LUCIEN
XLIV.
JUPITER TRAGIQUE.
MERCURE, MINERVE. JUPITER, JUNON, NEPTUNE, VÉNUS, LE COLOSSE DE RHODES, MOMUS, APOLLON, HERCULE, HERMAGORAS, TIMOCLÈS, DAMIS.
1. MERCURE.
Jupiter, d'où te vient cet air rêveur et triste (01)
?
Tu parles seul, marchant pâle comme un sophiste ;
Fais-moi donc confident de ce sombre chagrin !
Et ne dédaigne pas ton serviteur badin.
MINERVE.
Puissant fils de Cronos, roi du ciel, ô mon père (02),
J'embrasse tes genoux, moi, ta fille si chère,
Ta Pallas aux yeux gris, qui veux savoir enfin,
Quelle amère douleur te dévore le sein.
Pourquoi ces longs soupirs ? cette pâleur terrible ?
JUPITER.
Non, il n'est pas, je crois, de désespoir horrible
(03),
De malheur effrayant, de tragique douleur.
Qui des dieux immortels ne déchire le cœur.
MINERVE.
Apollon, quel début ! quelle en sera la suite ?
JUPITER.
O terrestres enfants, race impie et maudite,
Et toi, fils de Japet, quels maux tu m'as causés !
MINERVE.
Qu'est-ce donc ? parle au chœur assis à tes
côtés.
JUPITER.
O roulements bruyants de mon puissant tonnerre,
De quoi me servez-vous ? Vous ne savez rien faire ! ...
MINERVE. Calme ce courroux ; nous ne
pouvons pas nous mettre à jouer la comédie, comme ceux qui en font profession,
et d'ailleurs nous n'avons pas avalé tout Euripide pour te donner la réplique.
2. JUNON.
Crois-tu que nous ne sachions pas la cause de ton chagrin ?
JUPITER.
Tu l'ignores, sans quoi tu ferais de beaux cris.
JUNON. Je sais la grande affaire qui te
tourmente : c'est l'amour. Je ne crie pas, vu l'habitude que j'ai de semblables
outrages. Il est probable que tu as découvert, quelque Danaé, une Sémélé ou
une Europe, qui te tient au cœur ; tu te demandes si lu te transformeras en
taureau, en Satyre ou en or, pour te laisser couler par le toit dans le sein de
ta maîtresse. Ces soupirs, ces larmes, cette pâleur, sont des symptômes d'une
passion amoureuse.
JUPITER. Tu es bien heureuse d'aller
t'imaginer que toutes mes affaires ne roulent que sur l'amour et semblables
frivolités !
JUNON. Et quelle autre chose peut te
troubler, toi, Jupiter ?
3. JUPITER.
Les affaires des Dieux, Junon, sont dans un état désespéré; il y a, comme on
dit, sur le tranchant d'un rasoir l'alternative de savoir si nous recevrons
encore des honneurs et des offrandes sur la terre, ou bien si nous serons
désormais négligés par tout le monde et regardés comme rien.
JUNON. Est-ce que la terre a enfanté de
nouveaux Géants, ou les Titans, brisant leurs chaînes et renversant leurs
gardes, ont-ils pris de nouveau les armes contre nous ?
JUPITER
Rassure-toi, les Dieux n’ont pas peur des Enfers !
JUNON. Et quel autre malheur est-il donc
arrivé? Je ne vois pas pourquoi, n'ayant rien de pareil à. craindre, tu viens
ici nous jouer les rôles de Palus ou d'Aristodème (04),
au lieu d'être Jupiter.
4. JUPITER.
Hier, Junon, le stoïcien Timoclès et l'épicurien Damis ont eu, je ne sais à
quel propos, une dispute sur la Providence, et cela devant une assemblée
nombreuse et distinguée. Ce qui m'afflige encore plus, Damis prétendait qu'il
n'y a point de dieux, qu'ils ne surveillent ni ne dirigent en aucune façon les
choses humaines (05), Timoclès, en galant
homme, s'est efforcé de plaider notre cause. Bientôt la foule est accourue de
tous côtés ; mais la dispute n'a pas eu de fin : on s'est quitté, après
être convenu, toutefois, de la reprendre et de l'achever. Maintenant tous les
esprits sont en suspens : on se demande quel sera le vainqueur et celui qui
paraîtra le mieux avoir dit la vérité. Vous voyez le danger et à quelles
extrémités nous sommes réduits ; tout dépend d'un seul homme. De deux choses
l'une : ou notre pouvoir sera méprisé et nous ne serons plus que de vains
noms, ou nous serons honorés comme par le passé, si Timoclès a le dessus dans
la discussion.
5. JUNON.
Tout cela est fort grave, Jupiter, et tu avais raison de prendre le ton
tragique.
JUPITER. Et cependant tu croyais que ce
grand trouble venait de quelque Danaé ou d'une Antiope. Que devons-nous faire,
Mercure, Junon et Minerve ? Cherchez aussi de votre côté.
MERCURE. Je pense qu'il faut convoquer
l'assemblée, afin d'examiner l'affaire en conseil.
JUNON. Je suis de l'avis du préopinant.
MINERVE. Et moi, mon père, je suis d'un
avis complètement opposé ; il ne faut ni jeter l'alarme dans le ciel, ni te
montrer si fort troublé de cette affaire. Arrange tout plutôt de manière que
Timoclès ait le dessus, et que Damis sorte bafoué de la discussion.
MERCURE. Mais cela se saura, Jupiter,
puisque la dispute de ces philosophes doit avoir lieu au grand jour, et l'on
t'accusera d'usurper un pouvoir tyrannique, en ne communiquant pas à tous une
affaire aussi importante et d'un intérêt commun.
6. JUPITER.
Eh bien ! convoque l'assemblée, et que tous y soient présents : tu as raison.
MERCURE. Holà ! venez vite à
l'assemblée, les dieux ! Qu'on se dépêche ! Venez tous, accourez ! Nous nous
réunissons pour une affaire de conséquence.
JUPITER. Quelle trivialité, Mercure,
quelle bassesse, quel prosaïsme dans ta proclamation, et cela quand tu
convoques pour une chose des plus importantes !
MERCURE. Et comment veux-tu donc que je
fasse, Jupiter ?
JUPITER. Comment je veux ? Il me semble
qu'il faudrait rehausser ta proclamation par quelques vers, quelques grands mots
poétiques qui feraient accourir plus vite.
MERCURE. Oui, Jupiter ; mais c'est
l'affaire des poètes épiques et des rhapsodes, et moi je n'y entends rien. Je
gâterais la proclamation en composant des vers trop longs ou trop courts, et
l'on se moquerait de mon ignorance en fait de poésie. Je vois déjà qu'on rit
parfois d'Apollon et de ses oracles, malgré l'obscurité dont il les enveloppe,
afin que ceux qui les écoutent n'aient pas le loisir d'en examiner la
versification.
JUPITER. Tu peux au moins, Mercure, mêler
à ta proclamation plusieurs vers d'Homère, ceux qu'il emploie pour nous
convoquer. Tu dois t'en souvenir.
MERCURE. Pas très nettement, je ne les ai
pas tous sous la main ; je vais essayer pourtant (06).
Qu'aucune déité, soit mâle, soit femelle,
Fleuve. Nymphe, Fontaine, enfant de l'Océan,
Ne s'absente aujourd'hui... Que la troupe immortelle
Autour de Jupiter se rassemble à l’instant !
Venez, accourez tous, vous qui de cent génisses
Aspirez au complet le savoureux honneur,
Dieux d'en bas, et vous dieux de moyenne grandeur,
Enfin, dieux innommés, qui dans les sacrifices,
Assis près des autels, n'avez droit qu'à l'odeur.
7. JUPITER.
Très bien, Mercure, voilà une excellente proclamation! Tout le monde accourt,
Reçois-les et fais-les asseoir, chacun selon son mérite, c'est-à-dire
d'après la matière ou l'art dont ils sont faits. Place au premier rang ceux
qui sont d'or; au second, ceux qui sont d'argent; mets ensuite les dieux
d'ivoire, et enfin ceux d'airain ou de marbre; seulement, parmi ces derniers,
donne la préférence aux œuvres de Phidias, d'Alcamène, de Myron, d'Euphranor
et autres grands artistes. Quant à la plèbe des dieux taillés sans art,
entasse-les pêle-mêle dans , un coin, pour qu'ils fassent nombre dans
l'assemblée.
MERCURE. J'obéis; ils vont s'asseoir
suivant l'ordre qui leur convient. Mais il n'est pas facile de savoir si un dieu
d'or, qui pèse plusieurs talents, mais qui n'a aucune valeur de main-d'œuvre,
et qui n'est enfin qu'un dieu du commun, sans nulle proportion, doit s'asseoir
devant les dieux d'airain de Myron et de Polyclète, ou ceux de marbre de
Phidias et d'Alcamène; faut-il préférer l'art à la matière ?
JUPITER. Cela vaudrait mieux, mais l'or
cependant est préférable.
MERCURE. J'entends; tu veux que je les
place selon leur richesse, et non pas selon leur supériorité et leur mérite,
Venez donc, vous, les dieux d'or, vous asseoir au premier rang.
8. Il me semble, Jupiter, que les barbares
vont occuper seuls les bancs de devant : car les Grecs que tu vois ici, beaux,
agréables, bien faits, sont tous de marbre ou d'airain ; les plus magnifiques
sont d'ivoire relevé d'un peu d'or, qui leur donne de l'éclat et de la couleur
; mais à l'intérieur ils sont de bois et recèlent de nombreux troupeaux de
rats, qui y ont établi leur république (07).
Au contraire, cette Bendis, cet Anubis, qui ont à leur côté Attis, Mithrès
et Men (08) sont d'or massif, et d'un prix
vraiment considérable.
9. NEPTUNE.
Est-il donc juste, Mercure, que cet Égyptien à visage de chien soit placé
devant moi, Neptune ?
MERCURE. C'est comme cela, dieu qui
ébranles la terre ! Lysippe, en te faisant d'airain, t'a fait pauvre ; les
Corinthiens, à cette époque, n'avaient point d'or, tandis que celui-ci est
plus riche que des mines entières. Tu n'as donc rien à dire ; il faut céder
la place et ne pas te fâcher de ce qu'on te préfère un dieu qui a un si riche
museau.
10. VÉNUS.
Alors, place-moi donc aussi sur les premiers bancs, car je suis d'or.
MERCURE. Non pas, Vénus, autant du moins
que je puis voir. Si je ne suis pas tout à fait myope, tu es taillée, je
crois, dans un bloc de marbre blanc du Pentélique (09),
dont il a plu à Praxitèle de faire Vénus, et tu as été livrée comme telle
aux Cnidiens.
VÉNUS. Mais
je produirai, comme un témoin digne de foi, Homère, qui dans mille phrases de
ses poèmes m'appelle Vénus d'or.
MERCURE. Cela n'a rien d'étonnant; il
donne aussi à Apollon le nom d'abondant en or et de riche; tu peux cependant le
voir aujourd'hui assis parmi les zeugites (10),
dépouillé de sa couronne par les voleurs, dont les mains sacrilèges lui ont
dérobé jusqu'aux chevilles de sa lyre ; contente-toi donc de ne pas voter dans
l'assemblée avec la classe des mercenaires.
11. LE
COLOSSE DE RHODES. Et qui oserait me
disputer le premier rang, à moi qui suis le Soleil et dont la taille est si
gigantesque ? Si les Rhodiens n'eussent pas voulu me donner une grandeur énorme
et prodigieuse, ils se seraient fait faire seize dieux d'or pour le même prix ;
je puis donc, avec quelque raison, passer pour le plus riche : d'ailleurs, l'art
et la perfection de l'ouvrage s'unissent en moi à une pareille grosseur.
MERCURE. Que dois-je faire, Jupiter ? La
chose est difficile à juger. Si je considère la matière, il n'est que
d'airain ; mais si je calcule combien de talents il a coûté à fabriquer, il
aura le pas sur ceux qui ont cinq cents médimnes de revenu.
JUPITER. Qu'avait-il besoin de venir,
celui-là, pour faire ressortir la petitesse des autres et déranger toute
l'assemblée ? Dis-moi donc, excellent Rhodien, en supposant que tu l'emportes
de beaucoup sur les dieux d'or, comment ferais-tu pour t'asseoir au premier
rang, à moins d'obliger tous les autres à se lever, et de t'y laisser seul ?
Une seule de tes fesses occuperait le pnyx tout entier. Tu ferais bien mieux de
te tenir debout, au milieu de l'assistance, la tête penchée du côté où
siège le sénat.
12. MERCURE.
Allons ! voici autre chose qui n'est pas moins embarrassant. Ces deux dieux sont
d'airain, faits avec le même art, tous deux œuvre de Lysippe, et, qui plus
est, égaux en noblesse ; ce sont deux fils de Jupiter, Bacchus et Hercule.
Lequel aura la préséance ? Tu vois qu'ils se la disputent.
JUPITER. Nous perdons notre temps, Mercure
! il y a longtemps que l'assemblée devrait être assise. Qu'on s'asseye donc
pêle-mêle, où chacun voudra. Une autre fois, on réglera les rangs, et je
saurai alors quel ordre je dois établir entre eux.
13. MERCURE.
Par Hercule ! quel tapage ! Ils crient, comme le peuple fait chaque jour :
"Distributions ! distributions ! Où est le nectar ? Il n'y a plus
d'ambroisie ! Où sont les hécatombes ? Des victimes pour tout le monde !
JUPITER. Impose-leur silence, Mercure, afin
qu'ils sachent, sans s'amuser à ces bagatelles pour quel sujet ils sont
réunis.
MERCURE. Mais, Jupiter, ils n'entendent pas
tous le grec, et moi je ne suis pas assez polyglotte pour faire une proclamation
intelligible aux Scythes, aux Perses, aux Thraces et aux Celtes. Il vaut mieux,
je crois, leur faire signe avec la main de garder le silence.
JUPITER. Fais-le donc.
14. MERCURE.
A la bonne heure ! Les voilà devenus plus muets que des sophistes. Voici le
moment de commencer ta harangue ; tu le vois, ils ont depuis longtemps les yeux
sur toi, et ils attendent ce que tu vas leur dire.
JUPITER. Ma foi, Mercure, je n'hésiterai
pas à te dire ce que j'éprouve, à toi, mon fils. Tu connais mon aplomb et mon
éloquence dans les assemblées.
MERCURE. Oui, et je tremblais parfois en
t'écoutant parler, surtout le jour où tu menaças d'enlever de leurs
fondements la terre et la mer avec tous les dieux, en laissant tomber d'en haut
une chaîne d'or.
JUPITER. Eh bien ! aujourd'hui, mon fils,
je ne sais si c'est à cause de la gravité des périls qui nous menacent ou de
la foule ici présente, car c'est, tu le vois, une réunion de dieux au grand
complet ; mais je sens que mon esprit est troublé, je ne suis pas dans mon
assiette ordinaire, ma langue semble être liée, et, ce qu'il y a de plus
étrange, j'ai complètement oublié l'exorde que j'avais préparé pour donner
un début imposant à ce que je dois leur dire.
MERCURE. Tout est perdu, Jupiter ! Ton
silence commence à devenir suspect ; on s'attend à la nouvelle des plus grands
malheurs en voyant ton hésitation.
JUPITER. Veux-tu, Mercure, que je prenne
pour exorde ce vers d'une rhapsodie homérique ?
MERCURE. Lequel ?
JUPITER.
Écoutez-moi, grands dieux : écoutez-moi, déesses
(11)
MERCURE. Fi donc ! Nous sommes las de te
l'entendre chanter, Laisse-là, si tu m'en crois, cette ennuyeuse poésie ; et
arrange à ton usage, avec quelques changements, celle que tu voudras des
harangues de Démosthène contre Philippe. La plupart de nos orateurs n'en font
jamais d'autres.
JUPITER. Tu as raison : c'est un moyen
expéditif de se donner un air éloquent, et il est d’un emploi commode pour
les gens embarrassés.
MERCURE. Allons ! commence enfin !
15. JUPITER.
Vous donneriez, j'en suis sûr, citoyens dieux (12),
de grandes richesses, afin de savoir au juste pour quel sujet vous êtes
assemblés aujourd'hui. Si telles sont vos dispositions, vous devez prêter une
oreille favorable à mon discours. La circonstance actuelle, ô dieux, semble
élever la voix et nous dire que nous devons veiller sérieusement aux affaires
présentes ; et cependant nous paraissons les traiter avec une extrême
négligence. Or, je veux, puisque Démosthène me fait défaut, vous mettre
nettement sous les yeux l'objet de mes alarmes et les motifs de votre
convocation. Hier, vous le savez, un patron de vaisseau, Mnésithée, offrait un
sacrifice pour le salut de son navire, qui avait failli sombrer près de
Capharée (13), Il y avait donc au Pirée
grand régal de tous ceux d'entre nous que Mnésithée avait invités à son
sacrifice. Bientôt, après les libations, chacun s'en alla où il voulut. Moi,
comme il n'était pas trop tard, je montai à la ville, dans le dessein de me
promener, l'après-dîner, dans le Céramique, et je me mis à réfléchir à la
mesquinerie de Mnesisthée, qui, pour régaler seize dieux, leur avait sacrifié
un vieux coq pituiteux, et quatre grains d'encens si moisi, qu'il ne put
s'enflammer sur les charbons ni produire la moindre fumée pour le bout de notre
nez ; et cela, quand il avait promis des hécatombes entières, au moment où
son vaisseau, entraîné contre un rocher, allait s'abîmer sur les récifs.
16. Tout entier à ces réflexions,
j'arrive au Poecilé ; j'y vois une foule très compacte, quelques hommes sous
le portique même, un plus grand nombre en plein air, certains autres enfin
criant et vociférant des sièges où ils étaient assis. Je me doute, ce qui
était vrai, que c'est une discussion philosophique ; je veux m'approcher pour
entendre ce qu'ils disent ; j'avais eu la précaution de m'envelopper d'une
nuée des plus épaisses ; je compose mon extérieur sur celui de ces
philosophes ; habits, longue barbe, c'était à s'y méprendre ! j'écarte la
foule avec mes coudes, et j'entre sans que personne sache qui je suis. Là je
trouve l'épicurien Damis, un franc vaurien, et le stoïcien Timoclès, la perle
des hommes, discutant avec chaleur. Timoclès suait à grosses gouttes ; sa voix
était enrouée à force de crier, tandis que Damis, avec un rire sardonique,
piquait de plus en plus son adversaire.
17. Il s'agissait de nous dans leur
discussion. L'exécrable Damis prétendait que notre providence ne gouverne
point les hommes et que nous n'avons pas les yeux ouverts sur leurs actions ; et
son discours ne tendait à rien moins qu'à nier absolument notre existence ; il
y avait même des gens qui l'applaudissaient. L'autre philosophe, Timoclès, qui
tenait pour nous, luttait de toutes ses forces, s'emportait, et mettait tout en
œuvre pour notre défense, exaltant notre providence et montrant avec quelle
sagesse et quel ordre convenable nous conduisons et réglons l'univers. Il avait
aussi des partisans, mais il était essoufflé, la voix lui faisait défaut, et
la foule tournait les yeux vers Damis. Comprenant la grandeur du péril,
j'ordonne à la nuit d'étendre ses voiles et de mettre fin à la dispute. On se
sépare, mais on convient de vider le différend le lendemain. Pour moi je suis
la foule, et, recueillant les propos des gens qui s'en retournent chez eux, je
vois que l'on se range du côté de Damis et qu'il aura bientôt la majorité.
Bon nombre cependant, voulaient pas préjuger la question, mais ils attendaient
ce que Timoclès dirait le lendemain.
18. Voilà pourquoi je vous ai convoqués.
Vous voyez, dieux, que ce n'est pas une petite affaire, si vous réfléchissez
que nos honneurs, notre gloire, nos revenus, ce sont les hommes. Si on leur
persuade qu'il n'y a point de dieux, ou que, s'ils existent, ils ne se mêlent
pas des affaires humaines, nous ne recevrons plus de la terre ni victimes, ni
présents, ni honneurs; nous resterons assis sottement dans le ciel, condamnés
à mourir de faim, privés des fêtes, des grandes assemblées, des jeux, des
sacrifices, des cérémonies nocturnes, des pompes solennelles. Je dis que, dans
une conjoncture aussi grave, nous devons tous chercher un moyen d'échapper à
l'imminence du danger, et voir comment Timoclès pourra triompher, en paraissant
dire la vérité, tandis que Damis sera la risée des auditeurs; car, je
l'avoue, je n'ai pas assez de confiance en Timoclès, pour croire qu'il puisse
vaincre par lui-même, sans que nous lui venions en aide. Allons, Mercure, fais
la proclamation d'usage, afin que chacun se lève et donne son avis.
MERCURE. Écoute ; silence; paix là! Qui
est-ce qui veut parler parmi les dieux qui ont l'âge requis? Comment? Personne
ne se lève; vous restez coi, tout étourdis de la grandeur des périls dont on
vous parle !
19. MOMUS.
Puissiez-vous n'être tous que vapeur et poussière
(14) !
Pour moi, si l'on me permettait de parler avec franchise, j'aurais, Jupiter,
bien des choses à dire.
JUPITER. Parle, Momus ; ne crains rien. Il
est évident que ta franchise n'a en vue que l'intérêt commun.
MOMUS. Écoutez-moi donc, vous tous dieux ;
je vais vous parler, comme on dit, à cœur ouvert. Il y a longtemps que je
m'attendais à la situation critique où se trouvent aujourd'hui nos affaires :
je prévoyais qu'un tas de sophistes de cette espèce s'élèveraient contre
nous, autorisant leur insolence de notre conduite : et, en vérité, j'en jure
par Thémis, ce n'est pas à Épicure qu'il faut en vouloir, ni à ses disciples,
ni aux héritiers de sa doctrine, si l'on pense tout cela de nous. En effet,
quelle doit être l'opinion des hommes, quand ils voient l'immense désordre des
choses humaines, les gens vertueux : méprisés, accablés par la pauvreté, les
maladies, l'esclavage ; les scélérats, au contraire, et les fripons, portés
au faîte des honneurs, regorgeant de richesses, et faisant la loi à ceux qui
valent mieux qu'eux ; les sacrilèges impunis et se dérobant aux recherches,
tandis qu'on met en croix et qu'on assomme des innocents ? Il est tout naturel
qu'à cette vue ils s'imaginent que nous n'existons pas.
20. C'est bien pis, quand ils entendent
nos oracles disant :
Qui peul franchir l'Halys
renverse un grand empire (15),
sans déterminer si c'est l'empire de celui qui consulte ou l'empire de ses
ennemis. Et cet autre :
Salamine perdra les fils de
bien des femmes (16).
Il me semble que les Perses et les Grecs étaient également les fils des
femmes. Lorsque les hommes entendent dire aux poètes que nous sommes amoureux,
que nous recevons des blessures, que nous sommes esclaves, qu'on nous met dans
les fers, que nous nous disputons, que nous sommes soumis à mille
désagréments, et cela, quand nous avons la prétention d'être bienheureux et
immortels, n'ont-ils pas raison de se moquer de nous et de n'en tenir aucun
compte ? Cependant nous nous mettons en colère de ce que quelques-uns de ces
hommes, qui ne sont pas tout à fait des imbéciles, font ressortir ces
contradictions et rejettent bien loin notre providence ; nous devrions nous
estimer heureux d'en voir encore un certain nombre nous offrir des sacrifices,
après tant de sottises.
21. Je vais plus loin, Jupiter, puisque
nous sommes entre nous et qu'il n'y a pas d'hommes à cette assemblée, sauf
Hercule, Bacchus, Ganymède et Esculape admis au rang des dieux ; réponds-moi
franchement : t'es-tu jamais inquiété de ce qui se faisait sur la terre, au
point d'examiner quels sont les bons et quels sont les méchants ? Tu ne saurais
le dire. Et si Thésée, en allant de Trézène à Athènes, ne se fût occupé,
comme passe-temps de voyage, à châtier les malfaiteurs, comme il appartenait
à ta providence de le faire, rien n'eût empêché Sciron, Pityocampte, Cercyon
et autres bandits, de vivre tranquilles et de s'amuser à égorger les
voyageurs. Si Eurysthée, cet homme du vieux temps, plein de prévoyance et de
philanthropie, instruit de ce qui se passait dans chaque contrée, n'eût
envoyé ce gaillard, son esclave, son homme de peine, et taillé pour les
travaux (17), tu te serais fort peu soucié,
Jupiter, de l'hydre de Lerne, des oiseaux du lac Stymphale, des chevaux de
Thrace et de l'insolente ivrognerie des Centaures.
22. Mais, à parler franchement, nous
vivons ici dans une oisiveté parfaite, n'ayant d'autre soin que de nous
informer si l'on nous offre des sacrifices et si l'on fait fumer nos autels. Le
reste suit son cours et s'en va comme il plaît au hasard. Ce qui nous arrive
aujourd'hui ne doit donc pas nous étonner, et nous en verrons bien d'autres,
lorsque les hommes, levant peu à peu les yeux vers le ciel, s'apercevront
qu'ils ne retirent aucun profit de leurs sacrifices et de leurs pompes. Tu
verras avant peu les Épicure, les Métrodore (18)
et les Damis nous rire au nez, et nos défenseurs vaincus et réduits au
silence. Il serait donc de notre intérêt de mettre un terme, de trouver un
remède à ces abus, puisque c'est vous qui avez amené les choses à ce point.
Quant à Momus, il ne court pas grand risque de perdre ses honneurs, car il n'y
a pas longtemps qu'on l'honore, tandis que vous avez la pleine jouissance du
bonheur et des victimes.
23. JUPITER.
Laissons, ô dieux, laissons l'orateur débiter toutes ses folies: il est
d'humeur piquante et satirique; mais, comme l'a fort bien dit l'admirable
Démosthène (19), il est aisé d'accuser,
de reprendre, de censurer; le peut qui veut; au lieu qu'indiquer le moyen de
faire prendre une meilleure tournure aux affaires, c'est réellement l'office
d'un sage conseiller. Or, c'est là, j'en suis sûr, ce que vous autres allez
faire, maintenant que l'orateur se tait.
24. NEPTUNE.
Pour moi, qui suis plongé dans l'onde, comme vous savez, et qui habite au fond
des mers, je ne fais guère que sauver, autant que je le puis, les navigateurs,
diriger la marche des vaisseaux et calmer les vents. Cependant, comme je prends
quelque intérêt à ce qui se passe ici, je dis qu'il faut se défaire de ce
Damis, avant la discussion, soit par un coup de foudre, soit par tout autre
moyen, afin qu'il n'ait pas le dessus ; car tu nous as dit, Jupiter, que c'est
un habile orateur. Nous montrerons ainsi que notre vengeance poursuit ceux qui
tiennent contre nous de semblables propos.
25. JUPITER.
Tu plaisantes, Neptune, ou bien tu as complètement oublié que rien de pareil
n'est en notre pouvoir, mais les Parques tissent à chacun un fil que doit
trancher la foudre, l'épée, la fièvre ou la peste, Autrement, si la chose
m'était permise, penses-tu que j'eusse laissé sortir de Pise, sans les avoir
foudroyés, les sacrilèges qui, dernièrement, m'ont coupé deux boucles de
cheveux pesant chacune six mines (20) ? Toi-même, aurais-tu laissé faire à
Géreste (21) ce pêcheur d'Orée (22),
qui t'a dérobé ton trident ? D'ailleurs, nous aurions l'air de nous fâcher,
d'être chagrinés de l'affaire, de craindre les discours de Damis, et de nous
être, pour cela, débarrassés de cet homme sans avoir attendu qu'il entrât en
lice avec Timoclès. Nous passerions toujours pour avoir gagné notre cause par
défaut.
NEPTUNE. Je croyais avoir trouvé un moyen
expéditif de remporter la victoire.
JUPITER. Fi donc, Neptune ! c'est une idée
qui sent le thon, et tout à fait grossière, que d'exterminer un antagoniste
avant le combat, afin qu'il meure invaincu, laissant la discussion indécise et
pendante.
NEPTUNE. Alors, inventez un meilleur
expédient, puisque vous dites que le mien sent le thon.
25. APOLLON.
Si la loi nous permet, à nous autres adolescents (23),
encore jeunes et sans barbe, de parler en public, peut-être pourrai-je dire
quelques mots utiles à la délibération.
MOMUS. Dans cette délibération, Apollon,
il y va de nos plus chers intérêts ; si bien que la parole est accordée, non
pas à l'âge, mais à tous. Il serait plaisant qu'exposés aux derniers
dangers, nous vinssions chicaner sur la liberté concédée par les lois. Tu es
un orateur parfaitement légal, sorti depuis longtemps de la classe des
adolescents, inscrit sur le registre des Douze (24)
et presque du conseil de Saturne. Ne fais donc pas le jeune homme avec nous ;
expose hardiment ton opinion, ne sois pas honteux de parler en public, sans
avoir de barbe, puisque tu as dans Esculape un fils dont le menton en est
abondamment pourvu. D'ailleurs, il est de ta gloire de déployer en ce moment ta
science, et de nous montrer que ce n'est pas pour rien que tu es assis sur
l'Hélicon, philosophant avec les Muses.
APOLLON. Ce n'est pas à toi, Momus, c'est
à Jupiter de m'accorder cette permission. S'il m'ordonne de parler, peut-être
tiendrai-je un langage digne des Muses et de mes occupations sur l'Hélicon.
JUPITER. Parle, mon fils ; tu as la parole.
27. APOLLON.
Ce Timoclés m'a toujours paru un excellent homme : il est pieux, et il connaît
parfaitement la doctrine des Stoïciens. Par là, il attire autour de lui nombre
de jeunes gens auxquels il montre la philosophie, et dont il reçoit, à ce
titre, de gros honoraires, étant d'ailleurs fart convaincant, lorsqu'il dispute
en particulier avec ses élèves. Mais en public, il perd toute sa hardiesse ;
il a la parole mal assurée, à demi barbare, et il fait rire tout le monde dans
les discussions en bredouillant, balbutiant, se troublant ; surtout lorsque,
malgré sa timidité, il veut faire montre de beau langage. Il a, en effet, la
conception extrêmement vive, l'esprit très subtil, au dire de ceux qui savent
à fond la dialectique des Stoïciens. Mais, lorsqu'il parle et démontre, sa
faiblesse gâte et confond tout : il n'expose plus clairement ce qu'il veut
dire, il avance des propositions qui sont autant d'énigmes, et répond avec
plus d'obscurité encore aux questions qu'on lui adresse, de sorte que ceux qui
ne le comprennent pas se moquent de lui. Or, il faut, je crois, parler
clairement et apporter, avant tout, une grande attention à se rendre
intelligible à ceux qui écoutent.
28. MOMUS.
Tu as bien raison, Apollon, de louer ceux qui parlent clairement ; seulement tu,
ne le fais guère dans tes oracles, qui sont toujours entortillés comme des
logogriphes et dans lesquels tu jettes, comme sur un champ de bataille où tu ne
risques rien, des choses si incertaines, que ceux qui les entendent ont besoin
d'un autre Apollon Pythien pour se les faire expliquer. Mais enfin, quel conseil
nous donnes-tu ? Quel remède peut-on apporter à l'insuffisance oratoire de
Timoclés ?
29. APOLLON.
Si nous pouvions, Momus, lui adjoindre comme avocat quelqu'un de ces véhéments
orateurs, qui traduirait en beau langage les idées suggérées par Timoclès ?
MOMUS. Tu parles bien là comme un garçon
sans barbe, qui a encore besoin d'un pédagogue ! Faire intervenir un avocat
dans une discussion philosophique, expliquant aux assistants les pensées de
Timoclès ! Damis parlerait pour lui-même et en propre personne, et l'autre,
lisant d'une doublure, lui soufflerait à l'oreille ses idées ; puis l'acteur
donnerait un tour oratoire, sans l'avoir même bien compris, à tout ce qu'il
aurait entendu. Comment cela ne ferait-il pas rire tout le monde ? Cherchons un
autre expédient.
30. Mais toi, dieu admirable, car tu te
donnes pour un devin habile, et tu as amassé, en cette qualité, des sommes
considérables, jusqu'à recevoir une fois des briques d'or (25)
que ne nous fais-tu voir, dans cette circonstance, la puissance de ton art, en
nous prédisant lequel de ces deux sophistes remportera la victoire ? Tu sais
probablement l'issue de la dispute, puisque tu es devin ?
APOLLON. Comment, Momus, cela pourrait-il
se faire? Nous , n'avons ici ni trépied, ni parfums, ni source prophétique
comme celle de Castalie.
MOMUS. Prends garde: tu éludes la question
quand tu te sens serré de près.
JUPITER. Malgré cela, parle, mon fils, et
ne donne pas à ce sycophante l'occasion de calomnier et de railler ton art,
comme s'il dépendait du trépied, de l'eau ou de l'encens, et que, ne les ayant
pas, tu te visses réduit à l'impuissance.
APOLLON. Il vaudrait beaucoup mieux, mon
père, que cela se passât à Delphes ou à Colophon (26).
J'y ai tout ce qui m'est nécessaire et approprié à mon usage. Cependant,
quoique dénué de tout, et sans préparation, je vais essayer de prédire
lequel des deux aura le dessus. Vous excuserez, si la mesure des vers n'est pas
bien rigoureuse.
MOMUS. Parle, mais dis-nous, Apollon, des
choses claires, qui n'aient besoin ni d'avocat, ni d'interprète. Il ne s'agit
pas ici de chair de mouton et de tortue qu'on fait cuire en Lydie. Tu connais
l'objet de la délibération.
JUPITER. Eh bien, que dis-tu, mon fils?
Mais voici déjà les terribles avant-coureurs de l'oracle : changement de
couleur, œil hagard, cheveux dressés sur la tête, mouvements de Corybante,
tous les signes de la possession, effrayants, mystiques !
31. APOLLON.
Ecoutez d'Apollon un oracle infaillible (27)
Sur cette dispute terrible,
Qu'un couple philosophe armé jusques aux dents
De vains et subtils arguments,
Soutient de sa voix aigre et de ses cris perçants.
J'entends des deux côtés un fracas effroyable,
Un croassement de corbeaux,
Comme on entend aux champs que la tempête accable,
Bruire et les vents et les eaux.
Mais quand l'autour aura saisi la sauterelle
Entre ses deux ongles tranchants,
De la pluie à venir le messager fidèle
Redoublera ses tristes chants,
Les mulets gagneront, l'âne d'un front rebelle
Heurtera ses légers enfants.
JUPITER. Pourquoi donc éclater de rire,
Momus ? Tout cela n'a rien de bien risible. Finis donc, malheureux : tu vas
étouffer de rire.
MOMUS. Le moyen de se retenir, Jupiter, en
entendant un oracle aussi clair et aussi évident.
JUPITER. Tu pourrais donc nous expliquer ce
qu'il veut dire ?
MOMUS. Très facilement : nous n'avons pas
besoin pour cela d'un Thémistocle (28). Cet
oracle dit en termes précis qu'Apollon est un charlatan, vous des ânes
bâtés, ma foi, et des mulets, de croire ce qu'il nous dit, et que nous n'avons
pas plus de bon sens que les sauterelles.
32. HERCULE.
Pour moi, mon père, quoique je ne sois qu'un métèque, je n'hésiterai pas
cependant à dire mon avis. Lorsque nos deux philosophes seront aux prises, si
Timoclès a l'avantage, nous laisserons continuer la dispute. qui tournera en
notre faveur; mais si les choses vont autrement, je me mettrai, si vous le
trouvez bon, à ébranler le portique, je le ferai tomber sur Damis, et ce
scélérat ne nous outragera plus.
MOMUS. Hercule ! ah! Hercule! voilà, qui
est brutal et terriblement béotien. Faut-il, pour un scélérat, détruire tant
de monde et, en outre, le Portique avec Marathon, Miltiade et Cynégire? Et si
tout cela n'existait plus, comment les rhéteurs feraient-ils de la rhétorique,
eux qui tirent de là leurs plus grands effets de discours (29),
D'ailleurs, lorsque tu étais vivant, tu pouvais peut-être faire un exploit
comme celui-là; mais, depuis que tu es devenu dieu, tu as appris, je pense, que
les Parques seules ont une pareille puissance et que nous-mêmes nous ne l'avons
pas.
HERCULE. Ainsi, lorsque je tuais le lion ou
J'hydre, c'étaient les Parques qui exécutaient cela avec mon bras ?
JUPITER. Oui, vraiment.
HERCULE. Et maintenant si quelqu'un
m'insulte, pille mon temple, on renverse ma statue, je ne pourrai pas l'écraser
sans l'autorisation des Parques ?
JUPITER. En aucune façon.
HERCULE. Alors, Jupiter, laisse-moi te
parler avec franchise, car moi, comme dit le comique (30),
je suis un rustaud, qui appelle barque une barque. Si vous en êtes là,
j'envoie promener les honneurs dont on jouit ici, le fumet et le sang des
victimes, et je descends aux enfers, où les ombres des monstres que j'ai tués
me craindront nu et armé de mon arc.
33. JUPITER.
A merveille, voilà, comme on dit, un témoin domestique ! Tu épargnes à Damis
la peine de dire tout cela ; tu le lui suggères. Mais qui donc s'avance avec
tant d'empressement ? Quel est ce dieu d'airain, si bien dessiné, aux contours
si harmonieux, et dont les cheveux sont relevés à l'antique ? Eh ! Mercure,
c'est ton frère de l'Agora, près du Poecilé. Il est rempli de poix, car les
statuaires en font tous les jours une empreinte. Pourquoi, mon fils, viens-tu
vers nous avec tant de hâte ? Nous apportes-tu des nouvelles de la terre ?
HERMAGORAS. (31)
Une grande nouvelle, Jupiter, et qui demande la plus complète attention.
JUPITER. Parle ; quelque révolte se
serait-elle déclarée à notre insu ?
HERMAGORAS.
Je me trouvais couvert d'un
enduit de résine (32)
Qu'on m'avait appliquée au dos, à la poitrine,
Cuirasse ridicule, exprimant mes contours
Aux apprentis sculpteurs, dont la main, tous les jours,
Vrai singe, de mes traits imitateur fidèle,
Vient copier mon corps qui leur sert de modèle ;
Quand je vois accourir tout le peuple : au milieu
Deux hommes qui criaient, pâles et l'œil en feu,
Hérissés d'arguments et bardés de sophismes ;
C'est Damis et...
JUPITER. Trêve, mon cher Hermagoras, à
tes iambes ! Je connais les hommes dont tu veux parler. Mais, dis-moi, y-a-t-il
longtemps que le combat est engagé ?
HERMAGORAS. Non, ils n'en sont encore
qu'aux escarmouches ; ils se battent à coups de fronde et se lancent de loin
des injures.
JUPITER. Qu'avons-nous de mieux à faire,
dieux, que de les écouter en penchant la tête de leur côté ? Que les Heures
ôtent donc la barre des cieux, et qu'elles en ouvrent les portes en écartant
les nuages.
34. Par Hercule ! Quelle foule est accourue
pour les entendre ! Je n'aime pas beaucoup ce Timoclès qui tremble et qui se
trouble. Il va tout gâter aujourd'hui : on voit bien qu'il ne pourra jamais
lutter contre Damis. Mais du moins faisons en faveur de Timoclès tout ce qui
nous est possible ; prions pour lui,
Mais si bas que Damis ne puisse nous entendre
(33).
35. TIMOCLÈS.
Que dis-tu, sacrilège Damis? Qu'il n'y a point de dieux et que leur providence
ne veille point sur les hommes ?
DAMIS. Non, il n'yen a point. Mais d'abord,
réponds toi-même: quelle raison te porte à croire qu'ils existent.
TIMOCLÈS. Pas du tout ! c'est à toi,
scélérat, de répondre.
DAMIS. Nullement, c'est à toi.
JUPITER. Jusqu'ici le nôtre fait
merveille: il crie le plus fort. Courage, Timoclès ; couvre-le d'injures ;
c'est là ta force : dans tout le reste, il te rendra muet comme un poisson.
TIMOCLÈS. Non, par Minerve ! je ne
répondrai pas le premier.
DAMIS. Eh bien ! a]ors, Timoclès,
interroge-moi ! Tu as vaincu en faisant ce serment; mais pas d'injures, je te
prie.
36. TIMOCLÈS.
Tu as raison. Dis-moi donc, coquin, crois-tu que les dieux exercent une
providence ?
DAMIS. Non.
TIMOCLÈS. Que dis-tu ! Rien n'est conduit
par leur sagesse ?
DAMIS. Rien.
TIMOCLÈS. Aucun dieu n'a le soin de
régler l'univers ?
DAMIS. Aucun.
TIMOCLÈS. Tout est emporté au hasard par
une force aveugle ?
DAMIS. Oui.
TIMOCLÈS. Eh quoi ! citoyens, vous
entendez cela de sang-froid ? Vous ne lapidez pas cet impie ?
DAMIS. Pourquoi, Timoclès, ameutes-tu le
peuple contre moi ? Et qui donc es-tu pour te fâcher si fort en faveur des
dieux ; lorsqu'ils ne se fâchent pas eux-mêmes ? Ils ne m'ont fait encore
aucun mal, quoique depuis longtemps ils m'aient entendu, s'il est vrai qu'ils
m'entendent.
TIMOCLÈS. Ils t'entendent, Damis, ils
t'entendent et ne tarderont pas à te punir.
37. DAMIS.
Et quand en auraient-ils le temps, ayant, comme tu dis, un si grand nombre
d'affaires sur les bras, et occupés à régler celles du monde, qui sont
infinies ? C'est pour cela qu'ils ne t'ont pas encore puni de tes parjures
continuels et de tant d'autres crimes; mais je n'en dirai rien. de peur d'être
forcé à te dire des injures, malgré notre convention. Cependant je ne vois
pas que tes dieux puissent donner une meilleure preuve de leur providence que
d'écraser et mettre à mal un mauvais homme comme toi. On s'aperçoit bien
qu'ils sont en voyage par delà l'Océan, probablement chez les Éthiopiens irréprochables (34) : c'est assez leur
habitude d'a1ler fréquemment se régaler chez ce peuple, et parfois ils s'y
invitent eux-mêmes.
38. TIMOCLÈS.
Que puis-je répondre, Damis, à une telle impudence ?
DAMIS. Une chose, Timoclès, que je désire
depuis longtemps entendre de ta bouche, c'est à savoir qui a pu t'engager à
croire à la providence des dieux.
TIMOCLÈS. L'ordre de l'univers, voilà ce
qui m'a convaincu: le soleil suivant toujours la même route, la lune obéissant
à la même loi, le retour périodique des saisons, le développement des
plantes, la reproduction des animaux, leur organisation si parfaite qu'ils se
nourrissent, se meuvent, pensent, marchent, sont architectes et cordonniers,
toutes ces merveilles et autres semblables ne te paraissent-elles pas être les
effets d'une providence (35) ?
DAMIS. C'est là, comme on dit, Timoclès,
une pétition de principe, Il n'est pas du tout évident que ces merveilles
soient l'œuvre d'une providence. J'avoue que les faits sont tels que tu dis,
mais rien ne peut me forcer à croire qu'une providence en soit l'auteur. Il se
peut que, produits d'abord par le hasard, ces phénomènes demeurent les mêmes
et obéissent à des lois constantes; mais toi tu appelles cet ordre une
nécessité, et tu te fâches ensuite contre ceux quine sont pas de ton avis,
quand tu fais l'énumération et l'éloge de toutes ces merveilles, et que tu
t'imagines prouver ainsi la direction de l'univers par une volonté
providentielle. On peut te dire, comme dans la comédie:
Cela n'a pas bon goût, servez-nous-en d'un autre
(36).
39. TIMOCLÈS.
Je ne crois pas qu'il soit besoin d'une autre démonstration. Cependant je vais
t'interroger. Réponds-moi: Homère te semble-t-il un excellent poète ?
DAMIS. Certainement.
TIMOCLÈS. Eh bien ! c'est lui qui m'a
convaincu et qui m'a prouvé la providence des dieux.
DAMIS. Homme étonnant! Tout le monde
t'accordera qu'Homère est un excellent poète ; mais comme autorité
respectable sur ces matières, ni lui, ni aucun autre poète ne sera accepté
par personne. Ils ont moins à cœur, je pense, de dire la vérité que de ravir
les auditeurs; et voilà pourquoi ils chantent en vers, revêtent leurs
légendes de sons harmonieux et s'ingénient de tous les moyens de plaire.
40. Toutefois, je serais charmé de savoir
par quels vers Homère a pu te persuader. Est-ce par ceux où il dit en parlant
de Jupiter, que la fille, le frère et la femme de ce dieu conspirèrent un jour
de l'enchaîner (37) ; que, si Thétis, par
pitié pour lui, n'eût appelé Briarée, le bon Jupiter eût été perdu pour
nous et jeté en prison, et que, pour reconnaître le service de Thétis, il
trompa Agamemnon et lui envoya un songe trompeur (38),
afin de faire périr beaucoup de Grecs ? Fais bien attention ! Il lui était
sans doute impossible de lancer son tonnerre et de réduire en poudre Agamemnon
tout seul, sans s'exposer à passer pour un imposteur. Ta croyance aurait-elle
été déterminée par les vers où tu as lu que Diomède blesse Vénus et
ensuite Mars, à l'instigation de Minerve (39)
? Ou bien lorsqu'il dit que les dieux se jettent à l'envi dans la mêlée, tous
ensemble, mâles et femelles ; que Minerve met hors de combat Mars encore
souffrant, sans doute, de la blessure qu'il avait reçue de Diomède, et que
Mercure, excellent dieu, marche contre Latone
(40).
As-tu regardé comme très croyable ce qu'il raconte au sujet de Diane,
qu'elle se fâcha de n'avoir pas été invitée au festin d'OEnée, et que, pour
s'en venger, elle envoya dans le pays de ce roi un sanglier énorme, à la
grosseur et à la force duquel rien ne pouvait résister (41) ? Est-ce avec de
pareils récits qu'Homère t'a convaincu ?
41. JUPITER.
Ciel ! Quels cris, grands dieux, retentissent parmi la foule en l'honneur de
Damis ! Notre champion a l'air désespéré : il a peur, il tremble, on dirait
qu'il va jeter son bouclier, et déjà il regarde autour de lui par où il
pourra s'échapper et prendre la fuite.
TIMOCLÈS. Est-ce qu'Euripide ne te semble
point parler un langage sensé, lorsqu'il fait monter les dieux sur la scène,
et qu'il nous les montre occupés à sauver les héros vertueux, et à punir les
méchants, dont l'impiété est égale à là tienne ?
DAMIS. Ah ! Timoclès, mon brave
philosophe, si c'est en agissant ainsi que les poètes tragiques t'ont
convaincu, il faut, de deux choses l'une, ou que Palus, Aristodème et Satyrus
te paraissent des dieux, ou que ce soient leurs masques, leurs cothurnes, leurs
robes traînantes, leurs casques, leurs gants, leurs ventres factices, leurs
cuirasses, et le reste de l'accoutrement, dont ils rehaussent leur personne
tragique. Or, je ne vois rien de plus ridicule. D'ailleurs, lorsque Euripide parle, non pas selon les besoins du drame, mais en son propre nom, écoute comme
il s'exprime avec franchise (42) :
Tu vois l'immense éther, qui s'étend dans les
cieux,
Dont les humides bras enveloppent l'espace :
C'est là Jupiter même, il n'est pas d'autres dieux.
Et ailleurs (43) :
Jupiter ! s'il est vrai que Jupiter existe,
Car je ne te connais encore que de nom.
Et le reste à l'avenant.
42. TIMOCLÈS.
Tous les hommes, tous les peuples sont donc dans l'erreur, quand ils
reconnaissent des dieux et célèbrent des fêtes ?
DAMIS. Tu as raison, Timoclès, de me
rappeler les usages des différents peuples : rien n'est plus propre à faire
comprendre tout ce qu'il y a d'incertitudes dans ce que l'on dit des dieux. Ce
n'est que confusion : les uns s'en font une idée, les autres une autre. Les
Scythes offrent des, sacrifices au Cimeterre ; les Thraces à Zamolxis, esclave
de Samos qui s'est enfui chez eux ; les Phrygiens adorent Men ; les Ethiopiens,
le Jour ; les Cyllèniens, Phalès ; les Assyriens, une colombe ; les Perses, le
Feu, et les Égyptiens, l'Eau, quand je dis l'Eau, c'est la divinité commune
aux Égyptiens, mais en particulier Memphis reconnaît un bœuf pour dieu ;
Peluse, l'oignon ; d'autres cités, l'ibis ou le crocodile : chez d'autres,
c'est un cynocéphale, un chat, un singe. Dans les villages, les uns regardent
l'épaule droite comme un dieu, tandis que leurs voisins d'en face adorent
l'épaule gauche. Ceux-ci révèrent la moitié de la tête, ceux-là un pot de
terre ou un plat. Comment ne pas trouver tout cela ridicule, beau Timocles
?
MOMUS. Ne disais-je pas, ô dieux, que tout
cela se découvrirait un jour et qu'on en ferait un examen sévère ?
JUPITER. Tu l'as dit, Momus, et tu as eu
raison de nous le reprocher ; aussi j'essayerai d'y mettre bon ordre, si nous
échappons au danger actuel.
43. TIMOCLÈS.
Du moins, ennemi des dieux, de qui peux-tu dire que les prédictions et les
oracles soient l'ouvrage, si ce n'est des dieux et de leur providence ?
DAMIS. Ne dis pas un mot des oracles, mon
cher ami ! car je te demanderai alors duquel tu veux spécialement parler.
Est-ce de celui qu'Apollon Pythien donna au roi de Lydie, oracle essentiellement
ambigu, à double visage, comme ces Hermès, qui se ressemblent exactement des
deux côtés, en quelque sens qu'on se tourne ? En effet, si Crésus traverse
l'Halys, quel empire détruira-t-il, le sien ou celui de Cyrus ? Et pourtant
l'infortuné roi de Sardes avait acheté plusieurs talents cet oracle menteur.
MOMUS. O dieux, voilà notre homme qui
entre dans les détails ! C'est ce que je craignais le plus. Où est à présent
notre beau joueur de cithare ? Qu'il descende pour se justifier de l'accusation.
JUPITER. Tu nous assassines, Momus, avec
tes reproches hors de saison.
44. TIMOCLÈS.
Vois ce que tu fais, scélérat de Damis : peu s'en faut que tes discours ne
renversent les temples des dieux ainsi que leurs autels.
DAMIS. Pas tous, Timoclès. En effet, quel
mal cela nous fait-il qu'ils soient pleins de parfums et de douces senteurs ?
Mais je verrais volontiers renverser de fond en comble ceux de Diane en Tauride,
sur lesquels cette vierge se plaît aux régals que tu sais.
JUPITER. D'où nous vient encore ce coup
difficile à parer. Cet insolent n'épargne aucun des dieux ; il parle avec
autant de licence que s'il était monté sur un tombereau, et
Déchire également le coupable et le juste
(44).
MOMUS. Ma foi ! on n'en trouverait
guère parmi nous qui fussent tout à fait innocents. Vous allez voir qu'en
continuant, notre homme va toucher à quelqu'un de nos grands personnages.
45. TIMOCLÈS.
Quoi donc! Ennemi déclaré des dieux, n'entends-tu pas tonner Jupiter ?
DAMIS. Eh ! comment n'entendrais-je pas le
bruit du tonnerre, Timoclès ? Mais est-ce bien Jupiter qui tonne ? c'est ce que
tu peux savoir mieux que nous, toi qui arrives du séjour des dieux. Seulement
ceux qui viennent de Crète nous racontent tout autre chose: on leur a montré
là certain tombeau, surmonté d'une colonne, laquelle apprend aux passants que
Jupiter ne tonnera plus, étant mort depuis longtemps.
MOMUS. Voilà justement ce que j'étais
sûr qu'allait dire cet homme ! Pourquoi, Jupiter, pâlis-tu ? Pourquoi tes
dents claquent-elles de peur? Il faut avoir du cœur et mépriser ces méchants
bouts d'hommes.
JUPITER. Les mépriser, Momus ? Ne vois-tu
pas quelle affluence est là pour l'écouter; combien il fait de prosélytes qui
se déclarent contre nous ; comme il tient leurs oreilles captives, ce Demis ?
MOMUS. Oui, mais quand tu voudras, Jupiter,
tu laisseras pendre du ciel une chaîne d'or et tu les saisiras tous,
Les tenant suspendus avec la
terre et l'onde (45).
46. TIMOCLÈS.
Dis-moi, homme abdominale, as-tu quelquefois navigué ?
DAMIS. Souvent, Timoclès.
TIMOCLÈS.,Eh bien ! n'était-ce pas le
vent qui vous faisait avancer, en frappant et en enflant les voiles, ou bien
alors les rameurs? Un pilote, debout près du gouvernail, ne dirigeait-il pas le
navire ?
DAMIS. C'est vrai.
TIMOCLÈS. Eh quoi ! Un vaisseau ne
pourrait voguer s'il n'est conduit par un pilote, et tu penses que l'univers est
emporté sans pilote ni conducteur ?
JUPITER. Très-bien, Timoclès; la pensée
est ingénieuse et la comparaison solide.
47. DAMIS
Mais au moins, zélé partisan des dieux, tu as pu remarquer que ce pilote
songeait toujours à ce qui pouvait être utile à son vaisseau, qu'il se tenait
prêt pour le moment favorable, donnant des ordres aux matelots, afin que le
navire ne portât rien d'inutile ou d'étranger, rien qui ne fût d'un avantage
ou d'une nécessité absolue pour la navigation. Ton pilote, au contraire, que
tu t'imagines veiller à la conduite de cet immense navire, ainsi que les
matelots qui sont avec lui, ne fait rien à propos, rien de raisonnable. Quand
le câble du mât est par hasard attaché à la poupe, les deux boulines le sont
à la proue. Quelquefois les ancres sont d'or, et le chénisque de plomb. La
partie qui plonge dans la mer est ornée de peintures et celle qui surnage,
difforme.
48. Parmi les matelots, tu verras le
paresseux, l'ignorant, le poltron, avoir deux ou trois commandements, tandis que
le bon nageur, leste à grimper aux vergues, et connaissant toutes les finesses
du métier, est préposé à la sentine. Il en est de même des passagers :
celui qui est digne du fouet est assis au premier rang près du pilote ; on lui
fait la cour. Un mignon, un parricide, un sacrilège, sont comblés d'honneurs
et occupent le haut pont du navire, tandis qu'une foule d'honnêtes gens,
entassés dans un coin humide de la cale, sont écrasés par ceux qui ne les
valent pas. Songe à la manière dont Socrate, Aristide et Phocion, ont fait
leur traversée : ils n'avaient pas leur ration complète de farine ; ils ne
pouvaient pas étendre leurs pieds sur des planches nues près de la sentine :
mais dans quelles délices nageaient les Callias (46),
les Midas, les Sardanapale ! Comme ils crachaient sur les gens placés
au-dessous d'eux !
49. Voilà ce qui se passe dans ton
vaisseau ! sage Timoclès : aussi les naufrages y sont-ils fréquents. S'il y
avait un pilote qui eût l'œil à tout, qui réglât tout ce qui s'y fait, il
connaîtrait d'abord quels sont, parmi les passagers, les bons et les méchants
; ensuite, il assignerait à chacun, suivant son mérite, le poste qui lui
reviendrait, donnant à côté de lui les meilleures places à ceux qui ont les
meilleures qualités, et celles d'en bas aux moins bons, et réservant aux gens
vertueux l'honneur d'être ses convives et ses conseillers. Quant aux matelots,
celui qui aurait du cœur à son ouvrage serait chargé de veiller à la proue,
aux flancs du navire, et commanderait à tous les autres : le paresseux et le
négligent recevraient des coups de corde sur la tête cinq fois par jour.
Ainsi, homme étonnant, ta comparaison avec un vaisseau court risque de sombrer,
ayant un si mauvais pilote.
50. MOMUS.
Le courant favorise Damis, et il vogue à pleines voiles vers la victoire.
JUPITER. Tu n'as que trop raison, Momus. Ce
Timoclès n'imagine rien de solide. Ses arguments sont communs ; il ne fait
qu'entasser des preuves rebattues chaque jour et qu'un souffle renverse.
51. TIMOCLÈS.
Eh bien ! puisque ma comparaison ne te paraît pas concluante, écoute : voici,
comme on dit, l'ancre sacrée, tu ne trouveras aucun moyen de la rompre.
JUPITER. Que va-t-il dire ?
TIMOCLÈS. Vois si mon syllogisme est en
bonne forme, et si tu peux, en aucune façon, le réfuter : s'il y a des autels,
il y a des dieux ; or, il y a des autels, donc il y a des dieux (47).
Qu'as-tu à répondre à cela ?
DAMIS. Laisse-moi rire d'abord à mon aise,
et puis je te répondrai.
TIMOCLÈS. Mais il me semble que tu n'en
finis pas de rire. Que trouves-tu donc de si risible à cet argument ?
DAMIS. C'est que tu ne t'aperçois pas à
quel fil chétif tu as suspendu ton ancre, et ton ancre sacrée. Tu fais
dépendre l'existence des dieux de celle des autels, et tu crois avoir trouvé
là un câble solide. Si tu n'as pas quelque chose de plus sacré à nous dire,
séparons-nous.
52. TIMOCLÈS.
Tu t'avoues donc vaincu, puisque tu te retires.
DAMIS. Oui, Timoclès; car, à l'exemple de
ceux qui se voient maltraités, tu te réfugies près des autels. Aussi, je
veux, de par ton ancre sacrée, faire avec toi le pacte, devant ces mêmes
autels, de ne plus disputer ensemble sur ces matières.
TIMOCLÈS. Tu veux te moquer de moi,
déterreur de morts, infâme, abominable, pendard bon à fouetter, tas
d'ordures! Est-ce qu'on ne sait pas ce qu'était ton père, que ta mère a fait
la vie, que tu as tordu le cou à ton frère, adultère que tu es, débaucheur
de garçons, goulu, monstre d'impudence? Ne t'en va pas, afin que je te roue de
coups; je vais te casser la tête, canaille, avec cette coquille d'huître.
53. JUPITER.
O dieux ! l'un se retire en riant, et l'autre le suit en l'accablant d'injures,
outré des railleries de Damis, et il fait mine de vouloir lui casser la tête
avec une tuile. Et nous, qu'est-ce que nous faisons après cela ?
MERCURE. Je trouve plein de justesse le
vers d'un poète comique (48) :
On ne reçoit d'affront que celui qu'on avoue.
Est-ce donc, un si grand malheur que quelques hommes s'en aillent convaincus
par Damis ? Il y en aura toujours assez d'autres qui penseront le contraire, la
plupart des Grecs, la vile multitude et tous les barbares.
JUPITER. C'est vrai, Mercure, mais
j'aime bien le mot de Darius à propos de Zopyre. J'aimerais mieux avoir un seul
champion comme Damis, que d'être le maître de dix mille Babylones.
(01)
Parodie d'une tragédie inconnue.
(02) Parodie
de plusieurs passages d'Homère, Odyssée, I, v. 45; Iliade. I, v.
363 ; III, v. 35.
(03) Euripide,
Oreste, v. 1 et suivants.
(04) Fameux
acteurs. Sur Polus voy. Aulu-Gelle, Nuits attiques, VII, v. Aristodème
vivait du temps de Démosthène; il fut député vers Philippe, par les
Athéniens, en qualité d'ambassadeur, à cause de son habileté et de sa grâce
persuasive.
(05) Cr. les beaux vers de Claudien, dans
ses invectives contre Rufin: "Saepe
mihi dubiam traxit sententia mentem," etc.
(06) Parodie de différents
endroits d'Homère. Iliade. VIII. v. 7 ; XX, v. 7 ; IX, v. 228; XIII, v
227.
(07) Cf. Le Songe ou le Coq,
24.
(08) Tous ces mots sont expliqués
dans le Dict. de Jacobi, sauf Anuhis. Pour ce nom voy. Virgile, Énéide,
VIII, v. 698, et la note de Heyne.
(09) Montagne de l'Attique, fameuse par
ses marbres.
(10) Troisième classe des citoyens. Cc
nom leur venait de ce que deux citoyens de cette classe étaient forcés de
s'unir, zeægnusyai, pour entretenir un cheval.
Voy. Plutarque, Vie de Solon, et Guillaume Postel, De magistratibus
Atheniensium, chap. 1.
(11) Iliade, VIII, v. 5.
(12) Cet exorde est une reproduction
presque littérale de la 1ère Olynthienne de Démosthène, au
commencement.
(13) Nom d'un promontoire de l'Eubée,
aujourd'hui Négrepont ou Negibo. C'est près de ce cap que la flotte grecque
fut dispersée à son retour de Troie.
(14) Iliade, VII, v. 69.
(15) Voy. Hérodote, I, LIII.
(16) Id., VII, v. CXLI.
(17) Hercule.
(18) Métrodore, philosophe pyrrhonien,
né à Chio, ami d'Épicure.
(19) Voy. 1ère Olynthienne, VI.
(20) "Le mine ordinaire valait 6
drachmes; mais la mine attique en valait 100. Ce fut Solon qui la porta à celle
valeur; car avant ce législateur, elle n'était estimée que 75 drachmes. 100
drachmes attiques valent 50 livres de notre monnaie. Ainsi le vol fait à
Jupiter montait, à peu près, à 300 livres." BELIN DE BALLU.
(21) Ville d'Eubée, Neptune y avait un
temple.
(22) Ville de la même île. Démosthène
en fait souvent mention dans ses Philippiques.
(23) A Athènes, on ne pouvait pas
prendre la parole, dans les délibérations publiques, avant trente ans.
(24) Pour constater, l'état des
citoyens, on tenait, à Athènes deux registres. Dans l'un on inscrivait toutes
les naissances ; l'autre contenait les noms de ceux qui avaient atteint la
majorité légale. Le registre des Douze est donc celui sur lequel sont inscrits
les Douze grands dieux.
(25) Voy. Charon ou les
Contemplateurs, 11.
(26) Apollon avait un temple fameux dans
chacune de ces deux villes.
(27) Ces vers amphigouriques sont
une plaisante parodie des oracles.
(28) Allusion à la manière dont il
interpréta l'oracle de Salamine.
(29) Cf. Le maître de Rhétorique,
18.
(30) Aristophane, mais ces mots ne se
retrouvent plus dans ce qui nous reste de lui. Cf. Comment il faut écrire
l'histoire. 41.
(31) C'est-à-dire Mercure de l'Agora,
statue de Mercure dressée sur la place publique d'Athènes.
(32) Parodie d'Euripide, Oreste v.
854 et suivants.
(33) Parodie d'Heaumier. Iliade,
VII, v. 195.
(34) Voy. Homère, Iliade, I, v.
423.
(35) Cf. Théon, Progymnasmata,
chap. XII, § 31 et suivants , où ces arguments sont développé, avec une
certaine force. Voy., en outre, Cicéron, De la nature des dieux ; Fénelon,
Traité de l'existence de Dieu ; Bossuet, De la connaissance de Dieu et de
soi-même, etc.
(36) Vers d'un poète inconnu.
(37) Voy. Homère. Iliade, I, v.
399.
(38) Iliade, II, au commencement
(39) Iliade, V, v. 335 et 885.
(40) Iliade, XX, v .7.
(41) Iliade, IX, v. 529.
(42) Fragment incertain.
(43) Fragment de Mélanippe.
(44) Iliade, XV, v. 137.
(45) Iliade, VIII, v, 4.
(46) Athénien perdu de débauche.
(47) Argument de Chrysippe. Cf. Cicéron,
De la nature des dieux. II. IV.
(48) Ménandre. Voy. Stobée, Florilegium,
titre CVIII, et le Ménandre de Meineke, p. 327.