et les cyniques n'ont employé les fables que pour instruire les hommes. Il faut les imiter; mais l'imitation consiste à imiter le bien et non pas le mal. Par conséquent, on ne doit user de la mythographie que comme d'une branche de la philosophie morale appliquée à l'éducation, ou bien de cette partie de la théologie qui traite des initiations et des mystères. Et de fait, la nature aime le mystérieux, mais elle ne souffre pas qu'on le transmette en termes nus aux oreilles profanes. Il faut aussi considérer que ce qu'il y a d'invraisemblable dans les fables est souvent une voie qui conduit plus directement à la vérité. Ainsi, plus une allégorie tient du paradoxe et du prodige, plus il semble qu'elle nous avertisse de ne pas nous en tenir aux faits, mais de chercher attentivement ce qu'ils déguisent et de n'avoir point de cesse que la vérité, mise sous nos yeux par les dieux qui nous guident, n'ait initié ou pour mieux dire n'ait perfectionné notre esprit (44). Après avoir montré l'utilité des mythes, Julien expose celui d'Hercule et celui de Bacchus, en leur donnant un tour qui les assimile aux dogmes les plus respectés de la religion chrétienne. On croit lire une page de Voltaire : la façon en est mordante, incisive, l'effet calculé à dessein. Joignant ensuite l'exemple au précepte, Julien fait voir à Héraclius ce que c'est qu'une bonne fable, qui, destinée à l'instruction des hommes faits ou à celle des enfants d'un âge tendre, ne contient rien qui puisse blesser les dieux ou les hommes. Celle qu'il raconte à ce propos est l'histoire de son enfance et de sa jeunesse à peine déguisée sous un voile transparent. L'antiquité ne nous a rien laissé de plus agréable que ces pages charmantes, auxquelles je ne vois à comparer que l'apologue d'Hercule au carrefour de la vie, raconté avec:tant de grâce par Xénophon et par saint Basile, ou bien le songe où Lucien se montre abandonnant la sculpture pour la science et cédant à une irrésistible vocation.

La Consolation à Salluste (45) est un morceau touchant, où se révèle un côté peu connu de l'âme de Julien, nous voulons dire une sensibilité délicate, une tendresse expansive, qui fait glisser comme un doux rayon sur sa physionomie plus souvent rude et austère que souriante et émue. La volonté de Constance les sépare : la haine jalouse de l'empereur ne pouvait frapper Julien d'un coup plus cruel. « Mon souvenir, dit-il à son ami, me retrace vivement la communauté des peines que nous avons endurées ensemble, nos relations simples et pures, nos entretiens pleins de franchise et de loyauté, nos communs efforts dans la pratique du bien, notre répugnance invariable et notre courage inflexible à l'égard des méchants; goûts qui nous rapprochaient sans cesse, n'ayant qu'un heur, les mômes habitudes, inséparables amis.... Mais ce n'est pas seulement à cause des services que nous nous rendions l'un à l'autre dans la gestion des affaires, et qui nous permettaient de supporter plus aisément les coups inattendus de la fortune, ce n'est pas seulement à cause de notre constance à résister aux entreprises de nos adversaires, mais c'est eu songeant au manque de soutien et d'allégeance, où je vais avant peu me voir réduit, que je me sens mordre et déchirer le cœur. Car sur quel autre ami bienveillant jetterai-je les yeux? De qui supporterai-je la libre et loyale franchise? Qui saura me conseiller avec prudence, me reprendre avec bonté, me fortifier dans le bien sans insolence et sans orgueil, me parler sincèrement sans mettre d'amertume dans ses discours, à l'exemple de ceux qui savent ôter au médicament ce qu'il a de maussade pour n'en garder que l'utilité? C'est le mauvais fruit que j'ai recueilli de ton affection. Privé de toutes ces ressources à la fois, où retrouver ces sages pensées, qui, au milieu des regrets que me cause le souvenir de tes soins et de ta bonté, an moment où je cours le risque d'en perdre la vie, seront capables de me rassurer et de me faire supporter avec courage toutes les épreuves que m'impose la Divinité? » Tels sont les épanchements de son âme blessée. La seule consolation qui reste à Julien, c'est de songer aux illustres couples d'amis que la nécessité a tenus éloignés l'un de l'autre; et, après avoir rappelé les noms de Scipion et de Lélius, il met dans la bouche de Périclès, partant pour Samos sans pouvoir emmener avec lui le philosophe Anaxagore, un discours que n'eût pas désavoué le talent du grand orateur athénien; puis il termine par des adieux tels que l'amitié d'Horace en adressait à la muse mélancolique de Virgile.

Quand Julien fut élevé au rang suprême, un des rhéteurs les plus distingués de son époque, Thémistius, qui donna plus tard à l'empereur Valens sur la tolérance religieuse des conseils pleins de bon sens et de raison, adressa, suivant toute vraisemblance, une lettre de félicitation au nouvel Auguste, et l'induction permet de penser que cette lettre se recommandait, comme les autres écrits de Thémistius, par une hauteur d'idées et une noblesse de sentiments dignes de celui à qui elle était envoyée. Julien ne demeure point au-dessous de son correspondant. Ce qui distingue son Épître à Thémistius, c'est une gravité, une élévation de langage, et en même temps une modestie et une réserve que l'on ne saurait trop louer. Quelques historiens ont prétendu que Julien, brûlant de s'asseoir sur le trône impérial, affecta de repousser un diadème qu'il avait hâte de porter. Nous croyons à la sincérité de ses déclarations quand, il affirme le contraire. Les liens qui l'attachent à la famille régnante lui permettent de songer, dès sa jeunesse, à imiter Alexandre, César, Marc-Aurèle, tous les souverains distingués par leur vertu. En effet, un prince du sang peut toujours espérer on craindre de se voir appelé au trône. Mais Julien n'a, eu réalité, qu'une passion, la philosophie : la vie tranquille, le calme de la méditation est tout ce qu'il ambitionne. On ne peut donc douter qu'il ne soit de bonne foi, lorsque, se voyant égalé pur Thémistius à Solon, à Pittacus, à Lycurgue, il dit que cet endroit de la lettre de son ami l'a comme frappé de stupeur. L'image idéale qu'il s'est faite d'un chef d'État, d'un pasteur de peuples, est trop élevée, trop difficile à rendre véritable et vivante, pour qu'il se flatte d'y atteindre. « Le métier de souverain, dit-il, me parait excéder les forces de l'homme : il faut à un roi la nature d'un dieu. » Combien est plus facile le rôle du philosophe! Et cependant la mission de ce dernier a aussi ses exigences, ses labeurs. Il faut que les actions d'un vrai philosophe répondent à ses paroles, que son exemple confirme ses préceptes, qu'il se montre ce qu'il veut que soient les autres. Seulement, s'il se trompe, s'il manque à sa mission, s'il trahit ses devoirs, le mal est moins grave que lorsqu'un souverain, chargé du bonheur des hommes, abuse de son autorité pour jeter ses sujets dans les aventures et pour compromettre les intérêts de ceux que le ciel a confiés à sa tutelle. Voilà ce qui effraye Julien, voilà pourquoi il préférerait la vie contemplative au mouvement, au bruit, à l'éclat du pouvoir. Que si Dieu pourtant se sert de lui pour faire aux hommes plus de bien que n'en comporte l'idée qu'il a de lui-même, il supplie Thémistius de ne lui point épargner ses conseils et son appui. Après cela, s'il est fautif, il méritera quelque indulgence, et si tout va bien par ses soins, il se montrera reconnaissant et modeste, ne rapportant point à lui des actions qui ne sont pas siennes, mais les attribuant, comme de juste, à la Divinité. N'est-ce pas là un noble langage, et serait-ce trop s'avancer que de demander combien de souverains se sont sentis assez pénétrés de l'étendue de leurs devoirs et de leur faiblesse pour avoir le courage d'en écrire autant?

Le fragment qui nous reste d'une Lettre à un pontife complète la série des oeuvres philosophiques et morales de Julien. Dans l'Épître à Themestius, il a dit comment il comprend la conduite d'un roi; dans cette lettre, il indique ce que doit être la vie d'un prêtre. Le plan de ce morceau, fort remarquable à divers titres, est très net, très facile à tracer, bien qu'il se compose de plusieurs idées distinctes; mais elles ont entre elles un lien étroit, une affinité toute naturelle. Un prêtre est le représentant du ciel sur la terre. Quelle doit être alors sa première vertu? La bienfaisance, mais la bienfaisance fondée sur la fraternité humaine, sans exclusion de personne, libérale même envers nos ennemis. Quelle est ensuite la seconde vertu du prêtre? La pratique rigoureuse de sa mission sacerdotale. Cette mission, Julien ne la considère pas comme une vocation de hasard. C'est une conséquence logique de la nature communicative de l'homme. Il faut un intermédiaire entre le ciel et lui. La chaîne qui les relie l'un à l'autre, c'est le culte, dont le prêtre est le dépositaire et le ministre. De ces deux vertus essentielles dérivent toutes les autres : sobriété, chasteté, décence, modestie, réserve, simplicité. Point de visites mondaines, de promenades sur l'agora, de lectures profanes, encore moins licencieuses, de vêtements luxueux, de présence au théâtre, aux combats d'animaux. aux jeux du Cirque; mais étude des hymnes en l'honneur des dieux, fréquence des prières et des offrandes, élévation de l'âme vers la Divinité, observance des cérémonies que la loi nationale prescrit, sans y ajouter, sans en retrancher rien, vu qu'elles sont éternelles comme les dieux. En agissant ainsi, le prêtre donnera une haute idée de sa piété, si on Je voit inculquer à sa famille le sentiment des devoirs religieux; et de son humanité, s'il s'empresse de partager avec les indigents le peu qu'il possède et d'étendre ses bienfaits sur tous les hommes. A l'exposé de ces préceptes généraux se rattachent quelques faits particuliers, qui ont leur importance dans l'histoire. C'est d'abord une sortie assez vive contre les prophètes des Juifs, dont les déclamations incohérentes se font admirer des misérables qui se sont attachés à la secte des Galiléens. Ce sont des hommes, dit Julien, qui, regardant une grande lumière à travers un brouillard, n'en ont point une vue nette et claire, et qui ne se figurent pas qu'ils voient la lumière pure, mais un feu léger. Les veux fermés au grand jour, ils s'écrient de toute leur force : Tremblez ! Frémissez ! Feu ! Flamme ! Mort ! Glaive! Grand sabre! Immense étalage de mots pour exprimer simplement la puissance destructive du feu! En second lieu, c'est une indication très judicieuse des auteurs qu'un prêtre doit lire, de ceux qu'il doit rejeter et des études philosophiques qui doivent faire le fond de son instruction. Enfin, c'est l'affirmation catégorique des progrès incessants que faisait le christianisme et de la décadence avérée du culte païen. On en lira dans le Misopogon une preuve analogue et tout aussi convaincante (46); mais, pour ne point sortir de l'ouvrage qui nous occupe, on comprend, au reproche d'indifférence adressé aux prêtres du paganisme et à l'accusation formulée contre les chrétiens d'user de moyens frauduleux pour se faire des prosélytes, que désormais le duel des deux religions n'est plus qu'un combat inégal entre le passé vieux, usé, dépouillé de ses armes, et l'avenir vigoureux et triomphant.

4° Nous avons donné le nom d'Apologie, pour en bien fixer le sens et la portée, à l'Épître au Sénat et au Peuple d'Athènes. }Bien que Julien fût né à Constantinople, Athènes était sa patrie d'adoption, Malgré son état de décadence, la ville natale de Platon, de Thucydide et de Démosthène restait pour l'ancien monde un centre unique de savoir, d'esprit et de goût. Lucien, né en Syrie, était venu apprendre à Athènes l'art de railler librement les dieux. Julien, né près du Bosphore, avait étudié dans les écoles des philosophes et des rhéteurs athéniens les modèles d'éloquence et les procédé, de dialectique à l'aide desquels il se flattait de vaincre les Galiléens par le style et par le raisonnement. Pendant son séjour à Athènes, Julien y avait contracté des amitiés qui lui étaient demeurées fidèles. La douceur et l'affabilité de ses manières avaient fait naître une estime générale, une affection sincère et durable pour ses talents et pour ses vertus. Aussi, quand la politique de Constance l'arracha, malgré lui, de cette retraite chérie pour le nommer César, il invoqua les dieux, les mains tendues vers l'Acropole, tondant en larmes, demandant à mourir, et prit le peuple d'Athènes à témoin de sa douleur. Plus tard, élevé au rang suprême par la volonté irrésistible de ses soldats, et engagé avec Constance dans une lutte qui pouvait amener une guerre impie, Julien, sût de son droit, s'adressa de nouveau à la ville d'Athènes, afin d'exposer sa conduite à l'appréciation impartiale du peuple et du sénat. « L'empereur, dit Libanius (47), se rappelant que les dieux eux-mêmes se sont soumis au jugement des Athéniens, prit pour juges les descendants d'Érechthée. » Sa lettre, suivant M. Albert de Broglie, exact et touchant récit des malheurs de sa jeunesse, est une oeuvre d'art achevée. On sent qu'il parle à son public de prédilection (48). Le début de son manifeste est habile, adroit. Avant toutes les actions d'éclat qui honorent les Athéniens, avant toutes les qualités éminentes qui les distinguent, il est une gloire qu'aucun peuple rival ne saurait leur disputer, leur amour pour la justice. C'est à ce sentiment que Julien fait appel, non plus par une allégorie, comme dans son discours Contre Héraclius, mais par une protestation fondée sur des événements réels et sur des griefs connus de tous, Je sais bien que ce souci de l'opinion publique, qui fait le plus grand honneur à Julien et qui l'a dirigé dans presque tous les actes de sa vie, l'a fait accuser de présomption, d'amour-propre et de vanité puérile. Nous y voyons, au contraire, une qualité bien remarquable et bien rare dans un prince investi d'un pouvoir absolu. Quoi qu'il en soit, Julien place sous les veux de juges qu'il respecte, et dont il provoque la sentence, les pièces du procès, les motifs de la pierre qui doit éclater entre Constance et lui; et s'il se donne le beau rôle, celui d'un offensé qu'on force à recourir aux armes, c'est que la conscience du devoir accompli l'empêche de douter de la justice (le sa cause. Il décrit éloquemment toutes les amertumes qui ont abreuvé son jeune fige, toutes les tortures morales qu'il a subies, jusqu'au jour où la bonté d'Éusébie a conjuré les orages prêts à fondre sur sa tète et qu'en a détournés la faveur visible, l'inspi¬ration manifeste des dieux. Créé César et général d'armée, il ne s'est pas montré inférieur à sa fortune et à sa mission. Sa modestie ne lui permet pas d'exposer en détail ce qu'il a fait en Gaule et en Germanie pour la gloire du nom romain et pour la sécurité de l'empire; mais il ne rougit point de dire qu'il a traversé. trois fois le Rhin, ramené d'au delà de ce fleuve vingt mille captifs repris sur les barbares, fait mille prisonniers dans un siège et dans deux batailles, pris quarante villes, fait rentrer les autres dans le devoir, et envoyé à Constance quatre cohortes d'excellents fantassins, trois autres de bons cavaliers, et deux légions superbes. Si les soldats, à Lutèce, l'ont proclamé Auguste malgré sa résistance, la faute en est à l'empereur et non point à lui-même. Pourquoi Constante a-t-il aigri l'humeur, soulevé la haine et ameuté la turbulence des soldats, en entourant Julien de calomniateurs et de lieutenants indignes? Pourquoi a-t-il rappelé brutalement Salluste? Pourquoi a-t-il chargé Lupicinus et Gintonius de retirer de la Gaule les troupes les plus aguerries? C'est donc la conduite impolitique de Constance qui a tout compromis, tout perdu. Julien n'a rien à se reprocher : il atteste les dieux, d'un accent de vérité qui dissipe tout soupçon de connivence, que les soldats ont livré à sa loyauté et à ses scrupules un combat auquel il n'a pu résister sans compromettre, avec sa vie, celle des émissaires même de l'empereur.Et maintenant qu'il a épuisé les voies de la conciliation et des accommodements équitables, il est résolu à défendre son honneur par tous les moyens qu'il pourra plaire aux dieux.

5° La partie satirique des oeuvres de Julien se compose des Césars et du Misopogon. Les Césars passent, à bon droit, pour le chef-d'oeuvre de Julien. L'antiquité grecque, en y comprenant Lucien lui-même, ne fournit aucune pièce qui soit comparable pour le sujet et très peu qui soient préférables pour l'exécution. C'est une de ces productions rares, qui joignent l'agrément à l'instruction, et qui sont comme un double hommage rendu à la raison et à l'imagination de l'écrivain et du lecteur. Je vois avec regret un philosophe d'un goût solide et fin (49) faire à Julien une sorte de crime de cette satire, en considérer l'auteur comme un esprit qui, avant tout, veut paraître, et qui, capable de réflexion et de prudence, sacrifie tout au désir d'exalter son règne et de prouver la vivacité mordante de son style, l'accuser enfin de tourner en dérision sa propre famille et d'immoler dans une saturnale les plus grands héros de Rome. La Bleterie, Gibbon, Chateaubriand, Tourlet, MM. Vacherot et Abel Desjardins, sont d'un avis tout à fait opposé. On ne craint pas de se tromper avec de pareils auxiliaires; et leur opinion fortifie singulièrement la nôtre. Julien n'est point, comme Lucien, un railleur sceptique, un frondeur sans pitié qui flagelle les travers et les vices, sans rendre hommage aux qualités et aux vertus : c'est un prince qui, en parlant avec une entière liberté de ses prédécesseurs et de ses pairs, souscrit d'avance aux louanges ou à la censure que peut mériter sa propre conduite, et qui montre par la place d'honneur accordée au type du monarque païen, à Marc-Aurèle, empereur philosophe, quel prix il attache à bien vivre et à bien régner. Son coeur est donc pénétré des grandes maximes du gouvernement et des devoirs imposés à un souverain, quand son esprit habile à saisir les ridicules, ne laissant échapper ni ceux des autres ni les siens, sachant démêler les nuances légères qui différencient le médiocre et le bon, l'excellent et le parfait, les qualités estimables et celles qui ne sont que brillantes, rassemble dans un tableau vivant, animé, qui tient le milieu entre un dialogue de Platon et une comédie d'Aristophane, tous les empereurs qui l'ont précédé sur le trône. A l'aide d'une fiction simple et ingénieuse, le lecteur voit passer sous ses veux, rapidement et. sans confusion, introduits, par Mercure et raillés par Silène, tous ces maîtres du monde, dépouillés de leur grandeur et réduits à leurs vices et à leurs vertus: procession séculaire d'ombres évoquées devant le tribunal de la postérité et jugées avec toute la rigueur d'une raison indépendante. «  L'ambition sans limites du premier César, dit Abel Desjardins (50); l'hypocrisie d'Auguste, les honteux excès de Tibère, la cruelle démence de Caïus, l'imbécile nullité de Claude, les ridicules parades et les forfaits de Néron, sont tour à tour dévoilés, stigmatisés, flagellés. Implacable comme Némésis, l'auteur touche avec dédain aux Vindex, aux Galba, aux Vitellius, aux Othon, à toute cette cohue de rois ; il blâme l'excessive économie de Vespasien et d'Antonin; les coupables amours de Titus ; il flétrit les amours infâmes de Trajan et d' Adrien ; il reproche à Marc-Aurèle sa fatale condescendance envers son épouse et son fils, à Alexandre Sévère sa faiblesse pour une mère avide d'argent et de puissance. La férocité de Domitien, de Commode et de Caracalla lui fait horreur; il condamne les rigueurs de Septime Sévère et d'Aurélien, l'austérité de Probus; à l'exception peut-être de Claude II, l'auteur de sa famille, et de Dioclétien, l'auteur de la fortune de ses ancêtres, il ne fait grâce à personne; et presque toujours ses arrêts sont équitables, et ses condamnations confirmées par la voix de l'histoire. » On le voit, les Césars sont du Plutarque, du Suétone, du Procope en action avec le style de Lucien et des auteurs de la Ménippée : c'est un drame satirique, dont Silène est un des héros comme dans le Cyclope d'Euripide, et les personnages, suivant les règles du genre, après avoir figuré dans le cadre tragique de la vie, reviennent morts sur le théâtre pour égayer et pour instruire le spectateur.

Lorsque, après plusieurs exclusions motivées par Silène, « moraliste jovial qui cache la sagesse d'un philosophe sous le masque d'un suivant de Bacchus (51), » les Césars se sont assis à la table que leur a servie Romulus et qu'ils ont achevé leur banquet, Mercure déclare, par ordre de Jupiter, qu'une couronne céleste sera la récompense du mérite supérieur. La joute commence : les principaux candidats, Jules César et Alexandre, à qui l'on a permis de se mêler aux héros romains, puis Auguste, Trajan, Marc-Aurèle et Constantin, parlent tour à tour pour faire valoir leurs exploits. Chacun de ces discours est excellent, heureusement approprié à celui qui le prononce, perçant à jour le caractère, les intentions et les actes des princes mis en scène par le talent de Julien. A la fin, les dieux trouvent que le modeste silence de Marc-Aurèle parle mieux eu sa faveur que l'éloquence étudiée de ses rivaux. Mais, afin de faire ressortir la supériorité de l'empereur stoïcien d'une manière encore plus décisive et plus éclatante, les dieux exigent que chacun des héros explique les motifs qui l'ont déterminé à agir. « Quel était ton but? dit Mercure à Alexandre.— De tout vaincre. — Et toi, César? — D'être le premier de mes concitoyens. — Et toi, Auguste? — De bien régner. — Et toi, Trajan? — De tout soumettre. — Et toi, Constantin? — D'amasser beaucoup et de dépenser beaucoup pour satisfaire mes désirs et ceux de mes amis. — Et toi, Marc-Aurèle? — D'imiter les dieux. » On procède alors au scrutin secret, et la pluralité est pour Marc-Aurèle. Alors Mercure : « Hommes qui êtes venus à ce combat, nos lois et nos sentences sont telles, que le vainqueur s'en réjouisse et que le vaincu ne s'en plaigne pas. Allez donc, chacun selon votre goût, vivre sous la conduite et sous la tutelle d'un dieu : que chacun de vous choisisse son protecteur et son guide. » Après cette proclamation, Alexandre court auprès d'Hercule, Auguste prés d'Apollon, et Marc-Aurèle s'attache étroitement à Jupiter et à Saturne. Après avoir longtemps erré et couru de côté et d'autre, César est pris en pitié par le grand Mars et par Vénus, qui l'appellent auprès d'eux. Trajan va s'asseoir auprès d'Alexandre. Constantin, qui ne trouve point chez les dieux de modèle de sa conduite, voit la Mollesse près de lui et va se ranger auprès d'elle, Celle-ci le reçoit tendrement, le serre entre ses bras, le revêt d'étoffes aux couleurs brillantes, l'ajuste au mieux et l'emmène auprès de la Débauche.

Ce trait est le seul défaut grave de l'oeuvre de Julien. Tandis que partout ailleurs les caractères sont bien dessinés, les réputations pesées et discutées avec une liberté d'esprit et une hauteur d'aperçus qui imposent le respect de la chose jugée, on sent là que c'est un ennemi qui parle, et cette partialité, qui finit par emporter Julien jusqu'au blasphème, range le lecteur de l'avis des commentateurs qui, suivant une observation de Gibbon, sont forcés, dans cette occasion, de démentir pour un intérêt plus sacré la fidélité jurée à l'auteur qu'ils commentent, et d'abandonner sa cause.

Le Misopogon est une satire plus singulière peut-être que les Césars. Nous avons vu que Julien vint passer à Antioche l'hiver qui précéda son départ pour la Perse. Là il choqua la mollesse des habitants par la rudesse de ses moeurs, irrita les esprits par  des mesures fiscales d'une légalité douteuse, fit jeter en prison, pour un seul jour il est vrai, deux cents des plus nobles et des plus riches citoyens, et répandit parmi le peuple la crainte fondée d'une disette, que son obstination imprévoyante faillit causer. A ces motifs de mécontentement politique se joignit un acte d'intolérance religieuse qui provoqua un soulèvement général. Il v avait à quarante stades (52) d'Antioche un village placé dans une situation délicieuse avec des ruisseaux d'eau courante et un bois de lauriers, qui lui avaient fait donner le nom expressif de Daphné. Le roi Antiochus Épiphane avait choisi cet emplacement pour bâtir un temple magnifique en l'honneur d'Apollon. Julien s'y rend un jour de fête solennelle; mais quel est son désappointement, lorsque, au lieu de la pompe sacrée qu'il espérait voir, des saintes images qu'il s'était figurées, libations, choeurs en l'honneur du dieu, encens, jeunes gens rangés autour du temple, l'âme remplie de sentiments religieux et le corps paré de robes blanches, il ne trouve, en entrant dans le temple, ni encens, ni gâteaux, ni victimes! Tout étonné, il mande le prêtre, qui lui montre d'un air confus une oie qu'il va sacrifier au dieu! D'où vient cet abandon impie? C'est que les cérémonies funéraires du christianisme ont remplacé les fêtes païennes du sanctuaire d'Apollon. Le frère de Julien, Gallus, chrétien fervent et sincère, a fait transporter au milieu dit bocage de Daphné les reliques de saint Babylas, évêque d'Antioche, mort en prison lors de la persécution de l'empereur Décie, et l'on a construit, en l'honneur du pieux martyr, une chapelle autour de laquelle ont été déposées les dépouilles mortelles d'un grand nombre de chrétiens. Julien irrité fait démolir l'église de Saint-Babylas et transporter avec décence, il faut le dire, les restes du saint et les autres corps dans les murs d'Antioche, d'où on les avait tirés. Cette translation contrainte est regardée par les habitants comme une provocation, un défi de l'empereur. Une multitude innombrable accompagne, suit ou environne le char élevé qui porte les ossements de saint Babylas. Elle chante au milieu des plus bruyantes acclamations ceux des psaumes de David qui expriment avec le plus d'énergie le mépris des idoles et des idolâtres. Mais la manifestation ne se borne point là. Une main inconnue, d'autres disent la foudre, met le feu, durant la nuit, au temple de Daphné : la statue d'Apollon est consumée, et il ne reste plus de l'édifice que les murs noircis et pendant en ruines. La colère de Julien monte à son comble : il fait fermer la cathédrale d'Antioche, confisquer ses richesses, mettre plusieurs ecclésiastiques à la torture; et le comte d'Orient, outrepassant les ordres de Julien, fait décapiter un prêtre nommé Théodoret. Dans cette surexcitation violente des esprits, chrétiens et païens sont près d'en venir à des rixes sanglantes. Mais les habitants d'Antioche ont peur des soldats impériaux, et surtout des Pétulants et des Celtes, qui, se croyant tout permis, donnent dans les temples d'ignobles scènes de voracité et d'ivrognerie, puis , abrutis par les excès. parcourent les rues sur les épaules des passants que l'on oblige de les transporter dans leurs quartiers.

A défaut de coups de lance ou d'épée, la colère da peuple, froissé par tous ces griefs, se venge en décochant contre Julien des anapestes mordants, dont nous avons plus haut donné le sens et cité les expressions d'une finesse équivoque. Mais c'est surtout la barbe de l'empereur, qui fait le sujet des railleries les plus caustiques, des couplets les plus virulents : « O le beau menton de bouc! Ô le barbu mal peigné! La belle barbe! On en ferait des cribles! Hé, l'ami, rase-toi les joues ; tu pourrais avaler des poils avec ton pain ! Quel Smicrinès! Quel Thrasyléon! A bas l'homme qui ne sait ni boire, ni danser le cordace! » Tels sont les brocards qui pleuvent sur Julien. La patience finit par lui échapper; mais au lieu de sévir ou de pardonner en prince, il se venge en auteur. « Je vous déplais, répond-il, et votre malice verse sur moi, soit en particulier, soit en public, des torrents d'injures; eh bien, je vous permets, en m'accusant moi-même, d'user encore d'une plus grande liberté. Non, jamais je ne vous ferai pour cela le moindre mal : pas de tête coupée, de fouet, de fers, de prison, d'amende. A quoi bon? »Jadis, lorsque Cicéron écrivit en l'honneur de Caton un éloge, qui était sans doute un pamphlet contre César, César se vengea par l'Anti-Caton, où il tournait en ridicule ses deux ennemis politiques. Julien fait mieux encore. Il se prend lui-même pour point de mire de ses moqueries, renchérit sur les quolibets des habitants d'Antioche, et les couvre de honte en avant l'air de s'immoler (53). Qu'il y ait de l'ordre et de la méthode dans cet éclat de rire, où percent la colère, le dépit et le chagrin, on ne doit point s'y attendre. L'amertume souvent y remplace la dignité, et la plaisanterie dégénère en invective passionnée; niais cependant l'esprit pétille de toutes parts dans cette satire, les saillies y abondent : telle qu'elle est, elle est unique, dit La Bleterie, et quand on ne l'a point lue, on ne connaît pas assez Julien.

Au milieu de tous ces coups de dent donnés avec rage, trois digressions épisodiques ne manqueront pas de frapper le lecteur. Nous voulons parler de l'amour d'Antiochos pour sa belle-mère Stratonice, de la mésaventure arrivée à Caton, et de l'indisposition causée à Julien par la chaleur de son appartement lorsqu'il était à Lutèce (54). Dans les deux premien récits, Julien se fait l'émule de Lucien et de Plutarque : dans le troisième il trace un tableau qui offre un intérêt tout à fait national et populaire à nous autres Français et au public parisien. Julien donne le nom de ville chérie à la petite cité des Parisii, où il avait établi ses quartiers d'hiver. Il ne témoigne pas la même affection à la ville d'Antioche, qu'il trouvait si peu hospitalière. Aussi, malgré les supplications de Libanius, qui cherche à désarmer le courroux de l'empereur par une harangue conciliante et louangeuse, il part, le coeur plus ulcéré des sarcasmes que calmé par les éloges, et il répond aigrement aux adieux des habitants qu'ils le voient pour la dernière fois. C'était la vérité : il allait mourir en Perse.

6° Saint Jérôme dit dans une de ses lettres que, quand Julien Auguste partit pour sa dernière expédition, il vomit contre le Christ sept livres injurieux, qu'il ne veut pas entreprendre de réfuter, pour n'avoir pas à écraser ce chien enragé sous la massue d'Hercule. « Et puis il n'est plus nécessaire, ajoute-t-il, de combattre un ennemi à qui le Nazaréen, le Galiléen, dont il s'est tant moqué, a fait sentir, en punition de sa langue débordée, la pointe aigué d'un javelot dans le flanc. » Saint Cyrille, évêque d'Alexandrie, crut devoir accepter cent ans plus tard, sur de vives sollicitations, le défi que saint Jérôme avait méprisé, et l'éloquent prélat répondit, dans un style plein de vigueur et par des raisonnements irréfutables, aux arguments de trois de ces livres. Qu'étaient devenus les quatre autres? Il est difficile de le dire. Tout porte à croire qu'ils avaient été détruits en vertu d'une constitution de Théodose le Jeune, ordonnant de saisir partout où on les trouverait et de livrer aux flammes les oeuvres que Porphyre ou tout autre insensé aurait écrites contre le culte des chrétiens. Quoi qu'il en soit, ce n'est plus que par les extraits de saint Cyrille que l'ouvrage de Julien nous est connu, et l'analyse n'en est guère possible qu'à l'aide plus ou moins certaine de l'induction. Cependant, avec ces éléments tels quels, d'éminents esprits (55) l'ont tentée, et ils ont donné un corps à ces lambeaux épars d'une argumentation tout enfiellée d'incrédulité et que Voltaire eût signée, mais qui nous est arrivée dépourvue de ses attaches et de ses nerfs. Le premier point dont on est frappé, c'est l'habileté du plan et l'adresse du parallèle établi par Julien entre la nouvelle religion et le polythéisme. Théologie, morale, législation, il passe tout en revue, opposant partout les idées et les institutions helléniques aux idées et aux institutions de la secte galiléenne, qui est à ses veux une fourberie purement humaine. Quelle différence entre le Dieu de Moise et le Dieu de Platon! Moïse n'a rien vu dans l'univers au delà du monde sensible; Platon distingue en outre le monde intelligible. Moise ne parle point d'êtres intermédiaires entre l'homme et Dieu, qui empêchent l'essence pure de la Divinité de se souiller au contact de la matière; Platon a l'idée d'un Dieu qui ne crée, ne conserve, ne gouverne que les âmes et qui abandonne le soin des corps à des dieux incorporels. Le Dieu de Moise est un Dieu passionné, jaloux, cruel, dont la providence, bornée à un seul peuple, ne s'étend point au delà des Juifs; le Dieu de Platon est au-dessus de toutes les passions humaines, et sa bonté, comme sa justice, est répandue sur tout l'univers. De cette unité d'action de la Providence devrait résulter l'unité de l'espèce humaine; il devrait ne se trouver sur la terre qu'une seule nation. D'où vient donc qu'il v en a plusieurs, si des titres intermédiaires, soit anges, soit démons, soit génies, ne président à la diversité des races, des moeurs et des fortunes? Les Chrétiens expliquent cette différence par la tour de Babel; mais cette légende peut-elle titre prise au sérieux? Le tranchant de la hache une fois porté contre ces traditions bibliques, Julien poursuit son oeuvre jusqu'à ce qu'il les ait toutes sapées.

La morale judaïque, adoptée par les Chrétiens, ne contient pas un seul précepte que les Grecs n'aient pratiqué dès les temps les plus reculés. Ôtez des lois de Moïse la prescription du sabbat et d'un culte exclusif rendu à son Dieu, ces lois sont la morale de tous les peuples. Les Galiléens prétendent que Dieu a donné deux lois : une première, celle de Moïse, plus imparfaite, et une seconde, qui est parfaite, celle de Jésus-Christ. Comment expliquer alors pourquoi Moïse a dit que la loi serait éternelle et que Dieu ne la changerait point? Et ce Jésus qui vient changer la loi donnée par Dieu lui-même, où est la légitimité, la raison d'être de sa mission? S'il est Dieu, il rompt l'unité divine proclamée par Moise; s'il n'est pas Dieu, quels services a-t-il rendus à l'humanité? Il a guéri des aveugles, des paralytiques, mais a-t-il changé les moeurs ou la destinée du monde?

Après ces attaques générales, Julien passe à l'examen de quelques pratiques par lesquelles les Galiléens se sont séparés des Juifs et des Grecs, et il leur reproche de ne point se circoncire et de ne plus offrir de sacrifices comme Abel et comme Abraham.

Tel est le fond, tel est l'esprit de la critique de Julien. On voit sans peine qu'il se garde bien d'opposer le vrai polythéisme au vrai christianisme : ce sont les traditions, les origines plutôt que les doctrines qu'il met en parallèle et qu'il fait lutter sans profit. Je ne doute point que, en composant son écrit, il n'en comprit lui-même l'impuissance. Il sentait bien au fond que le christianisme est inattaquable dans sa morale et dans sa discipline; que le dogme de l'unité de Dieu, très équivoque chez les païens, est chez les Chrétiens aussi clair que le jour; que la charité prêchée sur la Montagne et pratiquée par le Christ sera désormais la loi sacrée de tous les peuples. et que le sang du Juste obscur, mort selon lui d'un supplice infâme, est une rosée féconde, qui fera fleurir éternellement le bois stérile de la croix.

7° La correspondance de Julien, telle que l'a publiée le meilleur éditeur de cette partie de ses oeuvres, le savant et judicieux Heyler (56), se compose de quatre-vingt-trois Lettres, diverses d'étendue et d'intérêt, mais toutes remarquables, soit par la lumière qu'elles répandent sur les idées de l'empereur et sur les faits de cette période, soit par le style, dans lequel Ammien Marcellin a raison de louer un heureux mélange de grâce exquise et de gravité. Bon nombre sont des billets dictés ou écrits à la hâte, mais où brillent quelque trait décoché avec finesse. un compliment bien tourné à l'adresse de Jamblique d'Apamée, d'Aétius, de Libanius ou de Zénon; l'éclair court, mais vif, d'une affection sincère, l'expression d'une vérité connue, rajeunie par un tour piquant. D'autres lettres se déploient dans ,un cadre moins restreint. Ici (57), une suite d'images, enchaînées avec art, compose un essaim charmant de pensées, qui semblent emprunter des ailes aux paroles dont les revêt l'écrivain. Là (58). il caractérise d'un seul mot, en l'appelant une amitié de loup, l'alliance mensongère qui l'attachait à Constance. Ailleurs (59), il raille agréablement et semonce sans amertume le préfet d'Égypte Ecdicius, qui ne s'est point aperçu d'une crue du Nil; ou bien il raconte en badinant la légende de la nymphe Écho (60) Si l'éloge des figues et du nombre veut, adressé à Sarapion (61), est un jeu d'esprit, un pur étalage de savoir, comme on en faisait alors dans toutes les écoles des sophistes, et si quelques lettres écrites à des rhéteurs de profession out un air d'érudition affectée, qui sent la frivolité et la pédanterie (62), on ne saurait trouver un tableau plus frais et plus naturel que la description de la villa, voisine de la mer, dont il fait présent à son ami Évagrius (63). De la même manière la lourdeur de la diatribe (64), longuement et péniblement violente, dirigée contre le délateur Denys, se trouve balancée par la justesse des conseils qu'il donne à ses deux anciens condisciples Euménius et Pharianus (65) : « Ne dédaignez point la littérature, ne négligez pas la rhétorique, et occupez-vous de poésie. Cependant étudiez surtout les sciences. Le grand travail, c'est l'étude des dogmes d'Aristote et de Platon : c'est l'oeuvre par excellence; c'est la base, le fondement, l'édifice et la toiture. Le reste n'est que hors-d'oeuvre. Soignez-le pourtant avec plus d'attention que les autres n'en accordent à l'oeuvre réelle. » Dans un autre genre, avec quelle délicatesse de sentiment il console Amérius de la perte prématurée de sa femme (66)!

« J'ai pleuré en lisant la lettre où tu m'annonces la désolante nouvelle de la mort de ta femme. Car, outre que c'est une chose douloureuse en elle-même de perdre une femme jeune, vertueuse, chère à son époux, mère d'enfants bien élevés, ravie avant le temps, telle qu'un flambeau à la clarté brillante dont la flamme est trop vite éteinte, c'est pour mon coeur un trait plus douloureux encore que ce malheur soit tombé sur toi. Certes, l'homme du monde qui méritait le moins cette épreuve du sort, c'est notre bon Amérius, si distingué par son talent, et le plus citer de nos amis. » Viennent ensuite les motifs de consolation, puisés à la philosophie, et l'exemple de Darius, auquel Démocrite promet de faire revivre l'épouse qu'il a perdue, s'il peut graver sur son tombeau le nom de trois personnes qui n'aient éprouvé aucune affection. Le morceau est achevé : il s'élevé à la hauteur de ce qu'ont écrit Cicéron, Sénèque, Plutarque et Pline le Jeune dans des circonstances semblables.

Enfin, il est une partie essentielle de la correspondance de Julien, dont la lecture peut intéresser au plus haut degré l'historien de cette période et tous ceux qui étudient à travers les rages la marche progressive de la pensée religieuse et philosophique. Les lettres, qui composent cette portion remarquable du recueil, offrent, en général, un développement plus considérable que les autres : ce qui donne à plusieurs d'entre elles la valeur de pièces historiques, dont la concordance garantit la sincérité. Ainsi, nous sommes moins prêts à croire, avec les adversaires de Julien, avec quelques-uns même des écrivains modernes, qui se montrent, sur d'autres points, impartiaux à sou égard, que sa résistance aux soldats qui l'élevèrent à l'empire ne fut qu'une feinte et une comédie, lorsque nous voyons confirmées dans les lettres à son oncle, à Oribase et à Maxime (67) les protestations d'innocence qu'il adresse à Thémistius ou au peuple athénien. Ces pièces nous révèlent le trouble d'une âme inquiète, l'état d'une imagination agitée, dit Gibbon, de craintes et d'espérances jusque dans le sommeil, et non les calculs hypocrites d'une ambition mal déguisée. Elles ont, selon nous, le même caractère de franchise que l'on remarque dans les reproches éloquents adressés aux Alexandrins (68) sur le massacre de Géorgius, ou dans l'invitation à la concorde et à la tolérance, qui donne un si haut prix à la lettre aux Bostréniens (69): « Demeurez unis entre vous : point d'opposition, point d'injustice. Que ceux de vous qui sont dan, l'erreur ne fassent aucun tort à ceux qui croient agir en toute droiture et en toute justice, en rendant aux dieux un culte consacré de temps immémorial; et que les adorateurs des dieux se gardent de violer l'asile ou de dépouiller les maisons des hommes qui sont dans l'erreur, soit par ignorance, soit par conviction. C'est par la raison qu'il faut convaincre et instruire les hommes, non par les coups, les outrages et les supplices corporels. J'engage donc encore et toujours ceux qui ont le zèle de la vraie religion à ne faire aucun tort à la secte des Galiléens, à ne se permettre coutre eux ni voie de fait ni violence. Il faut avoir plus de pitié que de haine envers des gens assez malheureux pour se tromper dans les choses de la plus haute importance. Or, si la piété est le plus grand des biens, le plus grand des maux est l'impiété. Et du reste, ils se punissent assez eux-mêmes en abandonnant les dieux pour se mettre sous la protection de morts et de leurs dépouilles. »

C'est par un sentiment analogue d'équité et de tolérance que Julien envoie à Vettius Agorius Prétextatus, proconsul d'Achaïe, une lettre (70) où il réclame en faveur d'Argos l'exemption d'un tribut que Corinthe voulait lui imposer contre tout droit et toute justice : requête précieuse pour l'histoire de ces rivalités locales, qui ont, de tout temps, causé la perte des différentes cités de la  Grèce. On aimerait à retrouver partout dans Julien cette modération, cet esprit équitable et conciliant, dont Libanius fait un si pompeux éloge; mais il faut avouer que ce n'est point par là que se recommande l'édit, sous forme de lettre circulaire, contre les professeurs chrétiens (71). Libre à lui de promettre aux Juifs le rétablissement de Jérusalem et du temple (72), d'inviter le souverain pontife de Galatie, Arsacius, à relever le culte des dieux par l'imitation des vertus chrétiennes (73), de nommer Callixéna prêtresse de la Mère des dieux (74), d'interdire pendant trois mois à un prêtre païen ses fonctions sacerdotales, pour avoir frappé un de ses subordonnés, et de motiver cet arrêt par des considérations pleines de justesse (75); de donner à Théodore, souverain pontife de l'Asie, des conseils relatifs à sa charge, et de lui recommander, en même temps, une émulation constante, une lutte de sentiments pieux avec « ces partisans de sectes impies qui poussent la ferveur jusqu'à vouloir mourir pour leur croyance (76). » Mais il n'avait pas le droit, nouveau Domitien, de proscrire les lettres, d'éteindre le flambeau de la pensée, et de défendre aux professeurs chrétiens l'enseignement de la grammaire, de la rhétorique, de la poésie et des arts libéraux, et il a mérité, outre le blâme sévère d'Ammien Marcellin, les invectives que saint Grégoire de Nazianze, organe de la justice et vengeur de la raison outragée, a lancées contre lui avec une éloquente indignation. On en peut dire autant des lettres (77) aux Alexandrins, pour leur signifier l'ordre de bannir Athanase, non seulement de leur ville, mais de toute l'Égypte. Il est trop clair qu'il a voué une haine à mort au courageux et saint évêque, et l'on ne peut se méprendre sur le terrible sens des expressions qu'il emploie, quand il déclare, suivant Gibbon, qu'il voudrait que tout le venin de l'école galiléenne fût concentré dans la seule personne d'Athanase. Moins pénible est l'impression que laisse dans l'esprit de l'historien la lettre de Julien à Libanius  (78), au moment où il se met eu marche contre les Perses. Cependant, on ne peut se défendre d'un sentiment de tristesse, eu songeant que l'homme, qui s'abandonne avec enjouement dans ces lignes adressées à un ami, va disparaître tout à l'heure de la scène du monde, où il joue un rôle si court, mais si étonnant.

Telle est la correspondance de Julien. A défaut de ses autres écrits, elle le reproduirait au vif : il s'y peint en traits heurtés, mais profondément gravés : c'est Julien tour à tour déclamateur et sophiste, puis écrivain plein de goût, de raison et de finesse; légiste savant, railleur piquant, frondeur spirituel, théologien conciliant et tolérant; et ensuite polémiste ardent, fougueux, emporté jusqu'à l'injustice et à la déraison; esprit fort et païen superstitieux, guerrier prudent et vigilant, quoique se livrant jusque sons la tente aux occupations d'un littérateur et d'un philosophe.

On rattache aux lettres de Julien celle que l'on croit écrite par son frère Gallus pour l'engager à demeurer fidèle à la religion chrétienne, mais cette lettre n'a point un caractère assez positif d'authenticité pour que nous y insistions avec plus de détails. Les Fragments ont plus d'importance. Quelques lignes sur la forêt hercynienne (79) indiquent que Julien avait été vivement ému du spectacle des bois immenses, des montagnes chevelues, des longues voûtes ombreuses de la Germanie. Le fragment (80) où il rappelle aux Corinthiens que son père a séjourné dans leur ville, jette un peu de jour sur la vie mal connue de Jules Constance. Tout porte à croire que cet homme modéré, qui vit sans jalousie le diadème sur la tête d'un frère qu'il aima toujours sincèrement, fit de fréquents voyages dans plusieurs provinces de l'empire, loin des passions et des intrigues de la cour; et cette réserve rend encore plus odieux le crime de son neveu Constance, qui le laissa massacrer par ses soldats.

8° Quant aux opuscules poétiques de Julien, ils sont d'une nature si légère, qu'on ne doit les mentionner que pour mémoire. Il aimait la poésie, il la goûtait, il savait par coeur presque tout Homère et les plus beaux passages des tragiques, il connaissait à fond les poètes lyriques, et il se plaisait à répéter de jolis vers sur la chasteté, composés par Bacchylide (81). une de ses lectures favorites, mais il n'était pas né poète. Cependant la pièce où il fait la description d'un orgue peut avoir quelque prix aux yeux des antiquaires et des érudits de la science musicale. Le reste, même la pièce sur la bière, dont plusieurs des biographes de Julien se plaisent à louer le tour ingénieux, ne nous paraît pas offrir d'autre intérêt que le nom de l'auteur.

Cette revue détaillée des écrits de Julien serait incomplète si nous n'y ajoutions pas le nom des oeuvres qui ne sont point arrivées jusqu'à nous. Fabricius, dans sa Bibliothèque grecque (82), cite particulièrement, d'après Simler, deux Éloges en l'honneur du Soleil, des Saturnales, qu'il ne faut pas confondre avec les Césars, et dont il reste un fragment (83), un traité des Trois figures, plusieurs lettres et un livre sur l'art militaire. On doit supposer, d'après quelques passages d'Ammien Marcellin, qu'il écrivit une relation de ses campagnes en Gaule et en Germanie. S'il en est ainsi, on ne saurait trop regretter, avec Jondot et Chateaubriand, la perte de cette histoire, que les contemporains estimaient à l'égal des Commentaires de Jules César. Une bonne découverte à faire serait celle de cet ouvrage perdu, tandis que tant d'écrits insignifiants se sont conservés. Suigas mentionne encore une sorte de satire de Julien, sous ce titre : D'où viennent les maux, contre les ignorants, et nous trouvons dans Tzetrès (84) la citation d'un vers hexamètre, extrait d'une boutade, plus ou moins attique, contre le centaure Chiron. Le même écrivain (85) s'appuie de l'autorité de Julien à propos du satyre Marsyas, dont il raconte l'aventure.

Nous avons raconté la vie de Julien, nous avons analysé ses oeuvres : cette double esquisse, biographique et littéraire, se trouvera complétée, c'est notre espoir, par la lecture de notre traduction. Si nous n'avons pas trahi la pensée, ni altéré l'expression de l'auteur, que nous nous sommes proposé de faire connaître, Julien, littérateur et philosophe, doit revivre dans les papes qui suivent tel qu'il est , avec ses qualités et avec ses défauts. Intelligence vaste et saine, conception vive et rapide, esprit souple et multiple, imagination brillante et mobile, mémoire exercée et enrichie par des lectures incessantes, il a tout ce qu'aurait pu souhaiter de son temps le sophiste le plus ambitieux et le plus soucieux de la faveur publique. Aussi nous le voyons s'emparer de tous les sujets qui agréent aux philosophes ou aux orateurs de cette époque et les traiter avec succès. L'élévation platonicienne de Jamblique, de Porphyre et de Proclus, la solennité parfois éloquente de Libanius, l'onction de saint Basile, la facilité narrative de Plutarque, la verve étincelante et l'amertume railleuse de Lucien, semblent s'être donné rendez-vous sous la plume d'un écrivain, qui joint en outre aux souvenirs les plus variés de la littérature profane la connaissance approfondie des Écritures saintes et des livres chrétiens. De là un style qui étonne chez un auteur de décadence. Ou ne s'attend point à y trouver tant de vigueur et de précision, tant de finesse et de grâce, et l'un ne peut attribuer qu'à un commerce continu avec les meilleurs écrivains des bons temps de la Grèce cette saveur agréable et cet aimable parfum d'antiquité. C'est là ce qui fait l'originalité de Julien. La trempe singulière, étrange même de son caractère, imprime à sou style un cachet propre, une physionomie qui n'est qu'à lui. Ses lettres surtout ont une tournure pour ainsi dire individuelle, qui donne raison à Libanius, quand il dit que Julien y montre supérieur à lui-même. Mais la mesure qui manqua souvent à Julien dans sa conduite, lui manque aussi dans ses écrits. La fougue emportée, la saillie brusque d'action que provoque en lui la résistance et qui contrastent avec sa temporisation, sa patience accoutumée, éclatent dans son style en mouvements mal réglés, en tons mal fondus, en disparates choquantes. On s'aperçoit que le goût exquis de ses numides n'est point la qualité foncière ni le guide inné de leur copiste, et l'on reconnaît dans maint passage que les procédés de l'école éteignent chez lui le sentiment du beau naturel, qui fait le charme toujours nouveau, la jeunesse perpétuelle des grands écrivains. La faute eu est encore à cette diffusion, à cet éparpillement de l'activité littéraire de Julien. Il étreignit mal pour avoir trop embrassé. Gêné dans ses premiers mouvements par une contrainte despotique et soupçonneuse, qui arrête le développement régulier de son talent et qui réduit à la pédanterie un esprit incapable de subir le joug de l'ignorance, il se laisse aller. une fois libre, à une facilité verbeuse, à une intempérance de langue, à laquelle l'incertitude de son goût n'a pas toujours la force de mettre un frein. Alors la citation érudite remplace la science réelle et bien digérée, le brillanté et le chatoyant de l'antithèse suppléent à la vigueur solide des oppositions naturelles, et rarement le travail réfléchi de la retouche châtie et discipline les élans du premier jet. Mais il v aurait injustice à ne voir que le mal où se rencontre tant de bien, à ne regarder que les imperfections d'une oeuvre où se manifestent des qualités si éminentes, et à ne pas faire peser dans la balance de la critique la fatalité d'une mort prématurée, qui empêcha l'auteur de revoir et de corriger ses écrits. La part ainsi faite aux qualités et aux défauts, on reconnaîtra que Julien mérite d'occuper une belle place parmi les écrivains couronnés, et l'on ne s'étonnera pas que notre impartialité, appliquée exclusivement à son talent littéraire, ne sépare point sa renommée de celle des Jules César, des Marc-Aurèle, des Frédéric (86) et des Napoléon.
 

EUGÈNE TALBOT.

Paris, 15 avril 1N63.




 

(01) Iliade, V, 80. Mort de Dolopion, prêtre du Scamandre, tué par Eurypile. L'allusion roule sur l'épithète πορφύρεος, couleur de pourpre ou de sang, donnée par Homère au manteau de la mort, et Julien en fait un rapprochement avec le manteau impérial dont il vient d'être revêtu.

(02) Wiggers, Dissert. de Juliano Apostata, p. 7, note; Sainte-Croix, Mém. de l'Acad. des inscr. et belles-lettres, t. XLIX, p. 466; Schoell, Hist. de la litt. gr., p. 334.

(03) Voyez, à la fin du volume, notre Index bibliographique.

(04) Pola en Istrie ou Flanona en Dalmatie.

(05) Elle était de Thessalonique : c'est par inadvertance que nous avons écrit Pella à la page 94.

(06) Pour toute cette partie, voyez Lebeau, mais surtout Milman et Émile Lamé.

(07) Albert de Broglie.

(08) C'est par erreur que, à la page 236, on a imprimé m'y; il faut lire me.

(09) Ammien Marcellin.

(10) Quand il répétait gauchement quelque exercice miliaire qu'il ne pouvait se dispenser d'apprendre, il s'écriait en soupirant : « Ô Platon, Platon: quelle occupation pour un philosophe! »  GIBBON.

(11) Elle fut empoisonnée, ou, selon d'autres, elle succomba à des douleurs utérines.

(12) « Pour trouver un second exemple d'un empereur proclamé à Paris, il faut passer de Julien à Napoléon.  » CHATEAUBRIAND.

(13) En quittant la Gaule, Julien passa l'hiver à Vienne, où il perdit sa femme Hélène, dont le corps, porté à Rome, fut enterré sur le chemin de Nomente, dans la même sépulture où l'un avait déposé Constantine, femme de Gallus. Elle ne laissa point d'enfants à Julien. On prétend quo l'impératrice Eusébie fit périr le premier-né d'Hélène au moment de sa naissance, et donna dans la suite, à cette princesse, des breuvages qui tirent avorter toutes ses grossesses.

(14) Constance mourut le 3 novembre de l'an 361 après J.-C. « On dit que, avant de mourir, il nomma Julien son successeur; et il paraîtrait assez probable que son inquiétude pour une jeune épouse qu'il aimait tendrement et qu'il laissait enceinte, l'eût emporté, dans les derniers moments de sa vie, sur ses sentiments de haine et de vengeance. » GIBBON.

(15) Παραβάτης, violateur, prévaricateur; c'est le nom que lui donnent les Grecs.

(16) Le X et le K, comme il les appelle dans le Misopogon.

(17) « En général, les historiens chrétiens, en rendant compte des persécutions de Julien, n'ont point fait assez la différence de ce qu'il ordonna lui-même ou de ce qui se fit en son nom, sans instructions positives, par des fonctionnaires sûrs de plaire, et de n'être ni punis ni même désavoués. Après les garanties d'impartialité données par Ammien Marcellin, et la franchise qu'il met à convenir des fautes de son héros, il est juste de ne pas prêter à Julien des actes considérables, dont cet excellent témoin ne parle pas. Ammien voyait les choses du cabinet de l'empereur; les chrétiens subissaient à distance le contre-coup de ses passions et de ses volontés. De là la différence des récits. » ALBERT DE BROOGLIE.

(18) Démons malicieux et malfaisants que Jupiter changea en singes.

(19) Allusion aux boucheries de victimes, et surtout de taureaux, que la superstition de Julien immolait chaque jour aux dieux.

(20) On peut lire dans Ammien Marcelin, liv. XXV, 3, le discours de Julien mourant à ses amis.  « Le caractère et la position de Julien, dit Gibbon, font soupçonner qu'il avait composé, d'avance le discours travaillé qu'Ammien entendit, et qu'il a transcrit dans son ouvrage. »

(21) On ne doit admettre comme récit authentique de la mort de Julien que celui d'Ammien Marcellin, témoin oculaire qui parle toujours de lui avec une incontestable impartialité. Voyez, pour les autres versions, Abel Desjardins, p. 201.

(22) «Ceux qui reprochent à Julien de n'avoir pas assuré à l'empire un successeur digne de le remplacer, oublient la brièveté de son règne, la nécessité de commencer par rétablir la paix, et la difficulté de pourvoir au gouvernement d'un empire immense, dont la constitution exigeait un seul maître, ne pouvait souffrir un monarque faible, et n'offrait aucun moyen pour une élection paisible. » CONDORCET.

(23) Une main amie écrivit sur son tombeau : « Ici repose Julien, qui perdit la vie après avoir passé le Tigre. Il fut à la fois un excellent empereur et un vaillant guerrier. »

(24) M. Saint-Marc Girardin, réponse au discours de réception de M. Albert de Broglie. Séance de l'Académie française, du 26 février 1863.

(25) Fragment d'une lettre à un pontife.

(26) Natura propensi sumus ad diligendos homines, quod fundamentum juris est. Lois, 1, chap. XV.

(27) Nous avons ici sous les veux, outre Gibbon, Milman, Albert de Broglie et les brochures allemandes, dont nous donnons le titre à l'index bibliographique, E. Vacherot, Hist. de l'école d'Alexandrie, deuxième partie, liv. II, et Jules Simon, Hist. de l'école d'Alexandrie, liv. IV.

(28) « Pline, chez les Romains, dans les temps les plus éclairés, n'admet point d'autre dieu. Platon, plus éclairé que Pline, avait appelé le Soleil le fils de Dieu, la splendeur du Père, et cet astre, longtemps auparavant, fut révéré par les Mages et les anciens Égyptiens. » VOLTAIRE, Essai sur les moeurs, deuxième partie, chap. CXLVIII.

(29) Gibbon est dans le vrai en parlant ainsi, et c'est Voltaire qui est dans le faux, quand il dit d'un ton passionné : « Il se peut que Julien, né sensible et enthousiaste, abhorrant la famille de Constantin, qui n'était qu'une famille d'assassins, abhorrant le christianisme dont elle avait été le soutien, se soit fait illusion jusqu'au point de former un système, qui semblait réconcilier un peu avec la raison le ridicule de ce qu'on appelle mal à propos le paganisme. C'était un avocat qui pouvait s'enivrer de sa cause; mais, en voulant détruire la religion de Jésus, ou plutôt la religion de lambeaux mal cousus au nom de Jésus, aurait-il pu parvenir à ce grand ouvrage? Nous répondons hardiment Oui, s'il avait vécu quarante ans de plias, et s'il avait été toujours bien secondé. »

(30) Milman caractérise d'un mot heureux les opinions religieuses de Constance; il les appelle un christianisme non chrétien, unchristian christianity

(31) Voyez Albert de Broglie sur cette situation de l'Église naissante et sur les luttes qui la déchiraient.

(32) Albert de Broglie, t. 1, p. 137.

(33)  La légende de saint Mercure est devenue le sujet d'un drame au moyen âge. Voyez les Miracles de la Sainte Vierge, par Gautier de Coincy, publiés par l'abbé Poquet, in- 4°; Paris, Didron, 1857: Miracle de saint Basile : Texte p. 395, miniature p. 399. - Cf. Bibliothèque impériale, 510, in-fol. Saint Grégoire de Nazianze. - Voyez aussi dans les Mélanges d'archéologie de Ch. Cahier et A. Martin, t. I,, p. 38, l'explication de la couverture du Psautier de Charles le Chauve, avec la rectification de Paul Durand, de Chartres, dans la Revue archéologique d'avril 1849. - Cf. de Barante, Hist. des ducs de Bourgogne, t. III, p. 20 et suivantes, 7e édition.

(34) Chateaubriand.  

(35Esprit des lois, liv. XXIV, chap. X.

(36) Lettre. XLI. « Voici d'abord le discours que nous avons composé dernièrement, par ordre de l'empereur, sur le fameux pont jeté sur le détroit. » - Voyez page 405. Nous n'avons plus ce discours de Julien.

(37)  Page 67.

(38)  Tillemont a rassemblé leurs témoignages dans son Histoire des empereurs, t. IV, p. 730-4.

(39) Liv. XVI, chap. X.

(40) « Julien ne parle jamais de la Grèce qu'avec transport : c'est sa patrie véritable : là sont ses dieux, ses modèles, ses maîtres, tout son coeur. L'hellénisme est le nom que lui-même donne à sa cause; ce nom dit tout : l'hellénisme est en effet la vraie religion de Julien.  » JULES SIMON.

(41) Fabricius, Biblioth. grecque, liv. IV, chap. 28, attribue ce traité à Jamblique, et fait observer que Julien lui a emprunté une grande partie de son discours sur le Roi-SoleiL. Julien, d'ailleurs, en convient à la fin de son discours.

(42) Ammien Marcellin rapporte que c'est là, d'après certains auteurs, l'étymologie du nom de Pessinonte : il vient du grec πεσεῖν, tomber.

(43) Voyez Jules Simon, Histoire de l'École d'Alexandrie, t. Il, p. 240.

(44)  Comparez ces idées de Julien avec celles de son ami Salluste dans l'analyse excellente du livre De Diis et mundo d'E. Vacherot, Histoire de l'école d'Alexandrie, t. Il, p. 121.

(45) Nous avons écrit, page 207, que cette lettre à Salluste est du genre de celles que les Grecs appelaient προτρεπτικαί, lettres d'exhortation; mieux vaut lire avec Fabricius προπεμπτικαί, lettres d'adieu.

(46) Pages 313 et 314.

(47) Orat. parental., LV.

(48) La Bleterie est du même avis. « Cette pièce, dit-il, est écrite d'une manière solide, noble, persuasive, sans déclamation, sans écart, sans une seule citation, pas même d'Homère, et donne lieu de présumer que l'on ne trouverait pas dans les autres ouvrages de Julien les défauts qu'on y reprend avec justice, s'il n'avait exercé sa plume que sur des sujets heureux. »

(49) Jules Simon, hist. de l'école d'Alexandrie, t. II, p. 355 et 336. — M. Albert de Broglie se contente d'appeler les Césars une étrange fantaisie, et il ne relève avec sévérité que le trait calomnieux décoché contre Constantin,

(50) L'Empereur Julien, p. 140 et 141.

(51) Gibbon.

(52) Trois kilomètres environ.

(53)  Sous le titre de Misopogon (I'homme qui hait la barbe), Julien déteint et déchire d'une dent mordante et venimeuse toute cette société polie de l'Orient, où païens et chrétiens ne différaient souvent que de nom et se confondaient dans une recherche commune des sensualités de la vie et des raffinements du luxe. Ici le rhéteur disparaît : toutes les conventions de l'école sont emportées dans l'élan d'une colère parfaitement naturelle, où la vanité offensée emprunte les accents de la morale indignée. Cette oeuvre de Julien est peut-être celle qui a le moins d'art et le plus d'éloquence. Quand il flagelle les vices de tout le grand monde d'Antioche, la haine lui fait parfois trouver des traits qui ne devaient sortir ni plus justes ni plus piquants de la bouche de Chrysostome. » ALBERT DE BROGLIE.

(54) Aux notes que nous donnons plus loin sur ce passage, nous ajoutons ici, d'après Gibbon, que les bâtiments des Thermes occupaient une grande partie da quartier latin, et que les jardins sur lesquels s'élève aujourd'hui l'hôtel de Cluny, transformé en musée, communiquaient, sous les rois mérovingiens, avec l'abbaye Saint-Germain des Prés. Il subsiste encore une salle du palais de Julien dans la partie du nouveau boulevard qui remplace l'ancienne rue de la Harpe. Les injures du temps et les ravages des Normands ont réduit en un tas de ruines, dans le douzième siècle, ce palais antique, dont l'intérieur obscur avait caché plus d'une fois les excès de la débauche.

(55)  Chateaubriand, MM. Vacherot, Jules Simon et Albert de Broglie.

(56)  M. Abel Desjardins propose, dans sa thèse sur Julien, une classification très méthodique, mais un peu arbitraire, de cette correspondance. Nous y renvoyons nos lecteurs.

(57)  Lettre XVIII.

(58) Lettre LXXIX.

(59) Lettre L.

(60) Lettre LIV.

(61) Lettre XXIV.

(62) Notamment la lettre XXXIV à Jamblique.

(63) Lettre XLVI.

(64) Lettre LIX. Une phrase de cette lettre peut servir d'éclaircissement à un passage évidemment altéré de l'Épître au Sénat et au Peuple d'Athènes, p. 235. Le voici : « A peine leur projet eut-il été révélé à l'empereur, que Dynamiius, autre calomniateur, lui annonce une guerre eu Gaule aussi sûrement qu'une crue du Nil. » C'est ainsi que nous avons traduit d'après le texte corrompu de Spanheim. Voici maintenant la phrase de la lettre à Denys : «  Quoi d'étonnant que Julien, apprenant que Niloüs ou Denys est devenu un homme, s'y suit laissé prendre? » Une observation de Heyler nous porterait à croire que le mot Nil ou Nilus de l'Épître au Sénat et au Peuple d'Athènes pourrait bien être le surnom que donne à ce Denys le texte de quelques manuscrits des oeuvres de Julien.

(65) Lettre LV.

(66) Lettre XXXVII.

(67) Lettres XIII, XVII, XXXVIII.

(68) Lettre X.

(69) Lettre LII. — Voyez aussi Lettre CI, à Artabius.

(70) Lettre XXXV.

(71) Lettre XLII.

(72)  Lettre XXV.

(73) Lettre XLIX.

(74)  Lettre XXI.

(75) Lettre LXII.

(76) Lettre LXIII.

(77)  Lettres XXVI, LI.

(78)  Lettre XXVII.

(79) Fragment IV.

(80) Fragment V.

(81)  Voyez Ammien Marcellin, liv. XXV, 4.

(82) Liv. V, chap. 8.

(83) Le VIe.

(84) Chiliade, VI, Hist., 94, v. p. 964, 236, édit. Kiessling

Καὶ δὴ καὶ Ἰουλιανὸς ὁ αὐτοκράτωρ γράφει
Ἡτώῳ μέτρῳ· Ἀνθρώπου δ' ἀποπέρδιται ἵππος.

(85) Chiliade, 1, Hist., 15, v. 337, p. 16, édition Kiessling.

(86) Voyez le parallèle de Marc-Aurèle et de Julien par Thomas, Éloge de Marc-Aurèle, et le parallèle de Julien et de Frédéric Il par M. Villemain, Tableau de l'éloquence chrétienne au quatrième siècle.