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FRONTON

 

LETTRES

 

   
   
   
   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  LETTRES DE M. C. FRONTO A L. AURELIUS VERUS, EMPEREUR

LETTRE I
A MON SEIGNEUR VERUS AUGUSTUS
A présent, empereur, agis envers moi comme tu voudras ou comme ton cœur te l'inspirera, ou néglige-moi, ou même méprise-moi, enfin ne me donne plus une marque d'honneur, et mets-moi, si bon te semble, aux derniers rangs. Il n'y a, de ta part, rien de si dur, rien de si injurieux pour moi, qui puisse, quand tu le voudrais même, empêcher que tu ne sois pour moi la source de joie la plus abondante. Tu penses peut-être que je loue maintenant tes vertus guerrières, tes exploits militaires, la sagesse de tes plans. Oui, plus ces choses sont glorieuses pour la république et l'empire du peuple romain, plus elles sont belles et grandes et plus est douce la part que je prends comme homme dans la joie commune. Mais c'est surtout cette éloquence que nous a révélée ta lettre au sénat qui fait mon triomphe aujourd'hui. Je l'ai reçue, je l'ai reçue, je la possède, je la tiens cette marque de faveur qui met le comble à toutes les autres ! Je puis maintenant sortir, l'âme joyeuse, de la vie, puisque j'ai reçu un si noble prix de mes soins, et que je laisse un si grand monument pour mon éternelle gloire. Tous les hommes savent, ou pensent ou croient sur votre parole que je fus ton maître. Certainement je m'arrogerais ce titre avec plus de retenue, si vous-mêmes ne le proclamiez : ce que vous publiez vous-mêmes, je ne puis le nier ! Ta gloire, ta vertu militaire, ont leurs mille ministres ; des milliers de guerriers accourus de toutes parts aident et servent ta victoire ; l'éloquence, c'est, j'ose le dire, sous ma conduite et mes auspices, Caesar, qu'elle est née en toi *** C'est sous ta conduite et tes auspices à toi et par tes armes que Dausara, Nicephorum et Artaxata ont été pris ; mais cette forteresse invincible, inexpugnable, qui est située dans le cœur de ton frère, quel autre que toi ou quelles autres forces que celles de ton éloquence l'ont assaillie au point d'amener ce frère à lui faire accepter le nom d'Arméniacus qu'il avait refusé de prendre ? Avais-tu pour compagne en cette victoire une armée combattant avec une harangue ? Dans cette partie de ta lettre, tu as, comme il convient à un frère qui aime, mis une foule de pensées tendres, et donné à chaque chose le ton et le tour qu'il fallait. En te lisant, car ma santé ne m'a pas permis d'assister au sénat, en voyant ton frère pressé par ton éloquence, je l'interpellais ainsi de mes muettes pensées : "Qu'est- ce que cela, Antoninus ? car le nom que tu avais refusé, il te faudra le prendre, je le vois, et te départir de ta résolution : que font à présent mes lettres, que font celles des philosophes ? Nous sommes vaincus par la lettre d'un soldat. Mais que voit-on de si beau dans ce qu'il a écrit ? un mot nouveau, hasardé ? ou bien, à tes yeux, aurais-je fait un érudit d'un soldat couvert de gloire ? Il y a plus, tu possèdes ce que tu appelais de tous tes vœux, tu as un frère brave, homme de bien, habile à parler ; car il dira ce que tu dirais toi-même, mais en moins de paroles que toi." J'étais tout occupé de ces pensées, lorsqu'à ton discours a succédé le discours d'Antoninus. Dieux bons ! que de vraies et nombreuses beautés ! développements complets, style enchanteur, où tout respire un parfum de piété, de foi, d'amour et de désir ! Que pouvais-je faire alors entre ces deux hommes si chers ? Lequel louer davantage, ou celui qui demandait, ou celui auquel on demandait ? D'un côté Antoninus avec l'empire et soumis ; de l'autre toi, Lucius, avec ta déférence, mais impérieux à force d'amour. Et moi, lorsque je tenais ces deux discours de In main droite et de la main gauche, je me trouvais plus grand et mieux paré que les prêtres d'Eleusis portant leurs flambeaux ; que les rois armés de leurs sceptres, ou que les quindécemvirs ouvrant les livres des Sybilles ; et je priais ainsi les dieux de ma patrie : Jupiter ! Hamo *** Déjà Cato recouvrait l'Espagne ; déjà Gracchus donnait l'Asie à loyer, et partageait Carthage par tête *** M. Tullius, ce premier et dernier organe de l'éloquence romaine *** Nous trouvons dans l'histoire, d'une part des lettres authentiques ; de l'autre des lettres inventées par les écrivains : telle est dans Thucydidès la lettre si noble du chef Nicias envoyée de Sicile ; telle dans Sallustius la lettre outrageante de Mithridatès au roi Arsacès pour implorer son secours ; et la lettre imposante de Cnéius Pompéius au sénat, sur la paie de son armée ; et la lettre haineuse d'Adherbal assiégé dans Cirta, appelant à son aide tout le peuple romain ; lettres courtes et ne renfermant la relation d'aucune bataille. Mais longue, comme celles que tu écris, est la lettre de Catulus *** Tes lettres sont éloquentes comme celles d'un orateur, énergiques comme d'un chef, imposantes comme à un sénat, simples comme celles du soldat *** Le suprême degré de l'éloquence est de parler des grandes choses avec magnificence, des petites avec sobriété *** La plupart des dieux aimèrent mieux qu'on les honorât éloquents que muets *** La foudre elle-même effraierait moins si elle ne tombait avec le tonnerre. Cette puissance même de tonner n'a été livrée ni à Dispater, ni à Neptunus, ni aux autres dieux, mais au souverain" empereur Jupiter, afin que par le fracas des nuées et le retentissement des tempêtes, comme par autant de voix célestes, il vengeât du mépris son empire suprême. Si donc vous cherchez le véritable empereur du genre humain, c'est votre éloquence qui commande, c'est votre éloquence dominatrice des âmes ; elle imprime la crainte, concilie l'amour, excite l'industrie, réprime l'impudence, encourage la vertu, confond les vices, persuade, apaise, enseigne, console. Enfin, je le proclame hardiment d'après l'antique appel : laissez-la l'éloquence, et commandez ; laissez-là les discours à faire au sénat, et subjuguez l'Arménie : d'autres généraux avant vous ont aussi subjugué l'Arménie ; mais certes, et ton épître et le discours de ton frère sur toi et tes vertus relèveront plus ta gloire, et feront plus de bruit dans la postérité que presque tous les triomphes des princes. Notre Ventidius, après avoir battu et mis les Perses en fuite, emprunta pour annoncer sa victoire un discours à Sallustius, et Nerva recommanda ses exploits au sénat avec des paroles mendiées. Ainsi la plupart des princes avant ceux de votre sang ont été presque sans langues et sans voix, et ne pouvaient pas mieux parler de leurs faits d'armes que les casques n'en parlent. Depuis l'époque où la république a passé des magistrats annuels à C. César et ensuite aux mains d'Auguste, je trouve que le talent de la parole a été dans Caesar digne de lui et de l'empire, mais Augustus, qui ferma le siècle, déploya, selon moi, dans le discours, avec une élégance toute latine, plutôt les grâces pures du langage que la fécondité de la parole. Après Augustus, son Tiberius n'hérita que de quelques lambeaux de son éloquence, restes déjà flétris et languissans. Les empereurs qui vinrent après lui, jusqu'à Vespasianus, furent tels qu'on n'a pas moins de honte pour leur langage que d'horreur et de dégoût pour leurs crimes et leurs mœurs. Dira-t-on qu'ils n'avaient rien appris ? Pourquoi donc commandaient-ils ? Pour commander, je pense, du geste, comme les histrions ; de la tête, comme les muets ; ou par un interprète, comme les barbares. Qui d'entre eux a pu prononcer au forum ou au sénat un discours de sa façon ? qui a pu composer un édit, une épître avec ses propres paroles ? Comme ces malades attaqués de la phrénésie, ils commandaient par l'organe d'autrui ; c'étaient des flûtes muettes à défaut d'une bouche étrangère. Or, l'empire n'est pas seulement l'expression de la puissance, mais du discours ; car l'empire s'exerce en commandant et en défendant. S'il ne loue les bonnes actions, s'il ne blâme les mauvaises, s'il n'exhorte à la vertu, s'il ne détourne du vice, qu'il renonce à son nom, qu'il n'ait plus que son vain titre d'empereur *** Presque toujours, même aux indignes, le trône paternel a suffi pour leur mettre aux mains le pouvoir. De même que les petits de la poule naissent avec tous les attributs de leur espèce, crêtes, plumes, chant, réveil matinal ; aux enfants des rois, dès le ventre de leur mère, est destinée la souveraine puissance : la main de l'accoucheuse leur transmet l'empire. *** Le jugement des oiseaux décida du pouvoir suprême entre Romulus et Rémus, qui consultaient les augures sur deux collines différentes Ce n'est pas par la vitesse, mais par le premier hennissement des chevaux que l'empire des Perses *** Et cette sagesse, empereur, qui t'en a pénétré dès ta première enfance ? ce n'est, certes, ni le cirque, ni la cuirasse, mais les livres et les enseignements de la science. A force de lire dans les historiens et les orateurs de nombreux exemples de ce genre, l'éloquence fut la maîtresse qui t'enseigna l'art de la guerre. On te confiait une armée pervertie par le désordre, la débauche et une longue oisiveté. Des soldats habitués à applaudir chaque jour les histrions d'Antioche, et plus souvent au milieu des bosquets et des lieux infâmes que sous leurs enseignes. Des chevaux d'une saleté hideuse, des cavaliers épilés ; rarement chez le soldat un bras, une jambe velue : de plus, mieux vêtus qu'armés ; et de telle sorte qu'un homme austère et des jours de l'antique discipline, Laelianus Pontius, brisait du bout de ses doigts presque toutes leurs cuirasses, et remarquait même des coussins étendus sur leurs chevaux. Il fit couper les cornettes des casques, et arracher aux cavaliers, comme à des oies, la plume de leurs selles. Peu de soldats s'élançaient d'un bond sur leurs chevaux ; les autres se soutenaient à peine sur leurs pieds, leurs genoux, leurs jarrets : peu faisaient vibrer le javelot ; la plupart, sans force et sans vigueur, le jetaient comme de la laine. Au camp, le jeu partout ; un sommeil long comme la nuit, et la veillée dans le vin. Le pouvoir de réprimer de pareils soldats, et de les refaire utiles et actifs, n'est-ce pas la rudesse d'Hannibal, la discipline de l'Africain et les exemples de Métellus, écrits dans l'histoire, qui te l'ont enseigné ? et cette règle même, que tu t'es faite dans ta prudence, de n'en venir aux mains avec l'ennemi, enseignes en avant, qu'après avoir exercé le soldat par de légers combats et de petites victoires, qui te l'a enseignée ? n'est-ce pas Cato, aussi grand empereur que grand orateur ? Je vais te soumettre les paroles même de Cato, afin que tu puisses y voir la théorie de ta conduite :
"Cependant j'essayais cç que pouvait faire chaque escadron, chaque bataillon, chaque cohorte ; je voyais dans de légers combats ce que chacun était ; quelqu'un s'était-il bravement conduit, je le récompensais honorablement, afin que d'autres voulussent faire de même ; et, devant l'armée assemblée, je le louais longuement. De temps en temps je faisais quelque nouveau camp. Mais dès que le temps de l'année est venu ***"
La tradition nous apprend qu'on avait coutume de faire sortir du sénat l'image de Cato : si c'était pour sa gloire militaire, pourquoi pas celle de Camillus ? pourquoi pas celle de Curius ?...

LETTRE II
A MON MAÎTRE
*** Pardonne, si, enchaîné par des soins pressens, j'ai commencé par expédier les affaires que j'avais sous la main, et si, comptant sur ton extrême indulgence à mon égard, j'ai cessé quelque temps de t'écrire. Pardonne à la confiance de l'amour, si, forcé de changer peut-être chaque jour mes plans, et encore incertain de leur succès, j'ai tardé à t'en rendre compte. Accueille, je t'en prie, cette excuse d'un si juste retard. Mais pourquoi donc écrivais-je plus souvent à d'autres qu'à toi ? Je vais m'absoudre en quelques mots : c'est que, si je ne faisais ainsi, les autres se fâcheraient, et que toi tu pardonnerais ; qu'ils se tairaient, et que toi tu demanderais ; que je leur rendrais à eux office pour office, tandis qu'à toi je dois amour pour amour. Voulais-tu aussi que, malgré moi, me plaignant, me hâtant, je t'écrivisse des lettres plutôt par nécessité que par plaisir ? Mais pourquoi, diras-tu, cela ne te plaisait-il pas ? parce que je n'avais encore rien fait qui pût m'inspirer l'envie de t'appeler au partage de ma joie. J'avoue, au contraire, qu'il m'en coûtait de faire partager à un homme que je chéris, et que je voudrais toujours voir content, tous les embarras qui m'ont rendu malheureux les jours et les nuits, et qui ont presque entraîné la ruine entière de nos affaires. Je ne pouvais non plus supporter d'avoir du chagrin et de parler d'autre chose. Crois-tu qu'il soit capable de quelque feinte avec Fronto ce Lucius, qui se vante bien plus d'avoir appris de lui la franchise et l'amour du vrai que la science du beau langage ? Il me semble aussi qu'en raison du pacte fait depuis longtemps entre nous je suis assez fondé à espérer ma grâce. Et puis, quoique, malgré mes attaques répétées, tu ne m'eusses cependant jamais écrit, je m'affligeais sans doute ; mais, en mémoire de notre pacte, je ne me fâchais point. Enfin quoi de plus ? je ne veux pas paraître te faire plutôt une excuse qu'une prière : oui, j'ai péché, je l'avoue, et contre celui qu'il me convenait le moins d'ofienser, je l'avoue encore. Mais toi, sois meilleur. Je suis assez puni, d'abord par cela même que je sens que j'ai péché ; ensuite parce que, séparé par des terres immenses, moi qui pouvais dès, le premier pas obtenir grâce, je serai déchiré d'inquiétude pendant cet intervalle de tant de mois qui va s'écouler jusqu'à ce que tu reçoives ma lettre et que j'aie reçu ici la tienne. Je te présente comme suppliant en ma faveur l'humanité elle-même ; car, s'il est de l'humanité de faillir, c'est surtout le propre de l'homme de pardonner ***

LETTRE III
A MON MAITRE
*** Les évènements qui ont eu lieu depuis mon départ, tu les connaîtras d'après les lettres qui m'ont été écrites par les chefs chargés de la conduite de chaque affaire. Notre Sallustius, aujourd'hui Fulvianus, t'en donnera des copies. Pour moi, afin que tu puisses te rendre compte de mes calculs et de mes plans, je t'enverrai mes lettres, où l'ordre à suivre en toute chose est tracé. Si tu désires aussi quelques dessins, tu pourras les recevoir de Fulvianus ; mais, pour te mettre encore plus les faits sous les yeux, j'ai mandé à Cassius Avidius et à Martius Vérus de m'écrire quelques Mémoires, que je t'enverrai, et qui te donneront l'intelligence des mœurs et de la richesse du pays. Si tu veux que je t'écrive aussi une espèce de Mémoire, dis-moi quel tu veux que je l'écrive, et ordonne : je l'écrirai ; car je suis prêt à me résigner à tout, pourvu que nos actions te doivent leur célébrité. Ne néglige pas non plus nos discours au sénat et nos allocutions à l'armée. Je t'enverrai aussi mes conférences avec les barbares : ces matériaux te seront d'un grand usage. Il est une chose que je ne veux certes point démontrer, humble élève, à mon maître, mais que je veux le mettre à même d'apprécier. Insiste longtemps sur les causes et l'origine de la guerre et même sur les désastres éprouvés en notre absence : tu arriveras tard à nos actions. Du reste, je pense qu'il est nécessaire de faire ressortir toute la supériorité des Parthes avant mon arrivée, afin que toute la grandeur de nos opérations apparaisse. Dois-tu, comme fit Thucydidès dans la guerre des cinquante années, resserrer le sujet ou le reprendre un peu plus haut, sans l'étendre toutefois autant que, bientôt après, tu le feras pour nous ? Tu en jugeras toi-même. En somme, mes actions, quelles qu'elles soient, n'ont de grandeur que leur grandeur réelle ; mais elles paraîtront grandir d'autant plus que tu auras voulu qu'elles parussent grandes.

LETTRE IV
A MON SEIGNEUR VERUS AUGUSTUS
Quoique depuis longtemps cette maladie me fasse de la vie un regret et un ennui, cependant, en te voyant de retour avec une si grande gloire acquise par ton courage, je n'aurai pas vécu en vain, et je ne vivrai pas malgré moi ce qui me sera encore donné de vie. Adieu, seigneur très regretté ; salue ta belle-mère et vos enfants.

LETTRE V
A MON MAITRE
Ne me suis-je pas representé ta joie, ô mon très cher maître ? Il me semble que je te vois me voir et m'embrasser tendrement, et me baiser beaucoup chaque jour ***

LETTRE VI
A MON SEIGNEUR VERUS AUGUSTUS
*** je ne pouvais dans le trouble de mon âme. Mais, en recevant ta lettre, j'ai déjà vu luire une bonne espérance, car cette lettre était écrite de ta main.Ensuite tu m'annonces toi-même que trois jours de diète et une saignée supportée avec assez de courage et de résignation avaient délivré de tout danger ta santé chancelante. Je respirai alors, je commençai à renaître, et il n'est point de foyers, point d'autels, de bois sacrés et d'arbres consacrés, car j'étais alors à la campagne, qui n'aient entendu mes prières. Et maintenant j'attends que tes lettres m'apprennent combien de jours encore les médecins demandent pour réparer tes forces. C'est surtout à présent qu'il faut user de soins et de précautions afin de te refaire peu à peu, et ne point t'empresser de recouvrer trop vite tes forces perdues. Car c'est une vérité transmise et avouée par tous qu'il faut tirer du sang au plus vite, lorsqu'il abonde, et le laisser ensuite revenir par degrés. Je t'en prie, je t'en conjure, seigneur, conduis-toi comme il convient à ton excellent esprit ; aie pour toi de la mesure, de la modération ; contrains des désirs qui assurément seront plus vifs et plus violents que jamais, après le régime momentané qu'il t'a fallu garder. Salue le seigneur, ton frère, dont tu conserveras la santé en conservant la tienne. Adieu, très doux seigneur.

LETTRE VII
A VERUS AUGUSTUS, MON SEIGNEUR
Une étroite, une vieille amitié m'unit à Gavius Clarus ; tu t'en souviens, seigneur, je le pense ; car souvent chez toi je t'en ai parlé à cœur ouvert. Je ne crois pourtant pas hors de propos de t'en rappeler ici le souvenir. Dès sa première jeunesse, Gavius Clarus ne m'entoura pas seulement de ces soins, de ces devoirs affectueux par lesquels un sénateur plus jeune et moins élevé honore et cultive dignement les bonnes grâces d'un sénateur plus âgé et plus illustre ; mais peu à peu notre amitié en vint au point que sans répugnance, et sans me faire rougir, il me témoignait la soumission d'un client ou d'un affranchi fidèle et laborieux, et cela, sans arrogance de ma part, sans flatterie de la sienne ; mais notre mutuelle affection et un amour vrai avaient détruit toute fausse honte dans ce partage de nos devoirs. Rappellerai-je tous les soins qu'il donna dans le forum à nos affaires importantes ou minimes, publiques ou domestiques ? En quelque lieu que ce pût être, si je désirais dans une affaire du secret, de la discrétion, du zèle, de l'habileté, je le lui mandais, et je me confiais en lui seul. Mais, ce que mon élève apprendra avec peine, il se fit toujours une telle étude du soin de ma santé, il s'y livra en tout temps, et si entièrement, qu'il couchait même près de moi malade ; et, quand la douleur m'ôtait l'usage de mes mains, c'était sa main qui portait les aliments à ma bouche. Enfin si, en l'absence de Victorinus et du seigneur mon frère, quelque humaine calamité m'arrivait, je réclamais ses services pour mes souffrances ; même en leur présence, j'aimais mieux lui laisser le soin de toucher mes plaies, afin d'épargner à mon frère et à mon gendre la douleur de pareilles fonctions. Voilà les droits de Gavius Clarus sur moi. Et déjà, si ma fortune eût été assez grande pour me permettre d'être généreux sans nuire à ce que je dois à mon rang de sénateur, je l'aurais secouru de tout mon pouvoir *** Je n'aurais pas souffert qu'il traversât les mers pour une pareille affaire *** Mais hélas ! et ma modique fortune et son étroite pauvreté m'ont forcé à le faire partir malgré lui pour la Syrie, afin de recueillir un legs que lui a fait par testament un de ses plus chers amis. Si mon Clarus est pauvre, ce n'est point par sa faute. Son père ni sa mère ne lui ont rien laissé, et il n'a été l'héritier de son père que pour satisfaire à grand'peine aux créanciers paternels. Du reste, l'économie, le zèle, le désintéressement, ont marqué les jours de sa questure, de son édilité, de sa prêture, et, même pendant l'absence de Clarus, votre divin père ayant payé sur votre fisc les frais de sa prêture, aussitôt que le rétablissement de sa santé l'eut ramené dans la ville, Clarus remboursa tout à votre fisc. Non, personne n'est plus obligeant que cet homme, plus modeste, plus réservé : il est même libéral, tu peux m'en croire ; et, dans une si triste pénurie, généreux autant que ses moyens le permettent. C'est une simplicité, une sincérité, une bonne foi toute romaine ! et une <GREC>, que je crois moins romaine pourtant ; car, dans toute ma vie, je n'ai rien trouvé de plus rare dans Rome qu'un vrai <GREC> : aussi, Rome ne possédant pas un seul <GREC>, cette vertu n'a pas même un nom chez les Romains. Je le le recommande, seigneur, de toute la puissance de mes prières. Si tu m'as jamais aimé, si tu dois m'aimer un jour, protège celui que je confie à ton amitié et à tes secours. Tu me demanderas peut-être ce que je désire pour lui. ***

LETTRE VIII
A VERUS AUGUSTUS, MON SEIGNEUR
*** Tu m'as approuvé, et tu as loué mon conseil, et cependant en trois ou quatre jours tu n'as pu obtenir de toi de me répondre un mot de salutation. Mais voici quelle l'ut ta pensée : d'abord tu ordonnais que je fusse introduit dans ta chambre ; de cette manière, tu me donnais baiser sans exciter la jalousie de personne. Oui, je le crois ainsi, parce que tu avais fait la réflexion que moi, à qui tu avais confié le soin de former ta bouche à l'éloquence, je devais avoir aussi le droit du baiser, et que tous les maîtres de la parole avaient le privilège de recueillir le fruit de leurs leçons, au moins sur le seuil de la parole. Enfin j'imagine que l'usage du baiser a été établi en l'honneur de l'éloquence : car, en saluant, pourquoi approchons-nous plutôt la bouche de la bouche que les yeux des yeux, les fronts des fronts, ou, ce qui est le principal instrument de notre puissance, les mains des mains, si ce n'est parce que nous rendons honneur à la parole ? Enfin, les animaux muets et privés de la parole sont aussi privés du baiser. Cet honneur que tu m'as rendu, je l'estime du plus grand poids, de la plus grande valeur. Plus d'une fois aussi j'ai senti de quelle souveraine gloire étaient pour moi et les discours et tes actions. Combien de fois ne m'as-tu pas soutenu de tes mains, aidé à me mettre debout, et presque porté quand j'avais peine à marcher à cause de mon infirmité ? Avec quel air joyeux et affable tu nous as toujours parlé ! avec quel plaisir tu faisais naître la conversation ! combien tu la prolongeais ! avec quel regret tu la terminais ! C'est lout cela qui me paraît d'un prix infini. De même que, dans les entrailles des victimes, les plus petites, les plus minces fibres annoncent les plus grandes prospérités ; que l'apparition de petites fourmis et de peliles abeilles présage les plus grands évènements : ainsi j'estime que les moindres et les plus légères marques d'intérêt et de bienveillance d'un prince tel que Vérus annoncent ce qu'il y a de plus grand et de plus désirable parmi les hommes, l'amour et l'honneur. Aussi, tout ce que j'avais à demander à ton frère mon seigneur, j'ai mieux aimé le demander et l'obtenir par toi.

LETTRE IX
A MON SEIGNEUR VERUS AUGUSTUS
Fatigué par une maladie longue et plus grave que de coutume ; affligé aussi et presque sans relâche des plus amers chagrins, car en très peu de mois j'ai perdu une épouse bien chère et un petit-fils de trois ans, je n'ai pas laissé d'être un peu soulagé de mes peines et réjoui, je l'avoue, en apprenant que tu te souvenais de nous, et que tu prenais quelque part à nos douleurs. J'ai donc envoyé ce que mon seigneur ton frère, averti par ta lettre, a jugé digne d'être envoyé. J'y ai joint le discours pour Démonstratus que j'offrais d'abord à ton frère, lorsque j'appris de lui qu'Asclépiodotus, qui est maltraité dans ce discours, n'était pas désapprouvé par toi. A cette nouvelle, j'ai vraiment, fait tout ce que j'ai pu pour supprimer ce discours, mais il était déjà dans les mains de tout le monde, et je n'ai pu le détruire. Quoi donc ? que dis-je ? si ce n'est que, puisque tu approuves Asclépiodotus, il faut qu'il devienne ton meilleur ami, comme l'est devenu Hérodès, aujourd'hui à moi de cœur, quoique le discours subsiste. Au reste, ton frère a agi noblement avec moi : j'ai à cœur d'agir plus noblement encore. Aussi, dès que tu m'auras envoyé le mémoire, j'aborderai le travail avec toutes les forces de ma volonté ; car pour le talent, c'est ton aflaire, à toi, qui m'as cru capable...

LETTRE X
A MON MAITRE
Tu sais, je n'en doute pas, mon très cher maître, malgré mon silence, combien toutes tes peines, même les plus légères, sont ameres pour moi. En effet, quand tu viens de perdre presqu'en même temps une épouse chérie depuis tant d'années et un petit-fils tendrement aimé, ... oserai-je consoler mon maître par des paroles étudiées. ****

LETTRE XI
A MON MAITRE
*** avec le nôtre, je veux dire, Calpurnius, la chose est en litige. Pour moi, je prouverais facilement, à la vue de tout le monde, et sous tes yeux, si tu étais spectateur, que ce Pyladès surpasse d'autant plus son maître qu'il ressemble davantage à Apolaustus. Mais, ceci soit dit sans plaisanterie, ordonne à ce Valerius Antonius de me communiquer le mémoire, afin que nous puissions y répondre, et justifier ainsi notre opinion. J'ai lu ta lettre avec le plus grand plaisir et mon admiration accoutumée. Adieu, mon maître, très doux, très cher à ton Vérus.

LETTRE XII
A MON MAITRE
J'ai de vives plaintes à te faire, mon maître, et ma douleur est telle qu'elle surpasse encore mes plaintes. Quoi ! après une si longue absence, je n'ai pu ni t'embrasser, ni m'entretenir avec toi, et cependant tu es arrivé au palais comme je venais à peine de quitter le seigneur mon frère. Il est vrai que j'ai bien grondé mon frère de ce qu'il ne m'avait pas rappelé, et il n'a point osé disconvenir de son tort. Que t'en aurait-il coûté, je te prie, de me prévenir d'avance que tu venais chez mon frère, que tu voulais aussi me voir, enfin de me faire revenir pour causer ensemble ? Quoi donc ! si tu m'appelais aujourd'hui chez toi, ne quitterais-je point tout de grand cœur pour y courir ? moi qui supporte avec tant de peine de ne pouvoir aller chez toi tous les jours *** Adieu, mon maître, très cher à ton Vérus, très consolant.

LETTRE XIII
A MON SEIGNEUR VERUS AUGUSTUS
Si, lorsque je suis venu hier au palais pour vous voir, je ne t'ai pas vu, ce n'a pas été de ma faute ; je te l'expliquerai tout à l'heure. Mais, quand même librement et sciemment, je n'aurais point rempli ce devoir, je ne m'en repentirais en aucune manière, car ce fut, oui ce fut là le prétexte de tes lettres amicales et des plaintes que tu m'adresses : et certes ma joie serait bien moins vive d'être venu chez toi, et d'avoir eu le suprême honneur de ton entretien, qu'elle ne l'est de recevoir tes regrets et de si violents reproches. En effet, avec cette affabilité qui t'est singulière tu honores de tes paroles tous les hommes de notre rang lorsqu'ils sont près de toi ; mais tu ne les redemandes pas tous avec autant d'ardeur lorsqu'ils sont absents. Enfin, c'est une faute pour laquelle j'aime mieux te voir fortement irrité contre moi que prêt à me le pardonner de bon cœur ; car, plus lu regrettes, plus ta colère s'augmente avec le regret, et tu pardonnerais vite si tu cessais d'aimer. En effet, lorsque toi et ton frère, au sein d'une immense richesse, environnés d'une immense multitude de toute puissance et de tous rangs, que vous comblez de votre amour, vous m'accordez aussi une part à votre amour, que me faut-il faire, moi, dont toutes les espérances, toutes les richesses, reposent en vous seuls ? *** Par où je mériterai assurément que vous les préfériez à moi-même. Mais, pour ne pas différer plus longtemps ma défense, ce ne fut point de ma faute, je le répète, si je ne t'ai point rencontré ; car je revins de mes jardins le cinquième jour avant les calendes d'avril, au point du jour, pour te voir, si je pouvais, après un bien longtemps *** Et que serais-je allé faire ? savoir si votre santé est assez bonne ? vous embrasser ? vous donner un baiser ? causer avec vous ? ou, après quatre mois d'absence, être témoin de vos larmes, et vous montrer les miennes ? Qu'ai-je donc fait le lendemain ? Je n'ai osé écrire ni à toi ni à ton frère pour vous annoncer ma visite ; mais j'ai écrit à Charilas, votre affranchi, ces mots, si je m'en souviens bien : S'il est possible aujourd'hui de pénétrer jusqu'à eux, fais-le moi savoir ***