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LUCIEN

 LXX.

LES SATURNALES (01).

1.

LE PRÊTRE ET SATURNE.

1. LE PRÊTRE. O Saturne, puisque tu parais tenir aujourd'hui l'empire du monde, que nous t'offrons nos sacrifices et notre encens, que pourrai-je obtenir plus particulièrement de toi pendant cette cérémonie ?

SATURNE. Mais il est convenable que tu commences par examiner toi-même ce que tu veux souhaiter, à moins que tu ne t'imagines qu'avec l'empire je possède aussi la divination et que je sais ce qui doit t'être le plus agréable. Du reste, je ne te refuserai rien de ce qui m'est possible.

LE PRÊTRE. C'est tout examiné depuis longtemps. Je te demanderai ces biens que tous les hommes désirent et que tu peux facilement m'accorder : richesses, monceaux d'or, propriétés champêtres, nombreux esclaves, vêtements brodés et moelleux, argent, ivoire, et tout ce qu'il y a de précieux au monde. Accorde-les-moi, mon bon Saturne, afin que je recueille aussi quelque fruit de ta souveraineté et que je ne sois pas le seul privé de ces biens durant toute ma vie.

2. SATURNE. Y songes-tu ? Ce que tu demandes n'est point en mon pouvoir ; ce n'est pas moi qui distribue ces faveurs. Ne sois donc pas fâché, si tu ne les obtiens pas. Il faut les demander à Jupiter, à qui le pouvoir va retourner avant peu ; moi, je ne l’ai qu'à de certaines conditions. Ma puissance se borne à sept jours : ce temps écoulé, je redeviens simple particulier, comme qui dirait un homme du peuple. Mais, durant cette semaine, il ne m'est permis de m'occuper d'aucune affaire soit publique, soit privée. Boire, m'enivrer, crier, plaisanter, jouer aux dés, choisir les rois du festin, régaler les esclaves, chanter nu, applaudir en chancelant, être parfois jeté dans l'eau froide la tête la première, avoir la figure barbouillée de suie, voilà ce qu'il m'est permis de faire. Mais les grands biens, la richesse, l'or, c'est Jupiter qui tes donne à qui il lui plaît.

3. LE PRÊTRE. Ce dieu même, Saturne, ne les accorde ni volontiers, ni promptement. Je me suis déjà fatigué à les lui demander à grands cris : il ne m'a jamais écouté ; mais remuant son égide, brandissant sa foudre et regardant de travers, il effraye ceux qui l'importunent. Si quelquefois il exauce les voeux d'un mortel et lui accorde la richesse, il agit sans discernement ; il dédaigne les gens vertueux et sages, pour enrichir des scélérats, des fous, des androgynes qui méritent le fouet. Cependant je voudrais bien savoir quels sont les biens que tu peux m'accorder.

SATURNE. Ils ne sont ni médiocres, ni à dédaigner, même en les comparant au pouvoir absolu, à moins que tu estimes peu de chose de gagner au jeu, de voir le dé des autres amener l'unité, tandis que tu retournes toujours le six. Que de gens ne mangent à leur appétit que grâce à ce dé propice ! Combien d'autres se sont sauvés tout nus du naufrage, pour avoir échoué contre l'écueil de ce dé ! Et puis quel plaisir de boire à son gré, de passer dans un festin pour le plus habile chanteur, de faire plonger les servants dans un bain d'eau froide pour expier leur maladresse, de s'entendre proclamer vainqueur, de recevoir des saucisses pour prix ! Et puis encore être choisi pour roi à l'unanimité par la puissance des osselets, ne subir aucun commandement ridicule et les imposer aux autres, obliger l'un à se dire tout haut des injures, un autre à danser nu, à faire trois fois le tour de la maison en portant une danseuse dans ses bras : ne vois-tu pas là des preuves de ma munificence ? Si tu te plains que cette royauté est feinte et éphémère, tu es un ingrat, puisque, tu le vois, moi qui accorde ces privilèges, je n'ai qu'un empire de courte durée. Quant aux objets qui sont en mon pouvoir, dés, royauté du festin, chants, et tout ce que je t'ai énuméré, demande avec confiance, je ne t'effrayerai ni de mon égide, ni de ma foudre.

5. LE PRÊTRE. Mais je n'ai pas besoin de tout cela, excellent Titan. Réponds-moi simplement à une question qui m'intéresse au plus haut point. Si tu le fais, je me croirai largement payé de mes sacrifices„ et je te tiendrai quitte de tout le reste.

SATURNE. Interroge, et je te répondrai si je sais.

LE PRÊTRE. Dis-moi d'abord s'il est vrai, comme on le prétend, que tu aies dévoré les enfante que tu as eus de Rhéa ; que celle-ci, te dérobant Jupiter, t'ait donné une pierre à avaler au lieu du petit ; que celui-ci, devenu grand, t'ait vaincu, détrôné et précipité dans le Tartare, où il t'a enchaîné avec tous ceux qui s'étaient alliés avec toi.

SATURNE. Si nous ne célébrions une fête dans laquelle il est permis de s'enivrer et de dire librement des injures à ses maîtres, tu apprendrais, mon brave homme, que j'ai le droit de me mettre en colère quand on me fait de pareilles questions, sans respect pour mes cheveux blancs et mon extrême vieillesse.

LE PRÊTRE. Mais ce n'est pas moi, Saturne, qui ai inventé cette histoire; Homère, Hésiode, et, je ne crains pas de le dire, presque tous les hommes sans exception, ont cru tout cela de toi.

6. SATURNE. Tu te figures que ce berger hâbleur (02) a rien su de positif sur mon compte. Vois un peu : est-il possible qu'un homme, pour ne pas dire un dieu, ait le courage de manger volontairement ses enfants, à moins d'être un Thyeste qui tomba sur un frère impie ? Et, quand cela serait, comment ne s'apercevrait-il pas qu'il mange une pierre au lieu d'un enfant, à moins d'avoir les dents insensibles ? D'autre part, jamais Jupiter et moi nous ne nous sommes fait la guerre, jamais il ne m'a enlevé le pouvoir ; c'est de mon plein gré que je m'en suis démis, et de mon consentement qu'il règne. Enfin je ne suis ni enchaîné, ni plongé dans le Tartare, tu le vois toi-même, je crois, si tu n'es pas aveugle comme Homère.

7. LE PRÊTRE. Pour quelles raisons, Saturne, as-tu quitté l'empire ?

SATURNE. Je vais te le dire. D'abord, j'étais vieux et atteint d'une goutte chronique, ce qui a fait croire au vulgaire que j'étais enchaîné. Je ne pouvais non plus suffire à ce qu'exigent les nombreuses injustices de ce temps-ci ; courir sans cesse en haut et en bas ; avoir la foudre en mains, brûler les parjures, les sacrilèges, les scélérats, besogne très pénible et qui demande la vigueur de la jeunesse. Je pris donc le parti de céder à Jupiter, et je ne m'en repens pas : d'ailleurs, il me parut convenable de partager mon empire entre mes enfants, et de passer mon temps à mon aise dans les festins, sans être occupé à écouter les prières, ni fatigué de demandes contradictoires, ni obligé de tonner, d'éclairer et de grêler parfois. Au contraire, je mène une bonne vie de vieillard, buvant mon nectar sans eau, devisant avec Japet et les autres Titans de mon âge. Pendant ce temps-là, Jupiter fait aller le monde avec mille tracas, à l'exception de quelques jours, où il me rend la royauté aux conditions que je t'ai dites, et je reprends le pouvoir, afin de rappeler aux hommes comment on vivait sous mon empire. Tout poussait alors sans soins et sans culture : point d'épis, mais le pain tout préparé et les viandes tout apprêtées ; le vin coulait en ruisseaux ; l'on avait des fontaines de lait et de miel ; tout le monde était bon et en or (03). Telle est la cause de mon empire éphémère : voilà pourquoi ce n'est partout que bruit, chansons, jeux, égalité parfaite entre les esclaves et les hommes libres ; car, sous mon règne, il n'y avait pas d'esclaves.

8. LE PRÊTRE. Eh bien, moi, Saturne, je me figurais que tu n'étais si bon pour les esclaves et pour les prisonniers, que pour honorer ceux qui éprouvent ce que tu as souffert étant esclave toi-même, et te rappelant les fers que tu as portés.

SATURNE. Ne cesseras-tu pas tes contes frivoles ?

LE PRÊTRE. Tu as raison ; je cesse. Réponds-moi seulement un mot. De ton temps, les hommes avaient-ils l'habitude de jouer aux dés ?

SATURNE. Certainement ; mais non pas des talents et des myriades comme vous : le plus gros enjeu était des noix, pour ne pas chagriner le perdant, et pour ne pas le voir seul pleurer et jeûner au milieu des autres.

LE PRÊTRE. Ils faisaient bien de ne jouer que des noix ; car qu'est-ce qu'ils auraient pu mettre au jeu, ces hommes en or? Mais, en parlant, il me vient une idée. Si un de ces hommes, faits d'or massif, paraissait aujourd'hui dans le monde, quel supplice pour le malheureux ! On lui courrait sus, et il serait mis en pièces comme Penthée par les Mènades, Orphée par les femmes de Thrace, Actéon par les chiens ; chacun en voudrait la plus grosse part et se battrait avec son voisin ; car, malgré la solennité, les hommes n'oublient pas leur amour du gain, et la plupart se font un revenu de la fête. Les uns vont chez leurs amis piller la table; les autres se répandent en injures contre toi et brisent les dés, qui n'en peuvent mais des maux que ces fous se font à eux-mêmes.

9. Cependant dis-moi pourquoi, toi, un dieu si délicat et déjà vieux, choisissant l'époque la plus désagréable de l'année, quand la neige est répandue sur la terre, que Borée souffle avec fureur et que la glace couvre tout, le moment où les arbres sont secs, nus, sans feuilles, les prairies laides, sans fleurs, les hommes courbés comme des vieillards et assis auprès de leur cheminée, tu célèbres alors ta fête ? Ce n'est guère là un temps de vieux ni propre à se divertir.

SATURNE. Tu me fais, l'ami, une foule de questions quand nous devrions boire. Tu m'as fait perdre un temps considérable de mon jour de fête, avec tous ces riens philosophiques. Laisse-moi tout cela de côté ; mettons-nous à table, menons grand bruit, jouissons de la liberté ; puis, jouons aux noix à la vieille mode, établissons des rois et leur obéissons : de la sorte, nous justifierons le proverbe : "Les vieillards redeviennent enfants."

LE PRÊTRE. Et puisse ne pas boire, malgré sa soif, celui qui n'approuvera pas tes décrets ! Buvons donc. Tu as suffisamment répondu à mes premières demandes, et je suis d'avis d'écrire notre conversation, d'en faire un livre, où je mettrai mes interrogations et les réponses gracieuses que tu m'as faites ; ensuite, je le ferai lire à tous ceux de nos amis qui sont dignes d'entendre tes discours.

2

CRONOSOLON OU LE LÉGISLATEUR DES SATURNALES.

10. Voici ce que dit Cronosolon, prêtre et prophète de Saturne, et législateur de ses fêtes. Les prescriptions relatives aux pauvres, je les leur ai envoyées dans un autre livre, et je suis convaincu qu'ils s'y conformeront ou qu'ils subiront les peines sévères édictées coutre les délinquants. Quant à vous, riches, prenez garde d'enfreindre ces lois, et écoutez attentivement les ordres que nous vous donnons. Si quelqu'un refuse d'obéir, qu'il sache que ce n'est pas moi, législateur, qu'il méprise, mais Saturne lui-même, qui m'a choisi pour dicter ses lois pendant sa fête, après m'être apparu non pas en songe, mais en réalité, et lorsque j'avais les yeux tout grands ouverts, Il n'avait pas les fers aux pieds, il n'était pas laid et ridé, comme le représentent les peintres, d'après les traditions extravagantes des poètes ; mais il tenait en main une faux bien aiguisée ; son visage était riant, son corps vigoureux, son extérieur digne d'un roi. Tel il s'est offert à ma vue. Ce qu'il m'a dit est vraiment divin et mérite de vous être répété.

11. Me voyant, en effet, me promener le visage sombre et pensif, il devina tout de suite, en sa qualité de dieu, la cause de ma tristesse et le chagrin que j'avais d'être pauvre, moi qui, malgré la rigueur de la saison, ne portais qu'une simple tunique, quand Borée soufflait avec violence, accompagné de glace et de neige. J'étais très mal garanti contre leurs attaques, et cela quand, à rapproche imminente de la fête, je voyais tout le monde faire ses préparatifs de sacrifices et de festins, tandis que moi, je n'avais absolument rien pour la célébrer. Saturne donc vint à, moi par derrière , et, me prenant l'oreille pour me la secouer, comme il en a l'habitude quand il m'apparaît : "Eh bien, Cronosolon, me dit-il, qu'est-ce donc ? Tu as l'air tout triste ! - Hélas ! maître, lui répondis-je, n'en ai-je pas sujet, quand je vois des scélérats et des coquins posséder d'immenses richesses, vivre seuls au sein des plaisirs, tandis que moi et une foule de gens instruits, nous sommes réduits à la pauvreté et aux expédients. Ne voulez-vous donc pas, maître, faire cesser ce désordre et rétablir l'égalité ? - Il n'est pas facile, reprit-il, de changer les destins filés par Clotho et par les autres Parques. Cependant, durant la fête, je remédierai à ta pauvreté. Voici comment. Allons, Cronosolon, écris les lois que je veux qu'on suive pendant mes fêtes, afin que les riches ne les célèbrent pas tout seuls, mais qu'ils partagent leurs biens avec vous.

12. - Mais je ne comprends pas, lui dis-je. - Je vais vous en instruire." Cela dit, il me fit part de ses intentions ; et, lorsqu'il m'eut mis au courant : "Dis-leur aussi, ajouta-t-il, que s'ils ne les observent pas, ce ne sera pas pour rien que je porte une faux tranchante ; il serait plaisant qu'après avoir châtré mon père Uranus, je n'en fisse pas autant aux riches qui enfreindraient nos lois, les envoyant eunuques, quêter pour la mère des dieux avec accompagnement de flûtes et de tambours." Telles ont été les menaces de Saturne ; ainsi vous ferez bien de ne pas violer ses lois.

LOIS.

TITRE PREMIER. 

13. Personne, durant la fête, ne devra s'occuper d'affaires soit politiques , soit particulières, excepté celles qui ont pour but les jeux, la bonne chère et les plaisirs: les cuisiniers seuls et les pâtissiers auront de l'occupation. - Égalité pour tous , esclaves ou libres , pauvres ou riches. - Défense absolue de se fâcher, de se mettre en colère, de faire des menaces. Pas de comptes d'administration pendant les Saturnales. - Qu'on ne redemande à personne ni argent ni habits. Point d'écriture durant la fête. Clôture des gymnases durant les Saturnales ; pas d'exercices ni de déclamations oratoires, sauf les discours spirituels, enjoués, assaisonnés de railleries et de badinage.

TITRE II.

14. Plusieurs jours avant la fête, les riches écriront sur leurs tablettes le nom de chacun de leurs amis ; ils auront de l'argent tout prêt, environ le dixième de leur revenu, le superflu de leur garde-robe, les vêtements trop grossiers pour leur servir, une bonne quantité de leurs vases d'argent ; qu'ils aient tout cela sous la main. - La veille, ils purifieront leurs demeures et en chasseront l'avarice, la cupidité, l'amour du gain, et tous les vices qui habitent avec eux. Quand leur maison sera ainsi nettoyée, ils sacrifieront à Jupiter donneur de richesses, à Mercure libéral, à Apollon faiseur de grands présents. Sur le soir, ils liront la liste de leurs amis inscrits sur leurs tablettes.

15. Ils feront ensuite leurs distributions, suivant le mérite de chacun d'eux, et les leur enverront avant le toucher du soleil. - Ces présents ne seront portés que par trois ou quatre esclaves, des plus fidèles et déjà vieux. - On écrira sur un billet ce que l'on envoie, avec la quantité, afin que ni le maître ni les amis ne puissent suspecter la fidélité des esclaves. - Ceux-ci retourneront alors chez eux, après avoir bu un verre de vin et pas davantage. - Les érudits recevront des présents doubles des autres ; c'est une justice qui leur est due. - Les paroles qui accompagneront les dons seront brèves et mesurées. On n'enverra rien qui puisse choquer, et l'on ne fera pas l'éloge de ce qu'on envoie. - Le riche ne fera pas de présents à un autre riche et ne traitera personne de son rang. - On ne gardera aucun des objets destinés à être donnés, et l'on ne regrettera pas le cadeau qu'on aura fait. -Si quelqu'un absent l'année dernière n'a pu recevoir sa part, il la recevra cette année-ci. -Les riches payeront les dettes de leurs amis pauvres, ainsi que le loyer dont ils n'auront pu acquitter le montant. En somme, ils s'informeront, longtemps auparavant, quels peuvent être les besoins de leurs amis.

16. Point de plainte indiscrète de la part de ceux qui reçoivent ; que tout ce qu'on leur envoie paraisse grand à leurs yeux Une amphore de vin, un lièvre, une poule grasse, ne seront pas réputés un présent des Saturnales. - On ne tournera pas en ridicule ce qu'on aura reçu ces jours-là. - En retour du cadeau reçu, le pauvre, si c'est un savant, enverra au riche quelque ouvrage de l'antiquité ayant un juste renom, et approprié à un festin, écrit par lui-même et de son mieux ; le riche le recevra, l'air joyeux, et le lira aussitôt après l'avoir reçu. S'il le met de côté, ou s'il le jette avec dédain, qu'il sache que c'est s'exposer à la faux, en dépit des présents. Les autres personnes enverront des couronnes ou des grains d'encens. - Si un pauvre fait présent à un riche d'un vêtement, d'un meuble d'argent ou d'or au-dessus de ses moyens, l'objet sera confisqué pour être vendu au profit du trésor de Saturne ; le lendemain des fêtes, le pauvre recevra du riche des coups de férule dans les mains, au nombre de deux cent cinquante au moins.

LOIS DU BANQUET.

17. Bain, quand l'ombre du cadran sera de six pieds: avant le bain, jeux de noix et d'osselets. - On s'assiéra à table comme cela se trouvera : la dignité, la naissance et les richesses ne conféreront à aucun le droit de manger le premier. - Même vin pour tout le monde ; nul prétexte pour le riche, mal d'estomac ou de tête, afin de s'en faire donner de meilleur. - Part égale de viandes à chacun ; pas de préférence chez les servants. Que leur service se fasse avec promptitude, et qu'ils ne consultent pas leur bon plaisir pour apporter ce qu'on leur demande. Ils ne mettront pas devant celui-ci une grosse pièce, et une petite devant celui-là ; ils ne serviront pas à l'un une cuisse, à l'autre une bajoue de porc : égalité pour tous.

18. L'échanson aura continuellement les yeux fixés sur chacun des convives plus encore que sur son maître: il faut qu'il ait l'oreille fine. - Coupes de toute espèce. - Libre à chacun, quand il voudra, de porter une santé. Tout le monde pourra boire à un convive et lui offrir la coupe, quand un riche aura donné le signal. Nul n'est forcé de boire, s'il ne le peut pas. - Il n'est pas permis d'amener au banquet un danseur ou un cithariste novice encore dans son métier.- La plaisanterie s'arrêtera, dès qu'elle causera de la peine. - Sur toute chose, l'enjeu pour les dés ne sera que des noix : si quelqu'un joue de l'argent, qu'il jeûne jusqu'au lendemain. - On reste ou l'on s'en va, quand on veut - Quand le riche traitera ses esclaves, il les servira lui-même avec l'aide de ses amis. - Que chaque riche ait soin de faire graver ces lois sur une colonne d'airain, dressée au milieu de la cour, afin qu'on puisse les lire. Il faut savoir que, tant que cette colonne sera debout, ni faim, ni peste, ni incendies, ni aucun autre malheur ne fondra sur la maison des riches. Mais si on la renverse, ce que je souhaite n'arriver jamais, puissent les dieux détourner ce qui doit s'en-suivre !

3

EPÎTRES SATURNALES.

1

MOI A SATURNE, SALUT

 19. Je t'ai déjà écrit pour te faire connaître ma position et comment ma pauvreté m'expose à ne pouvoir, seul entre tous, prendre part à la fête que tu annonces. Je t'ai marqué encore (je m'en souviens) qu’il était contre toute raison de voir quelques hommes posséder d'excessives richesses et vivre dans les plaisirs, sans en rien donner aux pauvres, tandis que ceux-ci meurent de faim, et cela, à l'approche des Saturnales. Puisque tu ne m'as pas répondu, j'ai cru devoir te rafraîchir la mémoire. Or, il convient, mon bon Saturne, que tu commences par détruire l'inégalité, et que tu fasses remettre tous les biens en commun, avant de faire célébrer ta fête. L'état des choses actuelles rappelle le proverbe : "Fourmi ou chameau ;" ou plutôt figure-toi un acteur tragique qui a un pied chaussé d'un haut cothurne, comme tous les tragédiens et l'autre déchaussé. Quand il entre en scène avec cette chaussure, vois-tu comme il marche tantôt en bas, tantôt en l'air suivant le pied qu'il met avant ? Voilà l'effet de l'inégalité des hommes. Les uns , chaussés d'un cothurne dont la fortune a fait les frais, nous écrasent de leur luxe théâtral; tandis que nous autres nous marchons à pied et sur la terre, quoique parfaitement capables, sache-le bien, de jouer notre rôle avec autant de talent qu'eux, et de rivaliser de prestance, quand on nous donne un costume semblable au leur.

20. Cependant j'entends les poètes nous dire qu'autrefois, sous ton règne , les affaires humaines n'allaient pas ainsi. La terre sans semence et sans culture produisait tous les biens ; chacun trouvait son repas servi et à satiété : des fleuves coulaient soit du vin, soit du lait ; il y en avait même de miel. Mais le plus beau, c'est que les hommes étaient d'or, et que la pauvreté n'en approchait jamais. Pour nous, à nous estimer au plus juste, nous sommes à peine de plomb ou de tout autre métal plus vil encore. La plupart ne gagnent de quoi vivre qu'à force de travaux : pauvreté, dénuement , désespoir, et ces mots : "Hélas ! Où trouver de quoi manger ? Sort cruel !" voilà ce qu'on rencontre chez nous autres pauvres ! Notre misère pourtant, sache-le bien, serait plus supportable, si nous ne voyions pas le bonheur des riches qui ont sous clef tant d'or et tant d'argent, avec des vêtements dont nul ne sait le nombre, des esclaves, des chars, des bourgades entières, des champs, des biens de toute espèce ; et, malgré cela, ils sont si peu disposés à nous en donner notre part, qu'ils ne daignent pas même jeter les yeux sur le commun des hommes.

21. C'est là surtout, Saturne, ce qui nous fait étouffer de dépit : nous trouvons insupportable qu'un homme, étendu sur des tapis de pourpre, regorgeant de délices et proclamé bienheureux par ses intimes, passe sa vie dans une fête perpétuelle , tandis que mes semblables et moi nous songeons, jusque dans notre repos et dans nos rêves, aux moyens de gagner quatre oboles pour nous faire un souper de pain, de bouillie assaisonnée de cresson, de poireau, de thym ou d'oignons, avant de nous aller coucher. Change notre condition, ô Saturne, et reviens à l'égalité, ou, pour dernière ressource, ordonne à ces riches de ne plus jouir tout seuls de leurs biens, mais de prendre sur tant de médimnes d'or de quoi nous en donner à chacun une chénice, et sur tant de vêtements ceux qui sont rongés par les mites : il n'y a pas là de quoi les chagriner ; toutes ces richesses doivent périr ; détruites par le temps ; qu'ils nous les laissent mettre sur le dos, plutôt que de les voir moisir et pourrir dans des coffres et dans des armoires.

22. En outre, que chacun d'eux invite à sa table tantôt quatre, tantôt cinq personnes indigentes : seulement, qu'ils ne les traitent pas à la mode du jour, mais avec une affabilité toute populaire et sur le pied d'une égalité parfaite ; qu'on ne voie pas l'un se gorger de mets avec un esclave qui attend, debout, que son maître ait fini de manger, tandis que, de notre côté, il passe au moment où nous allongeons la main vers le plat qu'il nous montre à peine, lorsqu'il n'y reste plus qu'une part de gâteau. Il ne faut pas que, quand on apporte un sanglier, celui qui sert en offre la moitié au maître avec la hure et n'abandonne aux autres que des os recouverts. Que les échansons n'attendent pas, pour nous verser à boire, que nous en ayons demandé jusqu'à sept fois (04) ; mais, l'ordre une fois donné, qu'on nous verse aussitôt , en nous offrant une grande coupe remplie comme au patron. Que le vin soit absolument le même pour tous les convives ; car dans quelle loi est-il écrit que le maître doit s'enivrer avec un vin parfumé, quand moi j'aurai les entrailles déchirées par le vin nouveau ?

23. Si tu corriges ces abus, ô Saturne, si tu rétablis l'ordre, par toi la vie redeviendra la vie, et ta fête une fête : autrement, que les riches la célèbrent tout seuls. Quant à nous, nous n'aurons qu'à souhaiter qu'au retour du bain leur esclave renverse et brise une amphore, que le cuisinier brûle le ragoût, et que, par distraction, il verse de la saumure de poisson dans une purée ; qu'une chienne entrant à l'improviste dévore la saucisse tout entière et la moitié du gâteau, pendant que les marmitons sont occupés ailleurs ; que le sanglier, le cerf et le cochon de lait, en train de rôtir, fassent ce que firent, suivant Homère (05), les boeufs du Soleil ; ou plutôt qu'ils ne se contentent pas de ramper à terre, mais qu'ils bondissent et s'enfuient sur les montagnes tout embrochés; que les poules grasses, déjà plumées et troussées, s'envoient et disparaissent, pour que ces riches ne soient pas les seuls qui en mangent.

24. Mais, ce qui leur fera le plus de peine, que des fourmis, semblables à celles des Indes, déterrent leurs trésors pendant la nuit et les répandent parmi le peuple ; que, par la négligence de leurs intendants, leurs vêtements précieux soient criblés de trous par de bonnes petites souris, au point de ressembler à les filets à prendre des thons ; que les jolis esclaves, à la belle chevelure, qu'ils nomment Hyacinthe, Achille ou Narcisse, au moment où ils présenteront la coupe, deviennent chauves et perdent tout à coup leurs cheveux ; que la barbe leur pousse en pointe, comme celle des sphénopogons (06) de comédie ; que leurs tempes se hérissent d'un poil dur et piquant, tandis que le sommet de la tête sera lisse et dépouillé. Tels sont les voeux que nous formons, avec d'autres encore, si les riches ne renoncent pas à leur égoïsme, pour jouir en commun de leur richesse et nous en donner une modeste portion.

2

SATURNE A MOI, SON TRÈS HONORÉ, SALUT. 

25. Es-tu fou, mon bon, de m'écrire ainsi sur les abus du jour et de me demander le partage des biens ? Est-ce que cela ne dépend pas d'un autre, du souverain actuel de l'univers ? Je m'étonne que tu sois le seul à ignorer que, depuis longues années, après avoir distribué l'empire du monde à mes enfants, j'ai cessé d'être roi. C'est Jupiter qui s'occupe maintenant de tout cela. Ma puissance à moi ne va pas plus loin que les jeux de dés, les applaudissements, les chansons, l'ivresse ; et cela même ne dure que sept jours. Quant aux grandes affaires dont tu parles, détruire l'inégalité, rendre tous les hommes également pauvres ou riches, c'est à Jupiter à vous répondre. Mais si, dans tout ce qui a rapport à la fête, on a commis quelque faute, par injustice ou par avarice, on aura affaire à moi. Or, j'écris aux riches une lettre relative aux festins, à la chénice d'or, aux vêtements, aux objets qu'ils doivent vous envoyer pour ma fête. Ta demande, à cet égard, est juste, et ils doivent s'y conformer, à moins qu'ils n'aient quelque bonne raison pour n'en rien faire.

26. Avant tout, cependant, sachez que vous autres pauvres, vous êtes dans une grande erreur, et que vous vous faites des idées très fausses au sujet des riches. Vous croyez qu'ils sont parfaitement heureux, que la vie pour eux seuls est douce, parce qu'ils peuvent avoir des soupers splendides, s'enivrer d'un vin délicieux, avoir commerce avec de jolis garçons et des femmes charmantes, et se couvrir de vêtements moelleux. Vous ne savez pas ce qu'est réellement ce bonheur. De nombreux soucis lui font escorte. Ils sont forcés de veiller sans cesse sur chacun de leurs biens, de peur qu'un intendant ne les perde par sa maladresse ou ne les dérobe par sa fourberie, que le vin ne s'aigrisse, que le blé ne se remplisse de charançons, qu'un voleur n'emporte les coupes, que le peuple ne croie les délateurs qui les accusent d'aspirer à la tyrannie. Tout cela n'est qu'une faible partie des chagrins qui les rongent. Si vous saviez les craintes, les ennuis qu'ils ont, la richesse vous paraîtrait vraiment un fléau à éviter.

27. Crois-tu donc que, si, les richesses et le pouvoir étaient de si grands biens, je serais assez fou pour les abandonner aux autres, vivre en simple particulier et me soumettre au bon plaisir d'autrui ? Mais, comme je connaissais les ennuis qui sont attachés aux riches et aux souverains, je me suis démis du pouvoir, et je n'en ai pas regret.

28. Tu te plains auprès de moi que les riches se gorgent de sangliers et de gâteaux, tandis que, durant les fêtes, vous ne mangez que du cresson, du poireau et des oignons : voyons la chose à fond. Oui, le moment présent est pour eux fort agréable ; mais quelle différence dans les suites ! Le lendemain, à votre réveil, vous ne vous levez pas, comme eux, avec des pesanteurs produites par l'ivresse, et l'excès des aliments dont le corps est gonflé ne vous amène ni flatuosités ni rapports fétides. C'est, au contraire, le fruit que les riches retirent de leurs festins ; puis, après s'être roulés une partie de la nuit avec des garçons ou des femmes, selon la passion ordurière qui les entraîne, la phtisie, la pneumonie, l'hydropisie viennent les payer de leurs débauches. Lequel d'entre eux pourrais-tu me montrer, qui n'ait pas un teint pâle et cadavéreux ? Quel est celui qui, parvenu à la vieillesse, marche sur ses propres pieds et ne se fait pas porter sur les épaules de quatre esclaves ? L'extérieur est complètement d'or, mais le dedans est une guenille rapiécée, semblable à ces oripeaux de théâtre composés de lambeaux recousus. Vous ne mangez pas de poissons, vous n'en goûtez jamais, j'en conviens ; mais la goutte, mais la pneumonie, ne voyez-vous pas que vous en êtes exempts, ainsi que des maux produits par des causes analogues ? D'ailleurs, ce n'est pas un plaisir pour eux de manger chaque jour de pareils mets jusqu'à la satiété ; et vous les voyez quelquefois désirer un légume ou du thym, avec autant d'ardeur que tu désires les lièvres et les sangliers.

29. Je ne parle pas des autres chagrins qui les désolent ; c'est un fils débauché, une épouse amoureuse d'un esclave, un mignon qui se donne par nécessité, plutôt que par penchant. En un mot, il y a dans la condition des riches une foule de maux secrets que vous ignorez, vous qui ne voyez que leur or et leur pourpre. Quand vous les apercevez parfois conduisant un char attelé de chevaux blancs, vous regardez avec admiration, vous vous prosternez. Mais si vous dédaigniez, si vous méprisiez ce vain luxe, si vous ne considériez pas ce char d'argent, si, en conversant avec eux, vos regards ne s'arrêtaient pas à l'émeraude de leur anneau, si vous ne restiez pas comme muets de surprise devant leurs habits moelleux, si vous les laissiez n'être riches que pour eux-mêmes, ils viendraient à vous, soyez-en sûrs, ils viendraient à vous, et vous prieraient à souper, afin d'avoir à qui montrer ces lits, ces tables et ces coupes, dont la possession est nulle, dès qu'elle n'a plus de témoins (07).

30. Vous verriez bientôt qu'ils ne possèdent pas ces richesses pour leur propre usage, mais pour vous les faire admirer. Voilà ce que je puis vous dire pour votre consolation, moi qui connais les deux manières de vivre ; et je vous engage à célébrer ma fête, en songeant qu'avant peu il vous faudra tous quitter la vie et laisser là, eux leurs richesses, vous votre pauvreté. Cependant je leur écrirai, suivant ma promesse, et je suis convaincu qu'ils tiendront compte de ma lettre.

3

SATURNE AUX RICHES, SALUT.

31. Les pauvres m'ont écrit dernièrement pour vous accuser de ne pas leur faire part de ce que vous possédez, et ils me demandent de remettre tous les biens en commun, afin que chacun en ait une portion égale. "La justice veut, disent-ils, que l'égalité soit rétablie ; et l'un ne doit pas avoir de grandes jouissances, tandis que l'autre en est complètement sevré." J'ai répondu que ce soin regardait Jupiter. Quant au présent et aux injustices qu'ils disent avoir éprouvées de votre part durant ma fête, il m'a semblé que j'en étais juge et j'ai promis de vous en écrire. Ce qu'ils vous demandent, est, à mon sens, très modéré : " Comment, disent-ils, pourrions-nous célébrer une fête, quand nous gelons de froid et que nous mourons de faim ?" Si donc je veux qu'ils prennent part à la solennité, ils me chargent de vous obliger à leur donner ceux de vos vêtements qui vous sont inutiles ou trop grossiers pour vous, et à répandre sur eux quelques gouttes de votre or. Ils promettent que, si vous agissez ainsi, ils ne vous contesteront pas vos biens par-devant Jupiter; sinon, ils menacent de demander une nouvelle répartition des richesses à la première audience que Jupiter donnera. Il me semble que vous n'aurez pas grand'peine à détacher pour cet usage quelques parties des biens que vous avez le bonheur de posséder.

32. Mais, par Jupiter ! ils tiennent surtout à ce que je vous entretienne dans ma lettre des repas auxquels ils désirent assister avec vous ; ils se plaignent de ce que vous vous livrez tout seuls, les portes fermées, aux douceurs de la bonne chère ; ou si quelquefois, et de loin en loin, vous vous décidez à les traiter, ils trouvent à table plus d'ennui que de plaisir ; on y fait tout pour les insulter. Tel est, par exemple, l'usage de leur faire boire d'un vin différent du vôtre. Par Hercule ! quelle infamie ! et qu'ils sont dignes de mépris, s'ils ne se lèvent pas au milieu du festin et ne vous laissent pas seuls à table ! Il y a plus, on ne leur permet pas de boire à leur soif ; vos échansons, comme les compagnons d'Ulysse, ont les oreilles bouchées avec de la cire. Les autres détails sont si honteux, que je n'ose vous en parler, ni vous répéter ce qu'ils disent de la distribution des viandes, de ces servants qui restent à vos côtés, jusqu'à ce que vous vous soyez bien gorgés, et passent ensuite devant eux, ni enfin d'une foule de mesquineries du même genre, tout à fait au-dessous de personnes libres. Ce qui rend un festin agréable, c'est l'égalité, et voilà pourquoi le dieu qui préside à vos repas est Bacchus Isodaïtès (08), parce qu'il faut que chacun y ait une part égale.

33. Faites donc en sorte que par la suite les pauvres n'aient plus à se plaindre de vous, mais qu'ils vous honorent et vous aiment en raison de ces petits présents, dont la dépense vous sera peu sensible, et qui, donnés à propos, vous vaudront une reconnaissance éternelle. D'ailleurs, considérez que vous ne pourriez habiter les villes, si les pauvres ne les habitaient avec vous et ne vous rendaient mille offices qui contribuent à votre bonheur. En outre, vous n'auriez pas d'admirateurs de vos richesses, si vous n'étiez riches que pour vous et dans l'obscurité. Que le gros des hommes voie donc et admire votre argent et vos tables; qu'en vous portant une santé et en buvant, ils considèrent la coupe et qu'ils jugent, en la balançant dans leur main, de son poids, du soin des ciselures, de la quantité d'or, du travail de l'ouvrier. En retour, on vous donnera les noms d'hommes vertueux et de philanthropes, et vous échapperez à la jalousie. Car comment être jaloux d'un riche qui partage et qui donne suivant les lois de l'équité ? Qui ne forme, au contraire, des voeux pour qu'il vive de longs jours, en jouissant de ses biens ? Mais en vous conduisant comme vous faites, votre bonheur est sans témoins, vos richesses exposées à la jalousie et votre vie sans plaisir.

 34. En effet, il n'est pas aussi agréable, à mon avis, de se remplir seul de nourriture, comme font, dit-on, les lions et les loups sauvages, que d'être avec des hommes spirituels, qui, s'étudiant à vous plaire, ne laissent pas un festin froid et morne, mais y introduisent des propos de table, des plaisanteries sans amertume, des politesses de tout genre ; réunions charmantes, chères à Bacchus, à Vénus et aux Grâces. Le lendemain vos convives iront faire à tout le monde l'éloge de votre aménité et vous concilier tous les coeurs. C'est une chose à payer cher !

35. Or, je vous le demande, si les pauvres marchaient les yeux fermés, supposons-le un moment, ne seriez-vous pas au désespoir de n'avoir personne à qui montrer vos vêtements de pourpre, la foule de vos suivants, la grosseur de vos anneaux ? Je ne dis rien des embûches et des haines que les pauvres préparent de toute nécessité contre vous, si vous voulez vivre seuls dans les délices. Les imprécations dont ils vous menacent sont affreuses ; et puissent les dieux en détourner les effets ! Autrement, vous ne goûterez plus de saucisses ni de gâteaux, si ce n'est le reste d'un chien ; votre purée sera remplie d'anchois pourris ; le sanglier et le cerf, tout rôtis, essayeront de s'enfuir de la cuisine sur les montagnes, et les volailles, étendant leurs ailes, s'envoleront, quoique sans plumes, chez les pauvres. Mais, ce qu'il y a de plus triste, vos beaux échansons deviendront chauves en un clin d'oeil, et cela, après avoir brisé vos amphores. Prenez donc un parti qui convienne à ma fête et qui soit le plus sûr pour vous ; soulagez l'indigence qui accable les pauvres, et faites-vous à peu de frais des amis qui ne sont point à dédaigner.

4

LES RICHES A SATURNE, SALUT.

 36. Crois-tu donc, Saturne, que ce n'est qu'à toi seul que les pauvres ont écrit de ces inepties ? Est-ce qu'il n'y pas un siècle que Jupiter est assourdi de criailleries pareilles, où ils demandent qu'on fasse un nouveau partage des biens, et accusent le destin d'avoir fait une répartition inégale, et nous, de ne vouloir pas leur faire part de nos richesses ? Mais, en sa qualité de dieu, Jupiter sait bien à qui la faute, et voilà pourquoi il ne les écoute que d'une oreille. Cependant, nous nous justifierons auprès de toi, puisque tu nous gouvernes dans ce moment-ci. Les yeux fixés sur la lettre que tu nous as écrite, et dans laquelle tu nous dis qu'il est beau de venir en aide aux pauvres, et plus agréable de vivre en société et de manger avec eux que tout seul, nous n'avons jamais agi autrement, nous les avons toujours traités sur le pied de l'égalité, en sorte qu'il n'y a pas, parmi eux, un convive qui soit fondé sérieusement à se plaindre.

37. Mais, de leur côté, ces pauvres, qui prétendaient d'abord n'avoir que peu de besoins, ont à peine vu les portes ouvertes, qu'ils n'ont pas cessé de nous faire demande sur demande; et lorsqu'ils ne recevaient pas sur-le-champ, aussi vite que la parole, colère, haine, injures, éclataient à l'instant. Malgré la fausseté de leurs imputations, ceux qui les entendaient croyaient saris peine aux assertions d'hommes sans cesse en commerce avec nous. Il fallait donc de deux choses l'une, ou devenir ennemi déclaré, en ne donnant rien, ou, en prodiguant tout, devenir pauvre et se réduire au rang des demandeurs.

38. Le reste ne signifie rien. Dans les festins, au lieu de songer à se remplir, à se garnir le ventre, ils commencent par boire outre mesure ; puis ils égratignent la main du bel échanson qui leur présente la coupe, ou bien ils veulent faire violence à notre femme ou à notre maîtresse. Ensuite, après avoir vomi par toute la salle, ils invectivent contre nous, et vont dire partout qu'on les a fait mourir de faim et de soif. Si tu doutes de notre sincérité, souviens-toi d'Ixion votre commensal : vous l'aviez admis à votre table, il était traité avec les mêmes égards que vous; mais le vin entraîna cet excellent homme à faire violence à Junon.

39. Ce sont ces raisons, avec d'autres encore, qui, dans l'intérêt de notre sûreté, nous ont déterminés par la suite à leur interdire l'entrée de nos maisons. Cependant, s'ils veulent promettre, toi présent, d'être plus réservés, comme aujourd'hui, dans leurs demandes, de ne pas se conduire dans les festins d'une façon outrageante, qu'ils viennent s'asseoir à notre table, et bonne chance pour tous ! Nous leur enverrons, conformément à tes désirs, des vêtements et de l'or en quantité raisonnable, en un mot, nous ne leur ferons défaut en rien. Mais aussi, qu'ils cessent de nous tenir des discours pleins d'artifice, qu'ils se montrent nos amis et non pas nos flatteurs et nos parasites. Tu n'auras plus aucun reproche à nous adresser, dès qu'ils voudront eux-mêmes remplir leurs devoirs.

(01)    On trouvera d'amples détails sur les Saturnales, dans Rome au siècle d'Auguste, de M. Dezobry, lettre LXXI, t. III, p. 130 et suivantes.
(02)  Hésiode.   
(03)  Voy. le tableau de l'âge d'or fait par le poète comique Téléclide, dans Athénée, livre VI, p. 268, édition de Casaubon. Fénelon l'avait sans doute sous les yeux quand il a écrit son charmant Voyage à l'île des plaisirs.  
(04)   Cr. Jean-Jacques Rousseau, dans le passage si connu, où il se représente avec ses amis à la campagne.
(05)   Odyssée, XII, v. 395. 
(06)
   De sf®n, sfhnñw, coin à fendre le bois, et pÅgvn , barbe.  
(07
 
Voy. sur le même sujet d'excellentes réflexions dans le Traité des études de Rollin, livre V, 1e partie, § 4, Du luxe de la table.
(08)  
…Isow, égal; daÛth, repas, festin, ou daÛv diviser (qui fait les parts égales)