épictète
MANUEL
texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER
MANUEL D’ÉPICTÈTE (50 ? — 130 ?)Traduit du grec par François Thurot — 1889I 1. Des choses les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions, en un mot tout ce qui est opération de notre âme ; ce qui ne dépend pas de nous, c’est le corps, la fortune, les témoignages de considération, les charges publiques, en un mot tout ce qui n’est pas opération de notre âme. 2. Ce qui dépend de nous est, de sa nature, libre, sans empêchement, sans contrariété ; ce qui ne dépend pas de nous est inconsistant, esclave, sujet à empêchement, étranger. 3. Souviens-toi donc que si tu regardes comme libre ce qui de sa nature est esclave, et comme étant à toi ce qui est à autrui, tu seras contrarié, tu seras dans le deuil, tu seras troublé, tu t’en prendras et aux dieux et aux hommes ; mais si tu ne regardes comme étant à toi que ce qui est à toi, et si tu regardes comme étant à autrui ce qui, en effet, est à autrui, personne ne te contraindra jamais, personne ne t’empêchera, tu ne t’en prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi[i], car tu ne souffriras rien de nuisible. 4. Aspirant à de si grands biens, songe qu’il ne faut pas te porter mollement à les rechercher, qu’il faut renoncer entièrement à certaines choses et en ajourner d’autres quant à présent. Mais si outre ces biens tu veux encore le pouvoir et la richesse, peut-être n’obtiendras-tu même pas ces avantages parce que tu aspires en même temps aux autres biens, et, en tout cas, ce qu’il y a de certain, c’est que tu manqueras les biens qui peuvent seuls nous procurer la liberté et le bonheur. 5. Ainsi, à toute idée rude[ii], exerce-toi à dire aussitôt : « Tu es une idée, et tu n’es pas tout à fait ce que tu représentes. » Puis examine-la, applique les règles que tu sais, et d’abord et avant toutes les autres celle qui fait reconnaître si quelque chose dépend ou ne dépend pas de nous ; et si l’idée est relative à quelque chose qui ne dépende pas de nous, sois prêt à dire : « Cela ne me regarde pas. » II1. Souviens-toi que ce que le désir déclare qu’il veut, c’est d’obtenir ce qu’il désire, que ce que l’aversion déclare qu’elle ne veut pas, c’est de tomber dans ce qu’elle a en aversion ; et quand on n’obtient pas ce qu’on désire, on n’est pas heureux, quand on tombe dans ce qu’on a en aversion, on est malheureux. Si donc tu n’as d’aversion que pour ce qui est contraire à la nature dans ce qui dépend de toi, tu ne tomberas dans rien de ce que tu as en aversion ; mais si tu as de l’aversion pour la maladie, la mort ou la pauvreté, tu seras malheureux. 2. Cesse donc de donner pour objet à ton aversion rien de ce qui ne dépend pas de nous, transporte-la sur ce qui est contraire à la nature dans ce qui dépend de nous. Quant au désir, supprime-le absolument pour le moment[iii]. En effet, si tu désires quelque chose qui ne dépende pas de nous, infailliblement, tu ne seras pas heureux ; et quant aux choses qui dépendent de nous, qu’il est beau de désirer, il n’en est aucune qui soit encore à ta portée. Borne-toi à tendre vers les choses et à t’en éloigner, mais légèrement, en faisant des réserves, et sans ardeur. IIIA propos de tout objet d’agrément, d’utilité ou d’affection, n’oublie pas de te dire en toi-même ce qu’il est, à commencer par les moins considérables. Si tu aimes une marmite, dis : « C’est une marmite que j’aime ; » alors, quand elle se cassera, tu n’en seras pas troublé : quand tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi que c’est un être humain[iv] que tu embrasses ; et alors sa mort ne te troublera pas. IVQuand tu entreprends quelque chose, rappelle-toi ce que c’est. Si tu t’en vas te baigner, représente-toi ce qui arrive tous les jours au bain[v], les gens qui vous jettent de l’eau, qui vous poussent, qui vous injurient, qui vous volent[vi] ; tu seras plus sûr de toi en allant te baigner, si tu te dis aussitôt : « Je veux me baigner, mais je veux aussi conserver ma volonté dans un état conforme à la nature. » Et de même en chaque occasion. Ainsi, s’il te survient au bain quelque contrariété, tu auras aussitôt présent à l’esprit : « Mais je ne voulais pas seulement me baigner, je voulais conserver aussi ma volonté dans un état conforme à la nature ; et je n’y réussirai pas, si je m’irrita de ce qui arrive tous les jours. » VCe qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, ce sont les jugements qu’ils portent sur les choses. Ainsi la mort n’a rien de redoutable, autrement elle aurait paru telle à Socrate ; mais le jugement que la mort est redoutable, c’est là ce qui est redoutable. Ainsi donc quand nous sommes contrariés, troublés ou peinés, n’en accusons jamais d’autres que nous-même, c’est-à-dire nos propres jugements. Il est d’un ignorant de s’en prendre à d’autres de ses malheurs ; il est d’un homme qui commence à s’instruire de s’en prendre à lui-même ; il est d’un homme complètement instruit de ne s’en prendre ni à un autre ni à lui-même. VINe t’enorgueillis d’aucun avantage qui soit à autrui. Si un cheval disait avec orgueil : « Je suis beau, » ce serait supportable ; mais toi, quand tu dis avec orgueil : « J’ai un beau cheval, » apprends que tu t’enorgueillis d’un avantage qui appartient au cheval. Qu’est-ce qui est donc à toi ? L’usage de tes idées. Quand tu en uses conformément à la nature, alors enorgueillis-toi ; car tu t’enorgueilliras d’un avantage qui est à toi. VIIIl en est de la vie comme d’une navigation[vii]. Si l’on relâche, et que l’on t’envoie faire de l’eau, accessoirement tu pourras sur ta route ramasser un coquillage ou un oignon, mais il faut toujours avoir l’est rit tendu vers le navire, te retourner sans cesse pour voir si le pilote ne t’appelle pas, et, s’il t’appelle, laisser tout cela pour ne pas te voir lié et jeté à bord comme un mouton : de même dans la vie, si au lieu d’un coquillage ou d’un oignon, tu as une femme et un enfant, rien n’empêche ; mais si le pilote t’appelle, cours au vaisseau, en laissant tout cela, sans te retourner. Si tu es vieux, ne t’éloigne pas trop du navire, pour ne pas risquer de manquer à l’appel. VIIINe demande pas que ce qui arrive arrive comme tu désires ; mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. IXLa maladie est une contrariété pour le corps, mais non pour la volonté, si elle ne veut pas. Être boiteux est une contrariété pour la jambe, mais non pour la volonté. Dis-toi la même chose à chaque incident ; tu trouveras que c’est une contrariété pour autre chose, mais non pour toi. XA chaque occasion qui se présente, replie-toi sur toi-même et cherche quelle faculté tu as en toi-même pour te conduire : si tu vois une belle femme, tu trouveras en toi la faculté de la continence ; s’il se présente une fatigue à supporter, tu trouveras celle de l’endurance ; une injure, tu trouveras celle de la patience. Si tu prends cette habitude, tes idées ne t’emporteront pas. XINe dis jamais de quoi que ce soit : « Je l’ai perdu, » mais : « Je l’ai rendu. » Ton enfant est mort : il est rendu. Ta femme est morte : elle est rendue. « On m’a enlevé mon bien. » — Eh bien ! il est rendu aussi. — « Mais c’est un scélérat que celui qui me l’a enlevé. » — Eh ! que t’importe par qui celui qui te l’a donné l’a réclamé ? Tant qu’il te le laisse, occupe-t’en comme de quelque chose qui est à autrui, ainsi que les passants usent d’une hôtellerie. XII1. Si tu veux faire des progrès, laisse là toutes ces réflexions, comme : « Si je néglige ma fortune, je n’aurai pas de quoi manger ; » « Si je ne châtie pas mon esclave, il sera vicieux. » Il vaut mieux mourir de faim, exempt de peine et de crainte, que de vivre dans l’abondance et le trouble ; il vaut mieux que ton esclave soit vicieux, et que tu ne sois pas malheureux. 2. Commence donc par les petites choses. On laisse couler ton huile ; on vole ton vin : dis-toi, « C’est à ce prix que se vend l’impassibilité, c’est à ce prix que se vend le calme. » On n’a rien pour rien. Quand tu appelles ton esclave, pense qu’il peut ne pas répondre à ton appel, et, y répondant, ne rien faire de ce que tu veux, mais que sa situation n’est pas assez belle pour qu’il dépende de lui que tu ne sois pas troublé. XIIISi tu veux faire des progrès, résigne-toi à passer pour un idiot et pour un imbécile dans les choses du dehors, consens à passer pour n’y rien entendre ; et si quelques-uns te croient quelque chose, défie-toi de toi-même. Sache qu’il n’est pas facile de conserver sa volonté dans un état conforme à la nature, et en même temps de veiller sur les choses du dehors ; mais nécessairement, on ne peut s’occuper de l’un sans négliger l’autre. XIV1. Si tu veux que tes enfants, ta femme, tes amis vivent toujours, tu es un imbécile ; tu veux que ce qui ne dépend pas de toi, dépende de toi ; tu veux que ce qui est à autrui soit à toi. Ainsi, si tu veux que ton esclave ne commette pas de fautes, tu es fou ; tu veux que le vice ne soit pas le vice, mais autre chose. Mais si tu veux ne pas manquer ce que tu désires, tu le peux ; applique-toi donc à ce que tu peux. 2. On est toujours le maître d’un homme, quand on a le pouvoir de lui donner ou de lui ôter ce qu’il veut ou ce qu’il ne veut pas. Si l’on veut être libre, qu’on n’ait ni désir ni aversion pour rien de ce qui dépend d’autrui ; sinon, il faut être esclave. XVSouviens-toi que tu dois te comporter dans la vie comme dans un festin. Le plat qui circule arrive à toi : étends la main et prends avec discrétion. Il passe plus loin : ne le retiens pas. Il n’est pas encore arrivé : ne le devance pas de loin par tes désirs, attends qu’il arrive à toi. Fais-en de même pour des enfants. pour une femme, pour des charges publiques, pour de l’argent ; et tu seras digne de t’asseoir un jour à la table des dieux[viii]. Mais si l’on te sert et que tu ne prennes rien, que tu dédaignes de prendre, alors tu ne seras pas seulement le convive des dieux, tu seras leur collègue. C’est en se conduisant ainsi que Diogène[ix], qu’Héraclite[x] et ceux qui leur ressemblent ont mérité d’être appelés des hommes divins, comme ils l’étaient en effet. XVIQuand tu vois quelqu’un qui pleure, soit parce qu’il est en deuil, soit parce que son fils est au loin, soit parce qu’il a perdu ce qu’il possédait, prends garde de te laisser emporter par l’idée que les accidents du dehors qui lui arrivent sont des maux. Rappelle-toi sur-le-champ que ce qui l’afflige ce n’est pas l’accident, qui n’en afflige pas d’autre que lui, mais le jugement qu’il porte sur cet accident. Cependant n’hésite pas à lui témoigner, au moins des lèvres, ta sympathie, et même, s’il le faut, à gémir avec lui ; mais prends garde de gémir du fond de l’âme. XVIISouviens-toi que tu es l’acteur d’un rôle, tel qu’il plait à l’auteur[xi] de te le donner : court, s’il l’a voulu court ; long, s’il l’a voulu long ; s’il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le naïvement ; ainsi d’un rôle de boiteux, de magistrat, de simple particulier. C’est ton fait de bien jouer le personnage qui t’est donné ; mais de le choisir, c’est le fait d’un autre. XVIIIQuand un corbeau[xii] pousse un cri de mauvais augure, ne te laisse pas emporter par ton idée ; distingue[xiii] aussitôt en toi-même, et dis : « Dans tout cela il n’y a point de présage pour moi, il ne peut y en avoir que pour mon corps, ma fortune, ma réputation, mes enfants, ma femme. Quant à moi, tout est de bon augure, si je veux ; car quel que soit l’événement, il dépend de moi d’en tirer profit. » XIX1. Tu peux être invincible, si tu ne t’engages dans aucune lutte, où il ne dépend pas de toi d’être vainqueur. 2. Quand tu vois un homme revêtu d’honneurs extraordinaires ou d’un grand pouvoir ou de toute autre illustration, prends garde de le proclamer heureux et de te laisser emporter par ton idée. Si la substance[xiv] du bien est dans les choses qui dépendent de nous, il n’y a pas de place pour l’envie ni pour la jalousie ; et toi-même, tu ne voudras pas être stratège[xv], prytane ou consul, tu voudras être libre. Or il n’y a qu’une route pour y arriver, mépriser ce qui ne dépend pas de nous. XXSouviens-toi qu’on n’est pas outragé par celui qui injurie ou qui frappe, mais par le jugement qu’ils vous outragent. Quand quelqu’un te met en colère, sache que c’est ton jugement qui te met en colère. Efforce-toi donc avant tout de ne pas te laisser emporter par ton idée ; si une fois tu gagnes du temps, quelque délai, tu seras plus facilement maître de toi. XXIAie tous les jours devant les yeux la mort, l’exil et tout ce qui paraît effrayant, surtout la mort, et jamais-tu ne penseras rien de bas, ni ne désireras rien avec excès. XXIISi tu désires être philosophe, attends-toi dès lors à être un objet de dérision, à être en butte aux moqueries d’une foule de gens qui disent : « Il nous est revenu[xvi] tout à coup philosophe » et « D’où vient cet air refrogné ? » Toi, n’aie pas l’air refrogné ; mais attache-toi à ce qui te paraît le meilleur, avec la conviction que la divinité t’a assigné ce poste : souviens-toi que si tu restes fidèle à tes principes, ceux qui se moquaient d’abord de toi, t’admireront plus tard ; mais si tu es vaincu par leurs propos, tu te rendras doublement ridicule. XXIIIS’il t’arrive de te tourner vers l’extérieur par complaisance pour quelqu’un, sois sûr que tu as perdu ton assiette. Contente-toi donc, partout, d’être philosophe. Si de plus tu veux le paraître, parais-le à toi-même ; et c’est suffisant. XXIV1. Ne t’afflige pas par des raisonnements comme : « Je vivrai sans considération et je ne serai rien nulle part. » Si le manque de considération est un mal, tu ne peux souffrir de mal par le fait d’autrui, non plus que de honte. Est-ce que c’est quelque chose qui dépend de toi, que d’obtenir une charge ou d’être invité à un grand repas ? nullement. Comment est-ce donc une humiliation ? Comment ne seras-tu rien nulle part, toi qui ne dois être quelque chose que dans ce qui dépend de toi, là on tu peux avoir le plus grand mérite ? 2. Mais tu ne viendras pas en aide à tes amis. Qu’est-ce que tu dis là, ne pas venir en aide ? Tu ne leur donneras pas de monnaie ? Tu ne les feras pas citoyens romains[xvii] ? Et qui donc t’a dit que ce sont là des choses qui dépendent de nous, et non d’autrui ? Qui est-ce qui peut donner à un autre ce qu’il n’a pas lui-même ? « Acquiers[xviii], » dira l’un d’eux, « pour que nous ayons. » 3. Si je puis acquérir en restant discret, star, magnanime, montre-moi le moyen, et j’acquerrai. Si vous exigez que je perde les biens qui me sont propres pour vous acquérir ce qui n’est pas un bien, voyez vous-mêmes comme vous êtes injustes et déraisonnables. Et que préférez-vous donc ? de l’argent ou un ami loyal et réservé ? Aidez-moi donc plutôt à acquérir ce bien-là, et n’exigez pas que je fasse ce qui me le fera perdre. 4. « Mais, » dira quelqu’un, « ma patrie, je ne lui viendrai pas en aide, autant qu’il est en moi. » Encore une fois, quelle aide ? Elle ne te devra pas de portiques, de bains[xix] ? Et qu’est-ce que cela ? Tes concitoyens ne sont pas non plus chaussés par l’armurier, ni armés par le cordonnier ; il suffit que chacun remplisse sa tâche. Si tu procurais à ta patrie quelque autre citoyen loyal et réservé, ne lui aurais-tu rendu aucun service ? — « C’est vrai. » — Eh bien ! alors, tu ne lui seras pas non plus inutile. 5. « Quelle place aurai-je donc dans l’État ? » — Celle que tu peux avoir en restant homme loyal et réservé. Mais si pour venir en aide à ta patrie, tu perds ces biens, de quelle utilité peux-tu lui être quand tu seras devenu impudent et déloyal ? XXV1. On t’a préféré quelqu’un, soit pour l’inviter à un repas, soit pour le saluer, soit pour l’appeler à une délibération ? Si ce sont là des biens, tu dois te réjouir de ce qu’il les a obtenus ; si ce sont des maux, ne t’afflige pas de n’en avoir pas ta part : souviens-toi que quand tu ne fais pas la même chose que les autres pour avoir ce qui ne dépend pas de nous ; tu ne peux pas prétendre en avoir autant. 2. Et comment celui qui ne fait pas une cour assidue[xx] à un grand, peut-il être traité comme celui qui la fait ? celui qui ne lui fait pas cortége[xxi], comme celui qui le fait ? celui qui ne le loue pas, comme celui qui le loue ? Tu seras injuste et insatiable, si, sans avoir payé le prix, tu veux recevoir pour rien ce qu’il vend. 3. Voyons, combien se vend la laitue ? Supposons que ce soit une obole[xxii]. Quand quelqu’un a de la laitue en donnant son obole et que toi tu n’en as pas en ne donnant pas la tienne, ne crois pas être moins bien traité que celui qui en a. S’il a sa laitue, toi, tu as ton obole, que tu n’as pas donnée. 4. De même ici. Quelqu’un ne t’a pas invité à un repas ? C’est que tu n’as pas payé le prix auquel il vend son repas ; il le vend pour des compliments, il le vend pour des soins. Paye le prix auquel il vend, si tu y trouves un avantage ; mais si tu veux à la fois ne pas payer et recevoir, tu es insatiable et imbécile. 5. N’as-tu donc rien à la place du repas ? Oui, tu as quelque chose, tu as de ne pas louer qui tu ne veux pas, tu as de ne pas essuyer les insolences des esclaves qui gardent sa porte[xxiii]. XXVIOn peut reconnaître ce que veut la nature aux choses sur lesquelles nous ne différons pas d’avis entre nous. Ainsi, quand l’esclave d’un autre casse sa coupe, nous avons aussitôt sur les lèvres : « Cela se voit tous les jours. » Sache donc que quand on cassera ta coupe, tu dois être tel que tu es quand on casse celle d’un autre. Applique cette réflexion à des événements plus importants. Quelqu’un perd son fils ou sa femme ? Il n’est personne qui ne dise : « C’est la condition de l’humanité. » Mais quand on fait cette perte soi-même. aussitôt de dire : « Hélas ! que je suis malheureux ! » Il faudrait pourtant se rappeler ce qu’on éprouve en l’entendant dire d’un autre. XXVIIComme on ne place pas de but pour qu’on le manque, de même le mal de nature n’existe pas dans le monde[xxiv]. XXVIIISi on confiait ton corps au premier venu, tu serais indigné ; et toi, quand tu confies ton âme au premier venu, pour qu’il la trouble et la bouleverse par ses injures, tu n’en as pas de honte ? XXIX1. Dans toute affaire, examine bien les antécédents[xxv] et les conséquents, et alors entreprends. Sinon, tu seras d’abord plein de feu, parce que tu n’as pas réfléchi à l’enchaînement des choses ; et plus tard, quand quelques difficultés se produiront, tu renonceras honteusement. 2. Tu veux être vainqueur aux jeux olympiques[xxvi] ? Et moi aussi, de par les dieux ; car c’est une belle chose[xxvii]. Mais examine bien les antécédents et les conséquents, et alors entreprends. Il faut obéir à une discipline, manger de force[xxviii], t’abstenir de gâteau, faire des exercices forcés, à des heures réglées, par le chaud, par le froid, ne boire ni eau fraîche ni vin indifféremment, en un mot, te mettre entre les mains du dresseur comme entre celles d’un médecin ; puis, dans l’arène, il faut creuser des fosses[xxix], quelquefois se démettre un bras, se donner une entorse, avaler force poussière, quelquefois être fouetté[xxx], et avec tout cela être vaincu. 3. Quand tu auras bien pesé tout cela, si tu persistes, fais-toi athlète. Sinon, tu seras comme les petits enfants qui jouent tantôt au lutteur, tantôt au gladiateur, qui tantôt sonnent de la trompette, tantôt déclament ; de même, tu seras tantôt athlète, tantôt gladiateur, puis rhéteur, ensuite philosophe, et jamais rien du fond de l’âme ; tu imiteras comme un singe tout ce que tu verras faite, et chaque chose te plaira à son tour. C’est qu’avant d’entreprendre tu n’as pas bien examiné, retourné la chose sous toutes ses faces ; tu vas au hasard et sans désirer vivement. 4. C’est ainsi que certaines gens pour avoir vu un philosophe, pour avoir entendu parler comme parle Euphrate[xxxi] (et pourtant qui peut parler comme Euphrate ?), veulent aussi être philosophes. 5. Mais, pauvre homme, examine d’abord ce que c’est que d’être philosophe ; ensuite étudie ta propre nature, pour voir si tu es de force. Tu veux être pentathle[xxxii] ou lutteur ? Considère tes bras, tes cuisses, examine tes reins. L’un est doué pour une chose, l’autre pour une autre. 6. Crois-tu qu’en te faisant philosophe tu peux manger et boire de la même manière[xxxiii], avoir les mêmes désirs, les mêmes aversions ? Il faut veiller, peiner, te séparer des tiens, t’exposer au mépris d’un petit esclave, aux risées des passants, avoir le dessous partout, en honneurs, en dignités, devant les juges, enfin en toute chose. 7. Pèse bien tout cela. Maintenant si tu tiens à avoir en échange l’impassibilité, la liberté, le calme, c’est bien ; sinon, retire-toi. Ne fais pas comme les enfants ; ne sois pas maintenant philosophe, ensuite percepteur, puis rhéteur, puis procurateur de César[xxxiv]. Tout cela ne saurait s’accorder. Il faut que tu sois un, ou vertueux ou vicieux ; il faut cultiver ou ton âme ou les choses du dehors, t’appliquer ou aux choses intérieures ou aux choses extérieures, c’est-à-dire, rester ou philosophe ou non philosophe. XXXPour faire son office, il faut se régler ordinairement sur les rapports de corrélation. C’est ton père ; il t’est prescrit d’en prendre soin, de lui céder en tout, de supporter ses injures, ses coups. — « Mais c’est un mauvais père. » — Est-ce avec un bon père que la nature t’a mis en rapport intime ? C’est avec un père. — « Mon frère me fait tort. » — Eh bien, alors observe les rapports qui sont établis entre toi et lui ; ne t’occupe pas de ce qu’il fait, mais de ce que tu dois faire pour que ta volonté soit dans un état conforme à la nature : un autre ne te nuira pas, si tu ne veux pas ; mais on t’aura nui, si tu juges qu’on te nuit. De même avec les autres : si tu prends l’habitude de considérer les rapports de corrélation qui sont entre toi et un autre en tant que voisin, concitoyen, préteur[xxxv], tu trouveras quel est ton office. XXXI1. Sache que le fond de la piété envers les dieux, c’est d’en juger sainement, de penser qu’ils existent et qu’ils gouvernent l’univers avec sagesse et avec justice, et en conséquence de te donner le rôle de leur obéir, de leur céder et de les suivre en tout ce qui t’arrive, danse la pensée que c’est arrangé pour le mieux. Ainsi tu ne t’en prendras jamais aux dieux, et tu ne te plaindras pas d’en être négligé. 2. Or tu ne peux le faire qu’en ôtant les biens et les maux de ce qui ne dépend pas de nous pour les placer uniquement dans ce qui dépend de nous. Si tu crois que quelque chose qui ne dépend pas de nous est bon ou mauvais, infailliblement, toutes les fois que tu manqueras ce que tu veux et que tu tomberas dans ce que tu ne veux pas, tu t’en prendras aux auteurs responsables et tu les prendras en haine. 3. En effet, tout être animé est naturellement porté à fuir et à éviter ce qui lui paraît un mal et ce qui le cause, et d’autre part, à rechercher et à aimer ce qui lui parait un bien et ce qui le procure. I1 est donc impossible à celui qui croit qu’on lui nuit, d’aimer ce qui paraît lui nuire, comme il est impossible d’aimer le dommage en lui-même. 4. De là les injures que le fils adresse au père, quand le père ne lui fait pas part de ce qui passe pour un bien. C’est ce qui fait que Polynice et Étéocle sont devenus ennemis : ils croyaient que la royauté est un bien. C’est pourquoi le laboureur, le matelot, le marchand, ceux qui perdent leur femme ou leurs enfants, injurient les dieux. La piété est fondée sur l’intérêt ; par conséquent, quand on s’applique à donner la direction qu’il faut à ses désirs et à ses aversions, on s’applique par là même à être pieux. 5. Quant aux libations, aux sacrifices, aux offrandes, il faut toujours suivre les lois de sa patrie[xxxvi], être en état de pureté[xxxvii], n’avoir pas de nonchalance ni de négligence, ne pas rester trop en deçà de ses moyens ni aller au delà. XXXII1. Quand tu as recours à la divination, souviens-toi que, si tu ne sais pas quel[xxxviii] sera l’événement, puisque tu viens auprès du devin pour l’apprendre, tu sais, avant de venir, de quelle[xxxix] nature sera cet événement, si du moins tu es philosophe. Si c’est quelque chose qui ne dépend pas de nous, il faut de toute nécessité qu’il ne soit ni bon ni mauvais. 2. N’aie donc, en te présentant au devin, ni désir ni aversion ; ne tremble pas en approchant, sois convaincu que l’évènement quelconque qui sera annoncé est chose neutre qui ne te regarde pas, que, quel qu’il puisse être, il sera possible d’en tirer un bon parti, sans que personne au monde t’en empêche. Aie donc confiance en recourant aux conseils des dieux ; et quand tu auras reçu ces conseils, il ne te restera plus qu’à ne pas oublier quels sont ceux qui te les ont donnés et à qui tu désobéirais, si tu ne les suivais pas. 3. Maintenant ne consulte les devins, comme le voulait Socrate[xl], que sur les choses où tout se rapporte à l’issue, et pour lesquelles il n’y a ni raisonnement ni art quelconque qui donne le moyen de connaître ce qu’on veut savoir ; ainsi, quand il faut se risquer pour un ami ou pour sa patrie, il ne faut pas demander au devin s’il faut se risquer. En effet, si le devin te déclare que l’état des entrailles de la victime n’est pas favorable[xli], il est évident que cela présage ou la mort ou une mutilation en quelque partie du corps ou l’exil, mais la raison prescrit, même avec cette perspective, de venir au secours d’un ami et de se risquer pour sa patrie. Obéis donc au plus grand devin, à Apollon Pythien, qui chassa du temple celui qui n’était pas venu au secours de son ami, qu’on assassinait[xlii]. XXXIII1. Retrace-toi dès maintenant un genre de vie particulier, un plan de conduite, que tu suivras, et quand tu seras seul et quand tu te trouveras avec d’autres. 2. Et d’abord garde ordinairement le silence, ou ne dis que ce qui est nécessaire et en peu de mots. Il pourra arriver, mais rarement, que tu doives parler quand l’occasion l’exigera ; mais ne parie sur rien de frivole : ne parle pas de combats de gladiateurs, de courses du cirque, d’athlètes, de boire et de manger, sujets ordinaires des conversations ; surtout ne parle pas des personnes, soit pour blâmer, soit pour louer, soit pour faire de parallèles. 3. Si tu le peux, ramène par tes discours les entretiens de ceux avec qui tu vis sur des sujets convenables. Si tu te trouves isolé au milieu d’étrangers, garde le silence. 4. Ne ris pas beaucoup, ni de beaucoup de choses, ni avec excès. 5. Dispense-toi de faire des serments[xliii], en toute circonstance, si cela se peut, ou au moins dans la mesure du possible. 6. Refuse de venir aux repas où tu te trouverais avec des étrangers qui ne sont pas philosophes ; et si l’occasion l’exige, fais bien attention à ne pas tomber dans leurs manières. Souviens-toi que quand ton compagnon est sale, tu ne peux pas te frotter à lui sans te salir, quelque propre que tu sois toi-même. 7. Ne prends pour les besoins du corps que ce qui est strictement nécessaire, en fait de nourriture, de boisson, de vêtement, de logement, de domestiques. Tout ce qui est d’ostentation et de luxe, supprime-le. 8. Si l’on vient te dire qu’un tel dit du mal de toi, ne cherche point à te justifier sur ce qu’on te rapporte ; réponds seulement : « Il faut qu’il ne soit pas au courant de ce qu’on peut encore dire sur mon compte ; autrement il ne se serait pas borné là. » 9. Il n’est pas nécessaire d’aller souvent au spectacle. S’il le faut, ne t’intéresse sérieusement qu’à toi-même, c’est-à-dire, désire simplement que les choses arrivent comme elles arrivent et que celui-là soit vainqueur, qui est vainqueur ; ainsi tu ne seras pas contrarié. Abstiens-toi entièrement de crier, de rire de tel acteur, de partager les passions des spectateurs. Quand le spectacle est terminé, ne parle pas beaucoup de ce qui s’est passé, sauf en ce qui peut contribuer à te rendre meilleur ; autrement il serait évident que tu as été frappé du spectacle. 10. Ne te décide pas à la légère et facilement à assister à des lectures publiques[xliv]. Quand tu y viens, garde une attitude grave et calme qui n’ait pourtant rien de désagréable. 11. Quand tu dois avoir affaire à quelqu’un, particulièrement à quelqu’un de puissant, représente-toi ce que Socrate ou Zénon[xlv] aurait fait en pareil cas, et tu ne seras pas embarrassé pour te comporter convenablement dans la circonstance. 12. Quand tu fais des visites à un homme puissant, représente-toi d’avance que tu ne le trouveras pas chez lui, qu’on ne t’admettra pas, qu’on te fermera la porte sur le nez, qu’il ne se souciera pas de toi. Et si avec cela c’est ton office d’y aller, vas-y et supporte ce qui arrive, sans jamais te dire en toi-même : « Ce n’était pas la peine ; » car cette réflexion est d’un homme qui n’est pas philosophe et qui se met en colère pour les choses du dehors. 13. Dans la conversation, évite de parler beaucoup et sans mesure de ce que tu fais ou des dangers que tu as courus. Si tu as du plaisir à te souvenir des dangers auxquels tu as été exposé, les autres n’ont pas autant de plaisir à t’entendre raconter ce qui t’est arriva. 14. Évite aussi de chercher à faire rire. On est induit par là à glisser dans le genre de ceux qui ne sont pas philosophes, et en même temps cela peut diminuer les égards que les autres ont pour toi. 15. Il est facile aussi de se laisser aller à tenir des propos obscènes. Quand il arrive quelque chose de pareil, tu peux, si c’est à propos, aller jusqu’à faire des reproches à celui qui se le permet ; sinon, témoigne au moins par ton silence, ta rougeur, ton visage sévère, que cette conversation te déplaît. XXXIVQuand une idée de plaisir se présente à ton esprit, fais comme pour les autres, prends garde de te laisser emporter, diffère d’agir, et obtiens de toi-même quelque délai. Puis représente-toi les deux moments, celui où tu jouiras du plaisir et celui où, après en avoir joui, tu te repentiras et t’accableras toi-même de reproches ; mets en balance la joie que tu éprouveras à t’abstenir et les félicitations que tu t’adresseras. Si les circonstances exigent que tu agisses, fais attention à ne pas te laisser vaincre par ce que la chose offre de doux, d’agréable et d’attrayant : mets en balance l’avantage qu’il y a à avoir conscience que tu as remporté cette victoire. XXXVQuand tu fais quelque chose, après avoir reconnu qu’il le faut faire, ne crains pas d’être vu le faisant, quelque défavorablement que le vulgaire en doive juger. Si tu as tort de le faire, évite l’action elle-même ; si tu as raison, pourquoi crains-tu ceux qui auront tort de te blâmer ? XXXVIDe même que les propositions[xlvi] « il fait jour » et « il fait nuit » ont une grande valeur pour une proposition disjonctive[xlvii] et n’ont pas de valeur pour une proposition copulative[xlviii], ainsi[xlix], dans un festin choisir la plus forte part peut avoir de la valeur pour le corps, mais n’a pas de valeur pour l’observation des préceptes qui règlent la manière dont on doit se conduire avec les autres dans un repas. Quand tu manges avec un autre, souviens-toi de ne pas considérer seulement la valeur de ce qu’on sert par rapport au corps, mais aussi de garder les égards que l’on doit a celui qui donne le festin. XXXVIIQuand tu as pris un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y as fait une pauvre figure, mais encore tu as laissé de côté celui que tu aurais pu remplir. XXXVIIIDe même qu’en te promenant tu prends garde à mettre le pied sur un clou ou à te donner une entorse, de même fais attention à ne pas nuire à la partie supérieure de ton âme. Si nous prenons cette précaution en chaque affaire, nous serons plus sûrs de nous en l’entreprenant. XXXIXLes exigences du corps sont la mesure de ce que chacun a besoin de posséder, comme le pied est la mesure de la chaussure. Si tu t’en tiens là, tu resteras dans la mesure ; si tu dépasses, infailliblement, tu ne feras plus que rouler dans le précipice : de même pour la chaussure ; si tu vas au delà de ce qu’il faut pour chausser ton pied, tu prends d’abord des chaussures dorées, puis de pourpre, puis brodées. Une fois qu’on a dépassé la mesure, il n’y a plus de limite. XLLes femmes aussitôt après leur quatorzième année, sont appelées madame[l] par les hommes ; alors elles commencent à se parer et mettent là toutes leurs espérances. Il faut donc faire attention à ce qu’elles sentent que rien ne peut leur attirer de la considération que de paraître décentes et réservées. XLIC’est la marque d’un manque de disposition pour la vertu que de donner une grande place aux choses du corps, comme de donner beaucoup de temps à faire de la gymnastique, à manger, à boire, à excréter. Il ne faut faire tout cela qu’accessoirement, et appliquer toute son attention à son esprit. XLIIQuand on te maltraite ou qu’on t’injurie, souviens-toi que celui qui parle ou agit ainsi, croit que c’est son office. Il ne peut pas suivre ta manière de voir, il ne peut que suivre la sienne ; en sorte que s’il a tort, c’est pour lui qu’il y a dommage, puisque c’est lui qui est dans l’erreur. En effet, si l’on juge fausse une proposition copulative qui est vraie[li], il n’y a pas de dommage pour la proposition copulative, mais pour celui qui s’est trompé[lii]. Si tu te fondes là-dessus, tu seras indulgent pour celui qui te dit des injures. Répète chaque fois : « Il en a jugé ainsi. » XLIIIToute chose a deux anses, l’une, par où on peut la porter, l’autre, par où on ne le peut pas. Si ton frère a des torts, ne le prends pas par ce côté-là, qu’il a des torts (c’est l’anse par où on ne peut porter) ; prends-le plutôt par cet autre côté, qu’il est ton frère, qu’il a été nourri avec toi, et tu prendras la chose par où on peut la porter. XLIVCes raisonnements ne sont pas concluants[liii] : « Je suis plus riche que toi, donc, je te suis supérieur ; » « Je suis plus éloquent que toi, donc je te suis supérieur. » Mais ceux-ci sont plus concluants : « Je suis plus riche que toi, donc ma fortune est supérieure à la tienne ; » « Je suis plus éloquent que toi, donc ma parole est supérieure à la tienne. » Mais toi, tu n’es ni fortune ni parole. XLVQuelqu’un se baigne de bonne heure : ne dis pas que c’est mal ; dis que c’est de bonne heure. Quelqu’un boit beaucoup de vin : ne dis pas que c’est mal ; dis qu’il boit beaucoup de vin. Car avant d’avoir reconnu comment il en juge[liv], d’où peux-tu savoir si c’est mal ? Ainsi il ne t’arrivera pas d’avoir des idées évidentes de certaines choses et d’acquiescer à d’autres[lv]. XLVI1. Ne te donne jamais pour philosophe et le plus souvent ne parle pas maximes devant ceux qui ne sont pas philosophes ; fais plutôt ce que les maximes prescrivent : ainsi, dans un repas, ne dis pas comment on doit mander, mais mange comme on le doit. Souviens-toi que Socrate s’était interdit toute ostentation, au point que des gens venaient le trouver pour se faire présenter par lui à des philosophes[lvi] ; et il les menait, tant il souffrait qu’on ne fit pas attention à lui[lvii]. 2. Si, entre gens qui ne sont pas philosophes, la conversation tombe sur quelque maxime, garde le plus souvent le silence ; tu cours grand risque de rendre aussitôt ce que tu n’as pas encore digéré. Quand on te dit que tu ne sais rien, si tu n’en es pas piqué, sache qu’alors tu commences à être philosophe. En effet, ce n’est pas en rendant leur herbe aux bergers, que les brebis leur montrent combien elles ont mangé ; mais quand elles ont bien digéré leur pâture au dedans, elles produisent au dehors de la laine et du lait : de même ne fais pas étalage des maximes devant ceux qui ne sont pas philosophes, mais commence par les digérer pour les produire en pratique. XLVIIQuand tu es parvenu à satisfaire à peu de frais à tous les besoins du corps, ne fais pas tes embarras, et si tu ne bois que de l’eau, ne dis pas à tout propos que tu ne bois que de l’eau. Si tu veux t’endurcir à la peine, fais-le pour toi et non pour les autres, ne tiens pas les statues embrassées[lviii] ; mais quand tu as soif, prends dans ta bouche un peu d’eau fraîche, rejette-la et n’en dis rien. XLVIII1. Conduite et caractère de celui qui n’est pas philosophe : il n’attend pas de profit ni de dommage de lui-même, mais de l’extérieur. Conduite et caractère du philosophe : il n’attend de profit ni de dommage que de lui-même. 2. Signes de celui qui est en progrès : il ne blâme personne, il ne loue personne, il ne se plaint de personne, il n’accuse personne, il ne parle jamais de lui-même comme de quelqu’un d’importance ou qui sait quelque chose. Quand il se sent contrarié ou empêché, il ne s’en prend qu’à lui-même. Quand on le loue, il se moque à part soi de celui qui le loue, et quand on le blâme, il ne se justifie pas. Il fait comme les gens relevant de maladie qui se promènent avec précaution pour ne pas déranger ce qui se remet, avant que cela ait pris de la consistance. 3. Il a supprimé en lui tout désir, et il a transporté toutes ses aversions sur ce qui est contraire à la nature dans ce qui dépend de nous. En toutes choses ses tendances sont modérées. S’il parait bête ou ignorant, il ne s’en inquiète pas. En un mot il se défie de lui-même comme d’un ennemi dont on craint les piéges XLIXQuand un homme est tout fier de pouvoir comprendre et expliquer les livres de Chrysippe[lix], dis en toi-même : « Si Chrysippe avait écrit clairement[lx], cet homme n’aurait pas de quoi se vanter. Pour moi, qu’est-ce que je veux ? connaître la nature et la suivre. Je cherche donc quel en est l’interprète ; j’apprends que c’est Chrysippe et je vais à lui. Mais je ne comprends pas ce qu’il a écrit ; alors je cherche quelqu’un qui me l’explique. Jusque-là il n’y a rien de bien extraordinaire. Mais quand j’ai trouvé l’interprète, reste à mettre en pratique les préceptes, et c’est cela seulement qui est beau. Mais si c’est précisément l’explication des préceptes que j’admire, n’est-il pas arrivé que je suis devenu grammairien[lxi] au lieu de philosophe ? Seulement : au lieu d’Homère[lxii] j’explique Chrysippe. Aussi quand on me dit : “Explique-moi Chrysippe”, si je rougis, c’est plutôt[lxiii] de ne pas pouvoir montrer une conduite qui soit semblable et conforme à ses préceptes. » LObserve tout ce qu’enseigne la philosophie comme des lois que tu ne peux violer sans impiété. Quoi qu’on dise de toi, ne t’en inquiète pas ; cela ne dépend plus de toi. LI1. Combien de temps encore diffères-tu de te juger propre à ce qu’il y a de meilleur[lxiv] et de ne désobéir à rien de ce que la raison prescrit ? Tu as reçu les maximes envers lesquelles il fallait s’engager[lxv], et tu t’es engagé. Quel maître attends-tu donc encore pour lui transférer le soin de t’amender ? Tu n’es plus un jeûne homme, tu es un homme fait. Si tu t’abandonnes maintenant à la négligence et à la paresse, si tu introduis sans cesse délais sur délais, si tu remets d’un jour à l’autre de faire attention à toi-même, tu ne t’apercevras pas que tu ne fais pas de progrès, et tu ne seras jamais philosophe de ta vie, y compris le moment de ta mort. 2. Prends donc dès maintenant le parti de vivre en homme fait et qui est en progrès, que tout ce qui t’est démontré bon soit pour toi une loi inviolable. S’il se présente quelque chose qui soit pénible ou agréable, avantageux ou nuisible à ta considération, souviens-toi que le jour de la lutte est venu, que tu es maintenant dans l’arène d’Olympie, que tu ne peux plus différer et qu’il ne tient qu’à un seul jour, à une seule action que tes progrès soient assurés ou compromis à tout jamais. 3. Si Socrate est devenu ce qu’il a été, c’est qu’en toute rencontre il ne faisait attention qu’à la raison[lxvi]. Quant à toi, si tu n’es pas encore Socrate, tu dois vivre comme si tu voulais être Socrate. LII1. La première partie de la philosophie et la plus essentielle, c’est de mettre en pratique les 9naximes, par exemple de ne pas mentir ; la seconde, ce sont les démonstrations, par exemple, d’où vient qu’il ne faut pas mentir ; la troisième est celle qui confirme et éclaircit les démonstrations elles-mêmes ; par exemple d’où vient que c’est une démonstration ? Qu’est-ce qu’une démonstration[lxvii] ? Qu’est-ce que conséquence[lxviii], incompatibilité[lxix], vrai[lxx], faux[lxxi] ? 2. Ainsi donc, la troisième partie est nécessaire à cause de la seconde, et la seconde à cause de la première ; mais la plus nécessaire, celle au delà de laquelle on ne peut plus remonter, c’est la première. Nous, nous agissons au rebours. Nous nous arrêtons à la troisième partie ; toute notre étude est pour elle, et nous négligeons complètement la première. Aussi nous mentons, mais nous savons sur le bout du doigt comment on démontre qu’il ne faut pas mentir. LIIIIl faut être prêt à dire en toute rencontre 1[lxxii]. Emmène-moi, Jupiter, et toi, Destinée[lxxiii], là où vous avez arrêté que je dois aller. Je vous suivrai sans hésiter ; et quand même j’aurais la folie de ne pas le vouloir, je ne vous en suivrai pas moins. 2[lxxiv]. Quiconque se soumet de bonne grâce à la nécessité est sage à notre avis et sait les choses divines. 3[lxxv]. Mais, Criton, si telle est la volonté des dieux, qu’elle s’accomplisse. 4[lxxvi]. Anytus et Mélitus peuvent me tuer, ils ne peuvent pas me nuire.
Fin du Manuel d’Épictète
[i] Il veut dire : Tu n'auras pas d'ennemi, parce que le propre d'un ennemi est de nuire. [ii] Il n'est pas question ici des impressions agréables, probablement parce qu'elles sont moins fréquentes. [iii] Plus tard, quand tu auras fait des progrès dans la sagesse, tu désireras ce qui est honnête. [iv] Un être humain, par conséquent mortel. [v] Dans les bains publics des anciens, on ne se baignait pas dans des cabinets séparés comme aujourd'hui, mais plutôt comme nous nous baignons au bain froid. [vi] On volait souvent les vêtements des baigneurs. [vii] On trouve une comparaison analogue dans le Discours III, 24, 33 et 34. L'homme est sous les ordres de Dieu, comme un matelot sous les ordres du pilote. Le matelot que le pilote a envoyé faire de l'eau peut ramasser, chemin faisant, un coquillage ou un oignon ; mais il doit toujours penser au navire et être prêt à obéir à la voix du pilote. De même l'homme peut prendre femme et élever des enfants ; mais il doit être toujours prêt à les quitter, si Dieu le rappelle. S'il est vieux, il ne doit pas s'engager trop avant dans les liens du monde, mariage, affaires, etc. ; autrement il ne pourra plus obéir à la voix de Dieu ; il sera moins disposé à quitter les liens où il est engagé. [viii] Tantale était célèbre à ce titre ; voyez Pindare, Olymp. I, 54 ; Euripide, Oreste, 9 ; Horace, Odes, I, XXVIII, 7 ; « Occidit et Pelopis genitor conviva deorum. » [ix] Épictète parle souvent de Diogène, le célèbre cynique, et avec admiration. Voyez en particulier Discours III, 22, 80, où il oppose Diogène aux cyniques dégénérés de son temps. [x] Dans ce qui nous reste d'Épictète, ce passage est le seul où Héraclite soit mentionné ; et il ne paraît pas très naturel qu'il le soit avec Diogène. Mais les stoïciens estimaient beaucoup Héraclite, à qui ils avaient beaucoup emprunté pour leur physique, et ils le considéraient sans doute comme un sage, dont la conduite aussi devait servir de modèle. [xi] Le poète dressait lui-même les acteurs. [xii] Le corbeau et aussi la corneille (Festus, p. 197) étaient du nombre des oiseaux que les Romains appelaient escines, dont le cri était considéré comme un présage. Cicéron, de Divin., I, 52, 120 : « Efficit in avibus divin mens ut.... tum a dextra, tum a sinistra parte canant oscines. » Horace, Odes, III, 27, 11 : « Oscinem corvum prece suscitabo solis ab ortu; » ce qui était un bon présage ; s'il faisait entendre son cri du côté du couchant, le présage était mauvais. [xiii] Distingue entre ce qui dépend de toi et ce qui n'en dépend pas, entre ce qui est à toi et ce qui t'est étranger. [xiv] Substance était pour les stoïciens synonyme de matière par opposition à forme. Les opérations de l'âme bien dirigées sont la matière qui reçoit les différentes formes du bien. [xv] Le premier magistrat de certaines villes grecques portait le titre de στρατηγος. [xvi] On conseillait à ceux qui voulaient adopter la manière de vivre des philosophes, de s'absenter pendant quelque temps, afin qu'ils pussent renoncer plus aisément à leurs anciennes habitudes et qu'ils ne fussent pas décontenancés par l'étonnement qu'un brusque changement de vie aurait opéré autour d'eux. Voyez le Discours III, 16, 11. [xvii] La qualité de citoyen romain conférait d'importants privilèges. Ainsi un citoyen romain, accusé dans une province, pouvait en appeler à l'empereur et se faire juger à Rome, comme l'a fait saint Paul (Actes des Apôtres, XXV, 10). Voyez aussi Pline le Jeune, qui dit à propos des chrétiens (Lettres, X, 97) : « Quia cives Romani erant, adnotavi in urbem remittendos. » [xviii] Acquiers, non seulement des richesses, mais du crédit. [xix] Les gens riches dépensaient beaucoup pour les choses d'embellissement ou d'utilité publique. C'était en quelque sorte une obligation de leur situation. [xx] A Rome, les clients se présentaient le matin chez leur patron. [xxi] A Rome, les grands personnages allaient au Forum escortés d'amis et de clients. [xxii] L'obole, sixième partie de la drachme, valait alors un peu moins de quinze centimes. [xxiii] Voyez Sénèque, de Constantia sapientis, XIV, 1 : « Quidam.... contumeliam vocant ostiarii difficultatem, nomenclatoris superbiam, cubicularii supercilium.... sapiens non accedet ad fores quas durus janitor obsidet ? Ille vero, si res necessaria vocabit, experietur, et illum, quisquis erit, tanquam canem acrem objecto cibo leniet. » [xxiv] La divinité, qui gouverne tout avec sagesse et justice, nous a proposé ce qui est bon pour but de nos efforts ; elle ne peut pas nous avoir proposé ce qui est mauvais ; par conséquent, ce qui est mauvais par nature indépendamment de la volonté humaine, n'existe pas en dehors de l'homme, dans le monde, où tout est soumis à la divinité. [xxv] Les stoïciens et aussi les logiciens modernes appellent antécédent la proposition précédée de si dans une proposition conditionnelle et conséquent la conséquence de cette proposition, comme dans : Si je veux être vainqueur aux jeux olympiques (antécédent), il faut que je me soumette à toutes sortes de privations et de fatigues (conséquent). Ici les termes sont appliqués métaphoriquement : antécédents, au but que l'on se propose, aux résultats que l'on veut obtenir ; conséquents, à tout ce qu'il faut faire ou supporter pour y arriver. [xxvi] Les jeux olympiques, ici plus particulièrement les concours pour les exercices du corps, comme le saut, le disque, la course, la lutte, le pugilat, où les vainqueurs recevaient des couronnes dans les fêtes célébrées à Olympie, en Élide, tous les quatre ans, en l'honneur de Jupiter. [xxvii] Les vainqueurs recevaient dans leur patrie les plus grands honneurs : ils y rentraient comme en triomphe et gardaient une situation qui les mettait à l'abri de tout souci pour le reste de leur vie. [xxviii] Manquer de force, c'est-à-dire manger quand on n'a pas faim et des choses qui vous déplaisent. Les athlètes devaient manger beaucoup de viande. [xxix] Les lutteurs creusaient des fosses, afin de se couvrir de poussière, de sorte qu'ils eussent plus de prise sur les corps les uns des autres. [xxx] Il arrivait aux athlètes d'être fouettés par l'ordre de ceux qui présidaient aux jeux, quand ils avaient commis quelque contravention. [xxxi] Pline le Jeune, Lettres, I, 10 : « Euphrates, Syrus philosophus, est obvius et expositus et plenus humanitate quam præcipit.... Disputat subtiliter, graviter, ornate ; frequenter etiam Platonis illam sublimitatem et latitudinem effingit. » [xxxii] On appelait pentathle, celui qui concourait dans les cinq jeux, saut, disque, course, lutte, pugilat. [xxxiii] De la même manière qu'un philosophe de profession le fait ou doit le faire. [xxxiv] Procurateur de César, en latin, procurator Cœsaris, fonctionnaire de l'ordre financier qui administrait les revenus de l'empereur et qui était armé d'une juridiction spéciale dans les provinces. [xxxv] L'Achaïe, l'Illyrie, la Macédoine, la Sicile, la Crète et la Cyrénaïque, la Bithynie, la Sardaigne, la Bétique, étaient gouvernées par des préteurs ; aussi le nom de ces magistrats revient souvent chez Epictète. [xxxvi] Chez les anciens, l'État réglait le culte souverainement. [xxxvii] Certaines conditions de pureté étaient exigées par les lois religieuses, par exemple n'avoir pas touché à un cadavre, n'avoir pas commis de meurtre, etc. [xxxviii] Quel sera l'événement : par exemple, si on sera blessé, tué, ou non, à la guerre. [xxxix] De quelle nature sera cet événement, c'est-à-dire si ce qui arrive est heureux ou malheureux. [xl] Socrate, suivant Xénophon (Mémoires sur Socrate, I, 1, 9), disait qu'il ne fallait pas demander aux dieux s'il valait mieux confier un navire à un pilote expérimenté qu'à quelqu'un d'étranger à l'art de gouverner un vaisseau, ni combien on avait de blé ou d'huile dans sa maison, etc. [xli] On prédisait l'avenir d'après l'inspection des entrailles des victimes, principalement du foie. [xlii] Deux amis se rendant à Delphes rencontrèrent des brigands : l'un fut tué, l'autre s'enfuit. Quand il vint consulter l'oracle, le dieu répondit : Tu n'es pas venu au secours de ton ami quand on allait le tuer ; tu n'est pas pur : sors du sanctuaire (Simplicius, Commentaire sur le Manuel d'Épictète). [xliii] Suivant Simplicius, dans le serment, on prend la divinité à témoin et en garantie de ses paroles, et c'est lui manquer de respect, que de mêler son nom à des choses de peu d'importance. [xliv] Du temps d'Épictète, les auteurs lisaient leur prose ou leurs vers en public. Voyez M. Nisard, Étude sur les poètes latins de la décadence, Stace, § 3. [xlv] Zénon, fondateur du stoïcisme, était né à Citium, dans l'île de Cypre, vers l'an 320 avant J. C. [xlvi] Ces deux propositions servaient souvent d'exemples dans la logique stoïcienne. [xlvii] Une proposition disjonctive est une proposition composée, dont les deux membres sont précédés de ou : ou il fait jour, ou il fait nuit. Les propositions qui la composent étant contraires : une des deux est fausse. [xlviii] Une proposition copulative est une proposition composée dont les deux membres sont précédés de et : et il fait jour, et le soleil luit. Les propositions qui la composent doivent être vraies toutes les deux. [xlix] Prendre la plus forte part répond à la proposition disjonctive, parce que cela désunit d'avec les autres convives ; observer les préceptes qui règlent la manière dont on doit se conduire dans un repas, répond à la proposition copulative, parce que cela vous unit avec les autres. [l] En grec Κυρια, en latin Domina, proprement la maîtresse de la maison. [li] Qui est vraie, comme celle qui est citée plus haut, n. 48. [lii] De même il n'y a pas de dommage pour celui sur le compte de qui on se trompe, mais pour celui qui est dans l'erreur. [liii] On voit par Sextus Empiricus (Hypotyposes pyrrhoniennes, II, 137) qu'un raisonnement était pour les stoïciens concluant, συναχτιχος, quand, étant donné le raisonnement suivant : « Si je suis plus riche que toi, ma fortune est supérieure à la tienne ; or je suis plus riche que toi : donc ma fortune est supérieure à la tienne, » on peut le mettre sous la forme suivante : « Si je suis plus riche que toi, et si, en ce cas, ma fortune est supérieure à la tienne, ma fortune est supérieure à la tienne. » Le raisonnement suivant n'est pas concluant (ασυναχτος) : « Si je suis plus riche que toi, je te suis supérieur ; or je suis plus riche que toi ; donc je te suis supérieur. » En effet, si on le met sous la forme : « Si je suis plus riche que toi et si, en ce cas, je te suis supérieur, je te suis supérieur, » il sera faux; car il n'est pas vrai que, parce qu'un homme est supérieur à un autre en richesse, il lui soit supérieur en général, sous tous les autres rapports. [liv] Comment il en juge, c'est-à-dire quels sont ses motifs pour en agir ainsi. [lv] Avoir des idées évidentes de certaines choses, comme, par exemple, voir que quelqu'un boit beaucoup de vin ; acquiescer à d'autres sans en avoir une idée évidente, comme juger qu'il a tort de boire beaucoup de vin. [lvi] Ainsi Platon (Protagoras, ch. II, p. 340 E, édition d'H. Estienne) représente Hippocrate, fils d'Apollodore, priant Socrate de le présenter à Protagoras. [lvii] Cependant on voit, par le passage du Protagoras que nous venons de citer, que Socrate ne prenait pas au sérieux les sophistes auprès desquels il menait les jeunes gens, et qu'il les confondait précisément en faisant profession de ne rien savoir. [lviii] Ne tiens pas les statues embrassées, comme Diogène, qui tenait des statues embrassées, en plein hiver, pour s'exercer à supporter le froid. [lix] Chrysippe, successeur de Cléanthe comme chef de l'école stoïcienne ; dont les anciens le considéraient comme le second fondateur, était né à Soles, en Cilicie, vers 280 avant J. C., et mourut vers 206. Il avait composé un grand nombre d'ouvrages sur toutes les parties de la philosophie stoïcienne. [lx] Il passait pour avoir écrit dans un style négligé, incorrect, sec et obscur. [lxi] La grammaire comprenait, chez les anciens, la science du langage et l'explication mythologique, géographique, grammaticale et même littéraire des poètes. [lxii] Homère était le poète expliqué principalement par les grammairiens grecs. [lxiii] Il faut sous-entendre ici : plutôt que de ne pas pouvoir l'expliquer. [lxiv] Ce qu'il y a de meilleur, c'est-à-dire être philosophe. [lxv] S'engager, c'est-à-dire prendre l'engagement de les pratiquer, se promettre da les pratiquer. La métaphore est tirée d'une dette que l'on contracte avec quelqu'un. [lxvi] Épictète fait ici allusion à ce que Socrate dit dans Platon (Criton, ch. VI, p. 46 B, éd. H. Estienne) [lxvii] Pour les stoïciens, une démonstration (αποδειξις) était un raisonnement concluant qui tire de prémisses évidentes une conclusion qui ne l'était pas. Ainsi le raisonnement suivant n'est pas une démonstration : « S'il fait jour, le soleil luit ; or il fait jour, donc le soleil luit. » La conclusion « le soleil luit » était tout à fait évidente, mais le raisonnement suivant est une démonstration : « S'il y a des suintements à travers la surface des corps, il y a des pores inaccessibles aux sens ; or il y a des suintements à travers la surface des corps ; donc il y a des pores inaccessibles aux sens. » La conclusion « il y a des pores, » etc., n'était pas évidente. [lxviii] Pour les stoïciens, il y a conséquence quand, dans une proposition conditionnelle, comme « S'il fait jour, le soleil luit », la vérité de la seconde proposition ou du conséquent, « le soleil luit », résulte de la première ou de l'antécédent « il fait jour ». [lxix] Pour les stoïciens, il y a incompatibilité entre les propositions contraires qui composent une proposition disjonctive, comme « ou il fait jour, ou il fait nuit ». [lxx] Les stoïciens distinguaient le vrai qui ne se rencontre que dans l'expression d'un jugement, dans ce que les logiciens appellent proposition, de la vérité qui est un certain état particulier de l'esprit qui aperçoit le vrai. Suivant les stoïciens, ce qui est (υπαρχει) et s'oppose contradictoirement à quelque chose est vrai. [lxxi] Suivant les stoïciens, ce qui n'est pas et s'oppose contradictoirement à quelque chose est faux. [lxxii] Les vers traduits dans le premier paragraphe sont de Cléanthe, qui succéda à Zénon comme chef de l'école stoïcienne. Il était né à Assis en Troade, et vivait vers le milieu du troisième siècle avant J. C. [lxxiii] Les stoïciens étaient fatalistes. [lxxiv] Les vers traduits dans le second paragraphe sont d'Euripide, on ne sait de quelle tragédie. [lxxv] Socrate répond ainsi à Criton qui lui annonce qu'il doit mourir le lendemain, dans Platon (Criton, ch. II, p. 43 D, éd. H. Estienne). [lxxvi] Ces paroles sont la reproduction abrégée de ce que Socrate dit dans Platon (Apologie de Socrate, ch. XVIII, 30 C, éd. H. Estienne)
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