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LUCIEN

 LXXVIII

NÉRON OU LE PERCEMENT DE L'ISTHME   (01)

MÉNÉCRATE ET MUSONIUS (02)

1. MÉNÉCRATE. Le percement de l'isthme, que le tyran fut, dit-on, sur le point d'exécuter, te paraît donc, Musonius, digne du génie des Grecs ?
MUSONIUS.
Sache bien, Ménécrate, que Néron se proposait une chose infiniment utile : il voulait épargner aux navigateurs le circuit qu'ils sont obligés de faire autour du Péloponnèse et du promontoire de Malée, en coupant l'isthme par un canal de vingt stades. C'eût été un grand service rendu au commerce, aux villes maritimes et à celles de l'intérieur. Celles-ci, en effet, trouvent de quoi subvenir à leurs besoins, quand la navigation prospère.
MÉNÉCRATE.
Fais-nous donc le récit de cette entreprise, Musonius, nous le désirons vivement, si tu n'as rien de mieux à faire.
MUSONIUS.
Je le veux bien. Je ne sais comment vous payer de votre peine, vous qui par zèle êtes venus me trouver dans cette triste école de philosophie.
2.
Néron était entraîné vers l'Achaïe par son amour pour la musique et par la ferme persuasion où il est que les Muses elles-mêmes ne chantent pas mieux que lui (03). Il voulait se faire couronner dans les jeux Olympiques, les plus nobles des combats de la Grèce, car, pour les jeux Pythiques, il croit y avoir plus droit qu'Apollon lui-même : ce dieu, selon lui, n'oserait pas lui disputer le prix du chant ou celui de la cithare. Quant au percement de l'isthme, il n'y avait pas songé de longue main, mais la vue du lieu et de sa position lui inspira l'idée d'une gigantesque entreprise : il voulut imiter ce roi (04), qui, pour conduire les Grecs devant Troie, sépara l'Eubée de la Béotie par le canal de l'Euripe, qui passe près de Chalcis ; Darius, qui jeta un pont sur le Bosphore, afin de descendre chez les Scythes ; Xerxès, enfin, qui surpassa tous les ouvrages précédents par la grandeur de son œuvre. Il croyait, en outre, que cette facilité nouvelle de communication ferait de la Grèce une sorte de rendez-vous brillant et de banquet de tous les antres peuples, car les tyrans, malgré l'ivresse de leur esprit, aiment cependant à s'entendre célébrer (05).
3.
Néron sortit donc de sa tente, chantant l'hymne d'Amphitrite et de Neptune, et quelques couplets en l'honneur de Mélicerte et de Leucothoé. Le gouverneur de la Grèce lui présenta un hoyau d'or, et l'empereur se mit en devoir de commencer la fouille au milieu des applaudissements et des chants. Par trois fois il frappa la terre, et, recommandant ensuite aux ouvriers la prompte exécution de l'ouvrage, il rentra dans Corinthe, se persuadant qu'il avait surpassé tous les travaux d'Hercule. Les prisonniers furent employés aux travaux pénibles des parties rocheuses, l'armée à ceux des terrains unis et légers.
4.
Il y avait cinq ou six jours que nous étions, pour ainsi dire, enchaînés sur l'isthme, lorsqu'un bruit vague se répandit de Corinthe que Néron avait changé d'avis. On disait que des géomètres égyptiens, ayant mesuré la hauteur des deux mers, ne les avaient point trouvées de niveau ; ils croyaient que celle du golfe des Léchéens était plus élevée, et qu'il y avait à craindre que Égine ne fût submergée, si une mer aussi considérable venait tout à coup s'y répandre. Ce n'était point assez pour arrêter Néron : Thalès lui-même, ce philosophe si sage, si versé dans l'étude de la nature, n'y eût pas réussi. Il en était plus jaloux que de chanter en public.
5.
Mais un soulèvement des nations occidentales, fomenté par un homme d'un caractère audacieux, nommé Vindex, vient d'arracher à la Grèce et à l'isthme Néron, qui donna vainement pour excuse l'objection des géomètres, car je sais très bien que les deux mers sont égales et de niveau. On va même jusqu'à affirmer que Rome commence à s'agiter et aide à la révolte. Vous l'avez entendu dire hier au chiliarque, qui est abordé ici.
6. MÉNÉCRATE.
Quelle voix a donc ce tyran, Musonius, pour le rendre si passionné pour la musique et pour les jeux Olympiques et Pythiques ? Parmi ceux que j'ai vus aborder à Lesbos, les uns admiraient son talent, les autres s'en moquaient.
MUSONIUS.
Néron n'est, à cet égard ni admirable ni ridicule. La nature lui a donné une voix passable et ordinaire. Le son en est creux et rauque, parce qu'il contracte le gosier, ce qui fait de son chant une sorte de bourdonnement désagréable. Cependant il a des notes qui en adoucissent le timbre, quand il ne lance pas sa voix avec trop d'assurance. Mais, en somme, exceller dans les nuances de la gamme, dans la mélopée, la roulade, l'accompagnement précis de la cithare, savoir marcher à temps, s'arrêter, se déplacer et régler ses mouvements sur la mesure, n'est-ce pas une honte pour un empereur ?
7.
Il faut le voir surtout imiter les grands artistes ! Bons dieux ! Quels rires, malgré les terreurs que peut causer une moquerie ! Il remue la tête, en retenant sa respiration, se tient sur la pointe des pieds, et se recourbe comme les patients attachés sur une roue. Son teint, naturellement rouge, devient pourpre, et son visage s'enflamme. Il a la respiration courte et son haleine n'est jamais suffisante.
8. MÉNÉCRATE.
Mais comment, Musonius, les concurrents peuvent-ils lui céder le prix ? Usent-ils de feinte pour lui être agréables ?
MUSONIUS.
Oui, ils usent de feinte, comme les lutteurs qui se laissent vaincre exprès. Songe, Ménécrate, à un certain acteur de tragédie, et comment il est mort aux jeux Isthmiques.
MÉNÉCRATE.
Qu'est-ce donc, Musonius ? Je n'en ai jamais entendu parler.
MUSONIUS.
C'est une chose incroyable, et qui s'est passée sous les yeux de toute la Grèce.
9.
Lors des jeux Isthmiques, malgré la loi qui défend d'y jouer des tragédies ou des comédies, Néron s'avisa de vouloir triompher des tragédiens. Les concurrents se présentent en assez bon nombre, entre autres un Épirote, qui avait une fort belle voix et dont le talent était en grande renommée. Il affectait en cette occurrence de désirer le prix plus ardemment qu'il ne l'avait jamais fait, et il avait déclaré qu'il ne le céderait pas à Néron, à moins que celui-ci ne lui donnât dix talents pour prix de la victoire. Néron en fut exaspéré jusqu'à la fureur. Il l'avait, en effet, entendu parler ainsi sur la scène, quelques moments avant le spectacle. Au moment donc où les cris des Grecs encouragent l'Épirote, Néron lui envoie dire par son secrétaire qu'il ait à céder à l'empereur. l'Epirote élève la voix encore plus haut et répond avec une fierté toute républicaine. Alors Néron lance sur le théâtre ses propres acteurs, comme s'ils eussent été nécessaires à la représentation : et ces gens, tenant à la main des tablettes d'ivoire à double plaque, en guise de poignards, serrent l'Épirote contre une colonne, et lui coupent la gorge avec leurs tablettes.
10. MÉNÉCRATE.
C'est ainsi, Musonius, qu'il fut vainqueur dans la tragédie, après avoir commis un meurtre aussi indigne sous les yeux des Grecs ?
MUSONIUS.
Véritable jeu d'enfant, pour un prince meurtrier de sa mère ! Faut-il donc s'étonner qu'il ait fait mourir un acteur en lui coupant la gorge ? Ne voulut-il pas aussi faire boucher l'antre de Delphes d'où sortent les oracles, afin d'étouffer, s'il le pouvait, la voix d'Apollon ? Encore la Pythie l'avait-elle mis au rang des Oreste et des Alcméon, auxquels le meurtre de leur mère a procuré une sorte de gloire, puisqu'ils ne l'ont entrepris que pour venger leur père ; mais Néron, qui ne pouvait dire qu'il eût quelqu'un à venger, se crut insulté par le dieu, dont l'oracle adoucissait pourtant la vérité.
11.
Mais, pendant que nous parlons, quel est ce vaisseau qui s'approche ? Il semble apporter quelque heureuse nouvelle ; tous les passagers sont couronnés de fleurs, comme un chœur de bon augure. De la proue l'on nous tend la main, en nous faisant signe de reprendre courage et de nous réjouir. On nous crie, si mes oreilles ne me trompent, que Néron est mort.
MÉNÉCRATE.
On le crie, en effet, Musonius, et plus le vaisseau approche, plus le cri devient distinct. Quel bonheur, ô grands dieux !
MUSONIUS.
Point d'imprécations ! On prétend qu'il ne faut pas maudire les morts.

(01) Weiland croit à l'authenticité de ce dialogue, mis en doute par un grand nombre de critiques.
(02)  Le philosophe Musonius avait été exilé par Néron. L'auteur suppose qu'il avait été condamné à travailler au percement de l'isthme de Corinthe, et que Ménécrate, son ami, était venu l'y visiter.
(03)  Pour les prétentions musicales de Néron voy. Suétone, Néron, § 20 et suivants, p. 202 et suivantes de la traduction d'Émile Pessonneaux. On y trouvera cités les passages de Tacite sur le même sujet.
(04) On croit qu'il s'agit d'Agamemnon.
(05) Il doit y avoir quelque lacune en cet endroit.