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LUCIEN

LXXX

LA TRAGODOPODAGRA (01).

LE GOUTTEUX, LE CHŒUR, LA GOUTTE, UN MESSAGER, MÉDECINS, LES DOULEURS.

LE GOUTTEUX. O toi, dont le nom détestable est détesté des dieux, Goutte (02), féconde en gémissements, fille du Cocyte, que, dans les gouffres ténébreux du Tartare, la furie Erinnys a tirée de ses flancs, allaitée de sa mamelle ; et sur les lèvres de laquelle Alecto a fait couler son lait amer, qui donc t'a produite au jour, funeste déesse ? Tu n'y es venue que pour être le fléau des mortels. Si, après leur mort, les hommes expient les fautes qu'ils commettent vivants, ce n'était point par une onde fugitive qu'il fallait punir Tantale, ni Ixion, par sa roue, ni Sisyphe par son rocher, dans les demeures de Pluton. Il suffisait de livrer ces coupables aux-douleurs déchirantes, dont tu brises nos articulations. En quel état se trouve réduit mon pauvre corps tout sec, depuis l'extrémité des mains jusqu'au bout des pieds ! Une humeur épaisse, mêlée au suc enfiellé de la bile, rend ma respiration pénible, ferme mes pores et prolonge mon supplice. Une peste embrasée parcourt mes entrailles et, consume mes chairs dans des tourbillons de flammes semblable au cratère plein des feux de l'Etna, ou au canal de Sicile, qui, livrant passage aux flots, bouillonne en tournoiements étranges et roule ses vagues autour du creux des rochers. Hélas ! les hommes ne voient point de terme à leurs douleurs. En vain nous t'appliquons tous les remèdes, nous nous berçons toujours d'une vaine espérance.
LE CHOEUR.
Sur le Dindymus, consacré à Cybèle, les Phrygiens font entendre leurs hurlements en l'honneur du jeune Attis, et aux sons de la flûte phrygienne, sur les hauteurs du Tmolus, les Lydiens célèbrent une orgie. Saisis de fureur et armés de bâtons, les Corybantes modulent un neume crétois et crient : "Evan !" La trompette entonne un chant guerrier en l'honneur du terrible Mars. Mais nous, ô Goutte ! au premier retour du printemps, nous célébrons tes mystères lamentables, quand un tendre gazon refleurit dans les prés, que l'haleine de Zéphyre décore l'arbre d'un doux feuillage, que l'hirondelle fait entendre près de nos demeures sa voix, au souvenir de son hymen, et que, la nuit, dans les bocages, Attis gémit et verse des larmes sur le malheureux Itys.
LE GOUTTEUX.
Appui de mes maux, toi mon troisième pied, bâton secourable, soutiens ma marche tremblante, guide mes pas et fais-moi poser une jambe bien assurée sur la terre. Allons ! lève-toi, malheureux, quitte ce lit, sors de cette demeure noire et ténébreuse. Dissipe l'obscurité qui, depuis longtemps, environne tes yeux ; va t'exposer dehors à la douce lumière du soleil, et respirer un air pur qui rend la joie à l'âme. Voici que quinze jours se sont succédé, depuis que, plongé dans les ténèbres et privé des rayons de Phébus, j'ai le corps déchiré par une couche sans tapis. Mon âme et mon désir entraînent mes pas vers la porte, mais mon corps affaibli trahit ma volonté. Allons, mon âme, un dernier effort ; rappelons-nous qu'un goutteux indigent, qui veut aller mendier sa vie sans y réussir, est déjà au nombre des morts. Holà ! Quels sont ces gens portant bâtons et le front couronné de feuilles de sureau ? De quel dieu ce chœur célèbre-t-il la fête ? Phébus Péan, est-ce à toi que s'adressent leurs hommages ? Mais ils ne sont point couronnés du laurier delphique. Chantent-ils un hymne à Bacchus ? Mais le lierre ne ceint point leurs cheveux. Qui donc êtes-vous, étrangers ? Parlez, répondez franchement. Quel est l'hymne que vous chantez, dites-le moi, mes amis ?
LE CHOEUR.
Mais dis-nous d'abord qui tu es et de qui tu es né, toi qui nous parles. A en juger par ton bâton et ta démarche, nous voyons un homme initié aux mystères de la déesse invincible.
LE GOUTTEUX.
Eh quoi l je serais aussi digne d'une déesse ?
LE CHOEUR.
La Cypriote Vénus, formée de quelques gouttes tombées du ciel a été nourrie et pourvue d'attraits par Nérée, au milieu des flots de la mer. Près des sources de l'Océan, l'épouse de Jupiter Olympien, la déesse aux bras blancs Junon, a été allaitée par le large sein de Téthys (03) Du sommet de sa tête immortelle, le fils de Saturne, le souverain des cieux, a produit la vierge au cœur intrépide, la belliqueuse Pallas. Notre déesse bienheureuse est née dans les bras robustes d'Ophion (04). Lorsque finit le ténébreux chaos, quand se leva la radieuse Aurore et que le soleil inonda le monde de sa clarté, alors parut la Goutte puissante. Après l'avoir fait sortir de ses flancs, la Parque Clotho la plongea dans le bain ; alors le firmament tout entier se prit à sourire, la foudre éclata dans un ciel pur, et le riche Pluton la nourrit de ses mamelles gonflées de lait.
LE GOUTTEUX.
Quelles pratiques d'initiation exige-t-elle ?
LE CHOEUR.
Nous ne faisons point couler notre sang rapide sous le tranchant du fer (05) ; nos cheveux épars ne flottent pas en boucles sur notre cou ; notre dos ne résonne pas de lanières armées d'osselets ; nous ne mangeons pas les lambeaux de la chair palpitante des taureaux : mais quand au printemps, reparaît la fleur délicate de l'ormeau, que le merle harmonieux chante sous la ramée, alors un trait aigu pénètre les membres des initiés ; obscur, caché, il glisse jusqu'à la cervelle ; pieds, genoux, cotyles, talons, reins, cuisses, mains, omoplates, bras, extrémités des os, poignets, il ronge, dévore, brûle, saisit, enflamme et cuit jusqu'à ce que la déesse ordonne à la douleur de s'enfuir.
LE GOUTTEUX.
Ainsi j'étais, sans le savoir, un des initiés ? Viens donc ici, déesse, et sois-nous propice ; je vais unir ma voix à celle de tes adeptes, et chanter l'hymne des goutteux.
LE CHOEUR.
Ciel ; écoute et sois calme ; que tout goutteux garde le silence ! Voici que la déesse, qui se plaît au lit, s'avance vers les autels appuyée sur un bâton. Salut, ô la plus douce des divinités, jette un oeil favorable sur tes serviteurs ; accorde-leur une prompte délivrance au retour du printemps.
LA GOUTTE.
Quel mortel sur la terre ne reconnaît en moi, qui suis la Goutte, la souveraine invincible des douleurs ? Ni la vapeur de l'encens ne peut calmer ma violence, ni le sang répandu sur les brasiers ardents, ni les temples où sont suspendues les offrandes de la richesse. Péan, avec ses remèdes, ne peut triompher de moi, lui le médecin des dieux du ciel, ni Esculape, le fils de Phébus. Depuis que le genre humain a pris naissance, les hommes ont eu l'audace de vouloir détruire mon pouvoir, en mêlant l'adresse de leurs remèdes. Mille artifices sont inventés contre moi. L'un broie du plantain, l'autre de l'ache ; celui-ci des feuilles de laitue ou de pourpier sauvage ; celui-là, du poireau, du potamogéton, des orties, de la consoude ; d'autres préparent la canillée qui fleurit sur les marais, du panais cuit, des feuilles de pêcher, de la jusquiame, des pavots, des oignons, de l'écorce de grenade, de l'herbe aux puces, de la racine d'hellébore, du nitre, du fenugrec infusé dans du vin, du frai de grenouille, de la stobée, de la gomme de cyprès, de la farine d'orge, des feuilles de chou cuites, de la saumure, des crottes de chamois, des excréments humains, de la farine de fève, de la fleur de pierre d'Asius (06) ; d'autres font cuire des crapauds, des belettes, des lézards, des chats, des grenouilles, des hyènes, des élans, des renards. De quel métal les hommes n'ont-ils pas essayé, de quel suc, de quelle sève ? Et les os de tous les animaux, les nerfs, la peau, la graisse, le sang, la fiente, la moelle, l'urine, le lait ? Les uns boivent le remède en quatre fois, les autres en huit, la plupart en sept. Celui-ci se purifie avant de boire la potion sacrée ; celui-là se laisse abuser par les charmes des imposteurs ; un troisième fou se laisse attraper par un juif ; un dernier enfin implore le pouvoir de la médecine. Mais-moi, qui fais pleurer tout le monde, j'arrive d'ordinaire encore plus irritée contre ceux qui recourent à ces moyens et qui essayent de me chasser. Ceux, au contraire, qui ne font point de résistance, je me sens bienveillante pour eux et je les traite avec douceur. Quiconque est initié à mes mystères doit apprendre avant tout à ne dire que de bonnes paroles, à charmer les autres, à tenir de joyeux propos. Tout le monde se met à rire et à applaudir quand on le voit porter aux bains. Je suis cette Até dont parle Homère (07), qui marche sur la tête des hommes avec mes pieds délicats ; le vulgaire me nomme la Goutte, parce que je les prends par les pieds (08). Mais voyons ! chers adeptes, célébrez par vos hymnes l'invincible déesse.
LE CHOEUR.
Vierge au cœur de diamant, déesse forte et courageuse, écoute la voix des hommes qui te sont consacrés. Grande est ta force, ô Goutte amie des richesses, toi que redoutent les traits mêmes de Jupiter ; toi que craignent les flots de la mer profonde, toi devant qui tremble Pluton, le roi des enfers ; déesse amie des ligatures, déesse qui te plais au lit, qui enchaînes la course, qui tortures les talons, qui brûles les chevilles, qui as peur de toucher la terre, qui redoutes le pilon, qui mets le feu au genou durant les cruelles insomnies, qui aimes à durcir les articulations et à fléchir les genoux, toi enfin, la Goutte !
LE MESSAGER
. Maîtresse, vous arrivez ici bien à propos ; écoutez, je ne vous apporte point des nouvelles frivoles, mais le fait marche d'un pas égal avec les mots. Suivant vos ordres, je parcourais les villes d'un pied paisible, scrutant toutes les maisons et voulant m'assurer si l'on néglige votre puissance. Partout, princesse, j'ai trouvé des cœurs pacifiques et soumis à la force de vos bras. Deux hommes seuls, enflés d'audace, disent aux peuples et affirment par serment que votre pouvoir ne mérite point d'hommages, et qu'ils parviendront à vous exiler de la vie des mortels. Aussitôt j'ai serré fortement les liens de mes pieds et j'ai parcouru deux stades en cinq jours.
LA GOUTTE.
Ton vol a été rapide, ô le plus prompt des messagers. Mais de quelle terre as-tu quitté les bords inaccessibles ? Parle clairement, pour que je le sache au plus vite.
LE MESSAGER.
D'abord, je descendis un escalier de cinq marches, dont les air désunis, me tremblaient sous les pas ; ensuite je me trouvai sur un sol hérissé de bâtons et offrant à mes pieds une douloureuse résistance. Après l'avoir franchi non sans quelques meurtrissures, j'entrai dans un chemin semé de cailloux, dont les pointes aiguës rendaient le marcher difficile. Bientôt je me trouvai sur la pente glissante d'une route unie, où je faisais à peine un pas en avant, qu'une glaise délayée ramenait en arrière mes talons sans vigueur. Déjà la sueur inonde mes membres ruisselants au milieu de ce terrain sans consistance. Le corps exténué de fatigue, je pénètre dans un chemin assez large, mais non moins dangereux. A droite et à gauche, des chars me poussent, me pressent et me forcent de courir. Hâtant de tout mon pouvoir la lenteur de mes pieds, je suis obliquement le côté resserré de la voie, pour laisser passer les chars aux roues rapides. Étant votre adepte, je ne pouvais courir.
LA GOUTTE.
Ce n'est pas pour rien, mon ami, que tu t'es donné cette peine à mon service. Afin de reconnaître ton zèle, je vais t'accorder une digne récompense. Pendant trois ans tu ne ressentiras que de légères douleurs. Mais vous, êtres impurs, ennemis des dieux, qui êtes-vous et quels sont vos parents, pour oser lutter de vive force contre la Goutte, dont le fils même de Saturne ne saurait triompher ? Parlez, infâmes ! J'ai déjà dompté plus d'un héros ; les sages ne l'ignorent pas. Priam aux pieds légers est devenu Priam aux pieds goutteux. Un mal de pied a causé la mort d'Achille, fils de Pélée ; Bellérophon eut à supporter les douleurs que je cause. Le souverain de Thèbes, Oedipe, avait les pieds gonflés. Plisthène, un des Pélopides, était podagre, et podagre le fils de Péan, un des chefs de la flotte. Un autre chef des Thessaliens, Podarcès, quoique podagre, prit le commandement des navires lorsque Protésilas eut péri dans un combat. C'est moi qui ai tué le souverain d'Ithaque, Ulysse, fils de Laerte, et non pas l'arête d'une pastenague (09). Malheureux, vous n'aurez point à vous réjouir de votre insolence et vous en subirez le juste châtiment.
LES MÉDECINS.
Nous sommes Syriens, nés à Damas ; pressés par la faim et par la misère, nous. parcourons, errants, et la terre et les flots. Nous possédons cet onguent, don paternel, avec lequel nous soulageons tous ceux qui sont podagres.
LA GOUTTE.
Et quel est cet onguent ? Comment se prépare-t-il ?
UN MÉDECIN.
Un serment redoutable ne me permet pas de divulguer ce secret ; et notre père, en mourant, nous a recommandé, comme volonté dernière, de ne révéler à personne la puissance de ce remède, qui met un terme à vos cruelles douleurs.
LA GOUTTE.
Eh quoi ! misérables, dignes de finir misérablement, il reste encore dans le monde une mixture assez forte pour gêner mon pouvoir ? Eh bien ! faisons un pacte, et voyons qui l'emportera de la force du remède ou de mes feux. Venez ici, Douleurs aux regards sombres, qui volez de toutes parts, compagnes de mes orgies, approchez. Que l'une embrase le bout des pieds de cet homme, qu'une autre pénètre dans ses talons ; toi, répands ta liqueur âcre de ses cuisses à l'intérieur de ses genoux ; et vous, pliez-lui les doigts des mains comme de l'osier.
LES DOULEURS.
Vois, nous avons exécuté tes ordres : ils gisent étendus, faisant entendre, les malheureux, des cris lamentables ; notre approche leur a tordu tous les membres.
LA GOUTTE.
Allons, étrangers, voyons maintenant si votre onguent peut vous servir. S'il s'oppose réellement à ma fureur, j'abandonne la terre, je me précipite dans ses entrailles, je me jette inconnue, invisible, au fond des gouffres du Tartare.
LE MÉDECIN.
Voilà l'onguent appliqué, et les feux de la douleur ne diminuent point.
LE GOUTTEUX.
Hélas ! grands dieux ! je suis transpercé, je suis mort : un trait invisible me déchire tous les membres. La foudre de Jupiter n'a pas de plus terribles effets ; les flots de la mer se soulèvent avec moins de fureur, et les tourbillons de la tempête sont moins impétueux. Suis-je mordu par la dent cruelle de Cerbère ? Le venin d'une vipère me dévore-t-il ? Est-ce le poison de la tunique du Centaure ? Ayez pitié de moi, déesse : cet onguent n'est pas mon ouvrage. Il n’est pas de remède qui puisse arrêter votre course, et tous les suffrages vous proclament victorieuse des mortels.
LA GOUTTE.
Cessez, tortures, modérez leurs douleurs, puisqu'ils se repentent d'avoir osé me défier. Que chacun sache que, seule d'entre les divinités, je suis intraitable et supérieure à tous les remèdes.
LE CHOEUR.
La violence de Salmonée ne put le disputer au maître de la foudre mais il mourut percé des traits brûlants du dieu. Le satyre Marsyas n'a point à se réjouir d'avoir défié Phébus, mais sa peau suspendue à un pin fait entendre des sons aigus. La fécondité de Niobé est condamnée à un deuil éternel ; elle gémit encore et verse des larmes sur le Sipyle. Arachné de Méonie osa provoquer Pallas Tritonie ; elle perdit sa forme et elle s'occupe encore à ourdir des toiles. L'audace des humains ne peut lutter contre la colère des bienheureux, tels que Jupiter, Latone, Pallas et Pythius. Que tes accès nous soient bénins, ô Goutte, déesse populaire ; qu'ils soient légers, rapides, doux, anodins, tolérables, prompts à cesser, languissants, faibles, et qu'ils ne nous empêchent pas de marcher. Les maux se produisent sous mille formes : que l'accoutumance et l'expérience du mal console les infortunés goutteux ! Voici, chers compagnons d'infortune, de quoi apaiser vos douleurs. Souvent ce que l'on attendait n'est pas arrivé, et un dieu a fait réussir ce que l'on n'attendait pas. Que tout malade se laisse bafouer et moquer : c'est un sort inévitable.

 

(01) "Cette pièce, où le poète met en scène un goutteux avec la Goutte elle-même et ses suppôts, et où la déesse donne d'incontestables preuves de sa souveraine et terrible puissance, est l'œuvre d'un talent fort distingué, et peut compter entre les plus spirituelles productions de Lucien. il est impossible d'imaginer une application plus heureuse style majestueux de la tragédie et des splendeurs lyriques du chœur à l'expression d'infortunes risibles, d'idées et de sentiments grotesques." A. PIERRON, Histoire de la littérature grecque, chap. XLV.
(02)  Dans l'édition de Rabelais publiée chez Ledentu en 1827, on trouvera, p. 650, Rabelaesiana, article Goutteux ; une liste curieuse des ouvrages dont la Goutte est le texte.
(03)  Voy. Ce mot dans le Dict. de Jacobi.
(04)  Voy. ce mot dans le Dict. de Jacobi.
(05)  Comme les Galles, voy. De la déesse syrienne.
(06) Ville de la Troade.
(07Iliade, IX, v. 500.
(08) Les racines du mot
pod‹gra qui signifie littéralement le piège dans lequel l'animal est pris par le pied, sont poèw, podñw, pied, et gra, chasse, prise, capture.
(09) Voy. Oppien, De la pêche, II, v. 495.