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table des matières de l'œuvre dE JULIEN

 

 

JULIEN

SECOND PANÉGYRIQUE DE CONSTANCE.

PREMIER PANÉGYRIQUE DE CONSTANCE

ÉLOGE DE L'IMPÉRATRICE EUSÉBIE.

 

 

 

Achille, nous dit le poète, outré de dépit contre le roi, rejette de ses mains sa lance et son bouclier, et, prenant le luth et la cithare, se met à chanter et à célébrer les exploits des demi-dieux, afin de charmer ses longues heures de repos. C'était agir avec sagesse. Car manifester de l'emportement et de l'aigreur envers le roi, paraîtrait un excès de violence sauvage. Peut-être cependant le poète ne veut-il pas épargner tout à fait au fils de Thétis le reproche d'avoir employé le temps de l'action en chants et en accords, lorqu'il pouvait se servir de ses armes et revenir ensuite, au sein du repos, chanter le roi et célébrer ses hauts faits. D'autre part le père de ces fictions dit qu'Agamemnon manqua de mesure et de courtoisie envers l'un des chefs de l'armée en usant de menaces, et lui fit une insulte réelle en lui enlevant le prix de sa valeur. Aussi les représente-t-il réunis au milieu de l'assemblée, touchés de repentir, et le fils de Thétis s'écrie :

« Fils d'Atrée, il était plus prudent et plus sage
De demeurer amis, toi de moi, moi de toi. » 

Après quoi, il s'emporte contre la cause de leur querelle, et il énumère les fléaux qu'engendre la colère, accusant le souverain Jupiter, les Parques, Erinnys. Il me semble par là nous enseigner, ainsi que dans un drame, en se servant de héros comme de figures allégoriques, que les bons princes ne doivent jamais user de violence, ni se prévaloir de leur puissance en toute occasion, ni lâcher la bride à leur colère, comme à un cheval fougueux, qui s'emporte sans frein et sans conducteur. Il engage en même temps les chefs militaires à ne point se révolter contre l'orgueil du prince, mais à souffrir avec modération et avec sang-froid ses réprimandes, pour n'avoir pas à remplir leur existence de regrets. Pénétré de ces pensées, très cher empereur, et voyant par tes actions que, imbu de cette doctrine d'Homère, tu veux non seulement faire du bien à tous, mais me combler particulièrement de tes faveurs, te montrer ainsi de beaucoup supérieur au monarque des Grecs, puisqu'il abaissait les grands et que ton indulgence s'étend sur les petits, et pratiquer la maxime de Pittacus qu'il faut préférer le pardon à la vengeance, je rougirais de ne pas paraître plus reconnaissant que le fils de Pélée et de ne pas louer, autant que je le puis, les avantages réunis en ta personne. Je ne parle ici ni de l'or, ni des habits de pourpre, ni, par le ciel, de ces voiles brodés, oeuvre des femmes de Sidon, ni de la beauté de tes coursiers de Nisa, ni de la splendeur éblouissante de tes chars dorés, ni de l'éclat vif et gracieux des pierreries de l'Inde. Et pourtant qui voudrait s'y arrêter, et appliquer sa pensée à chaque objet digne d'admiration, aurait bien vite épuisé, je crois, toute la poésie d'Homère : il serait à court de paroles, et ce ne serait point assez pour toi seul des éloges réunis de tous les demi-dieux.

[2] Nous commencerons, si tu le permets, par l'origine de ton sceptre et de ton empire. Que dit le poète, quand il veut louer l'antiquité de la maison des Pélopides et donner une haute idée de l'étendue de leur puissance?

« Debout, Agamemnon tient dans sa large main
Son sceptre, fabriqué par les soins de Vulcain » ,

qui l'a donné à Jupiter, Jupiter au fils de Maïa, le fils de Maïa à Pélops, et Pélops à Atrée.

« Pasteur du peuple, Atrée, à son heure dernière,
Le laissa dans les mains de Thyeste son frère :
Riche en nombreux troupeaux, Thyeste en fit le don
Au roi son successeur, au grand Agamemnon,
Pour régner sur Argos et les îles sans nombre » .

Tu vois la généalogie des Pélopides, qui finissent à la troisième génération. Mais l'origine de notre famille remonte à l'empereur Claude, auquel, après de courts interrègnes, succédèrent tes deux aïeuls. Car le père de ta mère gouverna Rome, l'Italie, la Libye, la Sardaigne et la Sicile, contrées non moins florissantes que celles d'Argos et de Mycènes. Ton aïeul paternel régna sur les peuples les plus belliqueux de la Gaule, sur les Ibériens occidentaux, et sur les îles de l'Océan, dont la grandeur l'emporte sur celles qu'on voit dans noire mer autant que la mer intérieure le cède à celle qui s'étend au delà des colonnes d'Hercule. Tous les deux gardèrent ces pays entiers à l'abri des incursions de l'ennemi; et tantôt en réunissant leurs armées, s'il en était besoin, tantôt en marchant chacun à la tête de leurs troupes, ils repoussèrent les agressions injustes des barbares. C'est ainsi qu'ils se sont couverts de gloire.

[3] Ton père acquit pieusement et légalement la part qui lui revenait de l'empire, après avoir attendri la fin prévue du vieil empereur. Il arracha ensuite les autres domaines aux tyrans qui les avaient réduits à un odieux esclavage, et, devenu seul maître du monde, il vous associa, vous ses trois enfants, au pouvoir impérial. S'il en est ainsi, convient-il de te comparer à un autre, soit pour l'étendue de la domination, soit pour la durée de la dynastie, soit enfin pour le nombre des princes qui ont régné? Ou bien n'est-ce pas un moyen suranné de louange, et vaut-il mieux passer à ta richesse, admirer ta chlamyde et jusqu'à son agrafe, digressions auxquelles s'est plu la muse d'Homère, et tenir en haute estime les cavales rapides qui, au nombre de trois mille, « ... paissent parmi les prés » . Dirons-nous les poulains qui les suivent, ou passerons-nous sous silence les chevaux de Thrace, plus blancs que la neige, plus rapides à la course que le souffle des hivers, avec les chars qu'ils emportent? Parlerons-nous, pour faire ton éloge, de la demeure d'Alcinoüs, et des magnifiques palais de Ménélas, qui ravissent d'étonnement le fils du prudent Ulysse et entraînent le poète à des bavardages puérils? Comparerons-nous ces richesses aux tiennes, comme si nous craignions de te trouver inférieur, et ne laisserons-nous pas de côté ces détails frivoles? Il nous faut prendre garde d'ètre atteints et convaincus de passion pour les riens, et de négligence des choses vraiment belles. Laissons donc aux homérides le soin des petits objets, et tournons-nous vers ceux qui se rapprochent davantage de la vertu et que le poète estime plus lui-même, je veux dire la force du corps et la bravoure jointe à l'expérience des armes. A qui, sur ce point, le céderons-nous parmi torts ceux qu'a chantés la sirène homérique? Il y a dans le poème un habile archer, Pandarus; mais c'est un homme sans foi, avide de richesse, et puis sa main est faible : c'est un mauvais soldat. Nous trouvons ensuite Teucer et Mérion. Celui-ci de sa flèche atteint une colombe; l'autre est brave dans le combat; mais il a besoin comme d'un mur ou d'un rempart, et il se couvre, non pas de son bouclier, mais de celui de son frère; après quoi, il vise à son aise les ennemis, combattant vraiment ridicule, auquel il faut quelque puissant soutien et qui ne sait point placer dans ses armes l'espérance de son salut.

[4] Moi, je t'ai vu, très cher empereur, lancer tes traits contre des ours, des léopards, des lions nombreux, et n'employer l'art qu'à la chasse et dans les jeux. Dans une bataille, ton armure est le bouclier, la cuirasse et le casque. Et nous ne craindrions point Achille, revêtu des armes de Vulcain, essayant cette armure et voyant

« Comment elle s'adapte à son corps vigoureux »  ;

car tes succès proclament partout ton expérience. Pour l'équitation et la vitesse de la course, est-il un ancien dont le nom et la gloire puissent s'égaler à ta gloire et à ton nom? Du reste la course à cheval n'était point encore inventée; on ne se servait que de chars et non pas de chevaux isolés. Mais ne prenons que la vitesse des pieds, et la victoire encore sera douteuse. S'agit-il de ranger une armée en bataille, Ménesthée y excelle, et, en raison de son grand âge, le vieillard de Pylos ne lui cède point en expérience. Cependant les ennemis troublèrent souvent leur tactique et ils ne purent se défendre rangés devant leurs retranchements. Toi, dans mille combats, livrés à mille ennemis, soit barbares, soit nationaux, conspirant avec celui qui voulait t'arracher l'empire, tu maintins ta phalange intacte, indissoluble, imployable. Et pour qu'on ne croie point que ce sont là des fictions et un vain appareil de langage, qui déguise la vérité des faits, je vais en développer le récit à mes auditeurs. Il serait ridicule, ce me semble, de te faire à toi-même l'exposé de tes actions; je ressemblerais à ce spectateur inepte et ignorant des oeuvres de Phidias, qui voulut discourir devant Phidias lui-même de sa statue de Minerve, placée dans l'Acropole, et de son Jupiter qu'on voit chez les Piséens. Mais si j'énumère à d'autres tout ce qu'il y a de glorieux dans tes exploits, peut-être échapperai-je à ce reproche et ne serai-je point exposé à ces inculpations. Je n'hésite donc pas à prendre la parole. Qu'on ne m'en veuille pas non plus, si nues efforts pour retracer de si grandes actions entraînent mon discours à quelque longueur; j'ai la volonté et le ferme désir que la grandeur de tes exploits ne soit point atténuée par la faiblesse du langage qui les recouvre. C'est ainsi qu'on prétend que l'or répandu sur les ailes de la statue de l'Amour, chez les Thespiens cache tout le mérite de l'art. Je crois aussi que tes hauts faits, plus que ceux du roi de Macédoine, auraient besoin de la trompette d'Homère. Il est clair qu'il me la faudrait, surtout pour continuer mon discours comme je l'ai commencé ; car il y a beaucoup d'affinité entre les exploits de notre empereur et ceux des demi-dieux. J'ai même montré qu'il leur était supérieur dans toutes les choses où chacun d'eux semble l'avoir emporté sur les autres, et qu'il avait des vertus plus royales que leur roi lui-même, pour peu qu'on se rappelle ce que j'ai dit à mon début. La suite le prouvera plus évidemment encore. Maintenant, si l'on veut bien, parlons de ses combats et jetons les yeux sur les guerres qu'il a faites.

[5] Quels sont ceux des Grecs et des barbares qu'Homère loue avant tous les antres? Lisons ses vers les plus frappants :

« Dis quoi donc les plus forts, Muse, et les plus rapides
Des chefs et des coursiers rangés sous les Atrides. ...
Le fils de Télamon, Ajax, est le plus brave,
Tant qu'Achille, en courroux, regrette son esclave,
Car Achille éclipsait tous les autres guerriers » .

Il dit encore au sujet du fils de Télamon : Ajax, qui par sa taille et sa force indomptable Des Grecs, après Achille, est le plus redoutable. Tels furent selon lui les plus vaillants des Grecs : parmi les Troyens c'est Hector et Sarpédon. Voulez-vous que nous recueillions leurs plus brillants exploits et que nous en considérions la grandeur? Et de fait, il y a quelque ressemblance entre les hauts faits de notre empereur et le combat du fils de Pélée sur les bords du fleuve et la lutte des Grecs près des murailles. Ajax aussi, combattant sur les vaisseaux et montant sur le tillac, nous offre certains points de rapport. Je veux donc vous entretenir du combat livré dernièrement par notre empereur sur les rives d'un autre fleuve. Personne de vous n'ignore l'origine de cette guerre; avec quelle justice elle fut entreprise et sans aucune ambition d'augmenter l'empire. Rien n'empêche de la retracer en quelques mots.

[6] Un homme perfide, audacieux, aspirant à l'empire pour lequel il n'était pas né, met à mort le frère et le collègue de notre empereur, et, enivré de folles espérances, se flatte d'imiter Neptune, et veut prouver qu'il n'y a rien que de vrai dans ce que dit Homère en parlant de ce dieu :

« A peine il fait trois pas, et bientôt, sans efforts,
D'Aeges, au quatrième, il a touché les bords » .

Là, revêtant une armure et attelant ses coursiers, il s'élance sur la mer :

« Le mer se réjouit et s'entr'ouvre; le dieu
Fait voler ses coursiers, et le rapide essieu
Glisse, à peine effleuré par l'humide rosée » .

Pas un obstacle; tout se prête, tout cède avec joie. Ainsi le tyran croit qu'il ne lui reste aucun ennemi, aucun rival, que rien ne l'empêchera de venir camper aux bouches du Tigre. Sur ses pas marchent de nombreux hoplites, autant de cavaliers, les meilleurs soldats des Celtes et des Ibères, ainsi que les Germains voisins du Rhin et de cette mer occidentale qu'on peut appeler Océane, Atlantique, ou de tout autre nom que l'on voudra, je n'y contredis point. Seulement, tous les peuples qui l'avoisinent sont de rudes combattants, et ils l'emportent en vigueur sur toutes les autres nations barbares : c'est un fait que je ne sais pas simplement par la renommée, dont la voix n'est pas toujours sûre, mais que je connais, comme on dit, par expérience. A ces nations, il avait réuni un nombre à peu près égal de troupes du pays placé sous son commandement, ou, pour mieux dire, une foule d'hommes le suivaient comme un des leurs et d'une commune origine. Les nôtres, c'est-à-dire ceux auxquels on peut donner le nom de Romains, l'accompagnent par contrainte et non de plein gré, en troupes gagées et mercenaires, réduits au rang et à la tenue du soldat carien indignés de voir un étranger, un barbare, aspirer à l'empire par l'ivrognerie et par la débauche, l'usurper et régner par les moyens qui lui avaient servi d'inauguration et de prélude. Il marche à la tête de ses soldats non pas comme Typhon que la poésie tératique nous représente enfanté par la Terre irritée contre Jupiter, ni comme quelque chef des Géants, mais tel que dans ses fables le sage Prodicus nous montre le Vice aux prises avec la Vertu et s'efforçant de persuader au fils de Jupiter qu'il est supérieur à tout ce qui existe. Il s'avance au combat, nouveau Capanée, en vrai barbare, en insensé, sans même se fier, comme lui, à la trempe de son âme et à la vigueur de son corps, mais à la foule des barbares qui le suivent et auxquels il a fait la promesse menaçante de leur abandonner tout en pillage, armures et biens de l'armée ennemie, du tribun au tribun, du centurion au centurion, du soldat au soldat, et cela sans laisser à personne sa liberté. Ce qui accroît son audace, c'est l'habileté de l'empereur qui le fait descendre des défilés dans la plaine, plein de fierté et d'imprudence, et croyant que c'est sans doute une faute et non point une manoeuvre stratégique. Il s'y laisse prendre, comme les oiseaux et les poissons dans des filets. A peine est-il descendu en rase campagne, dans les plaines de la Pannonie, où il lui semble pouvoir combattre avec plus d'avantage, que l'empereur range sa cavalerie dans une bonne position et en forme deux lignes. La première est de lanciers couverts de cuirasses et de casques en lames de fer, de bottines justement adaptées jusqu'aux talons, et d'autres enveloppes également de fer qui leur défendent les cuisses. Chaque homme à cheval a l'air d'une statue et peut se passer de bouclier. La seconde ligne suit, formée du reste de la cavalerie, portant des boucliers, quelques-uns armés de flèches. Les hoplites de l'infanterie sont placés au centre, les deux flancs appuyés par la cavalerie; derrière sont les frondeurs, les archers et tous les tommes de trait, sans boucliers et sans cuirasses. L'armée ainsi rangée, notre gauche fait un mouvement en avant : les troupes ennemies perdent contenance et ne connaissent plus d'ordre. Nos cavaliers les poursuivent, les pressent, et I'on voit fuir honteusement le chef qui avait honteusement usurpé l'empire. Il laisse là son maître de cavalerie, ses tribuns, ses centurions en grand nombre, qui combattent encore avec courage et il abandonne jusqu'à l'artisan de son drame chimérique et misérable, qui, le premier, lui avait mis en tête de s'emparer de l'empire, de nous ravir notre dignité, et qu'avait rendu fier le premier succès de son heureuse entreprise. Mais sa défaite lui vaut lui juste châtiment, et l'expose à une punition hors de toute croyance. En effet, de tous ceux qui ont conspiré avec le tyran, les uns sont mis à mort sous les yeux des soldats, les autres condamnés ostensiblement à l'exil; le repentir sauve le reste. Car un grand nombre demande en suppliant et tous obtiennent leur pardon de l'empereur, qui surpasse en générosité le fils de Thétis. Celui-ci, quand Patrocle fut mort, ne voulut point vendre les prisonniers qu'il avait faits; suppliants, embrassant ses genoux, il les fit égorger. L'empereur, au contraire, proclame une amnistie en faveur de tous ceux qui jurent n'avoir point pris part à la conspiration, et non seulement il leur fait remise de la mort, de l'exil ou de tout autre châtiment, mais, comme pour les indemniser de quelque malheur et de la triste vie qu'ils ont menée avec le tyran, il juge à propos de les rétablir dans l'intégrité de leurs biens.

[7] Je reviendrai du reste sur ce point. Disons maintenant comment ce pédagogue du tyran ne se trouva ni parmi les morts ni parmi les fuyards. Comme c'eût été démence à lui d'espérer son pardon, après ses criminelles tentatives, ses actes impies, les meurtres injustes d'un grand nombre d'hommes et de femmes de condition privée ou se rattachant presque tous à la famille impériale, dont il avait versé le sang; quoiqu'il n'eût rien à en redouter ni à exercer de vengeance civile par crainte des Furies vengeresses de ses crimes; mais, comme entraîné par une sorte de désir d'effacer ses anciens forfaits par de nouvelles et folles expiations, il avait fait périr homme sur homme, femme sur femme, avec les objets les plus chers à leur tendresse, il n'avait pas eu tort de désespérer de sa grâce. Peut-être fut-ce là sa pensée, peut-être aussi en est-il autrement. Car nous ne savons au juste ni ce qu'il a fait ni ce qui lui est arrivé : seulement, il a disparu, il s'est évanoui. Un démon vengeur l'a-t-il enlevé, comme Homère le dit des filles de Pandare, et l'a-t-il emporté aux extrémités de la terre pour lui faire expier ses perfides desseins, ou bien le fleuve l'a-t-il englouti pour servir de pâture aux poissons? Nul ne le sait. Avant la bataille, quand les troupes se formaient en corps d'armée, on le vit audacieux courir à travers les rangs; mais après le combat, commute on devait s'y attendre, il disparut emporté par Dieu ou par les démons. Que ce ne soit pas pour le réserver à de meilleurs destins, la chose est évidente. Car s'il devait jamais revenir, ce ne serait pas pour jouir tranquillement, suivant son espoir, du fruit de ses violences, mais pour disparaître, frappé d'un supplice aussi terrible pour lui qu'utile aux autres. Mais en voilà beaucoup plus qu'il n'en faut sur le machinateur de toute cette entreprise. Achevons cette digression, qui coupe la suite de notre récit, et reprenons, en revenant à notre point de départ, et en disant l'issue de la bataille.

[8] Malgré la lâcheté de leurs chefs, le courage des soldats ne s'était point démenti. Après que leurs rangs ont été rompus non par suite de leur manque de coeur, mais à cause de l'ignorance et de l'incapacité de celui qui les a mis en bataille, ils se reforment en groupes et tiennent tête à l'ennemi. Ce fut un spectacle qui passa toute croyance, les uns ne voulant rien céder aux vainqueurs, les autres brûlant de pousser jusqu'au bout leur victoire : mélange de mouvements confus, cliquetis des armes, des épées se brisant sur les casques, des boucliers heurtés par les lances : on lutte corps à corps; on jette les boucliers pour s'aborder avec les épées; chacun ne songe qu'à faire le plus de mal possible à son ennemi, à ne lui laisser qu'une victoire pleine de sang et de larmes, doit-on la payer de la mort. Voilà ce que font les soldats de pied aux troupes qui les poursuivent, et ceux des cavaliers à qui leurs blessures ne permettent pas de se servir de leurs piques, grands bâtons ferrés qu'ils brisent pour sauter à terre et se ranger parmi les hoplites. Ils font donc une longue et opiniâtre résistance. Mais nos cavaliers les ayant accablés d'une grêle de traits en galopant à distance, et nos porte-cuirasses les ayant chargés à plusieurs reprises, sur un terrain égal et uni, la nuit survient : ils s'enfuient à toute vitesse, et les nôtres les poursuivent avec vigueur jusqu'à leurs retranchements, qu'ils enlèvent, ainsi que tout le bagage, esclaves et troupeaux. La déroute commencée de la manière que je l'ai dit et les nôtres s'acharnant à la poursuite, les ennemis sont poussés vers la gauche, c'est-à-dire du côté où le fleuve est à la droite des vainqueurs. Là se fait le plus affreux carnage, et le fleuve se remplit d'un entassement de cadavres d'hommes et de chevaux. La Drave, en effet, ne ressemble point au Scamandre : elle n'est pas assez favorable aux fuyards pour rejeter les morts avec leurs armes, les verser hors de ses flots, cacher les vivants et leur donner un asile sûr au fond de ses ondes rapides. Le fleuve troyen agissait ainsi par bienveillance, ou, peut-être, il était si petit qu'on pouvait le passer soit à gué, soit à la nage, puisqu'il suffisait d'un orme pour y jeter un pont, et que, tout gonflé d'écume et de sang, il n'allait pas aux épaules d'Achille, si la chose est vraie et ne fait point violence à la raison. Cependant il survient une légère chaleur, le fleuve renonce à la guerre et jure de ne plus secourir personne. Mais tout cela n'est qu'un jeu d'esprit d'Homère, inventeur d'un nouveau genre de combat singulier. Partout on le voit se complaire dans son Achille, autour duquel il groupe l'armée, comme autant de spectateurs, le montrant seul invincible, irrésistible aux ennemis, tuant ceux qui s'offrent sur son passage, faisant fuir les autres du bruit de sa voix, de son geste, du feu de ses regards. A peine les guerriers troyens se sont-ils rangés en bataille sur les rives du Scamandre, qu'ils ont hâte de regagner leurs murailles et de prendre la fuite. Le poète nous raconte tout cela en beaucoup de vers, entremêlant les combats des dieux, et embellissant son récit par des fictions qui désarment ses juges et ne leur permettent point de porter une sentence conforme à la justice et à la vérité. Aussi, qu'on me montre un homme qui ne se laisse point prendre aux beautés de sa diction et à ses ornements étrangers, qui font illusion comme les parfums et les couleurs; voilà un aréopagite, et j'accepte sa décision. Je conviens encore, sur la foi du poète, que le fils de Pélée est un bon soldat : il tue vingt hommes,

« Il retire des eaux douze jeunes soldats
Qui doivent de Patrocle expier le trépas,
Et les traîne tremblants comice des faons timides » .

Mais sa victoire n'améliore pas beaucoup la situation des Grecs : il n'inspire pas plus de terreur aux ennemis et ne les fait pas désespérer de leur salut. Pour le prouver, quel autre témoignage pouvons-nous invoquer qui vaille celui d'Homère? Ne suffit-il pas de citer les vers où il raconte comment Priam se rend près des vaisseaux, apportant la rançon de son fils? En effet, après avoir parlé de la trêve pour laquelle il est venu, ne dit-il pas au fils de Thétis :

« Pendant neuf jours entiers nous pleurerons Hector » ,

puis, après quelques paroles, ii ajoute au sujet de la guerre :

« Au bout de douze jours, s'il faut, nous combattrons » .

Il n'hésite donc pas à recommencer la guerre après l'expiration de la trêve. Au contraire, le lâche et vil tyran s'étant retranché, après avoir fui, dans des montagnes escarpées et s'y étant construit des forts, ne se fie point à l'assiette du lieu et implore un pardon, qu'il aurait obtenu s'il en eût été digne, s'il ne s'était pas montré tant de fois perfide, insolent, entassant crimes sur crimes. Pour en finir avec cette bataille, que l'on ne considère pas autre chose que le récit, sans avoir égard à la beauté des vers, et, ne voyant rien que les faits, que l'on prononce.

[9] Continuons, si vous voulez, et opposons aux combats d'Ajax, près des vaisseaux et du retranchement des Grecs, les combats livrés auprès de la ville qui doit sa célébrité au Mygdonius, le plus beau des fleuves, et son nom au roi Antiochus. Elle a aussi un autre nom barbare, comme il arrive aux villes qui ont noué commerce avec les étrangers. Une armée innombrable de Parthes et d'Indiens vient assiéger cette ville au moment où l'on était prêt à marcher contre le tyran. De même que quand Hercule, dit-on, marcha contre le monstre de Lerne un cancre de mer se souleva contre lui, ainsi 1.e roi des Parthes franchit le Tigre, investit la ville de travaux de siége, y introduit les eaux du Mygdonius, fait un marais des plaines environnantes, où elle semble une île, avec ses créneaux qui surnagent à la surface, et la bloque à l'aide d'une flotte et des machines que portent les vaisseaux; et ce ne fut pas l'affaire d'un jour : il reste là, ce me semble, près de quatre mois. Les assiégés, du haut des remparts, en écartent les barbares, incendient les machines avec des brûlots, attirent à eux quelques vaisseaux de dessus les murailles, et brisent les autres par la force d'instruments disposés pour cela, ou les écrasent sous le poids des projectiles, faisant pleuvoir sur eux des pierres qui pèsent sept talents attiques. Après une lutte de longue durée, une partie du rempart., minée par les eaux, tombe et entraîne un pan de muraille d'environ cent coudées. Le roi ennemi range son armée à la manière des Perses; car ces peuples conservent et imitent les usages persans, ne voulant pas, ce me semble, être nommés Parthes, mais se faire passer pour Perses. Aussi se plaisent-ils à porter le costume des Mèdes et à marcher au combat revêtus des mêmes armes et des mêmes habits d'or et de pourpre. Leur intention secrète est de paraître moins s'être détachés des Macédoniens que d'avoir eu de tout temps l'empire qu'ils possèdent aujourd'hui. Leur roi donc, à l'exemple de Xerxès , se place sur un tertre élevé à force de bras, et fait approcher son armée, où figurent des éléphants venus de l'Inde et portant des tours de fer remplies d'archers. En avant étaient les cavaliers porte-cuirasses, les archers et une foule innombrable de cavaliers. En effet, ils regardent l'infanterie comme inutile à la guerre vu qu'elle ne leur sert de rien dans les pays plats et découverts qu'ils occupent. Ce corps, en effet, est en faveur ou en défaveur suivant les nécessités de la guerre; et comme chez eux il n'est naturellement d'aucune utilité, les lois ne lui accordent aucune considération. Pareil usage militaire a lieu en Crète, en Carie et chez mille autres nations. C'est ainsi que la Thessalie, pays de plaines, semble faite pour les évolutions et les jeux équestres. Quant à notre cité, ayant eu à lutter contre des ennemis de tout genre, qu'elle vainquit par le conseil et par la fortune, elle se forma au maniement de toute arme et à toute espèce de disposition stratégique. Peut-être ces observations sembleront-elles sans utilité pour mon discours à ceux qui ont établi comme des lois les règles de l'éloge. J'examinerai en temps et lieu ce qu'elles peuvent avoir d'importance; pour le moment, rien ne m'est plus facile que de me laver de ce reproche. Je dis que, pour ma part, je ne m'astreins pas à ces règles, et que ce n'est pas un délit que de ne pas observer une chose à laquelle on ne s'est pas engagé. Du reste nous ne manquerions pas d'autres raisons excellentes. Mais il est inutile de traîner ce discours en longueur et de m'égarer loin de mon sujet. Revenons donc sur nos pas, et reprenons du point où nous étions resté.

[10] Lorsque les Parthes, couverts de leurs armes, avec leurs chevaux et leurs éléphants indiens, se sont avancés près des murs, pleins du brillant espoir d'emporter tout d'emblée, le signal donné, ils s'approchent et s'élancent tous ensemble, chacun voulant escalader le mur le premier et s'en attribuer la gloire. Ils ne croient voir aucun danger et ne pensent pas que les assiégés puissent soutenir leur choc. Tel est l'excès de confiance des Parthes. Cependant les assiégés concentrent une masse de troupes sur la brèche faite au mur, et rangent sur la partie qui est demeurée debout toute la population inutile de la ville, qu'ils entremêlent d'un nombre égal de soldats. Les ennemis s'étant avancés, sans que des remparts on ait lancé sur eux un seul trait, sont confirmés dans l'espoir de détruire la ville de fond en comble; ils frappent leurs chevaux de leurs fouets, leur piquent le flanc de leurs éperons, jusqu'à ce qu'ils aient laissé derrière eux les digues qu'ils avaient élevées pour empêcher le débordement du Mygdonius. II y avait à cet endroit une vase très profonde, vu que le terrain est boisé et que la nature grasse du sol y retient facilement l'humidité. De plus, il se trouvait sur le même point un vieux et large fossé, qui avait servi de défense à la ville, et dans lequel la vase était plus profonde encore. Les ennemis s'y étant engagés et essayant de le franchir, un corps nombreux d'habitants fait une sortie, un autre corps lance des pierres du haut des murailles. Il se fait là un grand carnage. Pour mettre en fuite toute cette cavalerie, il suffit de le vouloir et de manifester son intention par son attitude : les chevaux se cabrent et renversent ou emportent les cavaliers, qui, alourdis par leurs armes, sont enfoncés dans la boue. Dès lors le massacre des ennemis devient beaucoup plus grand qu'il ne l'avait été durant tout le siége. Après que le combat de la cavalerie s'est ainsi terminé, ils essayent de faire approcher les éléphants, croyant effrayer bien plus les assiégés par l'étrangeté de cette attaque. Au fond, ils n'étaient point assez aveugles pour ne pas voir que ces bêtes, déjà beaucoup plus lourdes que les chevaux, portaient en outre un poids deux ou trois fois plus fort, la charge de plusieurs chariots, avec archers, hommes de trait et une tour de fer. Tout cela, vu la nature du terrain, que la main de l'homme avait rendu fangeux, devait présenter autant d'obstacles d'une évidence frappante. Aussi l'on voyait bien qu'ils ne venaient pas combattre, mais qu'ils ne cherchaient qu'à frapper de terreur ceux de l'intérieur de la ville. Quoi qu'il en soit, ils s'avancent en ordre, à peu de distance les uns des autres, et la phalange des Parthes offre l'aspect d'un mur. De chaque côté sont les éléphants, portant leurs tours; le centre est occupé par les hoplites. Cette ordonnance ne pouvait être d'une grande utilité aux barbares, mais elle donne un spectacle agréable à ceux qui la voient du haut des murs. Quand ils s'en sont rassasiés comme d'une pompe brillante et splendide, ils lancent des pierres à l'aide des machines et provoquent les barbares à l'assaut. Ceux-ci, naturellement colères, et piqués de paraître servir de risée, s'ils font reculer sans agir leur immense appareil, se portent sous les murs, au signal de leur roi, et y sont assaillis d'une grêle de pierres et de flèches. Quelques éléphants sont blessés et meurent engloutis dans la vase. Craignant alors pour le reste, ils ramènent leurs troupes au camp.

[11] Après l'échec de cette première tentative, le roi des Parthes divise ses archers en compagnies, leur ordonne de se remplacer sons relâche et de lancer continuellement des traits sur la brèche, afin de ne pas laisser le temps de la réparer et de pourvoir à la sûreté de la ville. Il espérait s'en emparer ainsi, soit par ruse, soit de vive force. Mais la prévoyance de l'empereur rendit vains les projets du barbare. Derrière les rangs de leurs hoplites, les assiégés élèvent un nouveau mur. L'ennemi croyait que, comme on ne pourrait en construire un que sur les fondations de l'ancien, l'oeuvre serait longue. Mais les travailleurs la poussant jour et nuit, l'amènent vite à une hauteur de quatre coudées, en sorte que, le lendemain matin, on voit se dresser une muraille apparente de construction nouvelle, quoique les assiégeants n'aient pas cessé un instant, en se succédant les uns aux autres, de lancer leurs javelots contre les défenseurs de la brèche. Cette résistance étonne le barbare. Cependant il diffère encore la retraite de son armée, et attaque avec les mêmes manoeuvres. Mais ses mouvements étant suivis, ce semble, des mêmes effets., il se décide à ramener ses troupes, après avoir perdu beaucoup de monde par la disette, et autant d'hommes sur les retranchements et dans les opérations du siége. Il fait mettre à mort un grand nombre de satrapes, accusant l'un d'avoir construit des travaux peu solides, qui avaient cédé et fléchi devant les courants du fleuve ; l'autre d'avoir attaqué mollement les murailles ; imputant enfin à celui-ci ou à celui-là différents griefs pour les faire périr. Car c'est assez la coutume des barbares d'Asie de faire retomber sur leurs sujets la cause de leurs défaites. Cette exécution achevée, il se retire et disparaît. Depuis ce temps, il demeure en paix avec nous, sans être lié par des serments ou par des traités, et il s'estime heureux de rester dans son pays, sans que l'empereur arme contre lui et lui demande compte de son audace et de sa folie.

[12] Eh bien, peut-on comparer, je le demande, ce combat avec ceux qui furent livrés près des vaisseaux grecs et sous les murailles? Voyez en quoi ils se ressemblent, et considérez comment ils diffèrent. Du côté des Grecs, les deux Ajax, les Lapithes et Ménesthée ont abandonné le mur, et ont laissé Hector briser les portes et Sarpédon franchir les remparts. Ici les assiégeants, loin de quitter la brèche, combattent victorieusement et repoussent l'assaut des Parthes et des Indiens. L'un des Grecs monté sur les vaisseaux, combat à pied de dessus le tillac, comme du haut d'un mur; les nôtres, de dessus leurs murailles, livrent un combat naval. A la fin, les Grecs quittent les remparts et les vaisseaux ; les nôtres battent les ennemis qui les ont attaqués de pied ou sur leurs navires. Il est heureux pour moi que mon sujet m'ait conduit, je ne sais comment, à parler d'Hector et de Sarpédon, et de ce qu'on regarde comme le plus important de leurs exploits, la destruction du mur, que le poète, dans une harangue qu'il place dans la bouche du vieillard de Pylos, parlant au nom du roi, appelle un rempart inexpugnable élevé par les Grecs. C'est, à mon avis, le plus héroïque fait d'armes d'Hector. Mais il ne faut ni l'art de Glaucus, ni un esprit bien subtil, puisque Homère se charge de nous l'apprendre, pour voir que, quand Achille paraît,

« Hector court se cacher dans les rangs des soldats » ,

et que, au moment où Agamemnon presse les Troyens et les poursuit jusqu'aux mus, Jupiter dérobe Hector pour le sauver à son aise. Le poète lui-même semble se rire de la timidité de ce héros, lorsqu'il feint qu'Iris, envoyée par Jupiter, trouve Hector sous le hêtre, assis auprès des portes, et lui dit :

« Oui, tant que tu verras aux premiers bataillons
Combattre Agamemnon, pasteur des nations,
Furieux, renversant les guerriers sous les armes,
Abstiens-toi du combat. » 

Comment se peut-il faire que Jupiter ait donné cet indigne et lâche conseil, surtout à un guerrier qui ne combat plus et qui demeure dans le repos le plus complet? Et puis , quand le fils de Tydée, dont Minerve rend le casque étincelant de flammes, égorge tant de Troyens et met en fuite ceux qui résistent, que fait Hector? Il se tient loin de la mêlée : insensible à tous les reproches, il n'a pas le coeur de s'opposer aux Achéens victorieux, et colore son retour dans la ville du prétexte d'engager sa mère à aller supplier Minerve avec les femmes troyennes. Encore s'il s'était prosterné lui-même avec le sénat dans le vestibule du temple, ce serait un acte louable ! Il convient, en effet, qu'un chef d'armée ou un roi, en sa qualité de prêtre et de prophète, ne manque jamais de rendre à la Divinité les honneurs qui lui sont dus, qu'il n'en néglige aucun, qu'il n'en remette point le soin à d'autres, et qu'il ne regarde pas ce service comme au-dessous de sa dignité.

[13] Je ne crois pas dénaturer la pensée de Platon en en modifiant un peu l'expression et en disant que, pour tout homme et surtout pour un roi, de Dieu dépendent les circonstances qui font le bonheur; les autres hommes n'y peuvent rien : leur bonheur ou leur malheur rendrait son existence trop dépendante, et c'est ainsi que les choses sont disposées de la manière la plus heureuse pour sa vie. Si on ne veut pas m'autoriser à changer ou à modifier le texte de Platon, à n'en pas altérer un seul mot, mais à en respecter l'intégrité comme celle d'un temple vénérable, je soutiendrai pourtant qu'on ne peut pas entendre autrement la pensée de ce philosophe. Ce qui est tien, dit-il, ce n'est pas le corps, ni les richesses, ni la noblesse, ni la gloire des aïeux : tout cela est une propriété individuelle de l'être, mais non pas l'être lui-même. L'être, ajoute-t-il, c'est l'esprit, c'est la sagesse, c'est, en un mot, le dieu qui vit en nous, et qui constitue, comme il le répète ailleurs, la forme essentielle de notre âme. Car Dieu nous a donné à chacun un génie , que nous disons résider dans la partie supérieure de notre corps, et qui nous attire de cette terre vers le ciel avec qui nous avons une commune origine. C'est vers ce point que chaque homme est entraîné, et non pas vers les autres hommes. Ceux-ci, voulant nous retirer et gêner notre essor, le peuvent quelquefois; quelquefois aussi, sans le vouloir, ils nous enlèvent de ce qui est à nous. Mais le fond demeure immuable, inaltérable, vu que l'excellent ne peut être altéré par le pire. Telles sont les idées qui ont servi de base à mon discours.

[14] Peut-être trouvera-t-on que je sème des pensées platoniciennes sur la pauvreté de mon langage, comme du sel ou des paillettes d'or : l'un servant à rendre les aliments plus agréables, et l'autre plus aimable la vue des objets ; deux qualités réunies dans les oeuvres de Platon, qui, de fait, l'emportent sur les autres par le charme de l'oreille et par la vertu de nourrir et de purifier l'âme en lui plaisant. N'hésitons donc pas et ne nous préoccupons nullement du reproche d'intempérance que nous font ceux qui nous accusent de toucher à tout, comme les gourmands à tous les plats d'un festin, où leur impatience leur fait porter la main aux mets qu'on a servis. C'est un peu là ce qui semple nous arriver quand nous célébrons à la fois des louanges et des sentences, et lorsque, avant de suivre tranquillement le discours commencé, nous l'entrecoupons pour expliquer quelque maxime des philosophes. Nos critiques en ont été prévenus d'avance, et peut-être y reviendrons-nous plus tard.

[15] Notre digression ainsi motivée, revenons à notre point de départ, comme des coureurs qui se sont avancés trop loin. Nous disions donc avec Platon que l'être lui-même c'est l'esprit, c'est l'âme : le corps n'est qu'une propriété individuelle. Voilà ce qu'il démontre dans son admirable ouvrage des Lois. Maintenant, si l'on établit, d'après ce principe, que l'homme, pour lequel les circonstances qui font le bonheur dépendent de l'esprit et de la prudence et non pas des objets extérieurs, dont le bon ou le mauvais état rendrait son existence dépendante, a tout ce qu'il faut pour vivre heureux, on n'altère point le langage du philosophe, on ne le fausse point, on l'interprète et on l'explique comme il faut. Car ce n'est pas altérer le texte que de mettre le mot Dieu à la place du mot être. Et de fait, si le génie, qui réside en nous, impassible de sa nature, puisqu'il participe de celle de Dieu, quoi qu'il ait à souffrir et à supporter à cause de son union avec le corps, à ce point qu'il semble à bien des gens souffrir et s'anéantir avec lui, est représenté par ce philosophe comme dirigeant toute la vie de celui qui doit être heureux, que croyons-nous qu'il pense de cet être pur de tout mélange avec un corps terrestre, que nous nommons Dieu, à qui nous engageons tous les hommes à confier les rênes de leur existence, soit particulier, soit roi, vraiment digne de ce nom, et non pas soi-disant prince et faux souverain, mais qui, comprenant ce que c'est que Dieu et se rattachant à lui par la communauté d'origine, lui fait abandon de tout son pouvoir et lui confie, en homme prudent, toute la direction de son empire? Il y aurait impudence et folie à ne pas obéir à Dieu, dans la mesure de nos forces, si nous avons souci de la vertu. Or, on doit penser que c'est là ce qui est le plus agréable à Dieu. Cependant il faut aussi lui rendre un culte légitime et ne pas négliger l'hommage dû à l'Être suprème. Une piété profonde fait partie de la vertu, la religion étant fille de la justice, qui est elle-même une des formes les plus divines de l'âme : vérité qui n'a échappé à aucun de ceux qui ont traité ces sortes de matières.

[16] Nous approuvons donc Hector de n'avoir pas voulu faire des libations les mains souillées de sang, mais nous regrettons qu'il soit rentré dans la ville et qu'il ait abandonné le combat pour exercer les fonctions, moins d'un chef d'armée ou d'un roi que d'un ministre, d'un serviteur idéen ou du héraut Talthybius. Mais ce n'était, comme nous l'avons dit tout d'abord, que le prétexte d'une fuite honorable. On voit que, quand il se mesure avec Ajax, il cède volontiers à la voix du devin qui lui conseille la réconciliation, et s'estime heureux de racheter sa vie par des présents. En un mot, il poursuit bravement les fuyards, mais il n'entre pour rien dans leur fuite et dans la victoire, excepté lorsque, avec Sarpédon,

« Il franchit le premier le mur des Achéens » .

Craindrons-nous, faute d'exploits semblables, de comparer Hector avec l'empereur, afin de ne pas avoir l'air de mettre en parallèle de petites choses avec de grandes, des faits insignifiants avec des faits d'une haute valeur? ou bien oserons-nous entrer en lutte avec cet héroïque exploit? Dans le fait, ce mur construit sur le rivage n'avait pas coûté le temps d'une matinée tout entière : c'était une oeuvre semblable à nos retranchements. Mais le mur élevé sur les Alpes était une antique forteresse que le tyran choisit pour asile après sa fuite, après l'avoir rajeunie à l'aide de fortifications nouvelles et y avoir laissé une nombreuse garnison de soldats aguerris. Lui-même s'en écartait peu et résidait dans une ville voisine. C'est un marché italien, situé près de la mer, très florissant et très riche, qui sert d'entrepôt aux marchandises des Mysiens, des Péoniens et des peuplades italiennes qui habitent l'intérieur des terres. Jadis on les appelait, je crois, les Hénètes; et aujourd'hui même que les Romains occupent leurs villes, ils conservent leur nom primitif avec une légère addition avant la première lettre; c'est un caractère qui leur est propre : ils le nomment « ou »  et s'en servent souvent au lieu de bêta, par une sorte d'aspiration et d'idiotisme de leur langue. C'est de là que vient le nom de toute cette nation. Quant à leur ville, elle a pris son nom, auquel elle attache une idée favorable, d'un aigle qui vola de la droite de Jupiter pendant qu'on travaillait aux fondations. Elle est bâtie au pied des Alpes, montagnes d'inégale hauteur, coupées de rochers escarpés, qu'on a grand'peine à franchir avec un chariot ou un attelage de mules. Elles commencent à la mer que nous appelons Ionienne, séparent l'Italie de l'Illyrie et de la Gaule, et se terminent à la mer Tyrrhénienne. Quand les Romains eurent subjugué tout le pays où se trouve la nation des Hénètes, quelques-uns des Ligures et une partie assez considérable des autres Gaulois, ils ne les empêchèrent pas de conserver leurs anciens noms, mais ils les forcèrent de s'agréger au reste des peuples italiens, et aujourd'hui toutes les nations qui habitent en deçà des Alpes, jusqu'à la mer Ionienne et Tyrrhénienne, sont comprises sous cette dénomination. Au delà des Alpes, on trouve, à l'occident les Gaulois, au septentrion les Rhètes, du côté où sont les sources du Rhin et celles de l'Ister, dans le voisinage des barbares. Du côté de l'orient se dresse encore le mur des Alpes, ainsi que nous l'avons dit, et le tyran y avait placé une forte garnison. De cette manière, l'Italie est environnée tant par une chaîne de montagnes inaccessibles que par une mer limoneuse, où se jettent une infinité de fleuves, qui font de toute cette plage un marais semblable à ceux du littoral de l'Egypte. Cependant le génie de l'empereur l'en rendit maître et lui en fit forcer l'entrée.

[17] Je n'ai pas besoin d'insister longuement sur les difficultés de la position, où l'on ne pouvait ni asseoir un camp, ni construire des retranchements près du fort, ni faire avancer les machines et les hélépoles, le pays manquant absolument d'eau, ou n'ayant que quelques minces filets autour de la forteresse. J'arrive à la prise elle-même; et, si vous voulez me permettre de résumer tout en un mot, rappelez-vous l'expédition du roi de Macédoine chez les Indiens, qui habitaient cette fameuse roche au-dessus de laquelle ne pouvaient voler les oiseaux même les plus légers {la roche Aornos} ; souvenez-vous comment elle fut prise, et vous n'aurez plus rien à savoir, sinon qu'Alexandre perdit un grand nombre de Macédoniens à l'assaut de cette roche, tandis que notre chef et général, en ne perdant pas un tribun, pas un centurion, pas même un soldat de ses cadres, remporta une victoire sans tache et sans larmes. Hector, je le sais, et Sarpédon frappent beaucoup de guerriers sur le retranchement; mais quand ils ont trouvé Patrocle qui fait des prodiges de valeur, l'un est tué près des vaisseaux, l'autre s'enfuit honteusement, sans emporter le corps de son ami. Tant il est vrai que c'était moins la réflexion que la force du corps, dont ils étaient si fiers, qui les avait poussés à cette irruption sur le retranchement. L'empereur, quand il faut de la vigueur et du courage, sait se servir des armes, mais il les subordonne à la prudence; puis, quand il faut seulement de la prudence, il sait en user pour accomplir des actes plus glorieux que ceux qu'il eût exécutés avec le fer.

[18] Et puisque mon récit me conduit de lui-même à faire ce que je désire depuis longtemps, à louer l'excellence du conseil et la prudence de l'empereur, il convient d'insister sur quelques-uns des faits que nous avons déjà touchés. La comparaison que nous avons précédemment établie entre les exploits des héros et les siens, autant que les petites choses peuvent se comparer aux grandes, suivons-en le parallèle. L'évidence en ma faveur résultera de l'examen des forces respectives et de la grandeur des préparatifs. D'une part on voit toute la Grèce en mouvement, une partie de la Thrace et de la Péonie, ainsi que les contrées soumises à la domination de Priam,

« Le pays de Lesbos, séjour plein de délices,
Et la vaste Phrygie et l'immense Hellespont » .

D'autre part, telle est la masse de nations qui combattent sous les ordres de l'empereur et qui l'aident dans cette guerre, ou bien qui se rangent contre lui, qu'il y aurait folie, excès de ridicule, enfantillage réel à vouloir les compter. Mais plus les forces réunies ont été considérables, plus les faits accomplis ont été glorieux, si bien que les uns ne peuvent manquer de surpasser les autres. Pour le nombre, impossible de les comparer : Grecs et Troyens ne combattent si longtemps que pour une seule ville, sans que les Troyens puissent repousser les Achéens victorieux, et sans que les Grecs renversent le trône et la puissance de Priam. Dix années sont employées à cette lutte. L'empereur livre mille combats aux Germains des bords du Rhin ou près des ponts du Tigre et réduit à néant les forces et l'orgueil des Parthes, qui, voyant leur contrée dévastée, n'osent pas résister, mais laissent piller et brûler le pays compris entre le Tigre et le Lycus. Vient ensuite la guerre. contre le tyran, les flottes expédiées en Sicile et à Carthage, l'occupation des bouches de l'Eridan, la retraite de toutes les troupes de l'Italie, et, en troisième et dernier lieu, le combat livré près des Alpes Cottiennes où l'empereur conquit avec le plaisir de la victoire, la sûreté et la tranquillité de son empire, en forçant son ennemi vaincu à se faire justice lui-même et à s'infliger la punition due à ses forfaits.

[19] Voilà le précis fidèle des oeuvres de notre empereur; nous n'y avons rien ajouté, rien exagéré par adulation pour le placer au-dessus des autres; nous n'avons rien tiré de loin, ni fait violence à la ressemblance des actes, comme ceux qui arrangent les fables des poètes, de manière à en faire des discours vraisemblables, ornés de fictions, et qui, partant d'un point obscur, d'une conjecture sans importance, essayent de nous convaincre que ces poètes ont dit tout ce qu'ils leur font dire. Et cependant si aux noms des héros d'Homère on substituait celui de notre empereur, l'Iliade ne semblerait pas avoir été composée plus à leur louange qu'à la sienne.

[20] Mais afin que, en ne m'entendant parler que de ses exploits et de ses succès à la guerre, vous ne le croyiez pas moins riche en talents d'un genre plus noble et plus estimé, par exemple son talent oratoire dans les harangues et dans les délibérations, sa supériorité dans tout ce qui se gouverne par l'esprit, la réflexion et la prudence, considérez les éloges que le poète accorde à Ulysse et à Nestor; et, si vous trouvez l'empereur au-dessous d'eux, n'en accusez que son panégyriste; si, au contraire, il est placé justement au-dessus, nous avons d'autant plus le droit de le louer. Quand l'un de ses héros, au moment de la colère et de la querelle provoquée par la jeune captive, s'efforce de prendre la parole, il persuade si peu le roi et le fils de Thétis, que l'un dissout brusquement l'assemblée, et que l'autre, n'achevant pas même les sacrifices d'expiation qu'il fait en ce moment et avant encore les yeux fixés sur le vaisseau des théores, envoie des hérauts vers la tente d'Achille, comme s'il eût craint, ce semble, que celui-ci, oubliant sa colère et changeant de sentiment, ne se repentît et ne réparât sa faute. Pour l'orateur d'Ithaque, réputé si habile, lorsqu'il essaye de persuader Achille en lui donnant de riches présents et en lui en promettant de plus riches encore, il fait si peu d'impression sur le coeur du jeune héros, que celui-ci est prêt à remettre à la voile, projet auquel il n'avait pas songé auparavant. Il y a plus : tous ces beaux traits de finesse se bornent à des exhortations à la guerre, au conseil donné par Nestor de construire un retranchement, mesure insignifiante et digne d'un vieillard. En effet, cette construction ne fut d'aucune utilité aux Grecs, mais le retranchement achevé, ils furent plus facilement vaincus par les Troyens. Et cela est tout naturel. Jusque-là ils s'étaient considérés comme étant eux-mêmes un solide rempart pour leurs vaisseaux; mais quand ils eurent vu ce mur dressé devant eux, défendu par un fossé profond et garni de palissades aigues, ils se relâchèrent et perdirent de leur énergie par un excès de confiance dans le retranchement.

[21] Toutefois adresser des reproches aux Grecs et les convaincre d'une faute, ce n'est pas louer dignement notre empereur. Mais quiconque, ce me semble, en rappelant ses grandes actions, montre qu'elles ne sont pas l'effet du hasard, d'une aventure, d'une ardeur irréfléchie, mais d'un dessein prémédité et d'un plan suivi, celui-là loue convenablement la sagesse du prince. Faire ici l'énumération des harangues qu'il a prononcées dans toutes les réunions, devant l'armée, le peuple ou le sénat, exigerait un trop long discours. Qu'on me permette d'en citer une seule, et rapprochez, je vous prie, la harangue du fils de Laërte, retenant les Grecs qui s'élancent pour mettre à la voile et rallumant en eux l'ardeur de combattre, du discours de l'empereur en lllyrie, dans l'assemblée où se trouvait ce vieillard, à qui son caractère mobile comme celui de l'enfance fit oublier ses serments et sa foi, jusqu'à se déclarer ennemi de son sauveur et de son bienfaiteur, traiter avec un ennemi intraitable, et se révolter contre le souverain. Celui-ci rassemble une armée, et s'avance jusqu'aux frontières de la province, dans le dessein d'en barrer le passage. Là, les deux armées s'étant réunies, il devient nécessaire de convoquer une assemblée : on érige une tribune élevée, autour de laquelle se rangent la masse des hoplites, les hommes de trait, les archers, les cavaliers avec leurs chevaux équipés et les enseignes des légions. L'empereur y monte accompagné de celui qu'il a eu jusque-là pour collègue : il n'a ni lance, ni bouclier, ni casque, mais seulement ses habits ordinaires : pas un des doryphores ne le suit ; il se tient seul debout à la tribune, confiant dans la gravité de son éloquence. Car il est bon artisan de paroles, non qu'il taille et qu'il polisse ses mots ou qu'il arrondisse ses périodes, comme les rhéteurs élégants ; mais sa diction est grave et pure; il sait user à temps des expressions qui pénètrent dans l'âme non seulement des gens instruits et éclairés, mais des ignorants capables d'entendre et de comprendre ce qu'on leur dit. Le fait est qu'il enlève des milliers d'hoplites, vingt mille cavaliers, des nations belliqueuses, un pays fertile, et cela, non par la contrainte, ni en faisant des prisonniers, mais en gagnant des coeurs qui cèdent et qui sont prêts à se soumettre à sa volonté. Voilà une victoire bien plus glorieuse que celle des Spartiates; car, cette dernière ne fut sans larmes que pour les vainqueurs, l'autre ne coûta pas une larme même aux vaincus. Le personnage, qui avait pris le masque de la royauté, descend de la tribune, en voyant sa cause perdue, et remet la pourpre à l'empereur comme une restitution de famille. De son côté, l'empereur lui accorde des biens plus considérables que Cyrus n'en avait accordé, dit-on, à son aïeul. Il lui donne, avec la vie sauve, l'aisance qu'Homère juge convenable aux hommes qui ont passé la jeunesse :

« Des bains, des aliments, un lit doux et commode,
C'est ce que la vieillesse a le droit d'obtenir » .

[22] Pour ma part, j'aurais plaisir à rappeler les paroles prononcées par l'empereur et je n'hésiterais point à reproduire ce beau discours. Mais le respect, il faut le dire, me défend d'y rien changer et de vous en interpréter le sens. Je ferais une faute grave en les altérant et je rougirais d'en être convaincu, s'il se trouvait quelqu'un, qui, ayant lu cette harangue ou l'ayant entendue, se la rappellerait et exigerait que j'en rendisse non seulement les idées, mais toutes les beautés dont elle est parée dans la langue maternelle. Homère n'eut point semblable crainte, en rapportant des discours plusieurs générations après l'événement. Il ne restait plus aucune trace des harangues prononcées dans les assemblées; et le poète savait bien qu'il discourrait et haranguerait mieux que ses héros. Vouloir les imiter eût été ridicule, indigne d'une âme libre et généreuse. Cependant tous ces merveilleux hauts faits, dont un peuple immense fut spectateur, et dont la mémoire s'est conservée de bouche en bouche chez une nation capable d'en apprécier la valeur, d'en juger sainement la bonne ou la mauvaise portée, et de les louer avec justesse, vous les avez entendu souvent redire par d'éminents sophistes, par des poètes inspirés du souffle des Muses. Aussi nous vous avons sans doute importunés à cet égard: vous en êtes rassasiés : vos oreilles en sont pleines : et il ne manque pas de poètes qui chantent ces combats et ces victoires d'une voix non moins éclatante que celle des hérauts d'Olympie. Mais c'est vous-mêmes qui produisez cette foule de panégyristes, en les écoutant volontiers. Or, cela n'a rien d'étonnant. Ils ont les mêmes idées que vous au sujet de ces têtes illustres, et ce sont vos propres pensées qu'ils habillent, comme d'un vêtement brodé, où se dessinent leurs phrases, où s'épanouissent les figures et les rythmes les plus agréables, qui leur donnent à vos veux ton certain air de nouveauté. Vous les écoutez avec complaisance, vous croyez que leurs éloges sont justes et vous dites qu'ils sont dans le vrai. Mais est-ce bien la vérité? Peut-être en est-il autrement, et, pour notre part, nous ignorons ce qu'il en est.

[23] Je sais que Socrate l'Athénien (vous avez tous entendu parler de cet homme, de sa renommée et de sa sagesse proclamée par la Pythie), ne faisait pas consister son propre bonheur ni le bonheur et la félicité des autres à posséder d'immenses domaines, de vastes pays contenant de nombreuses nations grecques ou des peuples barbares plus nombreux encore, à pouvoir percer le mont Athos, à jeter un pont de bateaux d'un continent à l'autre pour traverser la mer à volonté, à subjuguer des nations, à prendre des îles d'un coup de filet, à brûler mille talents d'encens dans un sacrifice. Il ne louait donc ni Xerxès, ni tout autre roi de Perse, de Lydie ou de Macédoine, ni stratége des Grecs, à l'exception d'un petit nombre, qu'il savait amis de la vertu, se complaisant dans le courage joint à la prudence, aimant la sagesse alliée de la justice. Les hommes fins, avisés, bons généraux, ou parleurs élégants et habiles à convaincre la multitude, dans lesquels il ne voyait que quelques parcelles de vertu, il n'en faisait qu'un médiocre éloge. Son jugement est confirmé par la foule des hommes sages et vertueux, qui ont compté les uns pour rien, les autres pour peu de chose tous ces avantages qu'on admire et qu'on envie. Si par hasard cette opinion est la vôtre, j'ai la crainte quelque peu fondée de vous avoir traités dans tout ce que j'ai dit plus haut comme de véritables enfants et d'avoir agi comme un sophiste ridicule et ignorant, qui professe un art auquel je me confesse tout à fait étranger. Je dois vous faire ici cet aveu, moi qui veux vous soumettre des louanges véridiques, et telles que vous êtes dignes de les entendre, dussent-elles vous paraître mal ébauchées et de beaucoup inférieures à celles que d'autres ont déjà prononcées. Mais si vous approuvez, comme je l'ai déjà insinué, les auteurs de ces panégyriques, vous me laissez le champ libre ; car vous ne me trouverez pas étrange, et lors même, ce me semble, que je serais inférieur à beaucoup d'autres, je ne serai pas tout à fait à dédaigner, comparé à moi-même, et je n'aurai pas l'air d'avoir entrepris l'impossible.

[24] Pour vous, il ne vous est sans doute pas facile de ne pas croire au témoignage de ces hommes sages et divins, qui, tout en ayant un enseignement personnel, s'accordent sur le point capital de louer unanimement la vertu. Or, ils disent qu'elle a ses racines dans l'âme, qu'elle la rend heureuse, reine souveraine, apte à la conduite des États ou des armées, magnanime et vraiment riche : non qu'elle possède l'or de Colophon

« Et tout ce que contint le marbre du parvis » ,

à l'époque de la paix antique et lorsque florissaient les affaires de la Grèce, ni les nations opulentes, les pierres de l'Inde, et des milliers de plèthres de terrain; mais elle a le meilleur et le plus divin des trésors, celui qui surnage au naufrage, que I'on porte avec soi sur l'agora, au milieu du peuple, dans sa maison, dans les déserts, au milieu des voleurs, à l'abri de la violence des tyrans. Car il n'y a rien d'assez puissant pour le ravir de force et pour l'arracher une fois qu'on le possède. Ce trésor, selon moi, est pour l'âme ce que la lumière est pour le soleil. Souvent des hommes ont pillé le temple du soleil et se sont enfuis après en avoir dévasté les offrandes. Les uns en ont été punis; d'autres ont échappé au châtiment, parce qu'on les a crus incorrigibles. Mais personne n'a privé le soleil de sa lumière, pas même la lune lorsque, dans ses conjonctions, elle passe sous le même cercle que lui, ou que, nous interceptant ses rayons, elle nous fait parfois, comme l'on dit, voir la nuit en plein jour. A son tour, le soleil ne se dépouille point de sa lumière, ni quand il éclaire la lune en opposition avec lui et qu'il lui communique quelque chose de sa propre nature, ni quand il remplit ce vaste et admirable univers de jour et de clarté. C'est ainsi que l'homme de bien en communiquant à un autre sa vertu ne semble rien perdre de la sienne : tant ce trésor est divin, tant il est beau; tant est vraie la parole de l'hôte athénien, quel qu'ait été ce grand homme :

« Tout l'or enfoui sous la terre ou placé à sa surface ne peut se comparer à la vertu. » 

[25] Ne craignons donc pas désormais d'appeler riche quiconque la possède : je dis même appelons-le, si vous le voulez bien, seul noble et seul roi entre tous les hommes. Car si la noblesse est préférable à une naissance obscure, la vertu est préférable à toute autre disposition de l'âme qui n'est point vertueuse. Et qu'on ne croie pas que je chicane sur les mots et que je force leur signification habituelle. Le vulgaire, en effet, appelle nobles les familles enrichies depuis longtemps. Mais il est absurde qu'un cuisinier, un cordonnier, ou, ma foi! même un potier, qui s'est acquis de la richesse par son industrie ou par toute autre voie, ne passe point pour noble aux yeux de la multitude, tandis que, si son fils, qui reçoit de lui son héritage, le transmet à ses descendants, ceux-ci seront fiers de leurs titres et rivaliseront de noblesse avec les Pélopides et les Héraclides. Au contraire, si un homme, issu de parents illustres, descend à un genre de vie opposé à son origine, il n'aura plus le droit de se glorifier de sa noblesse. Eh quoi! l'on refusait d'inscrire au rang des Pélopides ceux qui ne portaient pas sur leurs épaules la marque distinctive de cette familles, et l'on dit que, dans la Béotie, la lance gravée sur les Spartes, au sortir de la motte de terre qui les avait enfantés et nourris, resta pendant longtemps le signe caractéristique de cette race. Et nous croirions qu'il n'y a point dans nos âmes quelque signe pareil, qui nous fasse connaître nos parents et qui nous réponde de la légitimité de notre naissance ! On dit qu'il existe chez les Celtes un fleuve, juge infaillible de cette légitimité, et qu'il ne se laisse fléchir ni par les cris des mères, qui veulent dissimuler leur faute et cacher leur déshonneur, ni par les pères, qui attendent, en tremblant pour leurs femmes et leurs fils, un suffrage véritable et sincère. Chez nous on ne juge que d'après la richesse, on ne juge que d'après la beauté du corps, et la noblesse des aïeux est une ombre extérieure qui empêche de voir et de regarder l'âme. Cependant, comme c'est par elle que nous différons des autres animaux, il serait tout simple de ne juger que par elle de la noblesse. Voilà ce que me paraissent avoir merveilleusement compris, par une visée naturelle et non pas factice comme la nôtre, par une philosophie née du bon sens et non pas d'un vain artifice, les anciens qui disent Hercule fils de Jupiter, et qui regardèrent comme dignes de la même gloire les deux fils de Léda, le législateur Minos, le Crétois Rhadamanthe, et d'autres encore qu'ils ont célébrés pour s'être élevés au-dessus des hommes que la nature leur avait donnés pour pères. En effet, ils considéraient en eux l'âme, les actions, et non pas leurs immenses richesses, blanchies, en quelque sorte, par le temps, ni un pouvoir transmis par leurs aïeux ou par leurs bisaïeux. Plusieurs d'entre eux, il est vrai, étaient issus de parents illustres, mais ils durent à l'excellence de leur vertu d'être entourés d'honneurs et d'hommages et regardés comme fils des dieux. Ce qui rend le fait évident, c'est que, ne connaissant pas la parenté de quelques autres, ils leur assignèrent une origine céleste par égard pour leur vertu. Il ne faut donc pas croire ceux qui disent que les anciens, séduits par l'ignorance, ont inventé ces mensonges au sujet des dieux. Car en admettant qu'ils se soient trompés sur les autres dieux ou démons, en prêtant des figures et des formes humaines à des êtres dont la nature invisible échappe à nos sens et est à peine perceptible pour l'esprit à cause de leur origine commune, il ne s'ensuit pas qu'ils aient commis la même erreur à l'égard des dieux visibles, quand ils appellent Àétès fils du Soleil; un autre, fils de l'Étoile du matin, et ainsi du reste. Comme je l'ai dit, ils veulent nous amener à nous faire une idée juste de la noblesse, et à donner hardiment le nom de noble à quiconque, né de parents vertueux, se montre leur égal; à donner Jupiter pour créateur et pour père à tout homme riche de vertus que n'eut pas celui dont il tient le jour; à ne point le placer dans un rang inférieur à ceux qui, sortis de parents vertueux, ont marché sur leurs traces ; à classer parmi les bâtards celui qui, né de parents bons, est devenu pervers, et à ne jamais appeler nobles les fils d'un père dépravé et qui lui ressemblent, fût-il riche de dix mille talents, comptât-il parmi ses aïeux des princes, et même vingt dynasties princières, eût-il à étaler des victoires aux jeux olympiques et pythiques ou bien dans les combats guerriers, les plus brillantes de toutes, et cela en plus grand nombre que n'en remporta le premier des Césars, et puis les fossés de l'Assyrie, les murailles de Babylone, les pyramides d'Égypte et tant d'autres monuments de richesse, de somptuosité et de luxe qui ne prouvent que l'ardeur ambitieuse de jeter dans ces dépenses la fortune dont on dispose. Vous n'ignorez pas, en effet, que ce n'est ni la richesse ancienne ou nouvellement acquise qui fait un empereur, ni le manteau de pourpre, ni la tiare, ni le sceptre, ni le diadème, ni le trône héréditaire, ni de nombreux hoplites, ni des milliers de cavaliers, ni tous les peuples s'unissant pour le déclarer leur souverain, parce qu'ils ne peuvent lui donner la vertu, mais seulement une puissance supposée aussi heureuse pour celui qui la reçoit que pour ceux qui la confèrent. Et de fait, l'homme élevé à cette haute dignité est dans une situation pareille à la légende tragique de Phaéthon. Inutile d'ailleurs de citer d'autres exemples à l'appui de mes paroles : la vie est remplie de semblables catastrophes et de discours qu'elles ont produits.

[26] Si vous trouvez étonnant que nous refusions le beau, le divin titre de nobles à ceux qui possèdent un vaste territoire, qui règnent arbitrairement sur des milliers de peuples, mais qui ne font preuve dans le jugement de leurs sujets ni d'intelligence, ni de sagesse, ni des qualités compagnes de cette vertu, sachez que ces hommes ne sont point libres, quand même rien dans le présent ne leur ferait obstacle et n'entraverait leur volonté , quand ils repousseraient les agressions de leurs ennemis, ou quand, les attaquant eux-mêmes, ils se montreraient redoutables et invincibles. Se refuse-t-on à croire ce que je dis, nous ne manquerons pas d'éclatants témoignages soit chez les Grecs, soit chez les barbares, qui, après avoir livré de nombreux et sanglants combats, dont ils sont sortis vainqueurs, après avoir subjugué des nations auxquelles ils ont imposé des tributs, ont été, plus honteusement qu'elles, les esclaves de leurs passions, de leur mollesse, de leur débauche, de leur violence, de leur injustice. Jamais homme sensé ne leur donnera le nom de forts, quelque célèbres, quelque brillants qu'ils soient par la grandeur de leurs exploits. On n'est fort, on n'est magnanime que par la vertu. Quiconque se laisse maîtriser par les passions, emporter par la colère, ou par les désirs de tout genre, subjuguer et dominer par les moindres faiblesses, celui-là n'est point fort, il n'a rien d'une trempe virile. Laissons-le se prévaloir d'une vigueur comparable à celle des taureaux, des lions ou des léopards, à moins que, privé même de cet avantage et semblable aux frelons, il ne tire profit des travaux des autres, n'étant lui-même qu'un soldat mou, lâche et efféminé. Assurément un tel homme manque non seulement de la vraie richesse, mais de ces biens acquis avec grand'peine, enviés, désirés, pour la possession desquels tant d'âmes, tenues en suspens, affrontent mille maux, mille dangers, prêtes, chaque jour, en vue du gain, à braver le péril des mers, à trafiquer, à brigander, à usurper des tyrannies. Car ils ne vivent que pour acquérir toujours, manquant toujours de tout, sauf les objets nécessaires à la vie, le manger, le boire, le vêtement, richesse que la nature a bien voulu répartir à tous les êtres, et dont elle n'en prive pas un seul, oiseau, poisson, bête sauvage, homme tempérant. Mais ceux que trouble le désir des richesses ou la triste passion de l'amour, sont condamnés à une faim perpétuelle et à vivre beaucoup plus malheureux que ceux qui n'ont pas les aliments de chaque jour. Ces derniers, en effet, après avoir satisfait leur appétit, trouvent la paix et la fin de leur souffrance. Pour eux pas de journée agréable, quand elle s'écoule sans profit, pas de nuit qui leur amène le sommeil, et qui, en délassant leurs membres et en chassant les soucis, donne un peu de repos à leur folle douleur. Au contraire, elle tourmente et torture leur âme, préoccupée de calculer et de supputer leurs richesses. De tels hommes ne pourraient être délivrés de leurs passions, et de la honte qui en est la suite, ni par les trésors de Tantale, ni par ceux de Midas, ni par le plus grand et le plus absolu des pouvoirs, celui des démons. N'avez-vous pas entendu dire que Darius, monarque des Perses, qui n'était pas dans une condition mercenaire, épris d'un fol amour pour les richesses, poussait la passion jusqu'à fouiller les tombeaux des morts et à grever ses peuples d'impôts? Aussi se fit-il un nom fameux parmi les hommes. Les notables persans lui donnèrent un surnom qui équivaut au mot Sarambe chez les Athéniens.

[27] Mais il me semble que mon discours, entraîné comme par la pente de la route, s'emporte sans ménagement et par une impulsion mal réglée à critiquer les moeurs des hommes. II ne faut pas lui permettre d'aller plus loin. On ne doit lui demander que l'image possible d'un homme de bien, ayant un coeur de roi, un caractère magnanime. Et d'abord son premier devoir est la piété, le respect du culte des dieux, puis un amour religieux, un sentiment tendre envers ses parents soit vivants, soif morts, de la bienveillance pour ses frères, de la vénération pour les dieux de la famille, de la douceur, de l'aménité à l'égard des serviteurs et des étrangers. Tout eu voulant plaire aux siens, il prend un soin équitable des intérêts de tous. Il aime la richesse, non celle qui se pèse au poids de l'or et de l'argent, mais celle qui est pleine d'une vraie bonté pour les amis et d'une complaisance sans flatterie. Ferme et courageux de sa nature, il n'aime point la guerre et il déteste les discordes civiles. Mais si ces malheurs arrivent soit par l'effet du hasard, soit par la méchanceté des hommes, il les supporte bravement et les repousse avec force, poursuivant son oeuvre jusqu'à la fin et ne cessant de lutter qu'après avoir renversé toutes les forces de ses ennemis et les avoir entièrement domptés. Quand ses armes ont été victorieuses, il dépose son épée meurtrière, et regarde comme un crime de tuer et d'égorger celui qui ne se défend plus. Naturellement ami du travail, doué d'une grande âme, il s'associe aux travaux des autres, ne craint point d'en prendre la plus large part, et partage avec eux les récompenses des dangers : non qu'il ait à coeur et qu'il se réjouisse de posséder plus d'or et d'argent que les autres, ni des maisons de plaisance luxueusement ornées, mais il veut faire du bien à tous et répandre ses faveurs sur ceux dont le besoin les réclame. Telles sont les qualités d'un roi, digne de ce nom. Ami des citoyens, ami des soldats, il soigne les premiers comme un berger qui veille à ce que son troupeau devienne florissant et vigoureux, en paissant dans des pâturages abondants et tranquilles, et il ne perd jamais de vue les seconds, les exerçant au courage, à la force, à la douceur, et les regardant comme des chiens de bonne race, vaillants gardiens de ses brebis, comme des compagnons de ses entreprises, des défenseurs du peuple, et non pas des ravisseurs et des pestes de son troupeau ; vrais loups, chiens de la pire espèce, qui, oubliant leur naturel et leur éducation, se font, au lieu de sauveurs et de protecteurs, des fléaux redoutables. Cependant il ne les souffre pas endormais, oisifs, mal aguerris : de tels gardiens auraient besoin d'être gardés eux-mêmes, mais il ne les veut pas rebelles à leurs chefs. Il sait que, avant toute chose et sans autre ressource, la discipline suffit pour triompher à la guerre. Il accoutumera ses soldats à supporter tous les travaux, à se montrer durs et sans mollesse, convaincu qu'il n'y a pas grand secours à attendre d'un gardien qui fuit le travail, qui ne sait pas le supporter et qui ne résiste pas à la fatigue. Et pour cela, il ne se bornera point à exhorter, à louer de tout coeur les bons soldats, à récompenser ou à punir avec une fermeté inexorable, agissant par la persuasion ou par la contrainte, il commencera tout d'abord par se montrer tel qu'il veut qu'on soit, s'abstenant de tout plaisir, ne souhaitant ni peu ni beaucoup la richesse, et n'en dépouillant point ses sujets, ne cédant jamais au sommeil et détestant l'oisiveté. Car il est nul, en vérité, et il ne sert de rien à personne, l'homme qui dort, ou qui, éveillé, a l'air d'être endormi. Ses sujets, j'en suis sûr, lui seront constamment soumis à lui et à ses magistrats, si on le voit obéir à ses excellentes lois et se soumettre à ses justes décrets, s'il accorde en tout la prééminence à la partie de son être vraiment royale et souveraine, et non point à la passion et au dérèglement.

[28] Quant à la constance et à la patience dams la guerre, à l'énergie sous les armes ou dans les exercices pratiqués en temps de paix pour servir de prélude aux luttes avec l'étranger, qui donc saurait mieux y exhorter que celui qui s'y montre infatigable et dur comme le diamant? Est-il, en vérité, pour le soldat accablé de fatigue un spectacle plus agréable que celui d'un empereur frugal, qui prend part à ses travaux, s'y met avec coeur et l'y invite, plein de sérénité et de courage au milieu des dangers, de gravité el de prudence, quand tout est sûr? Car les sujets prennent aisément l'attitude de timidité ou de hardiesse qu'ils voient à leur chef. Il ne lui importe pas moins, outre ce que nous avons dit, de pourvoir à l'abondance des vivres de sorte que jamais ses soldats ne manquent du nécessaire. Et de fait, il arrive souvent que les plus fidèles gardiens, les meilleurs surveillants d'un troupeau, pressés par la faim, s'irritent contre les pasteurs, et que, en les voyant de loin, ils aboient et n'épargnent même pas les brebis. Tel est le bon général. Dans la cité, son influence salutaire et bienfaisante ne consistera pas seulement à repousser les dangers extérieurs, à marcher et à lutter contre les barbares voisins, mais en étouffant les séditions, les mauvaises moeurs, le luxe et la débauche, il apportera un remède aux plus grands maux. Prompt à écarter la violence, l'illégalité, l'injustice, le désir de trop avoir, les querelles qui en sont les conséquences et les émeutes qui ne conduisent à rien de bon, il ne les laissera point commencer, ou, si elles éclatent, il s'efforcera de les anéantir et de les exterminer de son empire. Il ne fermera pas plus les yeux sur le citoyen qui manque à la loi ou qui fait abus de la force que sur l'ennemi qui franchit ses retranchements. Gardien zélé des lois, il n'en sera que meilleur législateur, si l'occasion et la fortune l'exigent, et jamais aucun prétexte ne le décidera à introduire quelque loi mensongère, fausse et bâtarde au milieu des lois établies, pas plus qu'un être servile et dégénéré parmi ses propres enfants. Il n'aura souci que du droit et de la justice, et ni parents, ni alliés, ni amis n'obtiendront de lui aucune faveur aux dépens de l'équité. Car il a pour principe que la patrie est un foyer commun pour tous, une mère plus ancienne et plus sainte que les amis et les parents, plus chère que des frères, des amis et des hôtes : en enfreindre les lois et y substituer la violence est, à son avis, un sacrilége plus grand qu'un attentat sur les trésors des dieux. La loi, en effet, est fille de la justice : c'est l'offrande sacrée et vraiment divine du souverain dieu. Jamais homme doué de raison ne la dédaignera, ne la foulera aux pieds ; mais, accomplissant tout avec justice, il honorera volontiers les bons et punira les méchants suivant son pouvoir, avec l'espoir de les guérir, comme un habile médecin.

[29] Il y a deux sortes de délits, les uns offrant une espérance d'amélioration et n'excluant point encore l'influence des remèdes, les autres laissant le délinquant sans guérison. Contre ceux-ci les lois ont inventé la peine de mort, comme expiation du mal, moins pour le méchant lui-même que pour l'utilité des autres. Il faut qu'il y ait deux sortes de jugements. Le roi s'attribuera la connaissance et la cure des délits guérissables, mais il s'abstiendra, autant que possible, de prononcer sur les autres, et surtout il ne touchera jamais de plein gré aux jugements, où la loi frappe de mort ou d'amende ceux qu'elle a condamnés. S'il porte une loi sur ces matières, il retranchera des peines ce qu'elles peuvent avoir de violence, de rigueur et d'amertume, les faisant appliquer par des hommes sages, qui, toute leur vie, ont donné, dans les tribunaux, une preuve éclatante de leur justice, et qui n'iront jamais, soit emportement, soit ardeur irréfléchie, après une délibération de quelques instants du jour et peut-être même sans délibération aucune, déposer une boule noire contre un citoyen. Quant au prince lui-même, il ne doit avoir ni le glaive en main pour en frapper un citoyen, eût-il commis les derniers crimes, ni l'âme armée d'un aiguillon, comme nous voyons la reine elle-même des abeilles privée de cette arme par la nature. Mais pourquoi considérer les abeilles? Ayons plutôt l'oeil, je le demande, sur le roi des dieux, dont un vrai prince doit être l'organe et le ministre. En effet, tout ce qu'il y a de biens, purs du mélange d'éléments contraires et créés pour l'utilité commune des mortels, est venu et provient encore de ce divin auteur, tandis qu'il n'a point produit de maux, ni présidé à leur existence ; il les a bannis du ciel, et, quand il les a vus se répandre sur la terre et s'attacher à la colonie d'âmes venues d'en haut, il a préposé, pour les juger et pour les détruire, et ses fils et leurs descendants. Or, parmi ces fils, les uns sont les sauveurs et les protecteurs du genre humain ; les autres des juges inexorables, qui infligent un châtiment sévère aux hommes vivants ou dégagés des liens du corps ; d'autres, exécuteurs des vengeances et bourreaux des condamnés, constituent la tribu des démons pervers et insensés.

[30] Voilà ce que doit imiter un prince généreux et ami de la Divinité, et si, avec son amitié, il veut communiquer ses vertus, il doit distribuer les dignités à chacun suivant ses facultés naturelles ou acquises : à l'homme courageux, entreprenant, doué d'un grand coeur et de prudence, les emplois guerriers, afin qu'il puisse user au besoin d'esprit ou de vigueur; à l'homme juste, doux, philanthrope et facilement sensible à, la pitié, le gouvernement des affaires civiles, fondées sur des contrats réciproques, ménageant ainsi un secours aux faibles, aux simples et aux pauvres contre les puissants, les trompeurs, les fourbes et les hommes qui abusent de leur richesse pour commettre des violences et se rire de la justice. Enfin à celui qui participe de ces deux caractères, il doit accorder plus d'honneur et plus de pouvoir qu'à tout autre citoyen, lui confiant, avec autant d'équité que de sagesse, le jugement des délits que suivent un châtiment et une punition légitime dans l'intérêt des opprimés. Car un tel juge, après avoir prononcé une sentence impartiale avec ses assesseurs, en laissera l'exécution au bourreau; et ni l'excès du zèle, ni la faiblesse de l'âme ne le fera dévier des principes naturels de la justice. Tel me semble devoir être le premier magistrat de la cité, résumant en lui les bonnes qualités des deux autres et évitant comme des défauts ce qu'il y a d'excessif dans chacun de ceux que nous venons de désigner.

[31] Quant au prince, voyant tout par lui-même, dirigeant et conduisant les hommes préposés aux grands emplois, aux fonctions importantes et qui partagent avec lui le soin des affaires, il doit exiger qu'ils soient bons et le plus possible semblables à lui. Il ne les choisira donc pas tout simplement et au hasard : il ne voudra pas être un appréciateur moins habile que les essayeurs de pierres précieuses, d'or ou de pourpre. Ces gens-là n'ont pas qu'un seul moyen de faire leur épreuve, mais connaissant bien, à ce qu'il semble, la perversité multiple et rusée de ceux qui veulent les tromper, ainsi que leurs procédés frauduleux, ils s'en gardent de tout leur pouvoir et y opposent les ressources de leur art. De la même manière, le prince, convaincu de la malice des hommes, laquelle n'est ni moins souple, ni moins artificieuse, et dont le plus factieux des moyens est de mentir sous le masque de la vertu et de tromper les gens qui n'y voient pas très clair ou qui ne se donnent pas la peine de se livrer à un long examen, se gardera bien de s'en laisser imposer. Mais une fois qu'il aura fixé son choix, et qu'il se sera entouré des hommes les plus probes, il pourra s'en rapporter à eux pour la nomination des offices subalternes. C'est ainsi qu'il établira les lois et les magistrats.

[32] Pour ce qui est du peuple, il ne souffrira pas que les habitants des villes soient insolents, ni qu'ils manquent des choses nécessaires; et il veillera à ce que les habitants des campagnes, qui vivent en labourant ou en plantant la terre, apportent à leurs gardiens et à leurs défenseurs la nourriture, le salaire et les vêtements convenables. Tous alors, dédaignant les palais assyriens, les pompes magnifiques et dispendieuses, vivront dans une paix profcmde, à l'abri des attaques des ennemis extérieurs ou de ceux du dedans. Ils aimeront, comme un bon génie, l'auteur de tous leurs biens, béniront le ciel de le leur avoir donné; et leurs voeux sincères, partant non des lèvres, mais du fond de l'âme, appelleront sur lui toutes les prospérités. Les dieux, à leur tour, devanceront leurs prières, et, tout en lui accordant d'abord les dons du ciel, ne le priveront pas des biens humains. Enfin, quand la fatalité l'aura fait succomber au mal et aux chances incurables de la vie, ils le recevront dans leurs choeurs et dans leurs festins, et répandront sa gloire parmi tous les mortels. Voilà les vérités que j'ai souvent entendues de la bouche des sages, et ce que la raison me persuade puissamment. Peut-être ai-je employé, pour vous les exposer, plus de temps que je n'en aurais dû consacrer à ce discours, mais moins, je pense, que ne le comportait la matière. Ainsi, quiconque aura pris la peine de m'écouter avec attention, verra nettement que je n'ai rien avancé de faux. Il y a encore une autre cause de ma prolixité, qui, sans se rattacher étroitement à celle que j'ai exposée, convient mieux petit-être à mon discours actuel. Je ne doute pas que vous ne soyez prêts à l'écouter avec intérêt.

[33] Mais, d'abord, revenons un peu à ce que nous avons dit plus haut, lorsque nous avons cessé de poursuivre notre récit. Nous disions que les auditeurs qui aiment les vrais éloges ne doivent pas considérer les avantages que la fortune accorde parfois même aux méchants, mais les habitudes de l'âme et la vertu, qui ne peut appartenir qu'à des hommes d'une nature bonne et excellente. Prenant de là notre point de départ, nous en avons fait dépendre la suite de notre discours, comme d'une règle et d'une mesure, à laquelle il convient de rapporter les louanges des hommes de bien et des princes. Or, celui qui se trouve dans une harmonie pure et parfaite avec ce type est véritablement heureux, et à sa félicité réelle se joint le bonheur de ceux qui vivent sous un pareil empire. Quiconque en approche de plus près est meilleur et plus fortuné que ceux qui s'en écartent davantage. Quant à ceux qui s'en éloignent tout à fait et qui se sont jetés dans une voie opposée, malheureux, insensés et méchants, ils sont, pour eux-mêmes et pour les autres, la cause des plus grands malheurs. Si vous êtes d'accord avec moi sur ce point, il est temps de revenir aux oeuvres que nous avons admirées. Toutefois, afin qu'on ne s'imagine pas que mon discours s'élance de lui-même, comme un cheval qui, n'ayant pas de concurrent, est sûr de vaincre à la course et de remporter le prix de la victoire, j'essayerai de montrer en quoi mon panégyrique diffère de celui de nos habiles rhéteurs. Ceux-ci se plaisent à exalter l'honneur d'être issu de princes et de rois, estimant heureux les descendants des hommes qui ont été heureux et fortunés. Or, ils n'ont pas songé, ils n'ont pas remarqué de quelle manière ceux qu'ils louent ont usé de cet avantage. Autrement, la naissance serait le premier des bonheurs et de presque tous les biens qui nous viennent du dehors, à moins que, ne tenant aucun compte du nom, on ne trouve que cet avantage n'est bon que par l'usage sacré qu'on en fait, et qu'il est mauvais si l'on en use contrairement au bien. Cela posé, c'est peu de chose, ainsi qu'on le pense, d'être né d'un prince riche et opulent; mais c'est beaucoup de s'élever au-dessus de la vertu de ses ancêtres, et de se montrer en tout irréprochable comme eux.

[34] Voulez-vous voir comment ceci s'applique à notre empereur? Je vous en offrirai la preuve convaincante, et vous ne m'accuserez pas de faux témoignage, j'en suis certain : je ne vous rappellerai que ce que vous savez. Peut-être pressentez-vous déjà ce que je vais vous dire, ou, si vous ne le voyez pas bien encore, allez-vous immédiatement le comprendre, en songeant d'abord qu'il a été singulièrement chéri d'un père qui ne fut pas d'une douceur extrême envers ses enfants, et qui, n'accordant rien à la nature ni aux habitudes, fut fléchi, je le pense, par des égards respectueux, et, ne trouvant rien à reprendre, laissa éclater sa bienveillance et donna des signes évidents de son affection. En premier lieu, il réserva pour Constance la portion de son empire qu'il avait jugé convenable de gouverner lui-même; puis, à la fin de sa carrière, paraissant oublier l'aîné et le plus jeune de ses fils, qui étaient sans fonctions, il appela notre prince, qui était en fonctions, et lui remit aux mains le pouvoir suprême. Maître de l'univers, celui-ci traita ses frères avec tant de justice et de bonté, que, leur abandon et leur éloignement les avant soulevés et armés l'un contre l'autre, ils ne témoignèrent aucun mécontentement et n'adressèrent aucun reproche au nouvel empereur. L'issue malheureuse de leur querelle aurait pu lui livrer beaucoup plus qu'il ne possédait : il leur en fit cession, sachant bien qu'il faut autant de vertu pour gouverner un petit nombre de provinces qu'un grand, et qu'on ne fait qu'accroître le nombre de ses soins, quand il faut veiller aux intérêts d'un plus grand nombre d'hommes. Il ne crut pas, en effet, que la royauté dût être une source de délices, ni que, semblable à ceux qui, ne voyant dans l'argent qu'un moyen d'abuser de la table et des plaisirs, cherchent à se procurer d'immenses revenus, un prince doit tout mettre en œuvre pour acquérir des richesses, ou entreprendre une guerre, quand ce n'est point l'intérêt de ses sujets. Ainsi, en accordant la supériorité à ses frères, et en se contentant, avec sa vertu, d'un rang inférieur, il pensa qu'il occupait la place la plus élevée. Et pour qu'on ne croie pas que la crainte seule lui fit préférer la tranquillité aux apprêts de la guerre, je n'en veux pour preuve que celle qui survint, où il se servit des troupes de l'un de ses rivaux pour lutter contre les armes de l'autre. Des orateurs, avant moi, vous ont fait admirer sa victoire; moi, je le loue d'avoir entrepris cette guerre avec justice, de l'avoir poussée avec autant de vigueur que d'habileté, et, lorsque la fortune l'eut conduite à bonne fin, d'avoir usé sagement, royalement de la victoire, et de s'être montré par là tout à fait digne de l'avoir remportée. Voulez-vous que, comme dans les tribunaux, je vous cite nommément des témoins? Mais il n'est pas de guerre entreprise autrefois, contre les Troyens par les Grecs ou contre les Perses par les Macédoniens, avec un caractère évident de justice, qui ait eu de motif aussi plausible : le fait est clair même pour un enfant. Il ne s'agissait pas d'appliquer une vengeance nouvelle à d'antiques méfaits ou à la postérité de leurs auteurs, mais de frapper un homme qui privait et dépouillait du pouvoir les descendants de ceux qui en étaient les maîtres légitimes. Agamemnon partit

« Pour venger le départ d'Hélène et ses soupirs » ,

et il fit la guerre aux Troyens, pour revendiquer une femme. Mais les injures faites à notre empereur étaient récentes. L'usurpateur n'était pas, comme Darius ou Priam, un prince distingué par sa noblesse et sans doute jugé digne du trône par sa vertu ou par sa naissance; c'était un impudent, un sauvage barbare, du nombre (les captifs naguère soumis. Dire ce qu'il a fait et comment il usurpa l'empire, est chose désagréable pour moi et inopportune ; car vous avez entendu pour quelles fortes raisons l'empereur lui fit la guerre ; et pour ce qui est de son expérience et de son courage, il suffit des preuves qui en ont été déjà exposées, les actions, ce me semble, étant plus éloquentes que les discours.

[35] Quant aux suites de sa victoire, et comment il ne voulut point tirer l'épée, ni contre les coupables qu'il avait le droit de soupçonner, ni contre les amis intimes du tyran, ni contre celui qui, sous prétexte de venir, le caducée en main, concilier à l'usurpateur la grâce de l'empereur, s'emporta contre lui en outrages, sans être puni de sa témérité, parce que ce n'était point d'ailleurs un méchant homme, que ces faits vous reviennent à la pensée, au nom de Jupiter, protecteur de l'amitié ! Et cependant quelle chose que l'outrage! Comme il mord le cœur ! Comme il déchire I'âme plus que le fer ne déchire la peau! C'est un outrage qui poussa Ulysse à s'armer, pour sa vengeance, soit de la parole, soit de l'action. Il s'emporta contre son hôte, bien qu'errant et étranger, et cela, sachant bien

« Qu'il est d'un malheureux, privé de la raisin,
D'insulter à son hôte, en sa propre maison » .

Citons encore Alexandre, fils de Philippe, Achille, fils de Thétis, et bien d'autres personnages glorieux et d'illustre naissance. Socrate seul, j'en conviens, et quelques-uns de ses disciples, gens heureux et fortunés entre tous, se dépouillèrent du dernier vêtement de l'amour-propre. Or, l'amour-propre est une passion violente, et qui, pour cela même, est naturelle aux âmes généreuses. Elles s'irritent contre l'outrage, comme antipathique à leur nature, et haïssent plus ceux qui déversent sur eux de semblables paroles, que ceux qui dirigent le fer contre eux, ou qui les menacent d'un meurtre : ce sont des ennemis plutôt d'après la nature que d'après la loi ; car ils aiment la louange et les honneurs, et non seulement on veut les en priver, mais on invente contre eux des calomnies et des mensonges. Hercule, dit-on, et d'autres héros ne purent jamais dominer cette passion. Pour ma part, sans croire à tout ce qu'on débite sur leur compte, je vois notre empereur se dominer souverainement en face de l'injure, et je ne crois point que ce soit un acte moins glorieux que d'avoir pris Troie ou mis en fuite une phalange valeureuse. Si l'on en doute, si l'on regarde ce fait connue de peu d'importance et au-dessous d'aussi grands éloges, que l'on considère, en y jetant les veux, dans quelle situation était l'empereur, et que l'on juge : on verra, je crois, que nous n'avons pas tout à fait perdu l'esprit.

[36] Avec ce caractère, qui ne se démentit point après la guerre, il est tout naturel que l'empereur non seulement ait été un objet d'affection et d'amour pour ses amis, qu'il combla pour la plupart d'honneurs, de pouvoir et de confiance, ou bien auxquels il fit don d'immenses richesses, avec la licence d'user de leur fortune à leur gré, mais encore qu'il ait ravi les suffrages mêmes de ses ennemis. En voici un exemple frappant à vos yeux. Des hommes, l'élite du Sénat, éminents entre tous par leurs dignités, leurs richesses et leurs talents, se réfugiant sous la droite du prince, comme vers un port de salut, abandonnant leurs maisons, leurs foyers et leurs enfants, préférèrent la Pannonie à Rome, et la société de leur souverain à ce qu'ils avaient de plus cher. Et puis une aile de cavalerie, avec son chef et ses enseignes, aima mieux partager les périls du prince que l'heureuse fortune du tyran. Tout cela eut lieu avant la bataille livrée sur les bords de la Drave, et dont nous avons fait le récit. En effet, à cette époque, les rebelles étaient déjà pleins de confiance, et le parti du tyran semblait devoir l'emporter, à cause du succès qu'ils venaient d'obtenir sur les éclaireurs de l'empereur. Le tyran en était fou de joie, et le trouble s'empara de ceux qui n'avaient pu pénétrer le plan de notre chef. Lui seul demeure intrépide et ferme, comme un habile pilote, quand les nuages menaçants sont déchirés par la tourmente, et que le vent soulève l'abîme et les rivages. Alors une terreur extrême et invisible s'empare des coeurs sans expérience, tandis qu'il se réjouit et qu'il ouvre son âme à l'espoir certain du calme et de la sérénité. Car on dit que Neptune, en ébranlant la terre, apaise les flots.

[37] La fortune trompe les insensés et leur fait éprouver de grands échecs, après les avoir fait réussir dans les petites choses, mais elle donne aux hommes prudents une confiance assurée dans les grandes choses, après les avoir troublés par de petits échecs. Ainsi, les Lacédémoniens vaincus aux Thermopyles ne perdirent point courage et ne tremblèrent pas devant l'invasion du Mède, après avoir perdu trois cents Spartiates et le roi lui-même aux défilés de la Grèce. Souvent les Romains vaincus n'en ont obtenu plus tard que de plus grands succès. L'empereur, convaincu de ces faits présents à sa pensée, ne fut point frustré dans son attente.

[38] Et maintenant que le fil de mon discours me conduit de lui-même à vous parler de l'affection du peuple envers son empereur, de celle des magistrats et des hommes qui veillent avec lui au salut de l'empire, et qui l'aident à repousser les ennemis, voulez-vous que je vous en raconte un témoignage manifeste, et qui tue date que de quelques jours? Un chef des légions de la Gaule, vous savez son nom et son caractère, avait remis à l'empereur, qui ne l'exigeait pas de lui, son propre fils pour gage de son amitié et de sa fidélité. Mais bientôt, plus infidèle que les lions, entre lesquels et les hommes il n'y a point, suivant Homère, de pactes sûrs, il pille les villes, dont il distribue les richesses aux barbares envahisseurs, et les leur jette en rançon, tandis qu'il pouvait lutter avec le fer, et ne point acheter son salut à prix d'or. Enfin, quand il croit les avoir gagnés par des largesses, il se fait un manteau d'un lambeau de pourpre pris dans un gynécée, tyran de tragédie et vraiment ridicule. Alors les soldats, outrés de sa défection, et révoltés de voir ce misérable affublé d'un vêtement de femme, se jettent sur lui et le déchirent avant qu'il ait régné sur eux le temps d'une lunaison. Ainsi, l'affection de l'armée fut pour l'empereur le prix légitime, la récompense admirable d'un commandement juste et sans reproche. Désirez-vous savoir comment il se conduisit après cette scène? Sans doute vous n'avez point oublié qu'il ne voulut être ni rigoureux envers le fils du rebelle, ni soupçonneux et sévère pour ses amis, mais qu'il se montra plein de clémence et de douceur envers tous. Et cependant bien des gens étaient prêts à les calomnier et à lancer leurs traits contre des innocents. Peut-être plusieurs d'entre eux méritaient-ils d'être soupçonnés; il n'en fut pas moins indulgent à leur égard, compte pour ceux qui ne furent ni atteints ni convaincus d'avoir été complices de desseins extravagants et sacrilèges. Quant à la grâce qu'il accorda au fils du traître, de l'homme qui avait foulé aux pieds sa foi et ses serments, n'est-ce pas un acte vraiment royal et divin? Verrons-nous d'un meilleur oeil Agamemnon déchaîner sa colère et sa rigueur non seulement contre ceux des Troyens qui étaient venus avec Pâris porter le déshonneur au foyer de Ménélas, mais contre des enfants au ventre de leur mère, et dont peut-être les mères elles-mêmes n'étaient pas nées à l'époque où le ravisseur médita son forfait ? Et si l'on croit que ce sont là des actes cruels, odieux, sauvages, indignes d'un roi, si l'ont pense que la douceur, la bonté et la philanthropie lui conviennent, qu'il ne doit point se plaire aux supplices, mais se désoler des malheurs de ses sujets , soit qu'ils arrivent par leur faute et par leur égarement, soit que le hasard les fasse fondre du dehors, on ne manquera point de donner la palme à notre souverain.

[39] Remarquez, en effet, qu'il fut meilleur et plus juste envers le fils que ne l'avait été le père, et que, à l'égard des amis du traître, il se montra plus esclave de sa parole que celui qui leur avait promis amitié : le tyran les abandonna tous, l'empereur les sauva. Or, si ce malheureux, sûr de la bonté de son prince, dont il connaissait depuis longtemps le caractère, se persuada qu'auprès de lui son fils serait en sûreté et ses amis à l'abri de toute atteinte, il était dans le vrai. Mais il ne se montra que plus pervers, plus méchant et plus misérable, en se déclarant l'ennemi d'un tel souverain, en détestant, en essayant de faire périr un homme, qu'il savait si doux, si éminemment bon, et en voulant lui ravir tout ce qu'il aurait dû respecter. Si, au contraire, désespérant du salut de son fils, et regardant comme difficile, comme impossible celui de ses amis et de ses proches, il n'en persista pas moins dans sa rébellion, ce fut vraiment un misérable, un insensé, plus sauvage que les bêtes, tandis que l'empereur fut bon, généreux, magnanime, prenant en pitié l'âge et l'innocence d'un jeune enfant, traitant avec bonté ceux dont le crime n'était point avéré, dédaignant et méprisant les vrais coupables. Et de fait, quiconque accorde plus à son ennemi que la conscience de ses torts ne lui permettait d'espérer, celui-là mérite le prix de la vertu, pour avoir substitué la clémence au droit, surpassé en modération les juges les moins enclins à sévir, mis le comble à son courage, en ne trouvant aucun ennemi digne de son ressentiment, et fait preuve de prudence, en étouffant les inimitiés, au lieu de les transmettre aux enfants et à leur descendance, sous prétexte d'exercer une justice sévère et de vouloir anéantir la race des méchants, comme les germes du pin. Car la haine est l'oeuvre des méchants , et le proverbe ancien l'assimile à cet arbre. Mais un bon prince, imitant de son mieux la Divinité, sait très bien que du milieu des pierres s'envolent des essaims d'abeilles, que du bois le plus amer naît un fruit succulent, la figue savoureuse, que des épines sort la grenade, et ainsi de mille autres fruits, différents de l'arbre qui les produit et les porte. Il croit donc qu'il faut se garder de les détruire avant leur maturité, mais attendre et leur laisser le temps nécessaire pour abjurer la folie et les erreurs de leurs pères, et devenir des hommes sages et vertueux. Si pourtant ils s'obstinent dans les égarements paternels, l'heure viendra où ils en subiront la peine, sans qu'elle soit imputable aux crimes ou aux malheurs d'autrui.

[40] Ne vous semble-t-il pas que j'ai terminé ce qui s'appelle un véritable éloge? Ou bien désirez-vous m'entendre louer la constance et la dignité de l'empereur? Car non seulement il ne fut vaincu par aucun de ses ennemis, mais il ne céda jamais à aucune passion honteuse, ne désirant ni riches palais, ni villas splendides, ni colliers d'émeraude, enlevés de force ou acquis de bon gré, ne s'abandonnant point à l'amour illicite de quelque femme libre ou esclave, ne recherchant point la douceur intempestive des biens que ne produit pas chaque saison. Ainsi, dans l'été, il n'est point en quête de la glace, ni d'une habitation suivant les températures, mais toujours présent dans les parties actives de l'empire, il supporte les excès alternatifs du froid ou de la chaleur. Je pourrais vous en fournir des preuves convaincante, je vous dirais ce que chacun sait et je ne serais point dans l'embarras. Mais mon discours s'étend et s'allonge ; je n'ai plus le loisir de cultiver les muses, et l'heure est venue désormais de me remettre à l'action.