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LUCIEN
LXXIX.
PHILOPATRIS OU L'HOMME QUI S'INSTRUIT (01).
TRIÉPHON, CRITIAS ET CLÉOLAÜS.
1. TRIÉPHON. Qu'est-ce donc, Critias ? Te voilà tout changé. Tu fronces les sourcils en vrai songe-creux ; tu roules dans ton esprit de graves pensées, comme un renard qui médite une ruse, et, pour parler avec le poète (02),
Une étrange pâleur s'étend sur ton visage.
As-tu vu le chien à trois têtes, Hécate sortant des enfers, ou bien
t'es-tu rencontré volontairement avec quelque dieu ? Il n'est pas naturel que
tu sois dans cet état, lors même que tu aurais appris qu'un déluge nouveau
doit inonder la terre comme du temps de Deucalion. C'est à toi que je parle,
beau Critias. Tu ne m'entends pas crier ? Il y a longtemps cependant que je suis
près de toi. Es-tu fâché contre moi, es-tu sourd, ou bien attends-tu que je
te prenne à là gorge comme un lutteur ?
CRITIAS. O Triéphon, je viens
d'entendre un discours long, inextricable, semé de labyrinthes ; je repasse
dans ma mémoire toutes ces inepties et je me bouche les oreilles, de penser
qu'en les entendant de nouveau la fureur ne me pétrifie comme cette Niobé dont
parlent les poètes. Si tu ne m'avais pas appelé à grands cris, un vertige
allait peut-être me faire tomber la tête la première dans un abîme, et l'on
aurait fait de moi une histoire comme celle du saut périlleux de Cléombrote
d'Ambracie (03).
2. TRIÉPHON.
Par Hercule ! quelles merveilles Critias a-t-il donc vues ou entendues, pour en
être si frappé ? Que de poètes enthousiastes, que de philosophes prestigieux
n'ont rencontré chez toi qu'indifférence ! Leurs discours ne te semblaient-ils
pas un bavardage extravagant ?
CRITIAS. Arrête un peu, Triéphon ;
ne me trouble pas davantage : je n'ai pour, toi ni mépris ni indifférence.
TRIÉPHON. Je vois bien que tu roules
dans ta pensée quelque grosse affaire pleine d'importance, quelque profond
secret. La couleur de ton visage, cet oeil hagard, cette marche incertaine, ces
mouvements précipités, le font assez connaître. Mais il faut souffler après
tant d'émotions. Chasse-moi hors du corps ces sottises indigestes, tu en
tomberais malade.
CRITIAS. Fuis, Triéphon ;
éloigne-toi de plus d'un arpent, de peur que le vent ne t'enlève aux yeux de
toute la foule, et qu'en tombant comme Icare, tu ne donnes ton nom à quelque
mer triéphontienne. Les discours que j'ai entendus aujourd'hui de la bouche de
ces détestables sophistes m'ont terriblement gonflé le ventre.
TRIÉPHON. Je vais m'en aller aussi
loin que tu voudras. Souffle à ton aise.
CRITIAS. Fi ! fi ! fi ! fi ! quelles
fadaises ! Ah ! ah ! ah ! ah ! les affreux desseins l Hé ! hé ! hé ! hé !
les ridicules espérances !
3. TRIÉPHON.
Ah ! quel vent ! Il a emporté les nuages. Le souffle impétueux du Zéphire
bouleversait déjà les flots ; tu viens de déchaîner Borée sur la
Propontide, si bien que les vaisseaux, lâchant leurs amarres, filent vers le
Pont-Euxin sur les vagues agitées. Quel gonflement il y avait dans tes
entrailles ! Quel fracas ! Quelle secousse t'a troublé le ventre ? Tu étais
sans doute tout oreilles pour entendre ces billevesées, et, par un prodige
étonnant, tu as écouté jusque du bout des ongles.
CRITIAS. Il n'est pas étonnant,
Triéphon, d'écouter du bout des ongles. N'a-t-on pas vu une cuisse devenir
ventre (04), une tête accoucher (05),
le sexe masculin se transformer, par un effort de la nature, en sexe féminin (06),
et des femmes se métamorphoser en oiseaux (07)
? Le monde entier, s'il faut en croire les poètes, est plein de prodiges.
Mais puisque je te trouve à propos en ces lieux (08),
allons nous asseoir à l'ombre de ces platanes. Les rossignols et les
hirondelles y font entendre leur doux ramage. Le chant mélodieux des oiseaux
flattera nos oreilles, et l'eau, par son léger murmure, charmera notre âme.
4. TRIÉPHON.
Allons-y, Critias. Cependant, je crains qu'il n'y ait quelque sortilège dans ce
que tu viens d'entendre, et que je ne me voie tout à coup changé en pilon, en
porte ou en quelque être inanimé, par un effet de la peur étonnante que tu as
éprouvée.
CRITIAS. J'en jure par le céleste
Jupiter, cela ne t'arrivera pas !
TRIÉPHON. Tu me fais encore plus
peur, en jurant par Jupiter. Comment pourra-t-il te punir, si tu manques à ton
serment ? Je sais que tu n'ignores pas ce que c'est que ton Jupiter.
CRITIAS. Que dis-tu ? Jupiter ne peut
pas envoyer au fond du Tartare ? Oublies-tu qu'il a précipité tous les dieux
du parvis de l'Olympe ; qu'il a, dernièrement, foudroyé Salmonée, tonnant
contre le ciel, et qu'aujourd'hui même encore, il châtie les insolents ? Dans
les poètes, notamment dans Homère, n'est-il pas proclamé vainqueur des
Titans, exterminateur des Géants ?
TRIÉPRON. Voilà, Critias, un beau
portrait de Jupiter ; mais, si tu le veux, écoute à ton tour. N'est-ce pas lui
qui, par excès d'incontinence, s'est changé tour à tour en cygne, en satyre,
en taureau ? S'il n'eût promptement emporté sa prostituée enfuyant à travers
les flots, il eût peut-être été réduit par quelque manant à labourer la
terre, lui, le maître de la foudre ; et, au lieu de lancer le tonnerre, il eût
senti la pointe de l'aiguillon. Et ses festins chez les Égyptiens, ce peuple
noir, au visage brûlé par le soleil, chez lequel il va passer douze jours à
s'enivrer, n'en devrait-il pas rougir, un barbon comme lui ? Pour ce qui est de
l'aigle et de l'Ida, et de ses accouchements de toutes les parties du corps,
j'aurais honte d'en parler (09).
5. CRITIAS.
Jurerai-je donc par Apollon ? C'est un excellent prophète et un médecin, mon
cher.
TRIÉPHON. Eh quoi ! Ce faux devin,
qui naguère a causé la perte de Crésus, des Salaminiens et de mille autres,
qui rend à ceux qui le consultent des oracles à double sens ?
6. CRITIAS.
Par Neptune alors ! Il tient en ses mains un trident ; sa voix est perçante et
redoutable ; il crie dans un combat plus fort que neuf ou dix mille hommes (10)
; et de plus, Triéphon, son nom veut dire qu'il ébranle toute la terre (11).
TRIÉPHON. Tu veux parler de ce
suborneur, qui dernièrement a violé Tyro (12),
fille de Salmonée, c'est-à-dire un adultère sans pudeur, protecteur et patron
de tous ceux qui l'imitent. Quand Mars fut enfermé dans un filet, et pris avec
Vénus dans des liens indissolubles, tous les autres dieux, pleins de confusion,
gardaient le silence ; Neptune, qui dompte les coursiers, se mit à fondre en
larmes, comme un bambin qui a peur de son maître, ou comme les vieilles femmes
qui trompent les jeunes filles. Il supplia Vulcain de délier Mars, et le
boiteux, par pitié pour un vieux dieu, mit Mars en liberté. Il est donc
adultère, puisqu'il fait délivrer ceux qui le sont.
7. CRITIAS.
Et Mercure ?
TRIÉPHON. Ne me parle pas de ce
méchant valet du lubrique Jupiter (13) :
son libertinage le jette dans toutes sortes d'intrigues.
8. CRITIAS.
Je ne te proposerai ni Mars, ni Vénus, d'après la manière dont tu viens de
parler. Laissons-les donc. Mais Minerve, cette vierge, cette déesse armée,
terrible, qui porte sur sa poitrine la tête de la Gorgone, qui détruisit la
race des Géants, j'en puis parler. Tu n'as rien à dire contre elle.
TRIÉPHON. J'ai une question à te
faire à son sujet, si tu veux bien me répondre.
CRITIAS. Demande ce qu'il te plaira.
TRIÉPHON. Dis-moi, Critias, à quoi
lui sert la Gorgone, et pourquoi la déesse la porte-t-elle sur sa poitrine ?
CRITIAS. C'est pour inspirer de
l'effroi et détourner les périls. Elle frappe de terreur les ennemis et fait
pencher la victoire du côté qu'il lui plaît.
TRIÉPHON. C'est donc là ce qui rend
invincible la déesse aux yeux gris ?
CRITIAS. Assurément.
TRIÉPHON. Pourquoi n'est-ce point en
l'honneur, de ceux qui ont la puissance de nous préserver, mais de ceux qui
sont préservés eux-mêmes, que nous brûlons les cuisses des taureaux ou des
chèvres ; pour nous rendre invincibles comme Minerve ?
CRITIAS. La Gorgone n'a pas le pouvoir
de préserver de loin, comme les dieux. Il faut la porter sur soi pour qu'elle
ait cette vertu.
9. TRIÉPHON.
Qu'est-ce donc que cette Gorgone ? Je désire l'apprendre de toi : tu as sans
doute fait là dessus des recherches, et approfondi la chose. Je ne sais
absolument d'elle que son nom.
CRITIAS. C'était, autrefois une jolie
fille, et des plus aimables. Persée, vaillant héros et habile magicien, la
vainquit par ses enchantements, lui coupa la tête, et les dieux s'en firent
depuis une arme défensive.
TRIÉPHON. J'ignorais cette belle
particularité que les dieux ont besoin des hommes. Mais, de son vivant, quel
métier utile exerçait-elle ? Était-ce celui de courtisane dans les lieux
publics ? Ou bien, se laissant séduire en secret, conservait-elle cependant son
nom de vierge ?
CRITIAS. Par le dieu inconnu qu'on
adore à Athènes (14), elle resta vierge
jusqu'au moment où elle eut la tête coupée.
TRIÉPHON. Ainsi, en coupant la tête
à une vierge, on se procure un épouvantail redouté ? Moi qui sais qu'on en a
coupé dix mille par morceaux
Dans l'île aux bords fameux qu'on appelle la Crète (15),
si j'avais connu cette propriété, mon beau Critias, que de Gorgones je
t'aurais rapportées de ce pays ! J'aurais fait de toi un guerrier invincible.
Les poètes et les rhéteurs m'auraient mis bien au-dessus de Persée, pour
avoir trouvé un plus grand nombre de Gorgones.
10. A propos de la Crète ; je me
souviens qu'on m'y a montré le tombeau de ton Jupiter (16),
et les bois qui ont nourri sa mère ; ils ont conservé une verdure éternelle.
CRITIAS. Seulement tu ne connaissais
par les paroles enchantées et les cérémonies qu'il faut pour faire une
Gorgone.
TRIÉPHON. Ah ! Critias, si les
enchantements pouvaient opérer de tels miracles, on pourrait peut-être les
employer à ramener les morts à la douce lumière. Va, tout cela n'est que
chansons, contes d'enfants et fables accréditées par les récits merveilleux
des poètes. Laissons, là cette Gorgone.
11. CRITIAS.
Rejetteras-tu aussi Junon, l'épouse et la soeur de Jupiter ?
TRIÉPHON. Pas un mot de cette infâme
union : ne me parle pas de cette déesse aux pieds et aux mains étendus.
12. CRITIAS.
Par quelle divinité veux-tu donc que je jure ?
TRIÉPHON.
Jure par le grand dieu, qui
règne du haut des cieux,
Par le Fils, par l'Esprit, qui procèdent du Père,
Un en trois, trois en un, incroyable mystère !
C'est le vrai Jupiter : il n'est point d'autres dieux (17).
CRITIAS. Tu veux m'apprendre à
compter. Tu fais de l'arithmétique un serment. Tu calcules comme Nicomaque de
Gérasa (18). Je ne sais pas ce que tu veux
dire avec ton trois en un, un en trois. Veux-tu parler du quaternaire de
Pythagore (19), de la huitaine ou de la
trentaine ?
TRIÉPHON.
Du silence ! respect a ceux qui ne sont plus (20) !
Il ne s'agit pas ici de mesurer le saut d'une puce (21).
Je vais t'apprendre ce que c'est que le tout, quel est l'être qui précède
tous les autres, enfin quel est le système de l'univers. Dernièrement, en
effet, il m'est arrivé la même chose qu'à toi. J'ai rencontré un Galiléen,
chauve, au nez aquilin, qui est monté jusqu'au troisième ciel, où il avait
appris des choses étonnantes (22). Il nous
a renouvelés par l'eau ; il nous a fait marcher sur les traces des bienheureux,
et nous a rachetés du séjour des impies. Si tu veux m'écouter, je te rendrai
vraiment homme.
13. CRITIAS.
Parle ; ô très savant Triéphon, je
suis tout saisi de frayeur.
TRIÉPHON. As-tu jamais lu la comédie
d'Aristophane intitulée les Oiseaux ?
CRITIAS. Certainement.
TRIÉPHON. Voici ce qu'on y trouve
écrit (23) :
Le Chaos et la Nuit, l'Érèbe
et le Tartare ;
Étaient avant la Terre, avant l'Air et le Ciel.
CRITIAS. Fort
bien ; et ensuite qu'y eut-il ?
TRIÉPHON. Une lumière incorruptible,
invisible, incompréhensible, qui chassa les ténèbres et régla tout ce
désordre. Un seul mot lui suffit, comme l'a consigné le Bègue (24)
dans ses écrits, pour affermir la terre sur les eaux, étendre la voûte des
cieux, fixer les étoiles, ordonner la marche des planètes, que tu adores comme
autant de divinités. Il orna ensuite la terre de mille fleurs, tira l'homme du
néant à la vie ; et lui-même, du haut des cieux, voit les justes et les
pervers, tient leurs actions écrites sur un livre, et à un jour fixe jugera
chacun selon ses oeuvres (25).
14. CRITIAS.
Et ce que les Parques filent à chaque mortel, est-il aussi écrit sur ce livre
?
TRIÉPHON. De quoi veux-tu parler ?
CRITIAS. Du Destin.
TRIÉPHON. C'est à toi, beau Critias,
de me parler des Parques : je t'écoute avec la docilité d'un disciple.
CRITIAS. Homère, l'illustre poète,
ne dit-il pas (26) :
La Parque ne voit pas de mortel qui l'évite ?
Et ailleurs, en parlant d'Hercule (27) :
Hercule n'a pu fuir la main
des Destinées,
Quoiqu'il fût cher au coeur du souverain des cieux
Du Sort et de Junon le courroux odieux
Ont vaincu ce grand homme et brisé ses années.
Il dit encore que notre vie entière, avec toutes ses révolutions, est réglée par le Destin :
II souffrira les maux que la
Parque lui file (28),
Depuis que de sa mère il a reçu le jour.
C'est encore le Destin qui nous retient sur la terre étrangère :
Retournons chez Éole au toit hospitalier (29)
;
Car, malgré les secours que sa bonté nous donne,
Le Sort nous chasse encor du paternel foyer.
Le poète témoigne assez que tous les événements dépendent de la Parque, lorsqu'il dit que Jupiter ne voulant point que son fils (30) :
Éprouvât du trépas la
rigoureuse loi,
Lance du haut du ciel une sanglante pluie,
Pour honorer ce fils qui doit perdre la vie
Sous les coups de Patrocle et devant Ilion.
D'après cela, Triéphon, tu ne peux plus rien dire contre les Parques, lors
même que tu aurais été enlevé au ciel avec ton maître et initié à ses
mystères.
15. TRIÉPHON.
Cependant, mon beau Critias, comment le même poète a-t-il pu dire qu'il y a un
double destin, dont les arrêts sont douteux ; si bien qu'en prenant tel parti,
il en résultera tel effet, tandis qu'un autre amènera tel autre événement ?
Par exemple lorsqu'il fait dire à Achille (31)
:
Deux destins au trépas
conduisent les mortels ;
Si je reste en ces lieux, si je poursuis la guerre,
Je ne dois plus revoir mon palais ni mon père ;
Mais la gloire à jamais éternise mon nom.
Si je retourne à Phthie, en quittant Ilion,
Je perds de ce moment toute ma renommée ;
Mais je coule une vie et longue et fortunée.
Il dit de même à propos d'Euchénor (32) :
II connaissait le sort qui
l''attendait à Troie.
Polyide, l'honneur des plus fameux devins,
Autrefois à son fils annonça ses destins.
Par un mal douloureux, au sein de sa patrie,
Il devait voir flétrir le printemps de sa vie ;
Ou d'un trépas plus beau la noble ambition
Devait finir ses jours dans les champs d'Ilion.
16. Ces vers ne sont-ils pas dans Homère ? N'est-ce pas là une prédiction à double sens, une fourberie qui conduit à deux fins ? Si tu veux, je puis faire parler aussi Jupiter. Ne dit-il pas à Égisthe que, s'il veut ne point commettre d'adultère et ne pas attenter aux jours d'Agamemnon, il vivra longtemps, que c'est l'arrêt des destins ; mais que, s'il accomplit ces crimes, la mort ne se fera pas attendre ? Moi-même j'ai souvent fait de pareilles prédictions : "Si vous tuez votre voisin, disais-je, vous subirez bientôt la juste punition de votre crime, mais si vous vous en abstenez, vous vivrez heureux,
Et la mort de vos jours épargnera la trame (33).
Ne vois-tu pas alors combien les idées des poètes sur le Destin sont
inexactes, douteuses et dépourvues de toute solidité ? Laisse donc tout cela
de côté pour être inscrit sur les livres célestes au rang des hommes
vertueux.
17. CRITIAS.
Tu reviens à propos sur ce sujet, Triéphon. Dis-moi: les actions des Scythes
sont-elles également enregistrées dans le ciel ?
TRIÉPHON. Elles le sont toutes, s'il
est vrai qu'il y ait quelque homme de bien parmi les nations.
CRITIAS. Mais il faut une grande
quantité de scribes dans le ciel, pour écrire tant de choses.
TRIÉPHON. Parles-en mieux et ne
plaisante point sur un dieu si habile ; mais, docile catéchumène, laisse-toi
persuader, si tu veux vivre dans l'éternité. Car si ce dieu a pu étendre le
ciel comme une peau, affermir la terre sur les eaux, former les astres et tirer
l'homme du néant, qu'y a-t-il d'étonnant qu'il puisse écrire dans un livre
toutes les actions des hommes ? Lorsque tu t'es construit une maison et que tu y
as conduit serviteurs et servantes, aucune de leurs actions ne te reste inconnue
; à combien plus forte raison Dieu, qui a fait tout l'univers, ne
connaîtra-t-il pas aisément et les actions et les pensées ? A l'égard de tes
dieux, il y a longtemps que les hommes sensés les regardent comme un jeu de
cottabe (34).
18. CRITIAS. Tu
as raison et tu m'as fait subir une métamorphose contraire à celle de Niobé :
de pierre tu-m'as changé en homme. Je te jure donc par ce même dieu que tu
n'as aucun mal à redouter de ma part.
TRIÉPHON. Si tu m'aimes du fond du
coeur, n'opère aucun changement en moi, je te prie.
Ne tiens pas un langage autre que ta pensée (35).
Mais enfin apprends-moi quel est ce merveilleux discours que tu as entendu,
afin que je pâlisse à mon tour et que j'éprouve un changement subit. Loin de
garder le silence comme Niobé, je voudrais devenir rossignol pour célébrer
par mes chants, dans les campagnes fleuries, l'extrême surprise dont tu as
été frappé.
CRITIAS. Par le Fils qui procède du
Père, je te promets qu'il ne t'arrivera rien de pareil.
TRIÉPHON. Parle donc, après avoir
reçu de l'Esprit le don de la parole. Moi, je vais m'asseoir,
En attendant qu'Achille ait mis fin à ses chants (36).
19. CRITIAS.
Je m'en allais par la grand'rue
acheter quelques objets nécessaires : j'aperçois une multitude considérable
de gens qui se parlaient tout bas, si bien que les lèvres des uns étaient
collées aux oreilles des autres. Je regarde aussitôt de tous côtés, la main
cambrée au-dessus des sourcils, et j'examine avec attention si je ne
découvrirai pas là quelqu'un de mes amis. Je vois Craton, le fonctionnaire
public, mon ami et mon commensal.
TRIÉPHON. Je sais qui tu veux dire ;
le vérificateur des poids et mesures. Ensuite ?
CRITIAS. Je coudoie la foule, j'arrive
sur le devant, et j'aborde mon homme en lui souhaitant le bonjour.
20. Alors un petit vieillard puant,
nommé Charicène, ronflant du nez, toussant du fond de ses poumons et rejetant
avec peine un crachat plus jaune que la mort, se met à dire d'une voix grêle :
"Oui, comme je vous le disais à l'instant, il abolira les arrérages dus
aux vérificateurs, remboursera les créanciers et payera les dettes privées ou
publiques. Il admettra jusqu'aux faux prophètes, sans les juger d'après leur
profession." Et mille autres inepties encore plus folles. La foule qui
l'entourait prenait un vif plaisir à l’écouter et attendait de nouveaux
discours.
21. En ce moment, un autre personnage
nommé Chleuocharme, couvert d'un lambeau tombant de vétusté, les pieds
déchaux et la tète nue, se met à dire en claquant des dents : "Un homme
assez mal vêtu, arrivant des montagnes, les cheveux rasés, m'a montré le nom
de ce libérateur gravé sur le théâtre en lettres hiéroglyphiques ; il
couvrira d'or la grand'rue." A mon tour, prenant la parole : "Suivant
les principes d'Aristandre et d'Artémidore, leur dis-je, vos songes ne seront
pas suivis d'une bonne réussite ; vos dettes s'augmenteront au prorata de la
remise que vous avez rêvée, et tel perdra jusqu'à sa dernière obole qui
avait cru posséder beaucoup d'or. Vous me faites l'effet d'avoir dormi sur la
pierre blanche (37), au milieu du peuple des
songes, puisque vous avez fait un si long rêve durant une nuit si courte."
22. Toute l'assistance éclate de
rire, au point d'étouffer, et l'on se moque hautement de mon ignorance.
"Eh quoi, dis-le alors à Craton, n'aurais-je pas eu bon nez ; pour parler
comme un poète comique, et n'ai-je pas expliqué leur songe d'après les
principes d'Aristandre de Telmesse et d'Artémidore d'Ephèse (38)
? -Tais-toi, Critias, me répondit-il ; si tu veux être discret, je t'initierai
à des mystères importants, qui doivent bientôt s'accomplir. Ce ne sont point
ici des songes, mais des réalités. Tout s'accomplira au mois de mésori (39)."
A ces paroles de Craton, je m'en voulus de la faiblesse de mon esprit, je rougis
de honte, et je me retirais d'un air chagrin, pestant fort contre Craton,
lorsqu'un de ces hommes, me regardant d'un air farouche, me saisit par le pan de
mon habit, et me ramena en arrière, voulant, me dit-il, entrer en conversation
avec moi, à l'instigation et sur les instances de l'exécrable petit vieillard.
23. Après quelques pourparlers, il me
conseille enfin, malheureux, de me mêler à ces fourbes, et, comme on dit, de
faire de ce jour un jour néfaste. Il se disait initié par eux-mêmes à tous
leurs mystères. Nous franchissons ensemble
Et les portes de fer et les parvis d'airain (40) ;
nous montons un grand escalier tournant, et nous arrivons dans une pièce à voûte dorée, semblable à celle de Ménélas décrite par Homère (41). Là, j'examine tout avec la même curiosité que le jeune insulaire (42), et j'aperçois, non pas Hélène, ma foi, mais des hommes dont le visage pâle est incliné vers la terre. A peine m’ont-ils vu que la joie brille sur leur visage ; ils viennent au-devant de moi et me demandent si je leur apporte quelque mauvaise nouvelle. Ils paraissaient, en effet, n'en attendre que de tristes, et, comme les furies du théâtre, ne se plaire que dans le mal. En même temps, ils se mettent à chuchoter en penchant leur tête les uns vers les autres, puis ils me font cette question :
"Quel es-tu, d'où viens-tu ? ton pays, tes parents (43) ?
Tu as l'air d'un honnête homme, au moins par l'extérieur. - Les honnêtes
gens, répondis-je, sont rares partout, à ce que je vois. Je me nomme Critias,
je suis votre concitoyen."
24. A ces mots, comme des gens qui
vivent en l'air, ils me demandent ce qui se passe dans la ville et sur la terre.
"On s'y réjouit, leur dis-je, et bientôt l'on s'y réjouira plus
encore."
Fronçant alors les sourcils et secouant la tête : "Non pas, disent-ils,
la ville est grosse de malheurs[-Apparemment, repris-je en feignant d'abonder
dans leur sens, vous qui planez au-dessus de la terre, et qui voyez tout comme
d'une tour élevée, vous avez jeté sur ce qui existe un regard des plus
pénétrants. Que se passe-t-il dans les airs ? Le soleil sera-t-il éclipsé et
la lune en opposition avec lui ? Mars entrera-t-il en quadrature avec Jupiter ?
Saturne sera-t-il diamétralement opposé au soleil ? Vénus se mettra-t-elle en
conjonction avec Mercure, et produiront-ils de ces hermaphrodites que vous aimez
tant ? Nous enverront-ils des pluies violentes, ou couvriront-ils la terre d'un
épais tapis de neige ? Feront-ils tomber sur nous de la grêle et de la nielle,
la peste ou bien la famine ? Le vase qui renferme le tonnerre est-il près de
crever, le magasin des foudres bien rempli ? "
25. Alors, comme des gens sûr de leur
fait, ils commencent à débiter toutes les folies qui leur agréent ; ils
disent que le monde entier va changer de face, que la ville va être en proie
aux troubles et aux dissensions, et nos armées vaincues par les ennemis.
Indigné de ces propos, et gonflé comme un chêne vert dévoré par la flamme :
"Cessez, misérables, m'écriai-je d'une voix forte, cessez ce langage
plein de vanité ; n'aiguisez pas vos dents contre des hommes au coeur de lion,
qui ne respirent que les lances, les javelots et les casques à triple aigrette
! Tous ces malheurs retomberont sur vos têtes, à vous qui ne voulez
qu'affaiblir votre patrie. Ce n'est pas dans vos promenades aériennes que vous
avez pu apprendre ces belles nouvelles, et vous ne me paraissez pas bien forts
en mathématiques. Mais si ce sont les prédictions et les impostures qui vous
ont induits en erreur, votre stupidité n’en est que deux fois plus grande.
Tout cela, en effet, n'est que’ contes de vieilles et enfantillages propres à
séduire l'esprit des femmes."
26. TRIÉPHON.
Que t'ont répondu ces gens rasés de
coeur et d'esprit ?
CRITIAS. Ils ont glissé sur mes
reproches, et ont eu recours à une défaite fort ingénieuse : "Après dix
jours de jeûne, m'ont-ils dit, nous passons les nuits à chanter des hymnes et
nous faisons nos rêves."
TRIÉPHON. Qu'as-tu répliqué ? Ils
t'ont fait une excellente réponse, difficile à réfuter.
CRITIAS. Sois tranquille, je n'ai pas
bronché, mais j'ai parfaitement, défendu ma cause ; "C'est donc avec
raison, leur ai-je dit, que le bruit court par la ville que ces visions ne se
présentent à vous que dans vos rêves." Eux alors se mettant à sourire :
"Et cependant, répondirent-ils, elles nous arrivent hors du lit. - Eh
bien, répliquai-je, supposons tout cela vrai, esprits aériens, vous ne pourrez
jamais découvrir l'avenir avec certitude : dupes de vos visions, vous vous
abandonnes à des extravagances qui n'ont et n'auront jamais de réalité. Je ne
sais comment, sur la foi de vos songes, vous débitez, tant de sottises,
haïssant tout ce qui est beau, ne vous plaisant qu'à ce qui est mal, et cela
sans tirer aucun, profit de votre haine. Renoncez à vos fantômes étranges, à
vos desseins pervers, à vos prophéties, de peur qu'un dieu ne vous envoie des
corbeaux, pour punir vos imprécations contre votre patrie, et vous faire
compliment de vos propos injurieux. "
27. A cet instant, les voilà tous
qui, d'une voix unanime, se mettent à maugréer contre moi. Si tu veux,
j'ornerai mon récit de leurs invectives, qui me rendirent muet comme une
colonne, jusqu'au moment où ta voix aimable m'a empêché d'être changé en
pierre, et m'a remis dans mon premier état.
TRIÉPIION. Pas un mot de plus,
Critias ; n'insiste pas sur toutes ces fadaises. Tu vois comme mon ventre est
gonflé ; on dirait d'une femme enceinte. Tes discours m'ont mordu, comme un
chien enragé. Si je ne prends pas un calmant pour me faire oublier mon mal, le
souvenir logé dans mon esprit causera quelque grand malheur. Ne me parle donc
plus de ces gens-là. Commençons notre prière par le Père (44),
et nous la terminerons par quelque hymne surchargée d'épithètes.
28. Mais que vois-je ? N'est-ce pas Cléolaüs qui accourt à grands pas ? Il arrive, il descend en toute hâte.
L'appellerons-nous ?
CRITIAS. Certainement.
TRIÉPHON. Cléolaüs !
Ne cours donc pas si vite, et reste près de nous (45) ;
Viens gaiement, si tu sais quelque bonne nouvelle.
CLÉOLAÜS. Salut au beau couple
d'amis !
TRIÉPHON. D'où vient ton
empressement ? Te voilà tout essoufflé. Y a-t-il du nouveau ?
CLÉOLAÜS.
C'en est fait de l'orgueil si
vanté des Persans,
La ville de Suse est tombée,
Et bientôt l'Arabie, à nos lois enchaînée,
Sentira d'un vainqueur les bras forts et puissants.
29. CRITIAS. Je le disais bien ;
La vertu par les dieux n'est
jamais méprisée,
Et toujours le succès couronne ses travaux.
Pour nous, Triéphon, nous allons jouir du plus heureux sort. J'étais
inquiet de savoir ce que je laisserais en héritage à mes enfants. Tu connais
mon indigence comme je connais la tienne. C'est assez pour nos enfants que
l'empereur vive; avec lui les richesses ne nous manqueront point, et aucune
nation ne pourra nous inspirer de terreur.
TRIÉPHON. Et moi, Critias, je lègue
à mes fils le plaisir de voir Babylone détruite, l'Égypte asservie;
Les enfants des Persans réduits en esclavage,
les excursions des Scythes refoulées, et, plût aux dieux, arrêtées pour toujours. Pour nous, qui avons trouvé le dieu inconnu qu'on adore à Athènes, prosternons-nous devant lui, les mains tendues vers le ciel, et rendons-lui des actions de grâces pour nous avoir trouvés dignes d'être les sujets d'un si grand prince. Quant aux autres, laissons-les à leurs folies et contentons-nous de leur appliquer le proverbe : "Hippoclide ne s'en soucie guère (46)."
(01) Les
critiques s'accordent à regarder ce dialogue comme d'un auteur plus moderne que
Lucien, et qui, portant le même nom que celui-ci, vécut sous le règne de
Julien l'Apostat. Il est dirigé contre les Chrétiens, dont l'auteur grec
s'étudie, par, des allusions obscures et par des plaisanteries de mauvais
goût, à tourner en ridicule les croyances et les pratiques. On trouvera il la
fin du dernier volume du Lucien de Lehmann une dissertation approfondie de J. M.
Gesner sur toutes les questions soulevées par ce dialogue.
(02) Homère, Iliade,. I, v.
149.
(03) Voy. Cicéron, Tusculanes, I,
XXXIV.
(04)Allusion à la naissance de Bacchus.
(05) Allusion à la naissance de
Minerve.
(06) Voy. Salmacis, Cénens,
Tirésias, dans le Dict. de Jacobi.
(07) Philomèle, Procné,
Alcyone.
(08) Homère, Odyssée, XV, v.
280.
(09) Vol. les IVe, VIIIe
et IXe Dialogues des dieux.
(10) Allusion à l'Iliade, V, v. 860.
(11) Les poètes donnent à Neptune
les noms de ƒEnosÛxyvn
et SeisÛxyvn,
qui ébranle la terre.
(12) Voy.
le XIIIe Dialogue marin.
(13)
Cf. Fénelon, Lettre sur les occupations de l'Académie, X , 9; Fleury, Préface
de l'Histoire ecclésiastique.
(14)
Voy. Actes des apôtres, XVII, 23.
(15) Homère.
Odyssée, I, v. 90.
(16)
Voy. Timon, 6. Cf. Cicéron, Tusculades, I, chap, XIII, 29.
(17)
Ce dernier vers est d'Euripide, Fragm. incertains.
(18) Nicomaque de Gérasa, ville d'Arabie,
philosophe pythagoricien, mathématicien et musicien habile, florissait vers
l'an 150 avant Jésus-Christ. Ses écrits sur l'arithmétique existent encore.
(19) Voy. les Sectes à l'encan, 4.
(20) Vers d'un poète inconnu.
(21)Voy. les Nuées d'Aristopllane,
p. 110 de la traduction de M. Artaud.
(22) On
dit que c'est saint Paul.
(23)
Voy. les Oiseaux d'Aristophane, p. 282 de la traduction de M. Artaud.
(24)
Moïse, qui se donne lui-même ce surnom, Kabar leschon, dans l'Exode,
IV, 40.
(25) Cf.
Apocalypse, XX, 12.
(26)
Iliade, VI, v. 488.
(27) Ibid., XVIII, v.
117.
(28) Odyssée, VII, v 19,
(29)Odyssée, XXIII, v. 314.
(30) Iliade, XVI, v. 443 et
468.
(31) Iliade, IX, v. 411, traduction
de Rochefort.
(32) Ibid., XIII, v. 665, même
traduction.
(33) Iliade, IX,v. 416.
(34) Voy. Lexiphane.
(35) Iliade, XI, v. 313.
(36) Iliade, IX, v 191.
(37) Voy. Homère, Odyssée, XXIV, v.
11.
(38)Aristandre de Telmesse, ville de Lycie,
était un fameux devin, qui avait un grand crédit auprès d'Alexandre. Voy.
Quinte Curce, VII, VII. Artémidore d'Éphèse, interprète de songes sous
Antonin le Pieux.
(39) Mois égyptien, correspondant au mois
d'août. La scène de ce dialogue est à Alexandrie.
(40) Iliade, VIII, v. 15.
(41) Odyssée, IV, v. 121.
(42) Télémaque. Cf. sur un Appartement,
3, et le Scythe, 9.
(43) Odyssée, X, 325.
(44) Allusion évidente à l'Oraison
dominicale.
(45)
Ces vers ou plutôt cette prose rhytmée est de quelque auteur inconnu.
(46) Cf
Apologie pour ceux qui sont aux gages des grands, à la fin.