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LUCIEN

XLI.

TOXARIS OU L'AMITIÉ

MNÉSIPPE ET TOXARIS.

1. MNÉSIPPE. Que dis-tu, Toxaris (01) ? Vous sacrifiez à Oreste et à Pylade, vous autres Scythes ? vous les regardez comme des dieux ?
TOXARIS
. Oui, Mnésippe, nous leur sacrifions, sans cependant les regarder comme des dieux, mais comme des hommes de bien.
MNÉSIPPE
. Est-ce donc chez vous un usage de sacrifier aux gens de bien, après leur mort, comme à des dieux ?
TOXARIS
. Certainement, et de plus nous les honorons dans nos fêtes et dans nos réunions solennelles.
MNÉSIPPE
. Et quel est votre but ? Ce n'est pas, sans doute, pour vous les rendre favorables que vous leur sacrifiez, puisqu'ils sont morts.
TOXARIS
. C'est toujours un avantage de se rendre les morts favorables ; mais nous croyons, en outre, faire une chose très utile aux vivants, en leur rappelant le souvenir des grands hommes et en les honorant quand ils ne sont plus. Nous espérons qu'un grand nombre de nos concitoyens voudront les imiter.
2.
MNÉSIPPE. C'est une pensée fort judicieuse. Toutefois, d'où vient pour Oreste et Pylade une admiration qui vous a fait mettre au rang des dieux non seulement des étrangers, mais, qui plus est, des ennemis ? Jetés sur vos côtes par un naufrage, ils furent pris par les Scythes de ce temps-là, et emmenés pour être immolés à Diane ; mais eux, rompant leurs fers, renversèrent la garde du roi et le tuèrent, puis, saisissant la prêtresse et arrachant Diane elle-même de son sanctuaire, ils s'enfuirent sur leur vaisseau, en se moquant de la nation des Scythes. Si c'est pour cela que vous les honorez, vous ne manquerez pas de gens qui feront comme eux ; et voyez maintenant, d'après ces anciens traits d'histoire, s'il vous est avantageux que beaucoup d'Orestes et de Pylades abordent en Scythie. Il me semble que vous ne tarderez pas à n'avoir, ni religion ni dieux, si ceux qui vous restent sont enlevés de la même manière. Il est vrai qu'à la place de tous vos dieux vous honorerez leurs ravisseurs, et que vous offrirez des sacrifices divins à ces sacrilèges.
3.
Mais si ce n'est pas pour de pareilles actions que vous honorez Oreste et Pylade, dis-moi, Toxaris, quel autre bien vous ont-ils donc fait pour que, sans les avoir d'abord regardés comme des dieux, vous leur sacrifiiez maintenant, en les mettant au rang de vos divinités, et en immolant des victimes à des hommes qui ont manqué eux-mêmes d'en servir ? Cela paraît ridicule et contraire à vos anciens usages.
TOXARIS.
Tout ce que tu viens de nous raconter de ces deux hommes n'est-il donc pas, Mnésippe, le fait de coeurs généreux ? Ils n'étaient que deux, et ils ont osé l'entreprise la plus hardie. Quittant leur patrie pour naviguer jusqu'au Pont-Euxin, voyage qu’aucun Grec n'avait entrepris depuis l'expédition des Argonautes en Colchide, ils ne furent effrayés ni des récits qui circulaient au sujet de cette mer, ni du surnom d'inhospitalière quelle a reçu, sans doute à cause des peuples barbares répandus sur ses rivages. Une fois prisonniers, ils se conduisirent avec tant de bravoure, qu'après avoir brisé leurs fers ils crurent que c'était peu de s'échapper ; aussi vengèrent-ils leur outrage sur le roi et s'emparèrent-ils de Diane, avant de remettre à la voile. Comment ne pas admirer de semblables exploits ? Comment ne recevraient-ils pas les honneurs divins de la part de tous ceux qui respectent la vertu ? Et cependant ce n'est pas là ce que nous considérons dans Oreste et dans Pylade, ni ce qui nous les fait regarder comme des héros.
4.
MNÉSIPPE. Dis-moi donc ce qu'ils ont fait de si grand et de si divin. Si c'est leur navigation et leur voyage que tu admires, je pourrais te montrer des marchands qui mériteraient mieux vos autels ; les Phéniciens, entre autres, qui ne naviguent pas seulement sur l'Euxin, jusqu'aux Méotides et au Bosphore, mais qui parcourent toutes les mers grecques et barbares, visitent, durant l'été, tout rivage, toute plage, pour ainsi dire, et n retournent chez eux que vers la fin de l'automne. A ton compte il faut aussi les regarder comme des dieux, et ce ne sont tout bonnement pour la plupart que des trafiquants et des marchands de poisson salé.
5.
TOXARIS. Apprends, mon cher, que les Scythes, traités par vous de barbares, ont conçu des hommes de bien une plus haute idée que les Grecs. On ne pourrait pas trouver dans Argos ou à Mycènes un tombeau remarquable d’Oreste et de Pylade, et chez nous ils ont un temple consacré à tous les deux à la fois, en leur qualité d'amis. Nous leur offrons des victimes, nous leur rendons toutes sortes d’honneurs ; et rien n'empêche, parce qu'ils sont étrangers, et non pas Scythes, que nous les estimions hommes de bien. Nous ne nous informons pas de quel pays sont les gens vertueux, et nous ne sommes pas jaloux, fussent-ils nos ennemis, des belles actions qu'ils ont faites. En louant leur conduite, nous leur accordons pour leurs oeuvres le droit de cité. Mais ce que nous estimons surtout dans ces hommes éminents, c'est qu'ils sont, à nos yeux, les plus parfaits de tous les amis (02) : on peut les proposer aux autres comme des législateurs qui leur apprennent comment il faut partager la bonne et la mauvaise fortune, et mériter ainsi le respect des Scythes les plus vertueux.
6.
L'histoire de ce qu'ils ont souffert ensemble, ou l'un pour l'autre, a été gravée par nos ancêtres sur une colonne d'airain, placée dans le temple d'Oreste, et il a été ordonné par une loi que l'inscription de cette colonne servirait au premier enseignement, à l'éducation élémentaire des enfants, tenus d'apprendre par coeur le récit qui s'y trouve gravé. Aussi un enfant oublierait plutôt le nom de son père, qu'il n'ignorerait les actions d'Oreste et de Pylade. Outre cela, tout ce qui est inscrit sur la colonne est représenté sur le pourtour du temple dans des peintures qu'ont fait faire nos aïeux. On y voit Oreste naviguant avec son ami : bientôt leur vaisseau est brisé contre les écueils. Oreste est pris : il est tout prêt à être immolé, déjà même Iphigénie va frapper les victimes. Vis-à-vis, sur le mur parallèle, Oreste est figuré délivré de ses chaînes et tuant Thoas avec une foule d'autres Scythes. Enfin les deux amis se rembarquent, emmenant avec eux Iphigénie et la déesse. Les Scythes veulent en vain arrêter le vaisseau, qui fend déjà les vagues ; ils se suspendent au gouvernail, ils essayent de monter ; mais leurs efforts sont inutiles ; les uns blessés, les autres craignant de l'être, regagnent en nageant le rivage. C'est ici surtout qu'on voit éclater la tendresse des deux amis l'un pour l'autre dans ce combat contre les Scythes. Le peintre les a représentés tous deux, négligeant le soin de leur propre vie pour repousser les ennemis qui attaquent l'autre. Chacun essaye de s'avancer au-devant des flèches dirigées contre son ami ; il compte la mort pour rien, s'il le sauve, et lui dérobe les coups en le couvrant de son corps.
7.
C'est cette amitié, cette communauté de périls ; cette foi, cette confiance, cette sincérité, cette solidité de 'tendresse réciproque, que nous avons regardées comme n'étant pas de l'homme, mais d'une intelligence supérieure à celle de l'humanité. La plupart des hommes, en effet, tant que souffle une brise favorable, se fâchent contre leurs amis s'ils ne partagent pas avec eux tous leurs plaisirs. Mais si le vent devient contraire, ils fuient et les laissent seuls au milieu du danger (03). Apprends donc par là qu'il n'y a rien de plus grand que l'amitié aux yeux des Scythes ; qu'un Scythe n'estime rien tant que de partager les travaux et les périls d'un ami, et qu'il n'y a pas chez nous de plus grande honte que de se montrer traître à l'amitié. Voilà pourquoi nous honorons Oreste et Pylade, qui ont surpassé tous les autres dans les vertus pratiquées par les Scythes, et qui se sont distingués dans l'amitié, le premier objet de notre admiration ; voilà pourquoi nous leur avons donné le nom de Coraques, qui signifie dans notre langue génies tutélaires de l'amitié.
8.
MNÉSIPPE. Ainsi, Toxaris, les Scythes ne sont pas seulement un peuple habile à lancer des flèches et plus belliqueux que les autres, mais ils excellent encore à parler le langage de la persuasion. Pour moi, qui, jusqu'ici, avais une tout autre opinion, je commence à croire que vous n'avez pas eu tort de diviniser Oreste et Pylade. Je ne savais pas non plus, mon cher, que tu fusses un si bon peintre. Il m’a semblé, pendant ton récit, que je voyais les tableaux du temple d'Oreste, et le combat, et les blessures des guerriers. En outre, j'ignorais que les Scythes professaient un pareil culte, pour l'amitié. Je les croyais inhospitaliers, sauvages, toujours en hostilités, irascibles et colères, sans affection même pour leurs proches, les jugeant ainsi et sur les récits que j'avais entendu faire et sur le bruit qu'ils ont de manger leurs pères après leur mort.
9.
TOXARIS. Valons-nous mieux que les Grecs sous les autres rapports, sommes-nous plus justes, plus respectueux qu'ils ne le sont envers nos parents ? je ne prétends pas entrer en contestation avec toi sur cette question. Toujours est-il que les Scythes sont, plus que les Grecs, amis tendres et fidèles, et que l'amitié est chez nous plus honorée que chez vous : ce serait un point facile à démontrer. Mais, au nom des dieux de la Grèce, ne te fâche, pas, si tu m'entends dire ce que j'ai observé pendant le long séjour que j'ai fait chez vous. Vous me paraissez capables de faire sur l'amitié les plus beaux discours du monde ; mais, loin que vos actions répondent à vos paroles, vous vous contentez de la louer et de montrer quel grand bien elle est pour les hommes ; puis, au moment d'agir, traîtres à votre langage, vous fuyez, je ne sais comment, devant la pratique de vos théories. Lorsque vos poètes tragiques exposent sur la scène des exemples d'une amitié parfaite, vous les louez, vous applaudissez, vous partagez les dangers des héros, presque tous vous versez des larmes. Cependant vous n'avez pas le courage de faire pour vos amis des actions dignes de louanges, et, si quelqu'un d'eux a besoin de votre aide, aussitôt, comme un songe, tous ces beaux sentiments de tragédie s'envolent à tire-d'aile, et vous laissent semblables à ces masques vides et muets, dont la bouche, prodigieusement ouverte, ne profère pas une seule parole. Nous, au contraire, autant nous vous sommes inférieurs en discours sur l'amitié, autant nous l'emportons sur vous dans la conduite.
10.
Si tu le veux bien, faisons une chose ; laissons reposer les anciennes amitiés de votre pays et du nôtre, dont nous pourrions dresser l'inventaire. Vous auriez trop d'avantage à citer, comme des témoins dignes de foi, les nombreux poètes qui, dans leurs beaux vers et leurs harmonieuses rhapsodies, ont chanté l'amitié d'Achille et de Patrocle, de Thésée et de Pirithoüs et de tant d'autres. Prenons seulement un petit nombre de faits arrivés de notre temps, et racontons, moi les actions des amis scythes, toi, celles des amis grecs. Celui qui l'emportera en produisant les exemples les plus généreux, sera réputé vainqueur et proclamera le triomphe de son pays dans ce bel et glorieux combat. Pour moi, j'aimerais mieux, si j'essuyais une défaite dans ce duel, avoir la main droite coupée, ce qui est une peine infamante chez nous, que d'être jugé inférieur à un autre en amitié, et cela, quand cet autre est un Grec et que je suis un Scythe.
11.
MNÉSIPPE. Ce n'est pas une petite affaire, Toxaris, que d'oser se battre en duel avec un guerrier armé, comme toi, d'arguments bien aiguisés et toujours sors de leur coup. Cependant je ne trahirai pas si lâchement et si vite les intérêts de la Grèce entière, en reculant devant toi. Il serait honteux que deux hommes aient pu jadis mettre en déroute un si grand nombre de Scythes, suivant la tradition et les antiques peintures dont tu m'as fait tout à l'heure la description dramatique, et que tous les Grecs, nations si nombreuses, villes si considérables, fussent vaincus par toi en faisant défaut. Si cela arrivait, il faudrait me couper non la main, mais la langue. Toutefois il est juste, avant tout, de fixer le nombre de nos exemples d'amitié, à moins que tu ne sois d'avis que plus on en rapportera, plus on sera en droit d'obtenir la victoire.
TOXARIS.
Pas du tout : la valeur de nos exemples ne sera pas déterminée par la quantité, mais par l'excellence des traits, et tu seras vainqueur, si les tiens percent mieux que les miens, quoique égaux en nombre : car alors ils me feront des blessures plus profondes et je tomberai plus rite sous leurs coups.
MNÉSIPPE.
C'est bien dit. Fixons pourtant un nombre suffisant : je crois que ce sera assez de cinq pour chacun de nous.
TOXARIS.
J'y consens. Parle le premier ; mais commence par jurer de ne rien dire que de vrai. Autrement, il ne serait pas difficile de forger quelque histoire de ce genre, dont la preuve serait impossible. Si tu jures, il ne me sera pas permis de douter.
MNÉSIPPE.
Nous jurerons donc, si tu crois qu'il faut un serment. Mais lequel de nos dieux ? ... Veux-tu de Jupiter, protecteur des amis ?
TOXARIS.
Oui ; et moi je jurerai par un dieu de mon pays, lorsque ce sera mon tour de parler.
12.
MNÉSIPPE. Que Jupiter, protecteur des amis, soit témoin que je ne te dirai rien que de vrai, rien que je ne sache moi-même, ou d'après des récits authentiques, et que je n'ajouterai aucun détail digne du théâtre. Et d'abord je vais te raconter l'histoire d'Agathocle et de Dinias, dont l'amitié est célèbre dans toute l'Ionie. Cet Agathocle était de Samos : il n'y a pas longtemps qu'il existait encore, illustre par l'amitié dont il a donné la preuve, mais n'ayant rien de supérieur au reste des Samiens, sous le rapport de la naissance ou de la fortune. Dinias, fils de Lysion, d'Éphèse, était son ami d'enfance. Dinias était immensément riche. Comme il arrive à ceux qui commencent à jouir de leur fortune, il fut entouré d'une foule de jeunes gens, tout prêts à boire avec lui et à se faire les compagnons de ses plaisirs, mais d'autant, plus éloignés, par cela même, d'être ses amis. D'abord Agathocle vécut dans cette société, conversant et buvant avec eux ; mais sans y trouver de grands charmes. Dinias n'avait pas pour lui plus d'estime que pour ses flatteurs. A la fin Agathocle lui devint insupportable, à cause de ses remontrances fréquentes ; il ne put tolérer qu'il lui rappelât sans cesse le souvenir de ses aïeux, ni qu'il l'avertit de conserver l'héritage que lui avait laissé son père, après l'avoir amassé par tant de travaux (04) ; en sorte que Didias cessa de l'inviter à ses parties de plaisir et s'amusa seul avec ses amis, en essayant de se cacher d'Agathocle.
13.
Ces indignes flatteurs persuadent alors au malheureux jeune homme qu'une certaine Chariclée, femme de Démonax, homme de distinction et l'un des premiers magistrats d'Éphèse, est amoureuse de lui. D'abord les billets commencent à lui arriver de la part de Chariclée ; puis viennent les couronnes à demi flétries, les pommes mordues, et toutes les séductions que les prostituées dressent contre les jeunes gens qu'elles veulent engager dans une passion, et qu'elles enflamment en leur faisant croire qu'ils sont leur premier amour. Rien, en effet, n'est plus attrayant, surtout pour ceux qui se croient beaux garçons, et qui finissent par tomber, sans s'en apercevoir, dans les filets de ces coquettes. Chariclée était une jolie femme ; mais, en courtisane éhontée, elle se livrait au premier venu, si peu qu'il la payât. Dès qu'on la regardait, elle faisait un signe de tête, et il n'y avait pas à craindre qu'elle dît jamais non. Femme rusée d'ailleurs, et la plus habile des courtisanes à s'emparer d'un amant, à fixer son irrésolution, à le subjuguer complètement ; puis, une fois qu'elle le tenait, sachant développer et entretenir ses feux, tantôt par le dépit, tantôt par des caresses, ou bien par le dédain et la feinte d'un autre amour. Enfin, c'était dans son genre une femme accomplie, et qui faisait jouer mille ressorts pour ruiner ses amants.
14.
Tel fut l'instrument dont les flatteurs de Dinias se servirent pour le perdre, et ils jouèrent à merveille le second rôle de la pièce, en le poussant dans une passion violente pour Chariclée. Cette femme, qui avait déjà mis à sec plusieurs jeunes gens, joué mille amours et renversé des maisons opulents, avait acquis une habitude de tromper, fortifiée par un long exercice. Quand elle se vit entre les mains un garçon dont la simplicité n'avait aucune expérience de tous ses manèges, elle se garda bien de le lâcher, mais elle le serra tout entier dans ses griffes, le perça d'outre en outre, se rendit absolument maîtresse de lui, jusqu'à ce qu'elle se fût perdue avec sa proie et qu'elle eût précipité l'infortuné Dinias dans un abîme de malheurs. Elle commença, comme je l'ai dit, par lui jeter en amorce des billets doux, et par lui envoyer tous les jours une suivante chargée de dire et les pleurs et les insomnies de sa maîtresse, et sa résolution de se pendre, l'infortunée, par un désespoir d'amour, de sorte que l'heureux Dinias se crut un beau jeune homme, recherché par toutes les femmes d'Éphèse. Après s'être bien fait prier, il se rend aux voeux de Chariclée.
15.
Depuis ce moment, il devint, comme on peut croire, très facile à ruiner par une femme qui joignait à la beauté la science des plaisirs, le don de pleurer à propos, d'entrecouper ses discours de soupirs, de retenir son amant entre ses bras à son départ, d'accourir à son arrivée, de se parer pour lui plaire davantage, de chanter au besoin et de jouer de la cithare, toutes ruses employées pour égarer Dinias. Quand elle s'aperçoit qu'il en tient profondément, et que l'ivresse de l'amour en a fait une cire molle, elle imagine un nouveau moyen de le perdre : elle lui dit qu'elle est enceinte de ses oeuvres. Rien n'est plus capable d'enflammer un amoureux aveuglé par la passion. En même temps, Chariclée ne vient plus le voir, sous prétexte qu'elle est épiée par son mari, qui a découvert leur intrigue. Dinias ne peut résister à cette nouvelle ; il est incapable de supporter l'absence de sa maîtresse ; il pleure, il envoie ses flatteurs chez elle, il appelle à grands cris sa Chariclée, il embrasse avec transport la statue de marbre blanc qu'il en a fait faire ; enfin il se jette par terre, se roule sur le plancher, et son désespoir devient une véritable rage. Les présents qu'il avait faits à Chariclée n'étaient pas précisément des fruits et des guirlandes ; c'étaient des maisons entières, des champs, des esclaves, des étoffes brodées, de l'or tant qu'elle en avait voulu. Que dirai-je plus ? en un instant la maison de Lysion, autrefois la plus illustre de l'Ionie, était épuisée, ruinée.
16.
Chariclée, voyant son amant à sec, le laisse là, se met à la chasse d'un jeune Crétois, d'une famille riche, et va vivre avec lui, tout éprise de sa nouvelle conquête ; du moins celui-ci le croyait-il. Dinias abandonné, non seulement de Chariclée, mais de ses flatteurs, qui étaient passés du côté de l'amant crétois, va trouver Agathocle, qui savait depuis longtemps l'état de ses affaires. Après un peu d'hésitation produite par la honte, Dinias raconte tout à son ami, sa passion, son dénuement, le dédain de sa maîtresse, la rivalité du Crétois, et il termine en disant qu'il ne peut plus vivre séparé de Chariclée. Agathocle, pensant que ce n'était pas le moment de rappeler à Dinias que de tous ses amis il était le seul qu'il eût éloigné de lui pour lui préférer des flatteurs, vendit sa maison paternelle de Samos, la seule qu'il possédât, et lui en donna le prix qui était de trois talents. Dinias les reçoit et va se montrer à Chariclée, qui le trouve plus beau que jamais : la servante et les billets doux reparaissent, avec le reproche d'avoir été si longtemps à venir ; les flatteurs accourent aussi et cherchent à glaner chez Dinias, qui leur semble de nouveau fort mangeable.
17.
Un jour, il avait promis à Chariclée d'aller chez elle : il s'y rend donc au moment du premier sommeil. Il venait d'entrer, lorsque Démonax, époux de Chariclée, soit par soupçon, soit d'intelligence avec sa femme, car les deux versions circulent, sort tout à coup comme d'une embuscade, ordonne de fermer la porte de la cour et de s'emparer de Dinias, qu'il menace de coups de fouet et du feu, et il tire contre lui son épée, faisant mine de tuer un adultère. Dinias, voyant le péril, saisit une grosse bûche qui se trouve sous sa main, en frappe Démonax à la tempe et le tue. Se jetant ensuite sur Chariclée, il l'assomme à coups redoublés de la même bûche, et lui passe au travers du corps l'épée de Démonax. Les esclaves, témoins muets de cette scène imprévue, restent d'abord immobiles d'effroi, puis ils essayent d'arrêter Dinias, mais il les écarte avec son épée, et ceux-ci prennent la fuite. Dinias sort, après ce double meurtre, et demeure jusqu'au matin chez Agathocle, songeant tous deux à ce qui s'était passé et examinant ce qui pouvait en résulter. A la pointe du jour, des magistrats arrivent prévenus par la rumeur publique, arrêtent Dinias et, comme il avouait son crime, on le conduit au gouverneur d'Asie. Celui-ci le renvoie devant l'empereur, qui le fait transporter à l’île Gyare, une des Cyclades, pour y subir la peine de l'exil à perpétuité.
18.
Agathocle, après avoir suivi partout Dinias, s'embarqua avec lui pour l'Italie, et, seul de tous ses amis l'accompagna au tribunal. Quand Dinias partit pour l'exil, il ne l'abandonna pas davantage, mais s'y condamnant lui-même, il vint demeurer à Gyare et partager le sort de son ami. Ils en vinrent bientôt à manquer du nécessaire : Agathocle, se louant à des pêcheurs de pourpre, plongeait avec eux ; et du salaire qu'il en retirait, nourrissait Dinias. Ce dernier fit une longue maladie : Agathocle lui prodigua ses soins, et quand il fut mort, loin de vouloir se séparer de lui, il demeura dans l'île, considérant comme une honte d'abandonner le tombeau de son ami. Telle est, mon cher, la conduite d'un ami grec ; le fait s'est passé depuis peu, car je ne crois pas qu'il se soit écoulé plus de cinq ans, depuis qu'Agathocle est mort à Gyare (05).
TOXARIS.
Je voudrais bien, Mnésippe, que tu n'eusses pas fait de serment avant de me conter cette aventure ; j'aurais pu me dispenser d'y croire, tant cet Agathocle ressemble à un ami scythe, et je crains que tu ne puisses m'en citer un autre qui lui ressemble.
19.
MNÉSIPPE. Écoute maintenant, Toxaris, l'histoire d'un certain Euthydicus de Chalcis. Je tiens ce fait de Simylus, pilote de Mégare, qui m'a juré en avoir été le témoin oculaire. Il faisait voile, m'a-t-il dit, d'Italie à Athènes, vers l'époque du coucher des Pléiades (06), portant sur son vaisseau un certain nombre de passagers, parmi lesquels se trouvaient Euthydicus et Damon, son ami, qui était, comme lui, de Chalcis. Ils étaient de même âge : seulement Euthydicus, avait l'air fort et robuste ; Damon, au contraire, faible et pâle, semblait sortir d'une longue maladie. Au dire de Simylus, le trajet fut assez heureux jusqu'en Sicile. Mais quand ils eurent traversé le détroit et pénétré dans là mer Ionienne, ils furent assaillis par une tempête des plus violentes. Je ne te peindrai pas les vagues soulevées, les tourbillons, la grêle et tout le sinistre accompagnement d'une tempête. Ils étaient arrivés à la hauteur de Zacynthe (07), voguant toutes voiles carguées, et traînant des prolonges dans leur sillage, pour briser l'impétuosité des eaux, lorsque, vers minuit, Damon, incommodé par le roulis du navire, se penche sur le bord afin de vomir. En ce moment le vaisseau, frappé sans doute avec violence par une lame, donne la bande du côté où Damon était incliné, et, le flot aidant, le malheureux tombe la tête la première au milieu de la mer, où ses habits l'empêchent de nager aisément : il se met à crier, presque suffoqué et se soutenant à grand'peine sur les flots.
20.
Euthydicus, qui était nu dans son lit, ne l'a pas plus tôt entendu, qu'il se précipite dans la mer et saisit Damon déjà presque au bout de ses forces. On put apercevoir longtemps, à la clarté de la lune, Euthydicus nageant à côté de Damon et le soulevant sur les vagues. Les passagers, touchés du malheur de ces deux jeunes gens, auraient bien voulu leur porter secours, mais ils ne le pouvaient, entraînés par un vent violent. Tout ce qu'on put faire, ce fut de leur jeter des morceaux de liège et quelques perches, pour qu'ils s'en aidassent à nager, s'ils avaient le bonheur de les rencontrer : on leur envoya enfin l'échelle du navire, qui était d'une grande dimension. Demande-toi, au nom des dieux, s'il est possible de donner une plus grande preuve de tendresse à un ami, tombé la nuit au milieu d'une mer si furieuse, que de vouloir mourir avec lui. Mets-toi sous les yeux le soulèvement des flots, le bruit de l'onde qui se brise, l'écume qui bouillonne, la nuit, le désespoir ; puis Damon à demi noyé, pouvant à peine lever la tête et tendant les bras à son ami ; vois Euthydicus s'élançant aussitôt à la mer, nageant auprès de son ami, et craignant que Damon ne périsse avant qu'il meure, et tu comprendras que je ne t'offre pas en lui un ami commun et ordinaire.
21.
TOXARIS. Ont-ils péri, Mnésippe, ces braves jeunes gens, ou leur est-il arrivé quelque secours inattendu ? Je tremble sur leur sort.
MNÉSIPPE.
Sois tranquille, Toxaris : ils ont été sauvés et ils sont maintenant à Athènes, s'occupant tous deux de philosophie. Simylus n'a pu me dire que ce qu'il avait vu durant cette nuit, l'un tombant, l'autre se jetant après son ami, et tous les deux se sauvant à la nage ; mais c'est tout ce qu'il était possible d'apercevoir dans l'obscurité. Seulement Euthydicus lui-même m'a raconté le reste. D'abord ils rencontrèrent quelques morceaux de liège, s'en emparèrent et s'en aidèrent pour nager tant bien que mal ; puis, à la pointe du jour, ayant aperçu l'échelle du vaisseau, ils s'avancèrent vers elle, montèrent dessus, et franchirent ainsi aisément la distance qui les séparait du rivage de Zacynthe où ils abordèrent.
22.
Après ces deux amis, qui ne sont pas à dédaigner, selon moi, écoute l'histoire d'un troisième qui ne leur est pas inférieur. Eudamidas de Corinthe avait pour amis Arétée de Corinthe et Charixène de Sicyone. Ces deux derniers étaient riches, tandis qu'Eudamidas était fort pauvre. En mourant, il fit un testament, qui peut paraître ridicule à bien des gens, mais qui, je n'en doute pas, aura l'approbation d'un homme de bien, honorant, comme toi, l'amitié et combattant maintenant pour en obtenir le prix. Ce testament était conçu en ces termes : "Je lègue à Arétée ma mère à nourrir et à soigner dans sa vieillesse ; à Charixène, ma fille à établir avec une dot aussi belle que le lui permettra sa fortune." Or, la mère d'Eudamidas était déjà vieille et sa fille en âge d'être mariée. "Si l'un des deux vient à mourir, ajoutait-il, que l'autre prenne la place du défunt." Quand on fit lecture de ce testament, tous ceux qui connaissaient la pauvreté d'Eudamidas, mais qui ignoraient l'amitié qui le liait à ces deux hommes, s'amusèrent de cette affaire, et s'en allèrent en riant. On disait : "Quel bonheur pour Arétée et pour Charixène de recevoir un si bel héritage et de faire honneur au legs d'Eudamidas ! Vivants, ils ont un mort pour héritier."
23.
Mais à peine nos légataires ont-ils connu ce qui leur a été laissé, qu'ils accourent, et demandent la délivrance de leur part de succession. Cependant Charixène meurt cinq jours après : alors Arétée, se montrant le plus généreux des héritiers, prend la part léguée à Charixène. Il nourrit la mère d'Eudamidas, et quelque temps après marie sa fille. De cinq talents qu'il possédait, il en donna deux à celle-ci et deux à sa propre fille, et voulut que leur mariage fût célébré le même jour. Que dis-tu, Toxaris, de cet Arétée ? A-t-il donné un faible exemple de son amitié, en acceptant un pareil legs, et en ne trahissant pas les dispositions testamentaires de son ami ? Ou bien le mettons-nous au rang de ces suffrages parfaits, dont on trouve un sur cinq (08) ?
TOXARIS.
J'avoue qu'il s'est bien conduit, mais j'admire bien plus encore la confiance d'Eudamidas en ses amis. Elle prouve qu'il aurait fait pour eux ce qu'ils firent pour lui, quand même il n'en aurait pas été prié par testament, et qu'il se serait présenté avant tous les autres pour réclamer un pareil héritage, sans en avoir été nommé légataire.
24.
MNÉSIPPE. Tu as raison. Ma quatrième histoire est celle de Zénothémis, de Massalie (09), fils de Charmolée. On me l'a montré, il y a quelque temps, en Italie, où j'étais envoyé en députation par mes concitoyens. C'était un bel homme, d'une grande taille, et qui semblait riche. A côté de lui était assise, sur son char, une femme, affreusement laide : la moitié droite de son corps était desséchée, elle avait un oeil éraillé ; en un mot, c'était un monstre horriblement traité par la nature, un spectre effrayant. Je m'étonnais de ce qu'un si bel homme eût à ses côtés une pareille femme ; mais celui qui m'avait montré Zénothémis m'apprit la nécessité où il avait été de contracter ce mariage ; il connaissait parfaitement toute cette histoire, étant lui-même de Massalie. "Zénothémis, me dit-il, avait pour ami Ménécrate, père de cette femme si laide ; c'était un homme riche, honoré, et d'un rang égal à celui de Zénothémis. Plus tard Ménécrate se vit privé de son bien par, une condamnation du conseil des Six-Cents ; pour avoir proposé un décret contraire aux lois. C'est ainsi que nous autres Massaliotes , ajouta-t-il, nous punissons ceux qui font des propositions illégales. Ménécrate fut sensible à une condamnation qui, en si peu de temps, de riche le faisait pauvre, et nul de considérable qu'il était. Mais ce qui surtout le chagrinait, c'était de ne plus pouvoir marier sa fille, déjà nubile, âgée de dix-huit ans, dont personne, fût-ce le dernier des roturiers et des pauvres, n'aurait voulu avec tout le bien que possédait son père, avant sa condamnation, vu sa laideur si repoussante. On disait de plus qu'elle tombait du haut mal au croissant de la lune.
25.
Ménécrate se plaignait un jour à Zénothémis de ses malheurs. "Console-toi, cher Ménécrate, lui dit ce dernier, tu ne manqueras jamais du nécessaire, et ta fille trouvera un époux digne de sa naissance." En disant cela, il le prit par la main et le conduisit dans sa maison, où il lui fit présent d'une partie de son immense fortune. Ensuite il fit préparer un repas auquel il invita plusieurs de ses amis avec Ménécrate, comme s'il avait déterminé quelqu'un de sa connaissance à épouser la fille de celui-ci. A la fin du repas, après les libations faites aux dieux, il remplit sa coupe, et la présentant à Ménécrate : "Reçois," dit-il, "cette coupe de la main de ton gendre ; j'épouse aujourd'hui ta fille Cydimaque, et il y a longtemps que j'ai reçu sa dot, qui est de vingt-cinq talents. - Fi donc ! " s'écrie Ménécrate. "Ni toi, Zénothémis, ni moi-même je ne serai assez fou pour vouloir qu'un homme jeune et beau épouse une fille laide et contrefaite." Il parlait encore, que Zénothémis emmène la fiancée dans la chambre nuptiale et ne sort qu'après avoir consommé le mariage. Depuis ce moment il ne la quitte pas, l'aime avec tendresse, et, comme tu vois, la conduit partout avec lui.
26.
Non seulement il ne rougit pas de l'avoir épousée ; il s'en fait même honneur, montrant par là qu'il n'a souci ni de la beauté, ni de la laideur, ni des richesses, ni de l'opinion, mais qu'il songe avant tout à son ami, à Ménécrate, qu'il ne croit pas devoir moins aimer à cause de la condamnation dont il a été frappé par les Six-Cents. Du reste, la fortune l'a déjà récompensé de ses sentiments généreux, et de cette femme si laide il a eu un petit enfant charmant. Il n'y a pas longtemps, son père l'a conduit au sénat, couronné d'olivier et revêtu d'une robe noire, afin d'inspirer plus de pitié pour son aïeul ; l'enfant sourit aux sénateurs et frappa dans ses mains. Le sénat, attendri par ce spectacle, fit remise à Ménécrate de sa condamnation et le réintégra dans ses premiers honneurs, grâce au nouvel avocat qu'il avait trouvé devant le tribunal." Voilà ce que le Massaliote me raconta de la générosité de Zénothémis envers son ami. Tu le vois, c'est une belle action, et il n'y a pas beaucoup de Scythes qui l'eussent faite, car on dit qu'ils ont grand soin de se choisir de jolies maîtresses.
27.
Reste ma cinquième histoire ; et je ne vois pas quelle autre je pourrais te raconter, si j'oubliais celle de Démétrius de Sunium (10). Démétrius se rendait par mer en Égypte avec Antiphile d'Alopèce (11) ; ils étaient amis d'enfance, du même âge, vivant et élevés ensemble. Démétrius avait étudié la philosophie cynique sous le sophiste de Rhodes (12) ; Antiphile s'appliquait à la médecine. Le désir de voir les Pyramides et la statue de Memnon attirait Démétrius en Égypte. Il avait entendu dire que les Pyramides, malgré leur élévation, ne projetaient pas d'ombre (13), et que la statue de Memnon rendait un son au lever du soleil (14). Démétrius, voulant donc voir les Pyramides et entendre Memnon, remontait le Nil depuis six mois, après avoir laissé en route Antiphile fatigué du voyage et de la chaleur.
28.
Ce fut alors qu'Antiphile éprouva un malheur qui exigeait le secours d'uni ami généreux. Un esclave d'Antiphile, nommé Syrus, parce qu'il était Syrien d'origine, s'étant associé avec des voleurs, se glissa avec eux dans le temple d'Anubis. Là, ces scélérats enlèvent le dieu, deux vases d'or, un caducée de même métal, des Cynocéphales d'argent et autres objets sacrés, et déposent le tout chez Syrus. Quelques-uns d'entre eux sont pris au moment où ils vendaient une partie des effets volés ; torturés sur la roue, ils font des aveux complets. On les mène aussitôt à la demeure d'Antiphile, où ils découvrent les vases qu'ils avaient dérobés, cachés sous un lit, dans un endroit obscur. On s'empare à l'instant de Syrus et d'Antiphile. Celui-ci était alors chez son maître, à écouter la leçon : on l'en arrache ; personne ne lui vient en aide ; ceux qui avaient été jusque là ses compagnons s'éloignent de lui comme d'un sacrilège qui a violé le temple d'Anubis ; ils se croiraient souillés s'ils mangeaient ou buvaient avec lui. Le reste de ses esclaves, ils étaient deux, pillent tout ce qu'il possède dans sa maison et prennent la fuite.
29.
Le malheureux Antiphile était depuis longtemps enchaîné ; on le regardait comme le plus criminel de tous les malfaiteurs qui étaient dans la prison, et le geôlier égyptien homme superstitieux, pensait venger son dieu et mériter ses faveurs en tourmentant son prisonnier. S'il voulait dire quelques mots de justification, on le traitait d'impudent, et il s'attirait une haine plus grande encore. Bientôt il tomba malade ; il n'était guère possible qu'il ne le fût pas, gisant à terre et n'ayant pas la faculté d'étendre, même la nuit, ses jambes prises dans un cep ; le jour il suffisait d'un carcan et de l'une de ses mains garrottées, la nuit on l'enchaînait tout entier. De plus, la puanteur du cachot, la chaleur étouffante produite par le nombre des prisonniers qu'on y avait entassés et qui pouvaient y respirer à peine, le bruit des fers, l'absence de sommeil, tout cela était affreux, insupportable à un homme qui n'était ni familiarisé avec ces horreurs, ni accoutumé à un genre de vie aussi rude.
30.
Déjà il perdait courage et ne voulait plus prendre de nourriture, lorsque Démétrius arrive : il ignorait tout ce qui s'était passé. Dés qu'il en est instruit, il court à la prison, mais il ne peut entrer : c'était le soir, et le geôlier, après avoir fermé les portes, s'était allé coucher, en recommandant à ses esclaves de faire bonne garde. Au point du jour, Démétrius entre à force d'instances. Il cherche longtemps Antiphile, que ses souffrances avaient rendu méconnaissable ; il examine tous les prisonniers l'un après l'autre, comme on recherche sur un champ de bataille les morts déjà défigurés ; et s'il n'avait appelé à haute voix : "Antiphile, fils de Dinomène !" il n'aurait jamais été capable de le reconnaître, tant ses malheurs l'avaient changé. A cette voix connue, Antiphile jette un cri. Démétrius s'approche de son ami qui, séparant et écartant de son visage sa chevelure sale et hérissée, se fait voir tel qu'il est à Démétrius. Ils tombent tous deux évanouis à cette vue inattendue. Peu à peu Démétrius, reprenant ses sens, fait à son tour revenir Antiphile ; et, après avoir appris de lui le détail exact de ses infortunes, l'invite à prendre courage ; puis déchirant en deux son manteau, il n'en garde que la moitié, donne l'autre à Antiphile, et arrache les haillons hideux et pourris dont il est couvert.
31.
Depuis cet instant il demeure auprès de lui tout le temps qu'on lui permet, le soignant et lui rendant tous les offices possibles. Pour cela, il se loue sur le port à des marchands depuis le matin jusqu'à midi, et gagne un assez gros salaire à porter des fardeaux ; puis, revenu de son travail, il donne au geôlier une partie de son argent afin de le rendre doux et traitable, et emploie le reste à soigner tendrement son ami. Le jour, il reste avec Antiphile pour le consoler ; quand la nuit arrive, il va se coucher, près de la porte de la prison, sur un lit de feuilles qu'il s'est préparé. Quelque temps s'écoule de la sorte. Démétrius pénétrant sans difficulté auprès d'Antiphile, Antiphile supportant plus facilement son malheur.
32.
Peu après, un des voleurs qui étaient enfermés dans la prison étant venu à mourir, on crut que c'était à l'aide du poison ; la garde devint plus sévère et on ne laissa plus entrer aucun de ceux qui le demandaient. Démétrius ne sachant plus que faire, tout pénétré de douleur et n'ayant nul autre moyen de voir son ami, va trouver le proconsul et se dénonce à lui comme complice du vol fait dans le temple d'Anubis. Aussitôt on le conduit en prison et on l'enferme dans le même cachot qu'Antiphile. Il avait eu grand'peine, après beaucoup d'instances, à obtenir du geôlier d'être placé à côté d'Antiphile et attaché au même carcan. C'est alors surtout qu'il fit éclater la tendresse qu'il avait pour lui, en ne s'occupant point de ses propres maux. Il était malade, mais il employait tous ses soins pour procurer à son ami un sommeil tranquille et quelque relâche à ses souffrances. Réunis, ils supportaient tous deux plus aisément leurs douleurs.
33.
Enfin un événement imprévu vint mettre un terme à leur 'infortune. Un prisonnier étant parvenu, je ne sais comment, à se procurer une lime, associe à son projet la plupart de ses compagnons, rompt la chaîne qui retenait les autres aux carcans, et les délivre tous. Ils tuent alors sans difficulté les gardiens qui étaient peu nombreux, et s'échappent en foule. Dans le premier moment, ils se dispersent où ils peuvent, mais le lendemain on en reprend le plus grand nombre. Démétrius et Antiphile étaient restés à leur place, et même ils avaient empêché Syrus de s'échapper. Dès que le jour parut, le gouverneur de l'Égypte, informé de ce qui était arrivé, envoie à la poursuite des autres voleurs, et faisant venir Démétrius et Antiphile, ordonne de briser leurs fers et les félicite d'être les seuls qui ne se fussent point enfuis. Mais ceux-ci ne se contentent pas d'être renvoyés de la sorte. Démétrius, d'une voix ferme, se plaint vivement de l'injustice criante qu'on leur fait, en les regardant comme des malfaiteurs qu'on ne renvoie que par pitié ou pour les récompenser de n'avoir pas pris la fuite ; enfin ils obligent le juge à examiner soigneusement leur affaire. Celui-ci, reconnaissant leur innocence, les comble d'éloges, et, admirant surtout Démétrius, il leur rend la liberté et les console de l'injuste punition qu'ils ont subie, en leur faisant à chacun un présent de ses propres deniers, dix mille drachmes à Antiphile, et deux fois autant à Démétrius.
34.
Antiphile est encore aujourd'hui en Égypte. Démétrius lui a laissé ses vingt mille pièces et s'en est allé dans les Indes auprès des Brachmanes, priant son ami de l'excuser s'il le quittait, et l'assurant qu'il n'avait nul besoin de cet argent tant qu'il serait dans le même état, c'est-à-dire sachant se contenter de peu ; que désormais Antiphile n'avait plus besoin de son ami, puisque ses affaires avaient pris une face heureuse. Voilà, Toxaris, les amis grecs. Si tu ne nous avais pas reproché l'amour des grands mots, je t'aurais rapporté les beaux et nobles discours prononcés par Démétrius devant le tribunal ; tu l'aurais vu, négligeant sa justification, pleurer et supplier pour Antiphile en prenant tout sur son compte, jusqu'au moment où Syrus, mis à la question, attesta leur innocence.
35.
Sur un grand nombre d'amis, je t'ai raconté les aventures de quelques-uns seulement, les premières que m'ait suggérées ma mémoire : ce sont des exemples de tendresse et de constance. Il ne me reste plus qu'à descendre de la tribune et à te céder la parole. Tu dois t'efforcer de nous montrer que les Scythes, loin d'être inférieurs en amitié, sont de beaucoup supérieurs à ceux que j'ai dits, si tu as quelque souci de ta main droite, et si tu ne veux pas qu'elle soit coupée. Il serait ridicule qu'ayant fait d'Oreste et de Pylade un éloge digne d'un sophiste, tu ne fusses qu'un mauvais orateur en plaidant pour la Scythie.
TOXARIS.
Tu as raison, Mnésippe, de m'engager à bien parler, comme si tu t'inquiétais peu d'avoir la langue coupée après ta défaite. Toutefois je vais commencer, non pas en tenant, comme toi, de beaux discours, ce n'est pas le fait des Scythes, surtout lorsque les actions parlent plus haut que les paroles. Ne t'attends pas non plus à des traits d'amitié semblables à ceux que tu nous as racontés avec éloge, un homme épousant sans dot une femme très laide, un autre mariant la fille de son ami avec deux talents, ni, ma foi, quelque Démétrius se faisant mettre en prison avec la certitude d'être délivré quelques instants après. Tout cela est fort aisé, et je n'y vois rien de grand et de viril.
36.
Moi, je te raconterai des massacres nombreux, des guerres, des morts affrontées pour des amis, et tu verras que vos preuves d'amitié ne sont que des jeux d'enfants au prix de celles des Scythes. Du reste, vous avez raison d'agir ainsi, et il est convenable que vous accordiez des éloges à ces traits, malgré leur faiblesse. Vous n'avez pas, vous ne pouvez pas avoir les occasions solennelles de signaler votre amitié ; vous vivez dans une paix profonde, et ce n'est pas dans le calme qu'on peut juger de l'habileté d'un pilote : il faut une tempête pour en faire l'épreuve. Chez nous, au contraire, ce ne sont que guerres continuelles ; nous faisons une invasion, nous repoussons une attaque ou nous nous élançons au combat pour un pâturage ou pour une capture. C'est là surtout qu'on a besoin de braves amis, et voilà pourquoi nous contractons des amitiés solides ; nous les regardons comme une arme invincible et que la guerre ne peut briser.
37.
Mais je veux d'abord t'apprendre de quelle manière nous faisons des amis. Ce n'est pas, comme vous, dans les parties de plaisir ; ce n'est pas un jeune homme de notre âge, un voisin. Quand nous voyons un homme de coeur, prêt à faire de grands exploits, nous nous empressons autour de lui ; et ce que vous faites pour obtenir la main d'une jeune fille, nous croyons juste de le faire pour gagner son amitié : c'est une véritable cour où nous mettons tout en oeuvre pour ne pas manquer notre conquête et ne pas paraître éconduits. Lorsque quelqu'un a obtenu la préférence, il se forme entre les deux amis une alliance appuyée d'un serment redoutable : de vivre ensemble et de mourir, s'il le faut, l'un pour l'autre. Voici comment cela a lieu : nous nous pratiquons une incision aux doigts et nous en faisons couler le sang dans un vase ; chacun y trempe la pointe de son épée, et après que les amis en ont bu, rien ne peut plus les séparer (15). Il n'est pas permis d'être plus de trois à former cette alliance. Quiconque aurait un plus grand nombre d'amis nous ferait l'effet d'une femme publique ou adultère. Nous pensons, en effet, que l'amitié perd de sa force à être divisée.
38.
Je commencerai par l'histoire toute récente de Dandamis. Ce Dandamis, un jour que, dans un combat avec les Sauromates, Amizoque, son ami, avait été fait prisonnier... Mais il faut, auparavant, que je fasse le serment dont nous sommes convenus entre nous dans le principe. J'en jure, par le Vent et par le Cimeterre, non, je ne mentirai pas d'un mot, Mnésippe, dans mes récits sur les amis scythes.
MNÉSIPPE.
Je t'aurais volontiers dispensé du serment : cependant tu as bien fait de ne jurer par aucun dieu.
TOXARIS.
Que dis-tu ? Crois-tu donc que le Vent et le Cimeterre ne soient pas des dieux ? Ne sais-tu pas qu'il n'y a rien de plus puissant chez les hommes que la vie et que la mort ? Eh bien ! lorsque nous jurons par le Vent et par le Cimeterre, nous jurons par l'un, comme cause de la vie, et par l'autre, comme celle de la mort.
MNÉSIPPE.
Cela étant, vous avez bien d'autres dieux de la même espèce que le cimeterre, la flèche, la lance, la ciguë, la corde et le reste ; car la mort est un dieu multiple, et il y a une infinité de routes qui y conduisent.
TOXARIS.
Vois combien tu es pointilleux et chicaneur, comme tu interromps et troubles mon récit. Moi, j'ai gardé le silence pendant que tu parlais.
MNÉSIPFE.
Cela ne m'arrivera plus, Toxaris ; tu as eu raison de me reprendre. Parle en toute assurance, comme si je n'étais pas là pour t'écouter ; je garderai le plus religieux silence.
39.
TOXARIS. Il y avait quatre jours que Dandamis et Amizoque s'étaient promis amitié, après avoir bu le sang l'un de l'autre ; lorsque les Sauromates fondent sur nos campagnes, au nombre, disait-on, de dix mille cavaliers et de trente mille hommes de pied. Comme nous n'avions pas prévu cette invasion, les ennemis renversent tout ce qui se trouve sur leur passage, tuent la plupart de ceux qui résistent, ou les emmènent vivants, excepté ceux qui avaient été assez prompts pour passer à la nage de l'autre côté du fleuve, où se trouvaient la moitié de notre armée et une partie de nos chariots. En effet, nos chefs de hordes nous avaient fait camper, je ne sais pourquoi, sur les deux rives du Tanaïs. Cependant les ennemis emmènent leur butin, chassent devant eux les prisonniers, pillent les tentes, s'emparent de presque tous les chariots avec leurs conducteurs, et outragent sous nos yeux nos concubines et nos femmes. Nous étions au désespoir.
40.
Amizoque, entraîné captif par des ennemis qui le maltraitent, appelle son ami par son nom et lui rappelle le souvenir du sang. Dandamis, en l'entendant, ne perd pas une minute ; sous les yeux de tous, il gagne à la nage le bord où sont les ennemis : les Sauromates, levant leurs armes, fondent sur lui pour le percer. Il s'écrie alors : "Ziris" !" Celui qui prononce ce mot a la vie sauve, on le reçoit comme venant traiter d'une rançon. Dandamis, amené devant le chef des Sauromates, lui demande la liberté de son ami. L'autre réclame une rançon, et dit qu'il ne rendra pas Amizoque, s'il ne reçoit une somme considérable. Alors Dandamis : "Vous avez pillé, dit-il, tout ce que je possédais ; mais si, tout dépouillé que je suis, je puis encore vous payer quelque chose, je suis prêt à vous obéir. Commande ce qu'il te plaira ; si tu veux, prends-moi à la place de celui-ci, et traite-moi comme bon te semblera. - Non, lui dit le Sauromate, je ne te veux pas garder tout entier, puisque tu es venu en criant : "Ziris !" Laisse-nous donc une partie de ce que tu as, et emmène ton ami. - Que veux-tu ? reprit Dandamis." L'autre lui demande les yeux ; il les donne aussitôt à crever : on les lui crève. Les Sauromates, maîtres de la rançon, lui rendent Amizoque, sur lequel il s'appuie pour revenir ; ils traversent ensemble le fleuve, et nous arrivent tous deux sains et saufs.
41.
Ce trait ranime les Scythes : ils ne se croient pas tout à fait vaincus, en voyant que les ennemis n'ont pas enlevé le plus grand des biens, puisqu'il nous reste de si nobles sentiments, une fidélité constante dans l'amitié. Les Sauromates, au contraire, sont frappés de terreur ; ils songent à quels hommes ils auront affaire quand ils seront prêts au combat, puisqu'ils se montrent si courageux dans une surprise : aussi, à la nuit tombante, ils laissent une bonne partie du bétail, mettent le feu aux chariots et prennent la fuite. Cependant Amizoque ne peut supporter de voir clair, lorsque Dandamis est aveugle : il s'aveugle volontairement, et tous les deux restent assis, nourris avec honneur aux dépens de la république des Scythes.
42.
Quel exemple comparable à celui-là, Mnésippe, auriez-vous à me citer, quand, au lieu de cinq histoires, on vous en donnerait quinze, et que, dégagé de ton serment, tu pourrais, à ton gré, y ajouter des détails romanesques ? Moi, je t'ai rapporté le fait tout nu ; toi, si tu m'en avais raconté un pareil, combien n'aurais-tu pas, j'en suis sûr, ajouté d'ornements à ta narration ! Quelles supplications touchantes eût employées Dandamis ! que de détails sur la manière dont il s'est aveuglé, sur ses paroles en cette circonstance, sur son retour, sur les applaudissements qui l'accueillent chez les Scythes, et toutes ces machines inventées par vous pour charmer votre auditoire !
43.
Écoute maintenant un fait tout aussi honorable : le héros est Bélittas, cousin d'Amizoque. Il voit Basthès, son ami, renversé de cheval par un lion, un jour qu'ils étaient ensemble à la chasse ; l'animal le tenait embrassé, le serrait à la gorge et le déchirait avec ses ongles. Basthès saute à terre, s'élance sur la bête, la tire en arrière, cherche à l'irriter contre lui, pour lui faire lâcher prise, fourre les doigts entre ses dents, afin de soustraire son ami, autant qu'il le pouvait, à la morsure du lion, jusqu'à ce que celui-ci, quittant Basthès à demi mort s'élance sur Bélittas, le saisit et le tue. Mais Bélittas, en mourant, a encore le temps de frapper le lion et de lui passer son cimeterre à travers la poitrine : tous les trois expirent en même temps ; et nous, nous leur rendons les honneurs de la sépulture, en creusant deux tombeaux contigus, l'un renfermant les deux amis, et l'autre le lion.
44.
Ma troisième histoire, Mnésippe, sera celle de l'amitié de Macentès, Lonchatès et Arsacomas. Arsacomas était épris de Mazéa, fille de Leucanor, roi du Bosphore, auprès duquel il avait été envoyé pour réclamer le tribut que les habitants de ce pays ont coutume de nous payer, et dont ils avaient laissé passer le terme depuis trois mois. Ce fut dans un festin qu'il aperçut Mazéa, grande et belle fille ; et il en devint éperdument amoureux. L'affaire du tribut était terminée ; le roi lui avait fait sa réponse ; mais il voulut lui donner un repas d'adieu. Il est, d'usage au Bosphore qu'au milieu du repas, les prétendants fassent la demande de la jeune fille qu'ils veulent épouser, en disant quels ils sont et sur quoi ils fondent leurs titres. Or, il y avait à ce festin un grand nombre de soupirants, tous rois ou fils de rois, Tigrapatès, souverain des Laziens, Adyrmaque, prince de la Machlyène, et plusieurs autres. L'usage veut aussi que chacun des prétendants, après avoir déclaré qu'il vient pour adresser sa demande, s'asseye avec les autres et soupe en silence. A la fin du repas, il demande une coupe, verse une libation sur la table, et se déclare aspirant à la main de la jeune fille, en exaltant sa naissance, sa richesse et son pouvoir.
45.
Plusieurs, suivant la coutume, ayant fait la libation et leur demande, accompagnée du dénombrement de leurs royaumes et de leur opulence, Arsacomas, le dernier, demande la coupe, et, sans faire de libation, car il n'est pas dans nos habitudes de répandre de vin, nous croirions insulter au dieu, il boit d'un seul trait, et alors : "Donne-moi, dit-il, ô roi, ta fille Mazéa pour épouse : je lui conviens mieux que tous ceux qui sont ici, en raison de mes biens et de mes richesses." Leucanor, qui savait qu'Arsacomas était pauvre et dans une condition modeste parmi les Scythes, fut étonné de ce discours, et lui dit : "Combien as -tu de troupeaux et de chars, Arsacomas ? car ce sont là vos richesses. - Je n'ai ni chars ni troupeaux, répondit-il, mais j'ai deux amis vertueux tels que nul Scythe n'en possède." En entendant ces mots, chacun se mit à rire ; on regarde Arsacomas avec mépris et on le croit ivre. Le lendemain matin, Adyrmaque, qui avait été préféré à tous ses rivaux, se dispose à emmener sa nouvelle épouse aux Méotides, chez les Machlyens.
46.
Arsacomas retourne dans sa patrie ; il raconte à ses amis l'insulte qu'il a reçue du roi, les rires qu'il a essuyés pendant le repas, parce qu'il a passé pour pauvre : "Et cependant, dit-il, je lui ai vanté l'immense fortune que je possède, en ayant votre affection, Lonchatès et Macentès, trésor plus précieux et plus solide que toutes les richesses du Bosphore. A peine ai-je prononcé ces paroles, qu'il se met à rire et à me traiter avec mépris : il donne sa fille à Adyrmaque le Machlyen, parce qu'il prétend avoir dix vases d'or, quatre-vingts chariots à lits, et de nombreux troupeaux de moutons et de boeufs. Ainsi il préfère à des hommes vertueux de nombreux troupeaux, des vases inutiles, des chariots pesants. Moi, mes amis, j'éprouve un double chagrin. Je suis amoureux de Mazéa, et je suis vivement touché de l'injure faite à deux braves comme vous. Je pense, en effet, que vous êtes insultés autant que moi : chacun de nous a un tiers dans cet affront, puisque, du moment où nous avons formé notre union, nous ne sommes plus qu'un seul homme, partageant les peines et les plaisirs. - Que dis-tu ? reprit Lonchatès. Chacun de nous est outragé tout entier, lorsqu'on te fait injure.
47.
- Que ferons-nous donc dans cette occurrence y dit Macentès. - Partageons-nous l'ouvrage, dit Lonchatès. Moi, je promets à Arsacomas de lui apporter la tête de Leucanor, et toi, tu lui amèneras celle qu'il aime. - Soit ! répond celui-ci. - Pour toi, Arsacomas, reprend Lonchatès, comme il est croyable qu'il nous faudra une armée et que nous aurons la guerre après un pareil coup ; attends-nous ici, rassemble et prépare des armes, des chevaux et le plus de troupes possible. Tu en engageras facilement un grand nombre, car tu es un brave guerrier, et nous avons beaucoup de parents. D'ailleurs il faudra t'asseoir sur la peau de boeuf". Ce fut chose résolue. Lonchatès part en toute hâte, comme il était, pour le Bosphore, et Macentès pour la Machlyène, tous les deux à cheval. Arsacomas, resté dans son pays, s'adresse aux jeunes gens de son âge, recrute une troupe armée de ses parents, et finit par s'asseoir sur la peau de boeuf.
48.
Voici en quoi consiste chez nous cet usage. Lorsqu'un homme, qui a reçu une insulte, veut se venger, et qu'il ne se sent pas assez fort pour lutter seul, il sacrifie un boeuf, en fait cuire la chair coupée en morceaux, étend la peau par terre et s'assied dessus, les mains au dos, comme si ses bras étaient attachés par les coudes. C'est notre manière de supplier la plus sacrée. Quand les morceaux de chair sont servis, ceux de sa famille, et les étrangers qui le veulent, s'approchent, prennent un morceau de cette chair, et, mettant le pied droit sur la peau, ils promettent, chacun selon leur pouvoir, de fournir, tout défrayés de nourriture et de salaire, l'un cinq cavaliers, un autre dix, celui-ci davantage : un autre promet des fantassins, ou, s'il est trop pauvre, il se promet lui-même. On rassemble donc ainsi sur la peau des forces considérables, et une pareille armée est solide à maintenir ses rangs en même temps qu'invincible à l'ennemi, vu le serment qui la lie ; car c'est un serment que de mettre le pied sur la peau. Arsacomas était donc occupé à lever des troupes, et il réunit environ cinq mille cavaliers et vingt mille hoplites ou fantassins.
49.
Cependant Lonchatès arrive inconnu au Bosphore, va trouver le roi, qui était occupé des affaires de l'État, et s'annonce comme envoyé par la république des Scythes pour des affaires confidentielles et importantes. Leucanor lui ayant ordonné de parler : " Les Scythes, dit-il, demandent, dans un intérêt commun et journalier, que vos pasteurs ne passent plus dans nos plaines et qu'ils restent en deçà du Trachon. Quant aux voleurs, dont vous nous reprochez les incursions sur votre territoire, nous affirmons qu'ifs ne sont pas envoyés par notre volonté commune, mais qu'ils pillent chacun, pour leur compte et leur gain particulier ; si tu en prends quelqu'un, tu es le maître de le punir. Voilà ce que les Scythes m'ont chargé de t'annoncer."
50.
"Moi, je te dis, en outre, qu'une grande expédition est préparée contre vous par Arsacomas, fils de Mariante, qui est venu récemment chez vous en députation ; il est irrité du refus que tu lui as fait de ta fille ; il y a sept jours qu'il est assis sur la peau de boeuf, et il a déjà réuni une nombreuse armée. - Je savais, répond Leucanor, qu'on assemblait une armée sur la peau ; seulement j'ignorais qu'elle dût marcher contre moi, et qu'Arsacomas en fût le chef. - C'est bien contre toi, reprend Lonchatès, qu'ont lieu ces préparatifs. Mais Arsacomas est mon ennemi ; il me déteste parce que les anciens m'estiment plus que lui et que le passe pour être plus brave. Si tu veux me promettre ta seconde fille Barcétris, à moi qui suis un gendre digne de votre alliance, je reviendrai dans peu t'apporter la tête d'Arsacomas. - Je te la promets," dit le roi tout tremblant de crainte. Il n'ignorait pas combien son refus avait irrité Arsacomas, et d'ailleurs il redoutait toujours les Scythes. Alors Lonchatès : "Jure-moi, dit-il, de garder nos conventions et de ne pas te dédire." Le roi allait jurer, et il étendait déjà la main vers le ciel : "Ce n'est pas ici, dit Lonchatès, qu'il faut prononcer le serment, de peur d'éveiller les soupçons de ceux qui nous voient : allons au temple de Mars ; nous en fermerons les portes, et nous jurerons sans que personne nous entende. Si Arsacomas était instruit de tout ceci, je craindrais qu'il ne me tuât avant la guerre, entouré qu'il est d'une armée nombreuse. - Entrons, dit le roi, et vous, retirez-vous : que personne n'approche du temple, à moins que je ne l'appelle." Ils entrent, les gardes s'éloignent : Lonchatès tire son cimeterre d'une main, applique l'autre sur la bouche du roi, pour étouffer ses cris, le frappe au coeur, lui tranche la tête, la cache sous son manteau, et sort en ayant l'air de parler avec lui, et en disant qu'il va bientôt revenir, comme si Leucanor l'avait chargé d'un ordre. Parvenu à l'endroit où il avait laissé son cheval attaché, il saute dessus et retourne au grand galop en Scythie. Personne ne le poursuivit, attendu que les habitants du Bosphore ne s'aperçurent pas aussitôt de la mort du roi, et que, quand ils en, furent instruits, ils se divisèrent en factions pour en élire un autre.
51.
Voilà ce que fit Lonchatés : il tint sa promesse, en apportant la tête de Leucanor. De son côté, Macentès, ayant appris en route ce qui s'était passé au Bosphore, arrive à Machlyes, et, annonçant la mort du roi : "L'État, dit-il à Adyrmaque, t'appelle à la royauté comme gendre de celui qui n'est plus : ne perds donc pas un instant : empare-toi du pouvoir, et montre-toi pendant le trouble des affaires ; surtout que ton épouse te suive dans un char. Les habitants du Bosphore se rallieront promptement à toi, dès qu'ils verront la fille de Leucanor. Pour moi, ajouta-t-il, je suis Alain et parent maternel de Mazéa, Leucanor ayant épousé Mastira, qui était de ma famille ; et aujourd'hui ce sont les frères de Mastira qui m'envoient ici t'engager à partir le plus tôt possible pour le Bosphore, afin d'empêcher que la royauté ne soit donnée à Eubiote, frère bâtard de Leucanor, ami déclaré des Scythes et ennemi des Alains." Ainsi fait Macentès, vêtu comme les Alains et parlant leur langage : Alains et Scythes, d'ailleurs, se ressemblent, excepté que les Scythes portent de plus longs cheveux ; mais Macentès, pour ressembler davantage aux premiers, s'était fait couper les cheveux au point qui établit une différence entre les Alains et les Scythes. Adyrmaque, trompé par là, le crut parent de Mastira et de Mazéa.
52.
"Et maintenant, dit-il, Adyrmaque, je sais prêt à partir avec toi pour le Bosphore, si tu le veux, ou, si cela est nécessaire, à rester pour accompagner la princesse. - Je préfère ce dernier parti, répond Adyrmaque ; il convient que tu conduises Mazéa, étant de sa famille. Si tu venais avec moi au Bosphore, je n'aurais qu'un cavalier de plus ; mais si tu conduis ma femme, tu me tiendras lieu de plusieurs guerriers." Ainsi dit, ainsi fait. Adyrmaque part en remettant à Macentès Mazéa, qui était encore vierge. Celui-ci durant le jour la place sur un chariot ; mais, à la nuit, il la fait monter sur son cheval, que menait un autre cavalier, dont il avait eu soin de se faire suivre, y saute lui-même, se détourne du chemin des Méotides, et gagne à travers champs, en laissant à droite les montagnes des Mitréens, ne s'arrête que le temps nécessaire pour faire reposer la jeune fille, et arrive en trois jours de la Machlyène en Scythie. Son cheval, après avoir fourni cette course, reste quelque temps debout et meurt.
53.
Cependant Macentès, remettant Mazéa aux mains d'Arsacomas : "Reçois, dit-il, l'effet de ma promesse." Arsacomas, frappé d'étonnement à cette vue inattendue, veut remercier son ami : "Cesse, lui dit Macentès, de me traiter comme un autre que toi-même. Me remercier de ce que j'ai fait pour toi, c'est comme si la main gauche savait gré à la droite de la guérison et des services qu'elle en aurait reçus, étant blessée et ne pouvant agir. Il serait donc ridicule qu'étant confondus l'un avec l'autre et ne faisant qu'un depuis longtemps, nous regardassions comme un service important ce qu'une partie de nous-mêmes aurait fait d'utile au reste du corps. En effet, elle travaillait pour elle-même, puisqu'elle est une partie du tout qu'elle a obligé." C'est ainsi que Macentès répondit aux remerciements d'Arsacomas.
54.
Sitôt qu' Adyrmaque eut reconnu le piège, il quitta le chemin du Bosphore. Déjà Eubiote avait été proclamé roi, appelé de chez les Sauromates, au milieu desquels il séjournait. De retour dans sa patrie, Adyrmaque lève une grande armée et marche droit contre les Scythes, en traversant les montagnes. Eubiote ne tarde guère à se joindre à lui, à la tête d'une foule de Grecs, d'Alains et de Sauromates auxiliaires, au nombre de vingt mille. Les forces réunies d'Eubiote et d'Adyrmaque s'élevaient au total de quatre-vingt-dix mille hommes, dont un tiers d'archers à cheval. Pour nous, car j'étais de cette expédition, et j'avais donné sur la peau de boeuf à ces amis cent cavaliers qui faisaient la guerre à mes frais, nous soutenons l'attaque avec un peu moins de trente mille hommes, y compris les cavaliers. Arsacomas nous commandait. Lorsque nous voyons l'ennemi s'approcher, nous détachons la cavalerie, pour commencer le combat ; mais l'action s'étant vivement échauffée, nos gens plient, notre phalange est rompue, et l'armée scythe est séparée en deux corps, dont l'un lâche pied peu à peu, sans cependant être réellement vaincu : c'était plutôt une retraite qu'une fuite, et les Alains n'osaient pas le poursuivre bien loin. Mais les Machlyens et les Alains, ayant enveloppé l'autre corps, qui était le plus faible, taillent tout en pièces, font pleuvoir une grêlé de flèches et de traits, en sorte que nos guerriers ne savent plis que devenir au milieu du cercle qui les entoure, et qu'un grand nombre jettent déjà leurs armes.
55.
Par hasard, Lonchatès et Macentès se trouvaient dans cette mêlée ; tous deux blessés pour s'être exposés les premiers au péril : Lonchatés avait la cuisse brûlée, et Macentès un coup de hache à la tête et un coup de javelot à l'épaule. Arsacomas, qui était dans l'autre corps d'armée, s'en aperçoit, regarde comme une honte d'abandonner ses amis, pique des deux, et, jetant un grand cri, s'élance au milieu des ennemis en brandissant son cimeterre. Les Machlyèns, ne pouvant résister à sa fougue valeureuse ; se séparent et lui ouvrent le passage. Il rallie aussitôt ses amis, ranime le reste des troupes, fond sur Adyrmaque, lui assène son cimeterre sur la tête et le fend jusqu'à la ceinture. Le chef ennemi tombe, les Machlyens se dispersent, puis les Alains, puis enfin les Grecs. Redevenus maîtres du terrain, nous les aurions poursuivis et massacrés, si la nuit n'était survenue. Le lendemain, des envoyés viennent nous supplier de la part des ennemis de consentir à la paix : les habitants du Bosphore promettent de nous payer un double tribut, lés Machlyens s'engagent à nous livrer des otages, et les Alains, pour nous dédommager de cette invasion, s'offrent à réduire à notre obéissance les Sindians, depuis longtemps révoltés contre nous. Nous acceptons, après avoir pris d'abord l'avis d'Arsacomas et de Lonchatès : la paix se fait, et ce sont eux qui en règlent les diverses conditions. Voilà, Mnésippe, ce que les Scythes osent entreprendre pour leurs amis.
56.
MNÉSIPPE. C'est vraiment tragique, Toxaris ; on dirait d’une fable, sauf le respect dû au Cimeterre et au Vent par lesquels tu as juré. On pourrait donc se dispenser d'y croire, sans être bien coupable.
TOXARIS.
Prends garde que ton incrédulité ne soit l'effet de ta jalousie. Toutefois cette incrédulité ne m'empêchera pas de te rapporter les autres traits du même genre, que je sais avoir eu lieu chez les Scythes.
MNÉSIPPE.
Abrégé tes discours, mon cher ; ne t'arrête pas à chaque circonstance, comme tu viens de le faire tout à l'heure, nous promenant en Scythie et en Machlyène, allant et revenant sans cesse à travers le Bosphore. Tu as un peu abusé de mon silence.
TOXARIS.
Il faut obéir à la loi que tu m'imposes. Je vais parler en peu de mots, de peur que tes oreilles ne soient fatiguées de me suivre dans mes digressions.
57.
Écoute cependant avec patience ce qu'a fait pour moi un de mes amis, nommé Sisinnès. J'avais quitté ma patrie pour me rendre à Athènes, afin de m'instruire dans les arts de la Grèce, et j'étais abordé à Amastris, ville du Pont, située juste en face des navigateurs qui arrivent de Scythie, et à peu de distance de Carambe (16) Sisinnès, mon ami d'enfance, voyageait avec moi. Après avoir choisi une hôtellerie sur le port, et y avoir fait transporter notre bagage, nous allons nous promener sur la place publique, sans nous attendre à rien de fâcheux. Pendant notre absence, des voleurs forcent notre serrure, nous enlèvent tout et ne nous laissent pas même de quoi vivre ce jour-là. Rentrés à la maison, nous apprenons notre malheur ; mais nous n'osons pas citer en justice nos voisins, qui étaient fort nombreux, ni même notre hôte, pour ne pas paraître des sycophantes, si nous disions qu'on nous avait volé quatre cents dariques (17), une grande quantité d'étoffes, de riches tapis, tous les objets enfin que nous avions.
58.
Nous délibérions sur le parti à prendre en cette conjoncture, privés de tout dans un pays étranger. Pour moi ; j'étais résolu à me plonger mon cimeterre dans le flanc et à sortir de la vie, plutôt que de m'abaisser à quelque chose de vil sous l'empire de la faim et de la soif. - Mais Sisinnès relève mon courage, me supplie de n'en rien faire, et m'assure qu'il trouvera bientôt un moyen de subsister. En effet, il va sur le port, s'offre à porter du bois, et revient en nous rapportant des vivres, échangés contre le prix de son travail. Le lendemain, au point du jour, il voit, suivant son propre récit, en se promenant sur la place publique, une troupe de jeunes gens braves et bien faits. On les avait enrôlés, moyennant un salaire, pour combattre dans des jeux qui devaient avoir lieu le troisième jour. Sisinnès, instruit par eux de tout ce qui devait se passer, vient à moi : "Ne dis plus que tu es pauvre, Toxaris, me dit-il; dans trois jours je te ferai riche."
59.
Il me parle ainsi, et, durant cet intervalle, nous vivons assez misérablement. Le jour du spectacle arrivé, nous nous y rendons comme tout le monde. Sisinnès veut absolument que j'y assiste comme à un divertissement curieux et extraordinaire des Grecs. Il me conduit au théâtre. Lorsque nous sommes assis, nous voyons d'abord des bêtes sauvages piquées avec des traits, poursuivies par des chiens et lancées sur des hommes enchaînés, qui étaient sans doute des criminels. Ensuite ceux qui devaient combattre seul à seul s'étant avancés, un héraut qui conduisait au milieu de la lige un jeune homme de haute taille : "Si quelqu'un veut combattre avec ce jeune homme, dit-il, qu'il se présente, il recevra dix mille drachmes (18), pour prix du combat. " A ces mots, Sisinnès se lève, saute d'un bond dans l'arène, s'offre pour combattre, et demande des armes ; puis il prend les dix mille drachmes de salaire, les apporte, et, me les mettant dans les mains. "Si je suis vainqueur, Toxaris, me dit-il, nous aurons de quoi continuer notre voyage ; si je succombe, rends-moi les honneurs de la sépulture et retourne en Scythie." En l'entendant, je ne puis retenir mes pleurs.
60.
Mais lui, prenant ses armes, s'en revêt ; et, dédaignant de se couvrir d'un casque, il s'avance au combat la tête nue. D'abord il est blessé ; un coup de cimeterre lui entame le genou ; le sang coule avec abondance, et je me sens glacé de frayeur. Mais Sisinnès, observant son ennemi qui s'élançait avec trop de confiance, le frappe en pleine poitrine et le renverse mort à ses pieds : bientôt, affaibli par sa blessure, il s'assied sur celui qu'il venait de tuer, et peu s'en faut qu'il n'expire lui-même. J'accours, je le relève, je le console, et, quand il a été déclaré vainqueur, je le prends et le porte à notre logis. Il se rétablit peu à peu, grâce à mes soins, et il est maintenant en Scythie, où il a épousé ma soeur, mais il est demeuré boiteux de sa blessure. Ceci, Mnésippe, ne s'est point passé chez les Machlyens ni chez les Alains, et l'on ne peut refuser de le croire, sous prétexte qu'il n'y avait pas de témoins ; mais tout Ametris y était, et se souvient encore du combat de Sisinnès.
61.
Quand je t'aurai raconté pour le cinquième exemple l'action d'Abauchas, j'aurai fini. Abauchas était venu dans une ville des Borysthénites, conduisant avec lui sa femme qu'il chérissait tendrement, et deux enfants, l'un petit garçon à la mamelle ; l'autre petite fille de sept ans. Il avait pour compagnon de voyage Gyndanès, son ami, malade encore d'une blessure reçue en les défendant contre des voleurs qui les avaient attaqués sur la route. Dans le combat qu'il avait soutenu pour eux, il avait été frappé si violemment à la cuisse, que la douleur l'empêchait de se tenir debout. La nuit, pendant leur sommeil, le feu prend à la maison, dont ils occupaient, par hasard, l'étage supérieur. L'incendie les gagne, ferme les issues, et la flamme environne la maison de toutes parts. Abauchas se réveille, et, laissant ses enfants qui criaient, repoussant même sa femme, qui s'attachait à lui et à laquelle il crie de se sauver, il court à son ami, l'emporte dans ses bras, descend et s'élance hors de la maison par un endroit que la flamme n'avait pas encore tout à fait envahi. Sa femme le suivait portant son enfant, et accompagnée de sa fille, qu'elle entraînait avec elle. Mais, à demi brûlée, elle laisse tomber son enfant de ses bras, et c'est à peine si elle peut échapper au feu, et sa fille à sa suite, après avoir été en grand danger de périr. Quelque temps après, comme on reprochait à Abauchas d'avoir abandonné sa femme et ses enfants pour sauver Gyndanès : "Il me sera aisé, répondit-il, d'avoir d'autres enfants, et je ne sais s'ils seront vertueux ; mais je ne pourrais de longtemps retrouver d'autre ami, tel que Gyndanès, et qui m'ait donné autant de preuves de son attachement."
62.
Ma tâche est remplie, Mnésippe ; voilà cinq histoires sur un grand nombre que je pourrais citer. Il est temps, à présent, que l'on prononce lequel de nous deux a mérité de perdre la langue ou la main. Qui décidera ?
MNÉSIPPE.
Personne ! car nous n'avons pas établi de juge de nos discours. Mais sais-tu ce qu'il faut faire ? Puisque nous avons lancé nos traits en l'air, nous choisirons, une autre fois, un arbitre, devant qui nous rapporterons d'autres exemples d'amitié ; et alors celui qui perdra son procès, perdra, moi la langue, et toi la main. Mais non, ce serait un procédé sauvage. Puisque tu as une si haute opinion de l'amitié, et que, moi, je la regarde comme le bien le plus précieux et le plus beau que possèdent les hommes, qui nous empêche de nous unir par un pacte solennel, d'être amis de ce moment même et de nous faire un devoir de l'être pour toujours ? Nous sommes vainqueurs tous les deux, et nous remportons un grand prix de notre victoire ; car, au lieu d'une langue et d'une main droite, chacun en aura deux, et, qui plus est, quatre yeux et quatre pieds, tout en double. Deux ou trois amis qui s'unissent deviennent quelque chose comme Géryon, que les peintres représentent avec trois têtes et six bras. C'est, à mon avis, l'emblème de trois amis qui agissent toujours de concert, comme le doivent ceux qui s'aiment.
TOXARIS.
Tu as raison : agissons ainsi.
63.
MNÉSIPPE. Mais pas de sang, Toxaris, pas de cimeterre; nous n'en avons pas besoin pour affermir notre amitié. L'entretien que nous venons d'avoir et la conformité de nos sentiments seront des garants plus certains de notre constance que la coupe où vous buvez : car en ceci, c'est, selon moi, la volonté, non la nécessité qui fait tout.
TOXARIS.
Je t'approuve : soyons donc amis, soyons hôtes; tu seras le mien en Grèce, et moi le tien, si jamais tu viens en Scythie.
MNÉSIPPE.
Sois-en certain : je ne balancerais pas à aller plus loin encore , si je devais y trouver des amis tels que tes discours, Toxaris, t'ont fait voir à mes yeux.

 

(01) Ce Toxaris est un personnage imaginaire qui n'a de commun que le nom avec le véritable Toxaris, dont il a été question dans le Scythe.
(02)  Cf. Cicéron, De finibus, livre V.
(03)   Cf. Cicéron, De l'amitié ; Valère Maxime, livre IV, chap. VII ; Mme de Lambert: Oeuvres morales ; Traité de l'amitié.
(04)  Cf. Sur le deuil, 21. Hérodote, I, CCXVI ; III, XXXVIII.

(05) Petite île de la mer Égée, une des Cyclades, à l'E. de Céos. Elle servait aux Romains de lieu de déportation. Aujourd'hui Joura.
(06)  Fin de novembre.
(07)  Ile de la mer Ionienne, aujourd'hui Zante.
(08) C'est-à-dire au rang des choses rares. Un suffrage parfait est sans doute un suffrage unanime.
(09)  Marseille.
(10)  Promontoire de l'Attique, avec un beau temple de Minerve, aujourd'hui cap Coloni.
(11) Bourg de l'Attique.
(12) Peut-être Agathobule, dont il est question dans Démonax, 3, et dans Pérégrinus, 47.
(13)  "Ce n'est point à cause de leur élévation que ces pyramides ne donnaient pas d'ombre, mais parce que le soleil frappait dessus d'aplomb. Ce qui ne pouvait être, vu la position de l'Égypte, qui n'est pas sous la ligne, que dans l'été, à un certain jour et à une certaine heure, vraisemblablement à midi." BELIN DE BALLU.

(14
Voy. Pausanias, Attiques, p. 40 ; Strabon, XVII, p. 815.
(15
Cf. Hérodote, IV, LXX ; Tacite, Annales, XII, XLVII.
(16
Promontoire d'Asie.
(17) Chaque darique valait prés de 25 francs. Voy. Le Navire, 18.
(18) Environ 10 000 francs.