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DION CHRYSOSTOME

 

L’EUBÉENNE, OU LE CHASSEUR.

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

 


L’EUBÉENNE, OU LE CHASSEUR.

 

NOUVELLE EXTRAITE DES DISCOURS

DE

DION CHRYSOSTOME.

 

 

Ce que je vais vous raconter, je ne l’ai point entendu dire à un autre, je l’ai vu de mes propres yeux, et c’est pour cela même que je vais vous le raconter; car j’aime à causer, je l’avoue, et je ne repousse guère une parole qui me vient à la bouche. La faute en est peut-être à mon âge, peut-être aussi à mes courses lointaines, où j’ai rencontré tant de choses, dont un vieillard ne se souvient jamais sans plaisir. Je dirai donc quelle espèce de gens j’ai trouvée presque au cœur même de la Grèce, et quelle singulière vie ils menaient en ce lieu.

Je m’étais embarqué à Chio avec quelques pêcheurs: nous n’étions plus dans la belle saison, et notre navire était fort petit. Au milieu de la traversée, nous fûmes assaillis d’une tempête dont nous nous sauvâmes à grand-peine, en gagnant les côtes de l’Eubée. Là, après avoir échoué leur nacelle sur une pointe de cette rive escarpée, mes compagnons me quittèrent. Ils allèrent joindre quelques pêcheurs de pourpre établis sur un promontoire voisin, espérant y trouver assez d’ouvrage pour s’y fixer, et y gagner leur vie. Resté seul, et ne connaissant nul lieu habité sur lequel je pusse porter mes pas, je me mis à marcher le long du rivage, pour voir si je ne découvrirais pas quelque vaisseau faisant voile au large, ou amarré à la côte. Il y avait déjà longtemps que je marchais, quand tout à coup j’aperçus à mes pieds un cerf qui venait de se précipiter du haut des rochers qui bordaient le rivage. Il respirait encore, et les flots venaient battre son corps étendu sur la grève. Peu après, je crus entendre au-dessus de ma tête comme des aboiements de chiens. Le bruit des vagues m’empêchant d’ouïr distinctement, je m’avançai du côté d’où venait le son, et ayant gravi, non sans peine, une petite colline assez élevée, j’aperçus en effet des chiens qui couraient çà et là et paraissaient en défaut. Je jugeai que c’était pour échapper à leur poursuite que le cerf s’était jeté en bas des rochers. Au même instant parut un homme: sa mine et ses vêtements annonçaient un chasseur; sa barbe était longue, et ses cheveux, rejetés en arrière, lui pendaient avec grâce sur les épaules. Tels Homère nous dépeint ces Eubéens qui vinrent au siège de Troie, et dont il semble se moquer en passant, parce que, seuls entre tous les Grecs, ils ne coiffaient que la moitié de leur tête. Cet homme s’avança vers moi: « Etranger, me dit-il n’auriez-vous pas vu passer un cerf fuyant de ce côté? —Oui, lui répondis-je, et même je vous puis indiquer où il est. Vous le trouverez là-bas, sur la grève, où l’eau commence à le gagner. » Tout en parlant ainsi, je le conduisis sur la place, et je lui montrai l’animal. Je l’aidai de mon mieux à le tirer des flots puis il se mit à le découper avec un grand couteau de chasse, et plaça ensemble sur son dos la peau et les pieds de derrière. Cependant il m’invita à le suivre jusqu’à son habitation, qu’il disait peu éloignée, pour manger avec lui la chair de la bête. « Ce soir, ajouta-t-il, vous coucherez chez nous, demain vous serez toujours à temps pour revenir sur la plage. Car, pour le moment, comme vous voyez, il serait fou de songer à s’embarquer. Au reste, que cela ne vous inquiète pas. Je voudrais bien que le vent tombât, depuis cinq grands jours qu’il règne: mais la chose est peu probable aujourd’hui, à en juger par la noirceur des nuages qui enveloppent les sommets de nos montagnes. » En même temps, il me demanda d’où je venais, quel hasard m’avait jeté sur cette côte, et si mon navire s’y était brisé. Je lui fis en peu de mots le récit de ma mésaventure; comment m’étant embarqué seul, pour affaire, avec quelques pécheurs, la tempête nous avait forcés de venir nous échouer en ce lieu. « Oh, oh! me dit-il, remerciez les dieux d’en être quittes à ce prix. Voyez combien est sauvage et terrible le côté de l’île qui regarde la mer. Ce sont ici les fameux écueils de l’Eubée dont jamais vaisseau n’approcha sans y faire naufrage. Rarement voit-on quelques passagers échapper, et encore faut-il que leur navire soit aussi léger que l’était le vôtre: mais venez, suivez moi, et ne craignez rien. Vous paraissez avoir besoin de vous refaire un peu de vos fatigues: c’est à quoi nous songerons aujourd’hui. Demain, quand nous aurons fait connaissance, nous aviserons de notre mieux à vous remettre dans votre chemin. Vous m’avez l’air d’un habitant de la ville: car votre figure n’est ni celle d’un marin, ni celle d’un homme de peine. On dirait, à voir votre maigreur, que vous êtes attaqué de quelque maladie. » Tout en disant ces choses, il commença à marcher. Je le suivis volontiers. Que pouvais-je craindre? Je n’avais sur moi qu’un méchant manteau; et, grâce à mes longs voyages, l’expérience m’avait appris que la pauvreté est de soi une chose sacrée et inviolable, et qu’on ne touche à un homme pauvre, non plus qu’à un héraut armé de son caducée. Je marchais donc hardiment, et avec toute la confiance d’un homme qui n’a rien à perdre. Il y avait environ quarante stades pour arriver à l’habitation de mon hôte. Tout en cheminant et devisant de choses et d’autres, il vint à parler de ses affaires, et du genre de vie qu’il menait avec sa femme et ses enfants.

« Nous sommes deux amis, me dit-il, qui habitons le même lieu. Nous avons épousé les sœurs l’un de l’autre, et en avons eu chacun plusieurs enfants, garçons et filles. Nous vivons en grande partie de notre chasse, et du produit d’un petit jardin que nous cultivons de nos mains. Le terrain n’est point à nous: nous ne l’avons reçu ni acheté de nos pères. Nos pères, citoyens libres d’ailleurs, n’étaient guère moins pauvres que nous: ils étaient salariés par un riche habitant de l’île dont ils gardaient les bœufs. Cet homme possédait beaucoup de haras et de troupeaux: toutes les montagnes que vous voyez lui appartenaient, ainsi qu’un grand nombre de belles terres et beaucoup d’autres richesses. Après sa mort, ses biens furent confisqués: on dit même qu’il périt par ordre du roi, à cause de sa trop grande fortune. Ses troupeaux furent alors emmenés pour être égorgés, et parmi le reste, nos pauvres bœufs, dont personne ne nous paya le prix. Par nécessité, mon père, et celui de mon ami, restèrent où ils se trouvaient lors de ce fâcheux événement. C’était un endroit dans les montagnes, où ils avaient accoutumé de garder leurs bœufs pendant l’été; ils y avaient construit quelques huttes pour leur demeure, et une cloison de pieux, qui, sans être ni grande, ni forte, l’était assez toutefois pour renfermer nos jeunes veaux durant la belle saison. Aux approches de l’hiver, ils descendaient dans la plaine, où l’herbe des pâturages, jointe au peu qu’ils avaient mis en réserve, suffisant à la nourriture de leurs bestiaux. Mais au retour de l’été, ils regagnaient leurs montagnes, et se fiaient de préférence dans le lieu dont je vous parle. C’est une vallée fraîche et profonde. Au milieu coule un ruisseau paisible: la tranquillité de son cours et la douce pente de ses bords permettent aux génisses d’y entrer facilement et sans danger. L’eau en est pure et abondante, elle sort d’une source voisine: un vent d’été parcourt sans cesse et rafraichit la vallée. Les bois d’alentour, plantés de chênes et de sapins, ne nourrissent ni le taon, ni aucun insecte malfaisant. De tous côtés s’étendent de riches prairies où croissent sans culture des arbres hauts et clairsemés. Enfin les plantes potagères les plus succulentes y viennent pendant l’été en abondance, de telle sorte qu’en un espace très circonscrit ce séjour renferme tout ce qu’il y a d’agréable et de commode. Ces avantages qui avaient appelé nos pères en cet endroit, aux beaux jours de l’année, les déterminèrent à s’y fixer, lors de leur désastre, jusqu’à ce qu’ils pussent trouver de l’ouvrage ou un nouveau maître. Cependant, ils se nourrissaient des productions du petit champ qu’ils cultivaient tout près de leur demeure, et dont le sol, fertilisé par l’engrais qu’y avait déposé leur troupeau suffisait par son rapport à leurs modiques besoins. Toutefois, comme ce travail leur laissait bien des moments de loisir, et que leurs bœufs d’ailleurs ne les occupaient plus, ils commencèrent à se tourner vers la chasse, exercice auquel ils se livraient d’abord seuls, mais qu’ils firent ensuite avec des chiens, et cela de la manière que je vais vous raconter:

« Parmi la troupe nombreuse des chiens qui avaient suivi les bœufs lorsqu’on les emmena, il s’en rencontra deux qui, ne trouvant plus leurs bergers, quittèrent le troupeau et s’en revinrent à l’habitation. Comme ils suivaient partout leurs maîtres, ils les suivirent à la chasse. Dans les commencements, ils s’attachaient à la poursuite des loups, et laissaient là les cerfs et les sangliers. Quelquefois, quand ils apercevaient un homme, soit de grand matin, soit un peu tard dans la soirée, ils aboyaient et se jetaient dessus avec acharnement. On profita de cette férocité naturelle: on les accoutuma à goûter le sang et à manger la chair des bêtes tuées: peu après ils en vinrent à se nourrir indifféremment de pain ou de viande. D’abord on les avait forcés à prendre de la chair faute de tout autre nourriture: bientôt ils en devinrent avides au point de se jeter dessus, même quand ils étaient rassasiés: et, avec le temps, leur odorat acquit une finesse qu’il n’avait pas. Ils apprirent à connaître les traces, à se lancer indistinctement sur toute bête qui s’offrait à eux. En un mot, de gardiens de troupeaux qu’ils étaient, ils devinrent apprentis tardifs, mais fort habiles, du métier de la chasse. Cependant l’hiver approchait: mon père et son ami n’ayant aucune affaire qui les obligeât de descendre à la ville ou dans le bourg voisin se décidèrent à passer la mauvaise saison au lieu où ils étaient, et ayant fortifié leur habitation et resserré les pieux de la cloison, ils se livrèrent avec plus d’ardeur que jamais à la culture de leur champ. Quant à la chasse, vous n’ignorez pas, sans doute, combien cet exercice est plus facile en hiver: le sol, toujours humide dans cette saison, conserve plus fidèlement l’empreinte du pied des animaux, surtout quand il a tombé de la neige. Alors le chasseur n’a pour ainsi dire rien à faire: il n’a qu’à se laisser conduire par la trace: l’animal engourdi de froid semble presque l’attendre. C’est alors, comme vous le savez, qu’on parvient souvent à saisir dans leurs gîtes les lièvres et les daims. Pour en revenir à mon récit, nos parents, voyant qu’il ne leur manquait rien dans ce lieu, prirent goût au genre de vie qu’ils y menaient, et s’y établirent pour toujours. Ils eurent bientôt le plaisir d’y marier chacun son fils à la fille de son ami. C’est là qu’ils sont morts, il y a environ un an. Ils disaient avoir vécu bien des années, et cependant leurs membres conservaient encore la force et la fraîcheur de la jeunesse. Ma mère seule vit encore. Mon compagnon est un homme d’une cinquantaine d’années. Il n’est jamais descendu à la ville. Pour moi, j’y suis allé deux fois seulement. La première, encore enfant, avec mon père, dans le temps que nous avions le troupeau: la seconde, il n’y a pas longtemps, à l’occasion que je vais vous dire.

Un homme de la ville, un collecteur, je crois, vint chez nous. Il demandait de l’argent, et en cas de refus, nous sommait de le suivre. Nous lui répondîmes que nous n’avions pas d’argent, ce qui était vrai, protestant que pour peu que nous en eussions, il serait tout entier à son service. Cette réponse ne parut pas le satisfaire. Néanmoins, nous l’accueillîmes de notre mieux, et nous lui fîmes accepter deux superbes peaux de cerf. Puis, sur la demande qu’un de nous l’accompagnât pour donner les éclaircissements nécessaires, je le suivis à la ville.

Je revis donc ce qu’une fois déjà j’avais vu, beaucoup de maisons grandes et belles, un mur fort et solide qui les environnait, et un grand nombre de bâtiments carrés très élevés. Le mur était flanqué de tours fort hautes. Dans le port, était une foule de navires, qui demeuraient là aussi tranquilles que dans un lac, ce qui est bien différent du lieu où vous avez échoué, vous et tant d’autres avant vous. Tout en considérant ces choses, j’étais saisi d’étonnement à la vue de la foule immense, qui se pressait sur mes pas, et mes oreilles étaient assourdies des cris et du tumulte que j’entendais; tumulte si violent que plus d’une fois je crus que ces gens en allaient venir aux mains. Cependant je fus conduit chez les archontes. Mon conducteur me présenta à eux en riant et dit: « Voilà l’homme après qui vous m’avez envoyé: il ne possède rien au monde que la hutte où il demeure, et la cloison destinée à renfermer ses troupeaux. » Les archontes ne répondaient rien: ils allaient au théâtre. J’y allai avec eux.

Ce qu’on appelle théâtre est une espèce d’enceinte semblable à une vallée, avec cette différence que les côtés, au lieu d’être allongés, s’arrondissent en demi-cercle. Cette vallée n’est pas naturelle, comme les nôtres, elle est construite en pierres. Mais à quels détails m’amusé-je? Vous savez, sans doute, beaucoup mieux que moi ce que je me tue de vous dire, et peut-être vous riez tout bas de ma simplicité. Je poursuis. Arrivé au théâtre, j’y trouvai une grande multitude rassemblée; elle s’occupait d’une manière qui me parut fort extraordinaire: elle ne cessait de crier. Tantôt c’était un murmure flatteur ou de vives acclamations; tantôt c’étaient des cris d’indignation et de fureur. Ces démonstrations de colère paraissaient faire beaucoup d’effet sur les personnes qui en étaient l’objet: les uns couraient çà et là, tendant des mains suppliantes: d’autres jetaient leurs vêtements de crainte. Moi-même je faillis une fois tomber de frayeur à un cri soudain qui s’éleva si fort que la foudre éclatant à côté de moi, ou une vague se brisant sur ma tête, n’auraient pas fait plus de bruit. Cependant quelques personnes se levèrent du milieu de l’assemblée, et se mirent à haranguer le peuple. Les uns parlaient fort longtemps, les autres disaient à peine quelques mots; d’autres étaient accueillis tout d’abord par des cris d’improbation, et à peine leur permettait-on d’ouvrir la bouche. Enfin tout le monde s’assit: il se fit un grand silence, et l’on me mit en face de l’assemblée. A ma vue, un homme que je ne connaissais pas se leva, et me montrant au doigt:

« Citoyens, s’écria-t-il, vous voyez un de ces hommes qui se sont approprié les terres de la république. Ces hommes font paître leurs troupeaux sur nos montagnes, ils labourent nos champs, ils chassent, ils plantent des vignobles, sans que tant de riches possessions rapportent rien au peuple, ni qu’elles soient un don de sa munificence. Et cette munificence, par quoi l’auraient-ils méritée? Détenteurs enrichis de nos biens, jamais on ne les a vus remplir aucune fonction publique; jamais ils ne rendirent à l’état la moindre partie de ce qu’ils lui ont injustement enlevé. Et cependant, citoyens obscurs et inutiles, ils vivent comme les bienfaiteurs de la république. Je crois même, ajouta-t-il, que c’est la première fois qu’on voit paraître celui-ci parmi nous. » Oh! pour le coup, m’écriai-je ! c’est faux. Là-dessus, il s’éleva dans l’assemblée un rire universel. L’orateur en fut si piqué que, se retournant vers moi, il commença à m’accabler d’injures, puis, s’adressant de nouveau au peuple: — « Si donc, continua-t-il, votre complaisance doit autoriser plus longtemps de pareils abus, que sert de veiller davantage au salut de l’état? Aussi bien, y a-t-il déjà longtemps que chacun travaille à la ruine commune, les uns en dilapidant le trésor, et ceux-là, je n’ai pas besoin, sans doute, de les nommer: les autres en s’enrichissant du produit usurpé de nos terres; et c’est ce qu’ont fait jusqu’ici ces deux misérables, et ce qu’ils feront encore longtemps, si vous souffrez qu’ils possèdent gratuitement plus de mille arpents d’excellente terre, qui, bien cultivés, vous rendraient par tête trois mesures de froment attique. » — En entendant ces mots, je ne pus m’empêcher de rire. Mais cette fois le peuple ne riait plus: il paraissait agité et tumultueux. L’orateur, de son côté, avec un air d’indignation et me jetant un regard terrible: « Voyez, s’écria-t-il, voyez l’audace de ce coquin! l’impudent n’ose-t-il pas se moquer de cette vénérable assemblée? Je ne sais qui me tient de le faire conduire en prison lui et son complice: car j’apprends qu’ils sont deux chefs principaux de cette bande qui infeste nos montagnes. Bien plus, citoyens, faut-il vous dire tout ce que je pense? J’ai de fortes raisons de soupçonner que leurs mains ne respectent même pas les malheureux que la tempête jette sur les écueils de Capharée,[1] voisins de leur demeure. Car enfin, d’où pourraient leur venir tant de champs fertiles, tant d’habitations magnifiques, tant de troupeaux, d’attelages, d’esclaves? Peut-être avez-vous été étonnés de la simplicité de son extérieur, et du peu de valeur de la peau qui le couvre. Mais ce n’est là qu’un grossier artifice; il veut vous en imposer, et vous faire croire à sa pauvreté. Mais il n’a pas trompé mes regards; et j’ai pâli à sa vue, comme à celle de Nauplius même, arrivant de Capharée. Oui, citoyens, croyez-moi, il est certain que ces hommes allument des feux trompeurs au haut de leurs rochers et qu’ils attirent par là sur les écueils les navigateurs qui voguent dans ces parages. » Ces paroles avaient porté au plus haut point l’indignation du peuple. Pour moi, je me troublais, et je commençais à craindre qu’ils ne me fissent du mal, quand tout à coup un autre homme se lève du milieu de l’assemblée; sa mine et ses discours annonçaient une personne douce et bien élevée. Ayant demandé et obtenu silence, il commença en ces termes

« Mes concitoyens, je ne conçois pas les reproches qu’on adresse à ceux qui défrichent et labourent les par- tics autrefois incultes de notre territoire. Il me semble que, s’il y a lieu de s’indigner contre quelqu’un, c’est apparemment contre les auteurs de la stérilité et de l’abandon de nos terres, et non contre les hommes labo- rieux qui les cultivent et les embellissent. Vous le savez, notre négligence et le défaut de population ont laissé incultes les deux tiers de notre île. Je possède, pour ma part, un grand nombre de terres en friche, soit dans la montagne, soit dans la plaine! Eh bien, si quelqu’un consent à les mettre en valeur, non seulement je les lui donnerai pour rien, mais j’y ajouterai de l’argent de ma bourse, et encore croirai-je avoir gagné à ce marché. En effet, citoyens, y a-t-il au monde un spectacle plus beau, plus ravissant, que celui d’une terre riche et bien cultivée? Est-il rien de plus triste et de plus affligeant au contraire que la vue d’une terre inculte, inutile, et dont la stérilité semble accuser la misère de son possesseur? Bien loin donc de vouloir punir ces malheureux, mon avis est que vous devez engager tous les citoyens à imiter leur exemple, à se partager les différentes portions de notre territoire, et à les cultiver, chacun selon ses moyens, les riches plus, les pauvres moins. Vous y trouverez le double avantage de rendre à la culture la plus grande partie de l’île, et d’en bannir deux grands fléaux, la paresse et l’indigence. Ceux qui répondront à votre invitation recevront des terres en don gratuit, et les laboureront pendant dix ans, sans payer de rétribution. Au bout de ce temps, il sera prélevé sur leurs fruits une petite portion, qui appartiendra au peuple: leurs bestiaux ne devront rien payer. Si un étranger veut participer à cette entreprise, bornez le privilège à cinq ans, et qu’au bout de ce temps il paie le double des autres citoyens. Que si cet étranger défriche plus de deux cents arpents, qu’il soit fait citoyen lui-même. Ainsi l’émulation donnera des bras à la culture. Au lieu de cela, voyez ce qu’il en est aujourd’hui: regardez à nos portes mêmes; dirait-on que c’est là l’entrée d’une cité opulente? Tout y présente le spectacle honteux de la stérilité. En dedans de nos murs, au contraire, je vois des jardins cultivés avec art, et même des pâturages pour nos troupeaux. Il y a, en vérité, de quoi s’étonner lorsqu’on voit de verbeux orateurs accuser de pauvres citoyens parce qu’ils labourent une terre abandonnée aux confins de l’Eubée, et en même temps ne se faire aucun scrupule à eux-mêmes d’étendre leurs plantations sur le champ de nos exercices, et de faire paître leurs troupeaux sur la place publique. Car je n’ai pas besoin sans doute de vous apprendre que le gymnase est devenu semblable à un champ labouré, que les statues d’Hercule et des autres dieux y sont ensevelies sous les épis, et que chaque matin les troupeaux de cet orateur se répandent sur la place, où ils broutent l’herbe jusque sous les murs de nos palais, et aux portes mêmes du sénat. D’où il arrive qu’au premier aspect de cette ville, l’étranger ne sait qu’en rire ou en prendre pitié. » — Ces paroles remuaient fortement l’assemblée, qui commençait à se tourner en tumulte vers mon accusateur. « Et cependant, continue l’orateur, il vient, il ose demander l’exil de pauvres gens du peuple! sans doute pour que personne ne travaille désormais, et qu’on ne voie plus, hors de la ville, que des voleurs et des brigands, au dedans que des complices de leurs rapines! En deux mots, voici mon avis: vous devez laisser à ces gens les possessions qu’ils se sont acquises, à condition néanmoins qu’ils paieront à l’avenir une rétribution modique. Quant à celles dont, par le passé, ils sont redevables, on les en doit tenir quittes ; ils les ont assez payées en rendant à la culture des terres abandonnées. Que si vous voulez qu’ils en paient le prix, au moins faites-leur des conditions plus favorables qu’à d’autres. » Ainsi parla mon défenseur. Il avait à peine cessé, que l’autre se leva pour lui répondre, d’où suivit entre eux un conflit de paroles et d’injures. Enfin ils se turent, et l’on m’ordonna de parler.

« Que faut-il que je dise? demandai-je. — Répondez à ce qu’on a dit contre vous, me cria quelqu’un de l’assemblée. — En ce cas, repris-je, je dis qu’il n’y a pas un mot de vrai dans toutes les paroles de cet autre. En vérité, citoyens, je croyais rêver en l’entendant parler de richesses, de terres, de châteaux, et répéter toutes les niaiseries dont il a rempli vos oreilles. Le fait est que nous n’avons ni terres, ni châteaux, ni haras, ni troupeaux, ni bêtes de somme. Plût au ciel que nous eussions toutes ces belles choses! car nous serions plus riches que nous ne le sommes, et nous aurions la satisfaction de partager avec vous nos richesses. Au reste, ce que nous avons nous suffit: si, par hasard, vous en voulez quelque chose, prenez-le, et si vous voulez le tout, prenez le tout: nous chercherons ailleurs de quoi pourvoir à notre subsistance. » Ces paroles plurent à l’assemblée, qui les accueillit avec applaudissements. Puis un archonte, s’adressant à moi: « Que pouvez-vous donner au peuple? me dit-il. —Nous pouvons donner au peuple, répondis-je, quatre peaux de cerf, mais des peaux superbes, en vérité. » Tout le monde se mit à rire: l’archonte seul parut indigné. « Nous ne vous offrirons pas, ajoutai-je, nos peaux d’ours, elles sont trop rudes; ni celles de boucs, qui ne valent pas les peaux de cerf. Quant aux autres, elles sont toutes  vieilles ou petites. Si cependant vous les voulez aussi, prenez-les avec les premières. » L’indignation de l’archonte s’accrut à ces derniers mots, et avec le plus grand emportement: « On voit bien, s’écria-t-il, que vous êtes un rustre, et que vous n’avez jamais vécu qu’aux champs. — Eh quoi! lui dis-je, vous aussi vous parlez de champs! Ne vous ai je pas dit vingt fois que nous n’avions ni champs, ni terres? faut-il le répéter encore? » — il ne m’écouta pas; mais m’interpellant de nouveau: « Pourrez-vous au moins, reprit-il, donner chacun un talent attique?[2] — Point du tout: nous n’avons pas une si grosse quantité de viande; mais ce que nous en avons vous sera remis. Quelque peu de salées, d’autres morceaux séchés à la fumée; quelques jambons de porc et de cerf qui ne valent guère moins, enfin d’autres excellentes pièces. » — Ici grand tumulte, et plusieurs voix de m’appeler menteur. Le magistrat continuât me demanda si nous possédions du blé, et en quelle quantité: « Nous avons, lui répondis-je, douze boisseaux de froment, quatre d’orge, autant de millet, et seulement un demi septier de fèves, la récolte n’ayant pas été bonne cette année. Prenez, ajoutai-je, si vous le voulez, le froment, l’orge, et les fèves; mais laissez-nous le millet. Que si vous avez besoin du millet, qu’il soit à vous avec le reste. — Ne faites-vous pas de vin? me demanda un autre. —Nous en faisons, lui dis-je: si quelqu’un de vous veut se donner la peine de venir jusque chez nous, nous lui en donnerons; mais il faut qu’il ait soin de se munir d’une outre, car il n’en trouvera pas à notre logis. — Vous avez donc des vignes? me dit-on. — Assurément, répondis-je: nous en avons deux devant la porte de l’habitation, et une vingtaine dans l’intérieur de la cour. De l’autre côté du ruisseau, il y en a à peu près un pareil nombre que nous plantâmes l’an dernier. Elles sont toutes d’une excellente qualité, et donnent de belles grappes, quand les passants ne commettent aucun dégât. En un mot, ajoutai-je, pour vous épargner la peine de faire tant de questions les unes après les autres, voici de quoi se compose le reste de notre ménage: huit chèvres d’abord, puis une vache mutilée, avec son veau: c’est un joli petit animal. Nos instruments sont quatre hoyaux, autant de fourches, autant de faux, trois épieux, et deux couteaux de chasse pour moi et mon compagnon. Il n’est pas besoin, que je pense, de parler de la poterie. Nous avons chacun une femme et de enfants. Notre habitation consiste en deux huttes très propres et très agréables, qui nous servent de logement, et une troisième où nous déposons nos provisions et le produit de notre chasse. Par Jupiter! s’écria le rhéteur, peut-être nous diras-tu enfin où vous enfouissez votre argent? — Enfouir de l’argent ! m’écriai-je; viens donc, insensé, viens l’enfouir toi-même! Qui s’est avisé jamais d’enfouir de l’argent? comme s’il pouvait pousser quelque chose à la place! » — Cette réponse excita de grands éclats de rire: il me sembla à moi que c’était du rhéteur qu’on riait. — « Voilà donc, continuai-je, tout ce que nous possédons. Si vous voulez le tout, nous vous l’abandonnerons avec plaisir; mais au moins ne nous l’enlevez pas par violence, comme si nous étions des étrangers ou des méchants: car nous sommes citoyens de cette ville, tout comme vous: c’est mon père qui me l’a dit. Il n’y a pas bien longtemps qu’étant venu ici, il assista à une distribution d’argent, et reçut sa part comme les autres citoyens. Nos enfants sont aussi vos concitoyens; nous les élevons pour la patrie, et ils sauront la défendre contre les brigands et les étrangers. Vous êtes en paix maintenant; mais que l’occasion se présente seulement, et vous souhaiterez que tout le monde fasse comme nous. Car n’espérez pas que ce rhéteur s’arme alors pour votre défense, à moins qu’il ne faille combattre avec des paroles et des injures, à la manière des femmes. Ainsi donc, pour en finir, si vous le désirez, nous paierons en rétribution une partie du produit de nos chasses. Seulement, envoyez quelqu’un pour la recevoir. Quant à nos habitations, si elles offensent vos regards, et qu’il vous plaise qu’elles soient détruites, nous les détruirons mais au moins donnez-nous un lieu où nous puissions nous garantir des injures de l’hiver. Vous avez au dedans des murs tant de maisons que personne n’habite: une seule nous suffira. Après tout, ne serait-ce pas une injustice criante que de nous bannir de notre pays, pour cela seul que nous ne vivons pas dans l’enceinte de vos murailles, et que nous ne venons point augmenter la foule immense qui se presse sur cet espace resserré? Quant à l’accusation impie que cet homme ose nous intenter à l’égard des naufragés, elle est d’une telle absurdité, que j’oubliais presque d’en parler, quoique je dusse m’en justifier avant tout. Mais qui d’entre vous pourrait ajouter foi à de pareilles calomnies? car, sans parler des sentiments pieux qui nous sont naturels, que veut-on que nous puissions retirer d’une côte où la violence des vagues réduit presque en poussière les débris de navire qu’elles amènent? Vous n’ignorez pas sans doute à quel point le rivage que nous habitons est dangereux et inabordable. Une fois seulement j’ai trouvé sur la grève quelques mouettes que la tempête y avait jetées: je les suspendis à un chêne sacré voisin de la mer. Ah ! me préserve à jamais Jupiter de tirer un profit impie du malheur des autres hommes! Bien au contraire, tontes les fois que quelque naufragé a été poussé sur notre plage, je l’ai recueilli, je l’ai reçu sous ma hutte, je l’ai fait asseoir à ma table; tout ce que l’hospitalité peut offrir de consolation et de secours, je le lui ai donné. Non content de ces premiers soins, je l’ai remis dans son chemin, je l’ai accompagné moi-même jusqu’aux premières terres habitées. N’est-il personne parmi vous qui puisse rendre ce témoignage à la vérité? Aussi bien n’était-ce pas par intérêt, ni pour qu’il en fût fait témoignage, que je remplissais ce devoir. Le plus souvent j’ignorais entièrement d’où venait celui que je sauvais; et dans ce moment même où j’aurais si grand besoin qu’on déposât en ma faveur, loin de moi le désir qu’aucun d’entre vous soit jamais tombé en une telle infortune! »

Comme j’achevais ces paroles, un homme se leva du milieu de l’assemblée. Je craignis d’abord que ce ne fût quelque nouveau menteur qui prit la parole pour me calomnier: mais je fus bien rassuré. « — Citoyens, dit-il, il y a longtemps que j’hésitais à reconnaître cet homme; mais d’après ses dernières paroles il ne m’est plus permis de douter; et il y aurait ingratitude et cruauté de ma part à ne point dire tout ce qui est à ma connaissance, à ne point lui rendre, par mon témoignage solennel, une faible partie des services que j’ai reçus de lui. Je suis, comme vous savez, citoyen de cette ville, ainsi que mon père que vous voyez à mes côtés. En même temps il montrait un homme assis auprès de lui qui se leva aussitôt. Voilà trois ans que nous nous étions embarqués sur le vaisseau de Soclée. Une tempête violente nous jeta sur les écueils de Capharée: nous parvînmes seuls à nous échapper avec quelques passagers. Nos compagnons d’infortune, ayant de l’argent sur eux, furent recueillis par des pêcheurs de pourpre établis dans ce lieu. Pour nous, jetés nus sur le rivage, et pressés par la nécessité, nous nous mimes à suivre un sentier battu, espérant qu’il nous conduirait à la demeure de quelque berger. Il y avait déjà longtemps que nous marchions. Epuisés de faim, de soif et de fatigue, nous étions au moment de perdre nos forces, lorsqu’enfin nous aperçûmes une habitation. Nos cris en firent sortir un homme, qui est le même que vous voyez ici, il nous fit entrer chez lui sur le champ. Là nous ayant placés près d’un feu dont la chaleur doucement ménagée ne s’accroissait que par degrés, sa femme et lui frottèrent de graisse, à défaut d’huile, nos membres fatigués, et ayant versé dessus de l’eau tiède, ils parvinrent enfin à ranimer en nous une chaleur presque évanouie. Puis, nous ayant fait asseoir, et nous ayant couverts du peu de vêtements qu’ils possédaient, ils nous servirent des viandes rôties, du pain de froment et vin, tandis qu’ils ne mangeaient eux-mêmes que du millet bouilli, et ne buvaient que de l’eau. Le lendemain, comme nous voulions partir, ils nous retinrent, et nous gardèrent encore pendant trois jours. Au bout de ce temps, nous primes congé d’eux. Ils nous forcèrent d’accepter en partant une portion de leur chasse, et nous donnèrent à chacun une très belle peau de cerf. Bien plus, cet homme généreux, voyant que je n’étais pas tout à fait remis de mes fatigues, dépouilla sa fille du manteau qui la couvrait pour en revêtir mes épaules. Cette jeune fille, sans murmurer, prit sous mes yeux un autre haillon. J’eus soin, aussitôt arrivé au village voisin, de lui renvoyer son vêtement. Citoyens, voilà mon libérateur, voilà, après les dieux, celui à qui je dois ma vie et celle de mon, père. »

Je ne saurais vous décrire quel effet ce petit récit produisit sur l’assemblée, et de quels éloges je me vis comblé tout à coup. Quant à moi, reconnaissant mon hôte sur le champ: « Eh, bonjour, Sotade » m’écriai-je, et m’approchant de lui; je le baisai lui et son père au visage. Mon action causa de grands éclats de rire, d’où j’appris que ce n’est point la coutume dans les villes de se baiser au visage. Cependant l’homme aux bonnes paroles, celui qui la première fois avait pris ma défense contre le rhéteur, se leva et dit: « — Citoyens, je pense  que l’hospitalité de cet homme lui mérite une place au prytanée. Car enfin, pourquoi honorez-vous si magnifiquement celui qui dans un combat soustrait un citoyen à la mort, si vous laissez sans honneur et sans récompense celui qui en a sauvé deux, et peut-être cent autres qui ne sont point ici pour publier ses bienfaits? Il a dépouillé sa fille pour couvrir la nudité d’un citoyen: eh bien! qu’il lui soit donné aux frais de l’état une tunique et un manteau, et que cet exemple apprenne aux citoyens à respecter la justice et à se secourir les uns les autres. Quant aux terres dont on dit qu’ils se sont emparés, qu’ils en jouissent sans crainte et sans opposition, et qu’à ces dons on joigne celui de cent drachmes pour aider leur ménage. Je m’offre à payer cet argent de mes propres deniers. » Toutes ces propositions, et la dernière surtout, furent accueillies avec de grands applaudissements. Les vêtements et l’argent furent apportés à l’instant même sur le théâtre. Je ne voulus recevoir ni l’un ni l’autre de ces présents. On me dit que je ne pouvais dîner en public, vêtu d’une peau, comme je l’étais. — « En ce cas, répondis-je, je me passerai de dîner aujourd’hui. » — On ne tint compte de mes paroles, et, m’ayant passé la tunique autour du corps, on jeta le manteau sur mes épaules. Me voyant ainsi accoutré, je voulais remettre ma peau de cerf par-dessus tout; mais on ne le permit pas. Pour l’argent, je ne voulus le recevoir d’aucune façon, et protestant qu’on ne me le ferait point accepter: — « Si vous cherchez, ajoutai-je, quelqu’un qui veuille le prendre, donnez-le à ce rhéteur pour l’enfouir en terre. Il sait comment cela se pratique. » C’est ainsi que se termina cette aventure qui m’avait d’abord effrayé, et dont le résultat fut aussi agréable pour moi, que les commencements en avaient été peu rassurants. Depuis lors, nous n’avons eu aucun sujet d’inquiétude. »

A peu près comme mon hôte finissait son récit, nous arrivâmes à la porte de son habitation. « Oh ! oh! lui  dis-je en riant, vous n’avez pas tout dit à vos concitoyens, et vous leur avez caché ce qu’il y a peut-être de plus beau dans vos possessions. — Quoi donc? s’écria-t-il d’un air surpris. —Eh! par Jupiter, ce jardin que j’aperçois là-bas couvert d’arbres et planté de légumes. Il est vraiment très joli. — Oh! me répondit-il, c’est qu’il n’existait pas alors: il n’y a même pas longtemps que nous l’avons planté. » En discourant ainsi, nous entrâmes chez lui, et nous étant mis à table, nous y demeurâmes le reste du jour. Mon hôte et moi nous étions assis sur un lit de feuilles assez élevé et recouvert de peaux: sa femme était à ses côtés. Sa fille, jeune personne dans l’âge où l’on songe à prendre un mari, se tenait debout derrière notas, et nous servait à boire d’un vin noir exquis. Les enfants, qui avaient été quelque temps à faire rôtir les viandes, les apportèrent, et s’étant mis à nos côtés, prirent part au repas. Pour moi, je portais envie au sort de cette famille, et je me disais à moi-même que c’étaient les plus heureux mortels que j’eusse jamais rencontrés. Je connaissais les palais et la table des riches, non pas seulement des riches plébéiens, mais des satrapes et des rois. Ils m’avaient toujours paru misérables, ils me le parurent bien plus alors, quand je considérais ces hommes pauvres et libres, à qui rien ne manquait de ce qui donne à table le plaisir, et qui même en cela avaient plus que n’a la richesse. Nous avions presque fini quand l’ami de mon hôte arriva. Il était suivi de son fils, jeune garçon d’une figure agréable, qui tenait un lièvre à la main. Le jeune homme rougit quand il vit un étranger; et, tandis que son père nous saluait, il alla embrasser la jeune fille et lui donna le lièvre qu’il tenait. Celle-ci le reçut, cessa de servir, et vint s’asseoir à côté de sa mère. Le jeune homme continua le service à sa place. « Est-ce là, dis-je à mon hôte, celle de vos filles à qui vous avez ôté sa tunique pour la donner au malheureux naufragé? —Oh, non! me répondit-il, celle dont vous parlez est mariée depuis quelque temps; elle a même des enfants déjà grands. Nous l’avons donnée à un homme riche du bourg voisin. — Ah! lui dis-je, cela est heureux, ils doivent vous aider, si parfois vous avez besoin de quelque chose. — Bon! reprit la mère, nous n’avons besoin de rien. Bien au contraire, c’est nous qui leur faisons passer toujours quelque chose, soit de notre chasse, soit de nos fruits et de nos légumes: car ils n’ont pas de jardin. Une fois seulement nous leur avons emprunté du grain pour faire nos semailles; et encore le leur avons-nous rendu aussitôt après la moisson. — Ah çà, continuai-je en riant, est-ce que vous ne pensez pas à marier celle-ci, comme l’autre, à un homme riche, afin qu’elle puisse vous prêter du grain? » — Les deux jeunes gens se mirent alors chacun à rougir. « Oh! que non! dit le père en baisant sa fille au front. Je veux qu’elle ait un mari pauvre, un chasseur, comme moi, » et en même temps il regardait le jeune garçon et souriait. « Que tardez-vous donc à la marier? lui dis-je. Est-ce que le futur serait absent par hasard? Je ne sais, mais il me semble qu’il n’est pas très loin d’ici... —Aussi, reprit-il, ce n’est pas mon intention de différer davantage; mais je veux que la noce se fasse un jour heureux, et j’attends pour cela qu’il s’en présente un. — Et à quoi reconnaissez-vous, lui demandai-je, qu’un jour est heureux? — C’est, répondit-il, lorsque la lune est grande, l’air tranquille, et le ciel pur. — Sans doute, continuai-je, il n’est pas besoin de demander si ce jeune homme est bon chasseur. — Oh! me répondit le jeune homme, je sais déjà poursuivre et atteindre le cerf: vous le verrez demain, étranger, si vous voulez. Est-ce toi qui as pris ce lièvre? — Oui, c’est moi-même, s’écria-t-il en riant. Je l’ai pris cette nuit au lacet. Oh! si vous aviez vu, ajouta-t-il, comme le ciel était pur, et l’air tranquille! La lune était grande, grande comme je ne l’ai jamais vue. » Les deux pères se mirent ensemble à rire. Le pauvre garçon eut honte, rougit, et se tut. « Mon enfant, lui dit le père de la jeune fille, tu as raison de t’impatienter; mais ce n’est pas ma faute à moi. Prends t’en à ton père qui dit toujours qu’il va partir pour acheter la victime, et qui n’en a rien fait jusqu’ici. Car tu sais qu’il faut sacrifier aux dieux quand on se marie. — Oh! si ce n’est que cela, s’écria un tout petit garçon qui était debout à côté de sa sœur, il y a longtemps que la victime est prête: elle est ici derrière l’habitation, où nous la nourrissons: c’est un petit pourceau qui est, ma foi, bien gentil. » On demanda au jeune homme si c’était vrai: il répondit que oui. — « Et d’où te vient cet animal? — Vous vous rappelez bien, dit-il, le jour où nous primes cette laie qui avait tant de petits? Vous vous souvenez qu’ils se sauvèrent tous; car ils couraient plus vite que des lièvres. Je parvins à en atteindre un d’un coup de pierre. Je pris sa peau, et j’allai la vendre au village voisin, où j’obtins en échange la victime dont mon frère vous a parlé. Je lui ai fait une petite auge derrière l’habitation, et c’est là que je la nourris. — C’est donc pour cela, s’écria mon hôte, que ta mère riait si fort quand je disais qu’il me semblait entendre des grognements, et je n’avais pas si grand tort de m’étonner que mon orge diminuât ainsi à vue d’œil. — C’est, reprit-il, que les plantes de l’Eubée ne valent rien pour nourrir ces animaux, il n’y avait que des glands, et il ne voulait pas en manger. Au reste, si vous voulez le voir, je vais vous l’amener. — Très volontiers, » s’écria-t-on d’une commune voix. Aussitôt tous les enfants sortirent sautant et riant, et la jeune fille s’étant levée alla chercher dans la hutte voisine des nèfles, des cormes, des pommes d’hiver et des grappes d’un raisin délicieux. Puis, ayant essuyé la table avec des feuilles, elle la couvrit d’une verte et fraîche fougère, et mit dessus les fruits qu’elle venait d’apporter. Cependant les enfants amenèrent la victime en dansant, riant et folâtrant autour d’elle. Ils étaient suivis de la mère du jeune homme, accompagnée de deux enfants en bas âge. Ils apportaient des pains de froment cuits sous la cendre, et dans des plats de bois des œufs cuits à l’eau et des noix secs. La mère du jeune homme embrassa toute la famille, et alla s’asseoir à côté de son mari. « Voilà, dit-elle, la victime que nous nourrissons depuis longtemps pour la noce, tous les autres préparatifs sont faits: les gâteaux de froment et d’orge sont tout prêts: il ne nous manquera peut-être qu’un peu de vin: mais il ne sera pas difficile de s’en procurer ici près, au village. » Pendant qu’elle parlait ainsi, le jeune homme était debout à côté d’elle, et regardait son oncle d’un air inquiet. « Ma foi, dit celui-ci, il n’y a plus que lui qui nous arrête. Je ne sais pas si la victime lui paraît assez grasse comme elle est, et s’il ne veut pas la nourrir encore quelque temps. — Vous voulez donc qu’elle crève dans sa peau, » reprit le jeune homme d’un ton d’impatience. Et moi, cherchant à l’aider un peu: « Prenez garde, leur dis-je, que tandis que la victime s’engraisse, le jeune homme au contraire... — C’est vrai, interrompit la mère: l’étranger a raison. Aussi bien mon fils ne se porte plus comme autrefois. L’autre nuit encore, je l’ai entendu il était éveillé, et il est sorti de l’habitation. — C’est que les chiens aboyaient, ma mère, et j’ai voulu voir ce que c’était. — Point du tout, reprit la mère, je vous ai vu; vous aviez l’air triste, et vous vous promeniez en soupirant. Allons, mes amis, pourquoi différer plus longtemps? Ne laissons pas s’affliger davantage ces pauvres enfants. » Et en disant ces paroles elle se leva pour embrasser la mère de la jeune fille. Alors celle-ci se tournant vers son mari: « Faisons comme ils veulent, dit-elle. — C’est bien dit, s’écria-t-on d’une commune voix: à après demain la noce. » On me pria d’en être, et je consentis volontiers à rester jusque-là.

J’eus le loisir d’observer ce qui était sous mes yeux, et d’en comparer le tableau à ce qui se passe chez les riches, surtout en fait de mariage: tout le manège qu’il faut à un père, ses recherches inquiètes sur la naissance et le bien, les dots, les donations, les promesses et les duperies, les contrats et les signatures; et souvent, au bout de tout cela, à l’heure même des noces, des injures et des querelles. Ce n’est donc pas sans intention que j’ai fait ce récit et pour mon simple amusement, c’est pour offrir un modèle de vie pauvre et heureuse que j’ai vu de mes propres yeux, et que chacun, comme moi, est à portée de voir.

FIN.

 


 

[1] On racontait que Nauplius, père de Palamède, pour venger l’injuste mort de son fils, avait allumé des feux sur les côtes de l’Eubée, afin d’appeler les vaisseaux grecs contre les écueils dont cette île est bordée. Ils y vinrent échouer en effet; mais l’auteur de la perte de Palamède. Ulysse, échappa, et Nauplius se jets de désespoir dans la mer. (V. Strabon, liv. viii.)

[2] Il y ici un jeu de mots qui ne peut être reproduit dans notre langue. Le talent (talanton) en même temps qu’il désignait une valeur de compte, désignait un certain poids, ou la balance même. Le pauvre Eubéen, qui n’a guère vu d’argent, est représenté comme ignorant la première signification du mot : il se rejette sur la seconde, et croit qu’on lui parle de la viande qui se pesait, comme de raison, à la balance.