DE LA DANSE (01).
LYCINUS ET
CRATON.
1.
LYCINUS.
Maintenant, mon cher Craton, que tu as formulé cette accusation violente,
préparée, je crois, depuis longtemps contre la danse, l'art de danser, et
contre moi-même qui me plais à un semblable spectacle, et à qui tu fais un
crime de ce goût excessif, comme d'un penchant méprisable et indigne d'un
homme, écoute combien tu t'écartes de la ligne droite, et comme tu t'abuses en
accusant l'un des plus grands biens de la vie. Je te pardonne cependant ;
accoutumé, dès le principe, à une vie sévère, et ne considérant comme
honnête que ce qui est rigide, ton ignorance t'a fait condamner ce que tu ne
connais pas.
2. CRATON.
Mais quel homme es-tu donc, mon ami, avec ton érudition et quelque teinture de
philosophie, pour oublier tout à coup, Lycinus, ton goût des bonnes choses,
ton commerce avec les anciens, afin d'aller entendre, assis, le son agréable
des flûtes, et voir un homme efféminé, aux habits moelleux, affadi par des
chants lascifs, jouer le rôle des femmes amoureuses que cite l'antiquité, les
Phèdres impudiques, les Parthénopes, les Rhodopes (02),
et cela avec des airs, des fredons, un bruit de pieds, qui sont choses ridicules
et fort inconvenantes pour un homme bien né et qui te ressemble ? Aussi, dès
que j'ai su que tu passais ton temps à ces sortes de spectacle, non seulement
j'en ai rougi pour toi, mais j'ai été fâché qu'oubliant Platon, Chrysippe et
Aristote, tu demeurasses assis comme les gens qui se chatouillent les oreilles
avec une plume ? N'est-il pas mille autres moyens d'amuser nos oreilles et nos
yeux ? A défaut des joueurs de flûte ambulants, des musiciens qui chantent des
airs autorisés avec accompagnement de cithare, n'avons-nous pas la tragédie
grave, ou la comédie divertissante, qui ont mérité d'être admises dans nos
jeux publics ?
3. Aussi, mon
cher, tu as besoin d'une longue apologie auprès des hommes de lettres, si tu
ne veux être exilé de leur commerce, et retranché de la société des
honnêtes gens. En attendant, le meilleur pour toi sera, je pense, de guérir ta
mauvaise réputation par une dénégation absolue, et de ne pas avouer que tu
aies jamais commis pareille faute ; et pour l'avenir, prends garde de devenir,
à notre insu, d'homme que tu étais, une Lydienne ou une Bacchante. Ce ne
serait pas seulement ta faute, mais aussi la mienne, si, comme Ulysse, je ne
t'arrachais au lotos (03) pour te ramener à tes
goûts ordinaires, avant que les sirènes du théâtre se fussent emparées de
toi. Et cependant, celles du poète ne tendaient de pièges qu'aux oreilles ; il
suffisait d'un peu de cire pour passer outre ; mais il semble que c'est par les
yeux que celles-ci t'ont rendu complètement leur esclave.
4. LYCINUS.
Ah ! Craton, comme il mord, le chien que tu viens de nous lâcher aux jambes !
Pourtant ton exemple des Lotophages et ton image des Sirènes ne me paraissent
avoir aucun rapport avec la condition où je suis. En effet, ceux qui avaient
goûté le lotos ou écouté les Sirènes trouvaient la mort pour prix de ce
qu'ils avaient entendu ou mangé ; moi, indépendamment du plaisir plus vif
encore que j'ai éprouvé, il ne m'est rien arrivé que d'heureux. Je n'ai point
négligé mes affaires domestiques, je n'ai point oublié mes devoirs ; mais,
s'il faut parler en pleine franchise, je suis toujours revenu du théâtre
beaucoup plus instruit et plus clairvoyant dans les affaires de la vie.
J'ajouterai même que celui qui a assisté à ce spectacle peut s'appliquer ce
beau vers d'Homère
Il s'en va tout joyeux et sachant plus de choses (04).
CRATON. Par
Hercule ! Lycinus, quels sentiments ! Quoi ! loin de rougir de ta conduite, tu
parais en faire gloire ! C'est affreux ! Il n'y a plus à espérer de te
guérir, puisque tu as l'audace de louer des choses si honteuses et si
méprisables.
5. LYCINUS. Dis-moi,
Craton, si tu blâmes la danse et ce qui se fait au théâtre, est-ce pour
l'avoir vu souvent, ou bien considères-tu comme honteux et méprisable, suivant
ton expression, un spectacle auquel tu n'as jamais assisté ? Si tu l'as vu,
nous en sommes au même point ; sinon, prends garde que l'on ne te reproche de
blâmer sans raison et avec témérité ce que tu ne connais pas.
CRATON. Il ne
me manquerait plus, avec cette large barbe et ces cheveux blancs, que d'aller
m'asseoir au milieu des femmelettes, parmi les spectateurs insensés, et
d'applaudir, comme eux, avec des acclamations outrées, à quelque misérable
qui se fend d'une manière indécente !
LYCINUS. Je
te pardonne, Craton ; mais, si je pouvais t'engager à faire l'épreuve de ce
plaisir, je suis certain que, du moment où tu aurais ouvert les yeux, tu ne
pourrais plus t'empêcher d'accourir au spectacle avant tous les autres, afin
d'occuper un des bancs les mieux placés pour voir et pour entendre.
CRATON. Que
je ne voie pas la saison prochaine (05), si jamais
je prends cette licence, tant que j'aurai les jambes velues et du poil au menton
! Mais j'ai vraiment pitié de toi, en te voyant livré à ce transport
bachique.
6. LYCINUS.
Veux-tu, mon ami, laisser là tes injures, et m'entendre te dire quelques mots
sur la danse, en quoi elle est honnête, comment elle n'est pas seulement
agréable, mais utile au spectateur, quelles leçons elle nous donne, ce qu'elle
nous enseigne, à quel rythme elle assouplit l'âme de ceux qui la voient
comment elle nous exerce par un beau spectacle, nous occupe par de suaves
harmonies, et nous initie aux rapports qui unissent la beauté physique à la
beauté morale ? Loin de lui faire un crime d'employer à cet effet la musique
et le rythme, on doit plutôt lui en savoir gré.
CRATON. Je
n'ai pas du tout le loisir d'entendre un fou me faire l'éloge de sa maladie.
Cependant, puisque tu veux m'entretenir de bagatelles, j'aurai la complaisance
tout amicale de t'écouter, et de te prêter des oreilles qui n'auront pas
besoin de cire contre tes inepties. Je me tais donc ; parle tant que tu voudras,
et comme si personne ne t'écoutait.
7. LYCINUS. A
merveille, Craton, voilà justement ce qu'il me fallait. Tu jugeras, dans un
instant, si ce que je vais dire mérite le nom d'inepties. Et d'abord, tu me
sembles ignorer absolument que l'art de la danse n'est pas nouveau. Ce n'est ni
d'hier ni d'avant-hier qu'il a pris naissance; il est antérieur à nos
ancêtres et aux leurs. Les écrivains qui nous donnent la généalogie la plus
authentique de la danse te diront qu'elle date de l'origine même de l'univers,
et qu'elle est aussi ancienne que l'amour. Le chœur des astres, la conjonction
des planètes et des étoiles fixes, leur société harmonieuse, leur admirable
concert, sont les modèles de la première danse. Peu à peu elle s'est
développée, et, de progrès en progrès, elle semble être arrivée
aujourd'hui à sa plus haute perfection, composant un tout varié, d'un accord
par-fait, et dans lequel se fondent toutes les muses.
8. Rhéa (06)
fut, dit-on, la première qui, charmée de cet art, l'enseigna, en Phrygie, aux
Corybantes, et aux Curètes, en Crète ; elle en retira de grands avantages.
Ceux-ci, en dansant, lui sauvèrent, Jupiter, qui sans doute conviendrait
lui-même que c'est grâce à leur danse qu'il a échappé aux dents
paternelles. Ils exécutaient cette danse tout en armes, frappant des boucliers
avec des épées, et bondissant avec un enthousiasme guerrier. Ensuite, les plus
illustres Crétois s'appliquèrent fortement à cet exercice et devinrent
d'excellents danseurs, non seulement les particuliers, mais les princes et ceux
qui aspiraient aux plus hautes fonctions. Homère, qui probablement ne voulait
pas rabaisser Mérion, mais l'honorer, lui donne le nom de danseur ; et il
était si connu, si populaire cause de son talent, que sa réputation ne se
bornait pas seulement au camp des Grecs, elle s'étendait jusque chez les
Troyens, quoique ses ennemis. Ils voyaient, en effet, je pense, la légèreté
dans les combats et la souplesse qu'il avait acquise en dansant. Voici ce que
dit le poète (07) :
Mérion, quel que soit ton talent pour la danse,
Ce fer t'arrêtera...
Cependant il ne l'arrêta pas ; son habileté dans l'art de sauter lui permit,
je crois, d'éviter aisément les traits lancés contre lui.
9. Je
pourrais encore te citer beaucoup d'autres héros qui se sont plu à cet
exercice, et qui l'ont regardé comme un art ; qu'il me suffise de mentionner
Néoptolème, fils d'Achille, qui s'illustra par la danse et y ajouta ce beau
genre qui, de son nom, est appelé pyrrhique (08).
Je suis persuadé qu'Achille, en apprenant ce talent de son fils, fut plus
charmé que de sa beauté même et de sa force. Ce fut, en effet, cette
habileté dans la danse qui prit Troie jusqu'alors imprenable, et la renversa de
fond en comble.
10. Les
Lacédémoniens, qui passent pour les plus vaillants des Grecs, ayant appris de
Castor et de Pollux la caryatique, espèce de danse que l'on enseigne à Carye,
ville de la Laconie, ne font rien sans l'assistance des muses, à ce point
qu'ils vont à la guerre au son de la flûte, et qu'ils marchent d'un pas
réglé. Chez eux, c'est la flûte qui donne le premier signal du combat, et
voilà pourquoi ils ont toujours été vainqueurs, conduits par la musique et
par le rythme. Tu peux voir encore, de nos jours, que leurs jeunes gens
n'apprennent pas moins à danser qu'à faire des armes. Lorsqu'ils ont fini de
lutter avec les poignets et de se frapper à tour de rôle les uns les autres,
le combat termine par une danse : un joueur de flûte s'assied au milieu,
soufflant et marquant la mesure avec son pied ; puis les jeunes gens, le suivant
par bandes, prennent, en marchant en cadence, toutes sortes d'attitudes, les
unes guerrières, les autres dansantes et chères à Bacchus et à Vénus.
11. Aussi la
chanson qu'ils chantent eu dansant est une invitation à Vénus et aux Amours de
venir s'ébattre et danser avec eux ; et l'une de ces deux chansons, car il y
en a deux, contient une leçon de danse : "En avant, disent-ils, jeunes
gens, allongez la jambe et divertissez-vous bien, c'est-à-dire dansez le mieux
possible !"
12. On en
fait autant dans la danse appelée le Collier (09).
C'est, en effet, une sorte de ballet commun aux garçons et aux filles, qui
dansent un par un, en se tenant de manière à dessiner un collier. Le cercle
commence par un garçon qui saute en jeune homme et comme il devra plus tard le
faire à la guerre ; puis vient une jeune fille, qui fait des pas modestes et
qui montre comment les femmes doivent danser, de sorte qu'on peut dire que le
collier représente l'union de la force et de la modestie. Les gymnopédies (10)
sont une autre espèce de danse semblable, usitée chez les Lacédémoniens.
13. Quant à
ce que dit Homère (11) au sujet d'Ariadné, dans
sa description du bouclier, et du chœur que Dédale avait organisé pour elle,
je ne t'en parle point, car tu dois l'avoir lu ; je passe encore sous silence
ces deux danseurs qu'il appelle faiseurs de culbutes, et qui conduisent le chœur
; je ne parle pas non plus de cet autre passage du bouclier :
Des jeunes gens dansaient en tournant sur eux-mêmes,
où le poète semble louer Vulcain d'avoir représenté ce qu'il y a de plus
beau. Il était encore tout naturel qu'Homère représentât les Phéaciens amis
de la danse, puisque c'était un peuple vivant dans la délicatesse et jouissant
d'une entière félicité. Aussi le poète dit-il qu'Ulysse admira
principalement le mouvement rapide de leurs pieds (12).
14. En
Thessalie, l'exercice de la danse était en si grande estime, que l'on y donnait
le nom de proorchestres (13) aux magistrats et aux
généraux. Ce fait est exprimé par les inscriptions des statues élevées aux
hommes illustres. "La ville, dit l'une d'elles, a choisi un tel pour son
proorchestre;" et une autre : "Le peuple a élevé cette statue à
Elation pour avoir bien dansé un combat."
15. Je n'ai
pas besoin de te dire qu'on ne saurait trouver d'anciennes initiations qui
n'aient été accompagnées de la danse. Ainsi Orphée et Musée, les plus
excellents danseurs de leur époque, en instituant les mystères, ont ordonné,
comme une des choses les plus belles, que l'initiation eût lieu avec le rythme
et la danse. C'est ainsi que cela se pratique ; mais il ne faut pas révéler
ces secrets aux profanes. Cependant tout le monde sait qu'on dit communément de
ceux qui en parlent en public, qu'ils dansent hors du chœur sacré.
16. A Délos,
on ne faisait point de sacrifices sans danser : tous se célébraient avec de la
danse et de la musique. Des jeunes gens se réunissaient en chœur : les uns
dansaient ensemble au son de la flûte et de la cithare, et les plus habiles,
séparés des autres, dansaient seuls aux chansons. Or, les chansons écrites
pour ces sortes de ballets se nommaient hyporchèmes, c'est-à-dire danse aux
chansons, poésie dont sont remplis les poètes lyriques (14).
17. Mais
pourquoi te parler des Grecs, lorsque les Indiens, à leur lever, adorent le
soleil, non pas comme nous, en se baisant la main, adoration que nous croyons la
meilleure, mais, se tenant tournés vers l'orient, ils saluent le soleil en
dansant, avec un respectueux silence, et en imitant l'ascension du dieu ? Telle
est la prière des Indiens, tels sont leurs chœurs et leurs sacrifices ; c'est
ainsi que, deux fois par jour, ils invoquent la protection du dieu, à son lever
et à son coucher.
18. Les
Éthiopiens, quand ils vont en guerre, se livrent aussi à la danse. Aucun d'eux
ne lancerait une flèche, après l'avoir tirée de sa tête, qui lui sert de
carquois, et autour de laquelle il attache ses traits en forme de rayons, sans
avoir auparavant dansé en prenant une attitude terrible et cherché à effrayer
son ennemi par la danse.
19. Mais
puisque nous avons parlé de l'Inde et de l'Éthiopie, il me parait à propos de
faire aussi une descente dans l'Égypte, leur voisine. L'ancienne fable du
Protée égyptien (15) ne me parait pas autre chose
que l'emblème d'un danseur habile dans la pantomime, qui avait l'art de
s'assimiler à tout et de prendre ainsi toutes sortes de formes ; en sorte que,
par la rapidité de ses mouvements, il imitait la fluidité de l'eau, la
vivacité de la flamme, la férocité d'un lion, la colère d'un léopard,
l'agitation d'un astre, en un mot, tout ce qu'il voulait. Mais la Fable, qui
n'admet que des faits merveilleux, répandit qu'il était effectivement ce qu'il
ne faisait qu'imiter. Nos danseurs font encore la même chose ; vous les voyez
en un instant changer de figure, à l'instar de Protée. Il est vraisemblable
que cette Empuse (16) qui prenait successivement
mille formes différentes, était aussi une danseuse défigurée par la Fable.
20. Après
ces exemples, il est juste de mentionner la danse des Romains, consacrée à
Mars, le plus belliqueux de leurs dieux, et exécutée par les citoyens les plus
distingués, nommés Saliens, du nom de leur sacerdoce : danse pleine de
noblesse et de sainteté (17).
21. Il existe
en Bithynie une légende assez semblable à celle qui a cours chez les Italiens.
Priape, génie guerrier, que je crois un des Titans ou des Dactyles Idéens (18)
qui font profession d'enseigner à manier les armes, ayant reçu, des mains de
Junon, Mars encore enfant, mais singulièrement fort et robuste, ne lui montra
pas à combattre tout armé avant d'en avoir fait un danseur accompli. Pour son
salaire, Junon lui accorda le privilège de recevoir de Mars le dixième de tout
ce qui reviendrait à ce dieu par le privilège de la guerre.
22. Tu
n'attends pas à savoir de moi, je pense, que les Dionysiaques et les
Bacchanales se passaient toutes en danse. Il y en avait trois genres principaux
: le Cordax, le Sicinnis et l'Emmélie, inventés tous trois par les Satyres,
ministres de Bacchus, qui leur ont donné leurs propres noms. Ce fut en
employant cet art que Bacchus dompta les Tyrrhéniens, les Indiens et les
Lydiens, et soumit, par des chœurs de danse, toutes ces tribus belliqueuses (19).
23. Ainsi
prends garde, mon cher, qu'il n'y ait à toi de l'impiété à blâmer un art
tout divin, consacré aux mystères, cultivé par de tels dieux, institué eu
leur honneur, joignant un tel plaisir à une instruction si utile. Je suis,
d'ailleurs, surpris qu'amoureux, comme tu l'es, d'Homère et surtout d'Hésiode,
car j'en reviens toujours aux poètes, tu oses, lorsqu'ils ont loué la danse
par-dessus tout, tenir un langage contraire au leur. Homère, en effet, faisant
l'énumération de ce qu'il y a de plus agréable et de plus beau, nomme le
sommeil, l'amour, le chant et la danse, mais c'est la danse seule qu'il appelle
irréprochable (20) ; son témoignage, en outre,
accorde la douceur au chant; or, ce sont là les deux éléments essentiels de
l'art de danser un chant suave et une danse irréprochable; et c'est
précisément à celle-ci que viennent s'adresser aujourd'hui tes reproches.
Dans une autre partie de ses poèmes il dit (21) :
Jupiter donne à l'un la vaillance guerrière,
L'art de danser à l'autre et le chant qui sait plaire.
Rien, en effet, n'est plus capable de plaire que le chant uni à la danse :
c'est le plus beau présent des dieux. Homère semble avoir voulu diviser en
deux classes toutes les actions des hommes : la guerre et la paix, et n'opposer
au courage guerrier que ces deux talents, comme ce qu'il y a de plus beau.
24. Hésiode
ne l'avait point appris d'un autre, mais il avait vu lui-même les Muses danser
au lever de l'aurore ; et le principal éloge qu'il leur donne au début de son
poème (22), c'est que leurs pieds délicats
foulent en cadence les bords de la fontaine aux eaux violettes, et qu'elles
dansent en chœur autour de l'autel de leur père. Tu vois par là, mon cher,
que tu es presque en lutte avec les dieux, en disant du mal de la danse.
25. Socrate,
le plus sage des hommes s'il faut en croire le témoignage d'Apollon Pythien (23),
non content de louer la danse, voulut encore l'apprendre. Il faisait le plus
grand cas du rythme, de l'harmonie, de la précision des mouvements, de la bonne
attitude du danseur, et il ne rougissait pas, tout vieux qu'il était, de mettre
cet art au rang des sciences qui méritent le plus d'être étudiées. II devait
être, en effet, très envieux de la danse, lui qui s'empressait d'apprendre des
choses de médiocre importance, qui fréquentait les écoles des joueuses de
flûte, et ne dédaignait pas d'aller s'instruire chez la courtisane Aspasie (24).
Cependant Socrate ne vit la danse que lorsqu'elle commençait à naître ;
jamais il n'a connu cette beauté qu'elle a acquise depuis. S'il voyait à
présent ceux qui l'ont amenée à sa perfection, je suis sûr qu'il
abandonnerait tout le reste pour ne s'adonner qu'à ce spectacle, et voudrait
qu'on enseignât la danse aux enfants avant toute autre chose.
26. II me
semble que, dans l'éloge que tu as fait de la tragédie et de la comédie, tu
as oublié de dire que chacune d'elles a un genre de danse particulier. Ainsi
l'Emmélie se danse dans la tragédie, et le Cordax dans la comédie, qui
reçoit aussi le troisième genre, le Sicinnis. Mais puisque, dans le principe,
tu as préféré à la danse la tragédie, la comédie, les joueurs de flûte
ambulants, les vers chantés au son de la cithare, et tous les autres objets de
concours, que, pour cela même, tu as déclarés honnêtes et respectables,
permets-moi maintenant de les comparer chacun avec la danse. Cependant, si tu le
trouves bon, nous ne parlerons ni de la flûte ni de la cithare, car toutes deux
prêtent leur ministère au danseur.
27. Examinons
d'abord la tragédie sous le rapport du costume. Quel spectacle effrayant et
hideux que de voir un personnage, d'une grandeur gigantesque, monté sur des
cothurnes d'une hauteur démesurée, dont le masque, placé au-dessus de la
tète, ouvre la bouche d'une manière effroyable et semble vouloir avaler les
spectateurs ! Je ne parle pas de ces plastrons qui garnissent la poitrine et le
ventre de l'acteur, et qui, lui donnant une grosseur factice et artificielle,
empêchent que sa maigreur ne rende ridicule sa taille disproportionnée !
Ensuite lorsque du fond de ces habits il se met à débiter, d'un son de voix
sourd ou forcé, ses tirades de vers ïambiques, quoi de plus ridicule qu'en
chantant ses infortunes il ne songe qu'à soigner ses inflexions ! Les poètes,
qui ont vécu avant lui, se sont chargés de tout le reste. Tant que c'est une
Andromaque ou une Hécube qui parait sur la scène, le chant est encore
supportable ; mais quand c'est Hercule qui déclame une monodie, et que,
s'oubliant lui-même, il n'a aucun respect pour la peau de lion et pour la
massue qui composent son costume, il n'est personne de sensé à qui cela ne
paraisse un solécisme dramatique.
28. D'autre
part, le crime que tu fais à la danse, de ce que les hommes y remplissent les
rôles de femmes, lui est commun avec la tragédie et la comédie : il y a même
dans celles-ci plus de rôles de femmes que d'hommes.
29. La
comédie regarde le ridicule de ses personnages comme la partie principale du
plaisir qu'elle procure tels sont les rôles des Daves, des Tibius et des
cuisiniers (25). Mais le costume du danseur, je
n'ai pas besoin de te dire combien il est convenable et décent : c'est
évident, même pour un aveugle. Il n'est pas jusqu'au masque qui ne soit fort
beau et tel qu'il convient à l'action théâtrale : il ne bâille pas comme les
autres ; il a, au contraire, la bouche fermée ; en effet, beaucoup
d'instruments résonnent à sa place.
30.
Anciennement les mêmes acteurs chantaient et dansaient à la fois ; mais, par
la suite, on s'aperçut que, pour respirer, les danseurs interrompaient leur
chant, et l'on crut qu'il valait mieux que d'autres chantassent pendant que l'on
danserait.
31. Au reste,
les sujets sont communs entre ces deux spectacles, et ceux de la danse ne
diffèrent point de ceux de la tragédie, si ce n'est que les premiers sont plus
variés, plus savants et offrent mille changements divers.
32. Si l'on
n'a point admis la danse dans les jeux publics, je crois que la raison en est
que les agonothètes l'ont regardée gomme une chose trop grande et trop
respectable pour être soumise à un examen. J'omets de dire qu'une ville
d'Italie, la principale de celles qui tirent leur origine de Chalcis (26),
l'a ajoutée à ses jeux, comme pour leur donner un nouveau lustre.
33. Je veux
maintenant me justifier à tes yeux de ce que je ne suis pas entré dans une
plus grande quantité de détails, afin que tu ne te figures pas que ce soit
ignorance ou défaut d'instruction. Je sais que plusieurs, avant moi, ont
traité de cette matière, qu'ils en ont fait un objet important de leurs
écrits, parcouru toutes les espèces de danses, rédigé leurs noms en
catalogue, dit quelle était chacune d'elles, par qui elle avait été
inventée, s'imaginant par là faire grand étalage d'érudition. Pour moi, je
considère pareille ambition comme une ineptie, comme un luxe maladroit de
recherches, que je ne crois pas de mou sujet, et que, par conséquent, je laisse
de côté.
34.
D'ailleurs, je te prie de réfléchir et de te rappeler que je ne me suis point
proposé d'écrire l'histoire généalogique de la danse, et que le but de cet
ouvrage n'est pas de te faire l'énumération de toutes les variétés de cet
exercice, quoique, au commencement, j'en aie cité quelques-unes qui m'ont paru
les plus importantes. Mon objet principal, à présent, est de faire l'éloge de
la danse telle qu'elle est aujourd'hui, de montrer tout ce qu'elle réunit de
plaisir et d'utilité, n'ayant pas eu jadis, à sa naissance, cette perfection
qu'elle a acquise principalement sous le règne d'Auguste (27).
En effet, ces premières danses n'étaient. pour ainsi dire, que les racines et
les fondements de la danse même; et c'est de sa fleur, de son fruit le plus
parfait qu'il est question dans mon discours. Je ne m'arrête ni à la
Thermaystris (28) ni à la Grue (29),
ni aux autres genres, qui n'ont aucun rapport avec la danse actuelle. Quant au
genre phrygien, fait pour le vin, la table et l'ivresse, et dansé souvent par
des gens grossiers, qui accompagnent leurs pas violents et fatigants d'un chant
lascif soutenu par une flûte, il est encore en usage dans les campagnes, et je
ne l'omets point par ignorance, mais il n'a rien de commun avec la danse de nos
jours. Au reste, Platon, dans ses Lois (30), a
donné des éloges à certains genres de danse, et en a formellement condamné
d'autres ; il distingue en eux ce qui est d'agrément et ce qui est d'utilité,
rejetant ceux qui sont contraires à la décence, accordant tout honneur et
toute admiration aux autres.
35. Mais en
voilà assez sur la danse : il serait hors de propos de pousser plus loin ce
discours et de l'étendre outre mesure. Il est temps de te parler des talents
nécessaires au danseur, des exercices qui lui conviennent, de ce qu'il doit
savoir, des moyens par lesquels il peut perfectionner son art, afin que tu
saches que la danse n'est pas un de ces arts faciles, qui s'apprennent
aisément, mais une sorte de complément de toutes les sciences, de la musique,
du rythme, de la géométrie, et surtout de cette philosophie qui t'est chère,
de la physique et de la morale ; il est vrai qu'elle a regardé la dialectique
comme lui étant inutile ; mais loin d'être étrangère à la rhétorique, elle
a cela de commun avec elle, qu'elle peint les mœurs et les passions : or, c'est
là le but auquel aspirent les rhéteurs. Elle a encore beaucoup d'affinité
avec la peinture et la sculpture, dont elle paraît imiter les heureuses
proportions, et à cet égard elle ne le cède en rien à Phidias et à Apollon.
36. Le
premier devoir d'un danseur est de se rendre propice Mnémosyne et Polymnie, sa
fille, et de faire ses efforts pour se souvenir de tout ; tel que le Calchas
d'Homère (31),
il faut que sa pensée embrasse le présent, le passé, l'avenir ;
il faut, en un mot, que rien ne lui échappe, mais que sa mémoire le serve à
son gré. Le but principal de la danse est d'imiter, d'énoncer, de produire au
dehors les pensées et d'énoncer clairement ce qui est obscur. Et ce que
Thucydide loue dans Périclès (32) serait aussi le
plus bel éloge d'un danseur, c'est-à-dire bien comprendre et bien rendre ;
bien rendre, en pareil cas, c'est faire des gestes appropriés à chaque
intention.
37. Le fond
de toute la danse, comme je l'ai dit, est l'histoire antique, dont le danseur
doit se rappeler aisément les épisodes et les exprimer avec grâce. Il faut
donc qu'il connaisse parfaitement tout ce qui s'est passé depuis le chaos et la
naissance du monde, jusqu'à Cléopâtre, reine d'Égypte. L'érudition du
danseur doit embrasser, selon nous, toute cette période. Il doit, à plus forte
raison, savoir la mutilation d'Uranus, la naissance de Vénus, le combat des
Titans, la naissance de Jupiter, la ruse de Rhéa, la supposition de la pierre,
la prison de Saturne, le partage des trois frères.
38. Ensuite,
et par ordre, la révolte des Géants, le feu dérobé, la punition de
Prométhée, la force des deux Amours (33) ; puis l'île
flottante de Délos, les couches de Latone, la mort du serpent Python, les
embûches de Tityus, le milieu de la terre trouvé par le vol des aigles (34).
39. Viennent
alors Deucalion, et le grand naufrage de cette époque, et l'arche unique qui
sauva les restes du genre humain, et les pierres transformées en hommes ;
Bacchus mis en pièces (35), la fourberie de Junon,
l'embrasement de Sémélé, la double naissance de Bacchus, l'histoire de
Minerve, celles de Vulcain et d'Erichthon, la dispute au sujet de l'Attique (36),
Halirrhothius (37), le premier jugement de
l'Aréopage, enfin toute la mythologie athénienne.
40. Mais
surtout qu'il sache les courses errantes de Cérès, Proserpine retrouvée,
l'hospitalité de Céléus, l'agriculture inventée par Triptolème, la culture
de la vigne par Icare, les malheurs d'Érigone, les aventures de Borée,
d'Orithye, de Thésée, d'Égée ; puis la réception de Médée, sa fuite chez
les Perses, ce qui arriva aux filles d'Érechthée et à celles de Pandion, ce
qu'elles firent et souffrirent dans la Thrace. Qu'il ajoute Acamas et Phyllis,
le premier enlèvement d'Hélène, l'expédition des Dioscures contre Athènes,
le malheur d'Hippolyte et le retour des Héraclides; car on peut regarder tous
ces faits comme appartenant à l'Attique, et je n'ai parcouru ce petit nombre de
fables athéniennes que comme un échantillon de celles que je laisse de côté.
41. On trouve
ensuite Mégare, Nisus, Scylla et le cheveu de pourpre, le voyage de Minos, son
ingratitude envers sa bienfaitrice ; puis le Cithéron, les histoires
thébaines, les malheurs des Labdacides, le voyage de Cadmus, le repos de la
vache, les dents du serpent, la naissance des guerriers semés par lui, la
métamorphose de Cadmus en serpent ; les murs bâtis au son de la lyre, le
délire de l'architecte, la vanité de Niobé, et son silence causé par la
douleur, Penthée, Actéon, OEdipe, Hercule avec tous ses travaux, et le
massacre de ses enfants.
42. Corinthe
aussi est pleine de légendes mythologiques; elle a Glaucon et Créon; avant
eux, Bellérophon, Sthénobée, la dispute du Soleil et de Neptune ; ensuite, la
fureur d'Athamas, les enfants. de Néphélé fuyant à travers les airs sur un
bélier, Ino et Mélicerte reçus au rang des dieux marins.
43. Après
cela, l'histoire des Pélopides, Mycènes, et ce qui s'y est passé à une
époque plus reculée, Inachus, Io et son gardien Argus, Atrée et Thyeste,
Aéropé, la Toison d'or, le mariage de Pélops, le meurtre d'Agamemnon, le
châtiment de Clytemnestre ; longtemps auparavant, l'expédition des Sept chefs,
la réception des gendres d'Adraste exilés, l'oracle rendu à leur sujet, leurs
corps laissés sans sépulture, la mort d'Antigone et de Ménécée qui en est
la conséquence.
44. Le
danseur doit encore de toute nécessité se souvenir de ce qui s'est passé à
Némée, d'Hypsipyle et d'Archémore : il doit aussi savoir Danaé, gardée
vierge dans une tour, la naissance de Persée, le combat proposé à celui-ci
contre la Gorgone, épisode auquel se rattachent ses exploits en Éthiopie;
Cassiopée, Andromède et Céphée, que notre crédulité a mis au nombre des
astres. Qu'il n'ignore pas non plus l'antique histoire d'Égyptus et de Danaüs,
et la perfidie nuptiale des Danaïdes.
45. Lacédémone
fournit aussi une large part : Hyacinthe, Zéphyr, rival d'Apollon, la mort du
jeune enfant tué par un disque, la fleur née de son sang, l'inscription
funèbre qu'elle porte, la résurrection de Tyndare, la colère que Jupiter en
ressent contre Esculape; de plus, l'hospitalité donnée à Pâris et
l'enlèvement d'Hélène, après son jugement pour la pomme.
46. Il faut,
en effet, songer que l'histoire de Sparte se relie à celle d'Ilion, si
étendue, si variée de personnages. Chacun des guerriers morts devant Troie
fournit quelque drame à la scène. Tous ces sujets doivent être présents à
la mémoire du danseur, surtout depuis l'enlèvement d'Hélène jusqu'aux
aventures du retour, les erreurs d'Énée et l'amour de Didon, ainsi que toute
l'histoire dramatique d'Oreste, et les exploits audacieux de ce héros dans la
Scythie. Il en est de même des événements antérieurs qui se lient
étroitement à la guerre de Troie, Achille déguisé en fille à Scyros, la
folie d’Ulysse, l'abandon de Philoctète, toutes les courses errantes
d'Ulysse, Circé, Télégonus, Éole, roi des vents, et le reste jusqu'au
massacre des prétendants; avant cela, les embûches dressées contre Palamède,
la colère de Nauplius, la fureur de l'un des Ajax et la mort de l'autre sur les
rochers.
47. Élis
offre encore plusieurs sujets aux danseurs, OEnomatis, Myrtile, Saturne,
Jupiter, et les premiers jouteurs d'Olympie.
48. La
mythologie arcadienne ne manque pas de fécondité : la fuite de Daphné, la
métamorphose de Callisto en ourse, la fureur bachique des Centaures, la
naissance de Pan, l'amour d'Alphée et son voyage sous la mer (38).
49. Mais si
nous nous transportons en Crète, la danse y recueillera une ample moisson :
Europe, Pasiphaé, les deux Taureaux, le Labyrinthe, Ariadne, Phèdre,
Androgée, Dédale, Icare, Glaucus, le savoir prophétique de Polyidus, Talus,
cet homme d'airain, qui faisait le tour de la Crète.
50. Passons
on Étolie ; la danse y trouve dé nombreux sujets : Althée, Méléagre,
Atalante, le tison fatal, la lutte d'Hercule et du fleuve, la naissance des
Sirènes, l'apparition des Échinades, l'établissement d'Alcméon, quand il a
cessé d'être en proie à la fureur ; puis Nessus et la jalousie de Déjanire,
qui amène le bûcher de l'OEta.
51. La Thrace
n'est pas stérile en faits utiles au danseur : c'est Orphée, son corps mis en
lambeaux, sa tête qui parle en nageant sur sa lyre; l'Hémus, le Rhodope, le
supplice de Lycurgue.
52. Mais la
Thessalie est plus riche encore : elle offre Pélias, Jason, Alceste,
l'expédition des cinquante héros, le navire Argo et sa carène prophétique.
53. Puis
l'histoire de Lemnos, Aétès, le songe de Médée. Apsyrte mis en pièces, tout
ce qui se passe dans la traversée,, et ensuite Protésilas et Laodamie.
54. En
revenant en Asie, nous y trouvons nombre de sujets dramatiques : c'est Samos et
l'aventure de Polycrate, la fuite de sa fille jusque chez les Perses ; et à une
époque antérieure, l'indiscrétion de Tantale, le banquet qu'il offre aux
dieux, Pélops préparé comme un mets et son épaule d'ivoire.
55. En
Italie, c'est l'Éridan, Phaéthon, ses sœurs changées en peupliers et versant
des larmes d'ambre (39).
56. Le
danseur connaîtra, en outre, les Hespérides, le dragon gardien des pommes
d'or, le travail d'Atlas, Géryon et les bœufs enlevés d'Erythée.
57. Il
n'ignorera pas non plus toutes les métamorphoses mythiques, les changements en
arbres, en bêtes, en oiseaux, les hommes devenus femmes, tels que Cénéus,
Tirésias et d'autres encore.
58. La
Phénicie possède Myrrha et le double deuil assyrien : le danseur doit
connaître ces faits, et les histoires plus récentes, tout ce qu'Antipater
entreprit après la monarchie des Macédoniens, et l'amour inspiré à Séleucus
par Stratonice.
59. Qu'il
connaisse encore les mystères les plus secrets des Égyptiens et qu'il en
exprime quelques-uns par ses gestes, je veux dire Epaphus, Osiris, la
métamorphose des dieux en animaux ; mais surtout qu'il parle de leurs amours, y
compris celles de Jupiter, et toutes les différentes formes dont il s'est
revêtu.
60. Il saura
aussi toute la tragédie infernale, les supplices et les causes qui les ont
provoqués, l'amitié de Thésée et de Pirithoüs jusque chez Pluton.
61. En un
mot, il ne doit rien ignorer de tout ce qu'ont écrit Homère, Hésiode et les
bons poètes, notamment les tragiques. D'une multitude infinie de traits de ce
genre, je n'ai choisi qu'un petit nombre et je n'ai rapporté que les plus
remarquables, laissant le reste à chanter aux poètes et à représenter aux
danseurs : pour toi, tu trouveras facilement, guidé par la ressemblance, tous
ceux que le danseur doit avoir présents à la mémoire et réservés, pour
ainsi dire, en magasin, afin d'en faire usage à l'occasion.
62. D'autre
part, comme son talent est d'imiter et d'exprimer par des gestes ce que disent
les chanteurs, il faut qu'à l'exemple des orateurs, il s'exerce à se rendre
clair et intelligible, afin qu'on puisse saisir chacune de ses intentions sans
le secours d'un interprète. Il faut que celui qui voit danser puisse, comme le
dit l'oracle d'Apollon Pythien, comprendre le muet et entendre le danseur qui
garde le silence.
63. C'est ce
qui arriva, dit-on, à Démétrius le Cynique. Comme toi, il blâmait la danse,
disant qu'avec la flûte, les syrinx, et le bruit des pieds, ce n'était qu'un hors-d'œuvre
superflu, qui n'ajoutait rien au drame ; que les mouvements
désordonnés du danseur étaient inutiles et dépourvus de sens ; que les
spectateurs étaient fascinés par les accessoires de la danse, les habits de
soie, la beauté du masque, les modulations de la flûte, l'harmonie des voix,
parures qui embellissent l'art du danseur, tout à fait nul par lui-même. Il y
avait alors, sous Néron, un célèbre danseur homme d'esprit, dit-on, versé
plus que personne dans la connaissance historique de son art, et excellant dans
la beauté de ses mouvements. Il fit à Démétrius une demande que je crois
très raisonnable : il le pria de venir le voir danser, avant de le condamner,
lui promettant de se montrer à lui sans accompagnement de flûtes ni de voix.
Il tint sa promesse. Il fit taire les instruments, les flûtes, le chœur même, et dansa tout seul les amours de Mars et de Vénus, le Soleil révélant
l'intrigue, le piège de Vulcain, qui prend les deux amants dans ses filets.
Vénus toute honteuse, Mars ne pouvant se défendre de craindre et de supplier,
enfin les moindres détails de cette histoire. Démétrius, à ce spectacle, fut
tellement ravi, qu'il ne put s'empêcher de donner au danseur le plus grand des
éloges, en s'écriant à haute voix : "J'entends ce que tu fais, danseur ;
je ne le vois pas seulement, mais il me semble que tu parles avec tes mains (40)."
64. Puisque
nous en sommes à l'époque de Néron, je veux aussi te raconter ce qui arriva
à un barbare au sujet de ce même danseur : c'est un fait tout à la gloire de
la danse. Un des princes barbares qui règnent sur le Pont, étant venu à la
cour de Néron pour quelques affaires, vit cet acteur danser au milieu de
quelques autres avec une expression si nette de ce que l'on chantait, que, sans
pouvoir l'entendre, n'étant qu'à demi grec, il n'en perdit pas un mot. Comme
il était sur le joint de retourner dans sa patrie, Néron, en lui serrant la
main le pria de demander ce qui lui plairait davantage, lui promettant de le lui
accorder aussitôt : "Vous me rendrez bien heureux, dit-il, si vous voulez
me donner ce danseur. - A quoi vous servira-t-il dans votre pays ? reprit
Néron. - J'ai pour voisins, dit l'étranger; des barbares qui ne parlent pas la
même langue que moi, et je ne saurais trouver d'interprète pour traiter avec
eux : lorsque j'aurai besoin de leur dire quelque chose, voici un homme dont les
gestes me serviront de truchement." Telle était l'impression que
l'imitation par la danse avait faite sur ce barbare, qu'elle lui paraissait on
ne peut plus claire et significative.
65. La grande
affaire, le but spécial de la danse, c'est, comme je l'ai dit, l'imitation des
actions humaines, à laquelle s'appliquent avec tant de soin les orateurs, et
surtout ceux qui s'exercent dans ce que nous appelons déclamation. Or, un
danseur est certain qu'il sera particulièrement digne d'éloges, s'il
s'identifie avec les personnages qu'il représente, et si son expression est
conforme aux paroles des héros qui se meuvent sur la scène, meurtriers de
tyrans, pauvres, laboureurs, dont il rend avec précision le caractère propre
et saillant.
66. Je veux
encore te raconter le mot d'un autre barbare à ce sujet. Il voyait cinq masques
préparés pour un danseur, car la pièce était divisée en autant d'actes, et,
comme il n'apercevait qu'un seul danseur, il demanda quels étaient ceux qui
allaient jouer les autres personnages. Quand il eut appris que c'était le même
homme qui allait jouer seul et danser toute la pièce : "Je ne savais pas,
mon cher, dit-il, que tu eusses plusieurs âmes dans un seul corps." Ainsi
parla notre barbare.
67. Ce n'est
pas sans raison que les Italiens ont appelé la danse pantomime, nom tiré de
ses effets. J'aime cette exhortation d'un poète : « Mon fils, rends-toi
semblable à l'animal qui s'attache aux roches de la mer (41),
et fréquente ensuite les peuples et les villes; " c'est un conseil
excellent pour un danseur qui doit se rendre familiers et s'attacher à
reproduire tous les actes de la vie. En général, la danse se flatte d'exprimer
et de représenter les mœurs et les passions, en introduisant sur la scène
tantôt l'amour, tantôt la colère, la folie, la tristesse et toutes les
affections de l'âme à leurs différents degrés. Et ce qu'il y a de plus
surprenant, c'est de voir en un seul jour Athamas en fureur, Ino frappée de
crainte, puis Atrée, Thyeste, Égisthe, Aéropé, et cependant tout cela n'est
qu'un seul homme.
68. Les
autres arts, faits pour le plaisir des yeux et des oreilles, ne produisent qu'un
effet unique : c'est une flûte, une cithare, un chant mélodieux, la
représentation d'une tragédie, ou le rire qui résulte d'une action comique.
Mais le danseur embrasse tout : on y rencontre le mélange et l'union variée de
plusieurs arts, flûte, syrinx, bruit de pieds, choc de cymbales, voix sonore de
l'acteur et symphonie d'un chœur concertant.
69. En outre,
les opérations des deux parties essentielles de l'homme sont distinctes ; âme
et corps, chacun a les siennes; mais dans la danse elles se confondent ; les
actions y montrent à la fois et la vivacité de la pensée et celle des
mouvements du corps. Or, qu'y a-t-il au-dessus de la sagesse des actes et du
sens qu'on donne à tout ce qu'on fait ? Aussi Lesbonax de Mitylène (42),
homme de cœur et d'esprit, appelait les danseurs chirosophes (43),
et fréquentait leur théâtre afin d'en revenir meilleur. Timocrate, son
maître, ayant vu une fois, par hasard, un danseur exécutant un de ses rôles,
s'écria : "De quel spectacle m'avait privé le respect de la philosophie !
"
70. Si ce que
Platon (44) a dit de l'âme est vrai, le danseur
nous en montre parfaitement les trois parties : l'irascible, lorsqu'il
représente la colère; le concupiscible, quand il joue les rôles d'amoureux,
et le raisonnable, lorsqu'il met un frein à chaque passion. Or, cette dernière
qualité est disséminée dans toutes les parties de la danse, comme le toucher
dans tous les autres sens. Le danseur, en se proposant pour but la beauté et la
grâce des mouvements, fait-il autre chose que prouver l'assertion d'Aristote (45),
qui fait l'éloge de la beauté et la regarde comme l'une des trois parties du
souverain bien ? J'ai même entendu dire à quelqu'un, qui exaltait la danse
avec un peu d'enthousiasme juvénile, que le silence des personnages dansants
était comme un symbole du dogme de Pythagore.
71. Toutes
les autres sciences nous promettent, les unes l'utilité, les autres le plaisir
; la danse seule nous offre les deux tout ensemble ; et son utilité est
d'autant plus grande qu'elle naît du plaisir même. Combien, en effet, n'est-il
pas plus agréable d'assister à ce spectacle que de voir des jeunes gens se
donner des coups de poing, ruisseler de sang, lutter en se roulant dans la
poussière ? La danse aussi présente ces sortes de spectacles, mais c'est avec
moins de danger, plus de grâce et plus de charme. Ainsi, les mouvements
incessants des danseurs, leurs pirouettes, leurs virevoltes, leurs sauts, leurs
renverses, réjouissent tous ceux qui les voient et sont très salubres à ceux
qui les font. Je puis donc dire que la danse est à la fois le plus beau et le
plus harmonieux des exercices, puisqu'il procure au corps la souplesse, la
flexibilité, la légèreté, lui apprend à se plier à toute espèce de
changement et lui fait acquérir une force considérable.
72. Et
comment la danse ne serait-elle pas une chose vraiment parfaite ? Elle aiguise
l'âme, exerce le corps, réjouit les spectateurs, et leur apprend les histoires
antiques au son des flûtes, des cymbales, des suaves mélodies, avec un charme
qui pénètre les oreilles et les yeux. Êtes-vous avide d'entendre une belle
voix ? Où la rencontrer ailleurs ? où trouver un concert plus nourri et mieux
exécuté ? Préférez-vous les sons plus éclatants des flûtes et des syrinx ?
Vous avez dans la danse de quoi vous satisfaire encore. Je ne parle pas de vos mœurs
qui s'épureront par la fréquentation de ce spectacle, quand vous verrez
au théâtre la haine des mauvaises actions, la compassion pour ceux qui sont en
butte à l'injustice, en un mot toutes les leçons de morale données aux
spectateurs.
73. Mais ce
que je loue surtout chez les danseurs, le voici : c'est qu'ils s'appliquent à
donner à leurs membres autant de grâce que de force ; et il me paraît
également étonnant de voir dans une même pièce le même acteur déployer la
vigueur d'Hercule et la délicatesse de Vénus.
74. Je veux
maintenant te dépeindre, dans cet écrit, ce que doit être un bon danseur, au
physique et au moral, quoique j'aie déjà parlé assez longuement des qualités
de l'âme. Il doit avoir une bonne mémoire, de l'esprit, de l'intelligence, de
la promptitude à comprendre et surtout beaucoup d'adresse à saisir les
à-propos. Il doit encore être en état de juger des poèmes et des chants, de
distinguer les meilleurs airs et de blâmer ceux qui sont mal faits.
75. Pour le
corps, il me semble que je dois me le représenter conforme au modèle de
Polyclète (46), c'est-à-dire d'une taille qui ne
soit ni trop grande et vraiment gigantesque, ni pourtant trop petite et se
rapprochant de celle d'un nain ; je le veux d'une proportion exacte, juste,
point trop gras, ce qui nuit à l'illusion, ni trop maigre, ce qui tourne au
squelette et presque au cadavre.
76. Il faut,
à ce propos, que je te dise les clameurs que ces défauts soulevèrent chez un
peuple capable de les remarquer. Les habitants d'Antioche sont des gens très
spirituels, qui aiment beaucoup la danse, et qui observent trop finement tout ce
qui se dit ou se fait chez eux, pour que le moindre détail leur échappe (47).
Un danseur de petite taille étant un jour entré en scène pour jouer le rôle
d'Hector, tous les spectateurs s'écrièrent d'une seule voix : "Voici
Astyanax ! où donc est Hector ?" Une autre fois, un acteur d'une taille
énorme ayant commencé à danser le rôle de Capanée (48)
et à donner l'assaut aux murs de Thèbes : " Enjambe par-dessus la
muraille, lui cria-t-on, tu n'as pas besoin d'échelle." A un autre, dont
l'embonpoint était excessif et qui s'efforçait de faire de grands sauts :
"De grâce, dirent-ils, épargne notre thymélé (49)
!" Au contraire, ils crièrent à un acteur fort maigre : "Ménage ta
santé, tu es malade." Ce n'est pas dans l'intention de te faire rire que
j'ai rapporté ces traits, mais pour te faire voir que des peuples entiers ont
cultivé la danse au point de savoir juger, suivant les règles, de ses défauts
et de ses perfections.
77. Une
grande souplesse dans les mouvements est absolument nécessaire au danseur ; son
corps doit être à la fois svelte et robuste, afin de pouvoir, au besoin, se
ployer comme de l'osier, et, à l'occasion, résister avec force.
78. Loin
aussi de rejeter la chironomie (50), employée dans
les jeux sacrés, la danse adopte, au contraire, tous les beaux gestes usités
dans les combats de Mercure, de Pollux et d'Hercule, ainsi que tu le peux voir,
en jetant les yeux sur chacune de ces imitations. Hérodote (51)
dit que les yeux sont des témoins plus fidèles que les oreilles; la danse
s'adresse aux oreilles et aux yeux.
79. La danse
nous charme à tel point que, si un homme tourmenté par l'amour va au
théâtre, il se guérit en voyant les maux qu'entraîne cette passion ; si le
chagrin l'accable, il sort plus gai du spectacle, comme s'il avait bu d'une
potion qui verse l'oubli, ou, pour parler avec le poète (52),
d'un breuvage qui guérit la douleur et la colère. Une preuve que la danse
représente nos sentiments naturels et que chacun des spectateurs reconnaît ce
que l'acteur exprime, c'est que souvent les assistants versent des larmes, quand
ils voient quelque scène attendrissante et digne de compassion. La danse
bachique est fort en vogue en Ionie et dans le Pont, quoiqu'elle appartienne au
genre satyrique (53) : elle a tellement subjugué
les habitants de ces contrées, que, durant le temps fixé pour les
représentations, ils abandonnent toute autre affaire, et restent assis des
journées entières à voir des Titans, des Corybantes, des Satyres et des
bergers. Les citoyens les plus distingués et les premiers magistrats de chaque
ville dansent eux-mêmes dans ces sortes de ballets, et non seulement ils ne
rougissent pas de ces divertissements, mais ils s'en montrent plus glorieux que
de leur noblesse, de leurs charges municipales et de la vertu de leurs aïeux.
80. Après
avoir parlé des qualités des danseurs, disons un mot de leurs défauts. J'ai
déjà indiqué ceux du corps; on pourrait, je pense, désigner de la même
manière ceux de l'esprit. Beaucoup d'entre eux par ignorance, car il n'est pas
possible qu'ils soient tous instruits, commettent en dansant de graves
solécismes. Ceux-ci font des mouvements faux, et, comme on dit, ne touchent pas
la vraie corde : leur pied marque un temps, quand la musique en frappe un autre
; ceux-là dansent en mesure, mais leur action suit ou devance le fait exprimé,
comme je l'ai vu moi-même un jour. Un acteur, qui dansait la naissance de
Jupiter et la cruauté de Saturne dévorant ses enfants, dansa, par erreur, les
malheurs de Thyeste, trompé par la ressemblance des sujets. Un autre,
représentant Sémélé frappée de la foudre, la confondit avec Glaucé, qui
est de beaucoup plus récente. Mais il ne faut pas, je crois, faire à la danse
un crime des fautes des danseurs, ni pour cela la détester en elle-même ; il
faut, au contraire, les regarder comme des ignorants, ainsi qu'ils le sont en
effet, et louer ceux qui se règlent en tout sur le rythme et les lois de leur
art.
81. En
général, il est nécessaire qu'un danseur réunisse toutes les qualités et
toutes les perfections, précision, élégance, proportions heureuses, égalité
de jeu irréprochable et parfaite, union de tout ce qu'il y a de plus beau, sans
aucun mélange de défauts, conception vive, science profonde, imagination
vraiment humaine. Aussi l'éloge le plus complet qu'il puisse obtenir des
spectateurs, c'est que chacun d'eux, en le voyant jouer, reconnaisse ses propres
sentiments, et voie dans le danseur, comme dans un miroir, soi-même, ses
passions et ses actions de chaque jour. C'est alors que les hommes ne peuvent se
tenir de plaisir et qu'ils se répandent en applaudissements sans fin, quand
chacun d'eux voit l'image de son âme et reconnaît son portrait. Ainsi
s'accomplit par ce spectacle le précepte delphique : " Connais-toi
toi-même. " Alors on sort du théâtre, instruit de ce qu'il faut faire on
éviter, et connaissant ce qu'on ignorait auparavant.
82. Dans la
danse, comme dans le discours, on peut tomber dans un défaut qu'on appelle
imitation vicieuse : il consiste à passer les bornes de l'imitation, à
vouloir exprimer au delà de ce qu'il faut, à représenter sous des traits
gigantesques ce qui n'est que grand, à efféminer ce qui est simplement
délicat, à pousser un caractère viril jusqu'à la rudesse et à la
férocité.
83. Je me
souviens d'avoir vu jadis donner dans ce défaut un danseur estimé jusque-là,
fort intelligent d'ailleurs et tout à fait digne d'être admiré. Je ne sais
trop par quel hasard il se laissa entraîner à un excès d'irritation, qui le
jeta dans une action vraiment extravagante. Il dansait Ajax furieux, aussitôt
après sa défaite, et il franchit si bien toutes les bornes de son art, qu'il
devint furieux an lieu de le paraître. Il déchire l'habit de l'un de ceux qui
frappent la mesure avec une sandale de fer, arrache à un flûteur son
instrument, en frappe Ulysse, qui était près de lui, tout fier de sa victoire,
de manière à lui fendre la tête ; si le casque, par sa résistance, n'eût
amorti le coup, c'en était fait du pauvre Ulysse, mis à malemort par un
danseur devenu fou. Cependant tout le théâtre semble partager la fureur d'Ajax
; on saute, on crie, on jette en l'air ses habits : les hommes du peuple, en
effet, gens sans instruction, incapables de juger de la bienséance et de
discerner le bien du mal,. s'imaginent que c'est là l'imitation parfaite de la
démence, tandis que les hommes d'un goût plus délicat, tout en comprenant la
faute de l'acteur et en en rougissant, n'osent le blâmer par leur silence, mais
cherchent, au contraire, à déguiser par leurs éloges l'extravagance du
danseur, convaincus toutefois que. cette scène est moins l'effet de la folie
d'Ajax que de celle de l'acteur. Celui-ci, non content de cet esclandre, fait
quelque chose de plus ridicule encore : il descend au milieu du théâtre près
des bancs du sénat, et s'assied entre deux personnages consulaires qui
tremblent de le voir flageller quelqu'un d'entre eux, comme un bélier.
Cependant, les uns admirent, d'autres rient, quelques-uns ont peur que d'une
imitation extrême l'acteur ne soit tombé dans une véritable démence.
84. On dit,
du reste, que, lorsqu'il revint dans son bon sens, il fut si fâché de toutes
les folies qu'il avait faites, qu'il tomba malade de chagrin, comme s'il se fût
reconnu coupable d'une vraie folie. Il le fit bien voir par la suite ; car
plusieurs de ses partisans l'ayant prié de danser Ajax une seconde fois, il
présenta un autre danseur, en disant aux spectateurs : "C'est bien assez
d'avoir été fou une première !" Mais ce qui lui causa le plus de peine,
c'est qu'un de ses concurrents, un de ses rivaux de métier, pour lequel on
avait écrit le même rôle d'Ajax, joua la scène de la folie avec tant de
convenance et de justesse qu'il ravit tous les suffrages, pour avoir su rester
dans les limites de la danse et n'avoir pas violé, dans une ivresse furieuse,
les règles de l'action dramatique.
85. Pour
conclure, mon doux ami, parmi la foule considérable d'objets et d'études dont
la danse se compose, en voilà seulement un petit nombre que je te soumets, afin
que tu ne te fâches pas trop contre moi, comme épris d'un trop vif amour.
Maïs si tu voulais partager ce divertissement avec ton ami, je suis sûr que tu
serais un homme perdu et que tu deviendrais fou de la danse. Alors je n'aurai
pas besoin de te dire le mot de Circé (54) :
Ce breuvage, ô surprise, est sans effet sur toi.
Car tu seras charmé, sans avoir toutefois, par Jupiter ! la tête d'un âne, ni
le cœur d'un porc. Ton esprit, au contraire, deviendra plus solide, et le
plaisir te fera partager avec un autre une bonne partie de la coupe. En effet,
ce que dit Homère de la verge d'or de Mercure (55)
:
Elle étend sur les yeux la douceur du sommeil,
Ou :
amène, à son gré, les hommes au réveil;
c'est ce que produit la danse, qui tantôt charme les yeux, tantôt les rend
vigilants, et tient l'esprit en éveil devant tout ce qui passe sur la scène.
CRATON. En
vérité, mon cher Lycinus, tes discours me persuadent : ils me font ouvrir les
oreilles et les yeux. N'oublie pas, mon doux ami, lorsque tu iras au théâtre,
d'y retenir une place pour moi, à côté de la tienne : je ne veux pas que tu
en reviennes plus sage que nous.
(01)
Ce mot avait chez les Grecs une signification bien plus étendue que celle que
nous lui donnons aujourd'hui. La danse n'est presque pour nous que l'art de
remuer les pieds en cadence ; c'était pour les anciens la science de tous les
mouvements du corps : elle exprimait par le geste toutes les passions de l’âme,
énonçait jusqu'aux pensées les plus compliquées, tenait lieu de langage, et
parlait à l'esprit en amusant les yeux. On a cherché, depuis quelques années,
à renouveler cette danse dans des ballets pantomimes ; mais que nous sommes
encore éloignés de produire les effets merveilleux que la danse produisait
chez les anciens ! Ce traité est un des plus importants pour le connaissance de
cet art et des usages du théâtre antique. BELIN DE BALLU. Voyez, pour plus
amples détails, Hist. de la critique chez les Grecs, par E. Egger, p.
283, 284.
(02) La légende de Phèdre est
connue. Parthénope est une des Sirènes, qui fut méprisée par Ulysse. Rhodope
fit argent de son corps, et gagna, dit-on de quoi bâtir une des pyramides
d'Égypte. Cf. plus loin, § 51.
(03) Odyssée, IX, v. 94.
(04) Odyssée, XII, v. 188.
(05) Voy.
p. 72, note 4. Cf. le Xe Dialogue des Courtisanes.
(06) "Tous
les anciens ne reconnaissent pas également Rhéa pour l'institutrice de la
danse. Théophraste, cité par Athénée, livre 1, p. 22, prétend qu'un certain
joueur de flûte, natif de Catane, en Sicile, et nommé Andron, fut le premier
qui s'avisa d'accompagner les sons de sa flûte des divers mouvements de son
corps, qui marquaient une espèce de cadence. C'est pour cela que les anciens
Grecs exprimaient le mot danser par celui de SikelÛzein,
voulant faire connaître par là que la danse leur venait de Sicile. Après
Andron, Cléophane de Thèbes cultiva cet art avec succès.» BELIN DE BALLU.
Les savants nous semblent trop exclusifs, en voulant assigner une sorte de date
précise à l'origine de la danse : elle est aussi ancienne que les hommes ;
elle est de tous les temps et de tous les pays. Voy. l'article Danse dans
l'Encyclopédie de Firmin Didot.
(07) Iliade,
XVI, v. 617.
(08) Cf.
Athénée, livre XIV, p. 629 ; Apulée, Metam., p. 297 de l'édition
Nisard. Néoptoléme se nommait aussi Pyrrhus.
(09) Proprement
Hormus, du grec ÷rmow.
(10) Voy.
Athénée, l. c.
(11) Iliade,
XVIII, v. 590. Cf. Odyssée. IV, au commencement.
(12) Odyssée, VIII, v. 264.
(13) C'est-à-dire
qui danse à la tête des autres.
(14) Voy.
Platon, Ion, chap. V, et la traduction de Pindare de M. C. Poyard, p.238.
(15) Homère, Odyssée, IV, v. 417, et Virgile, Géorgiques, IV. J. B.
Rousseau, Ode au comte du Luc Voy. aussi le beau groupe du sculpteur
flamand Slodtz, dans le parc de Versailles.
(16) Voy.
le Dictionnaire de Jacobi.
(17) Plutarque,
Vie de Numa, traduction d'A. Pierron, t. I, p. 154, édition Charpentier.
(18) Voy.
ce mot dans le Dict, de Jacobi.
(19) Voy.
Préface ou Bacchus.
(20) Iliade, XIII, v. 636 ; Odyssée, XVIII, v. 303
(21) Odyssée,
I, v. 421.
(22) La
Théogonie.
(23) Voy.
Apologie de Socrate, chap. V
(24) Voy.
le Banquet de Xénophon.
(25) Voy,
l'Aulularia de Plaute.
(26) Neapolis,
Naples
(27) Ce
fut sous Auguste que la pantomime fut introduite à Rome par Bathylle et Pylade,
fameux danseurs. Cf. Athénée, 1, p. 20.
(28) Danse
violente, où l'on battait beaucoup d'entrechats. Voy Athénée, XIV, et
Apulée, VIII.
(29) Voy.
Pollux, Onomasticon, IV, 14, et Plutarque, Vie de Thésée,
traduction d'A. Pierron, t. I, p. 21.
(30) Livre
VIII.
(31) Iliade,
I, v. 71.
(32) Thucydide, livre II, chap. LX.
(33) Voy.
Éros et Antéros dans le Dict. de Jacobi.
(34) Jupiter,
voulant connaître le milieu de la terre, fit partir eu même temps deux aigles,
l'un vers l'Orient et l'autre vers l'Occident : ils se rencontrèrent à
Delphes. Cf. Pindare, IVe Pythique, v. 6, traduction de M. C. Poyatd.
(35) Voy.
Iacchos, dans le Dict, de Jacobi.
(36) Voy.
Hermotirnus, 20.
(37) Voy.
ce nom dans le Dict. de Jacobi. On devra consulter le même ouvrage pour tous
les noms mythologiques de paragraphes suivants.
(38) Voy.
la narration de Libanius : De Alpheo et Arethusa.
(39) Voy.
le traité de l'Ambre ou des Cygnes.
(40) Cf.
Pétrone, Fragments poétiques ; Sur un pantomime, p. 97 de l'édition
Nisard..
(41) Le
polype, animal diaphane, et qui parait prendre, comme le caméléon. la couleur
des objets auxquels il s'attache. Le poète dont il s'agit ici est Pindare,
cité par Plutarque, dans son traité : Quels animaux sont les plus rusés, les
terrestres ou les aquatiques ?
(42) Philosophe
et rhéteur. du siècle d'Auguste.
(43) χεῖρ,
main ; σοφός,
sage ou savant
(44) République,
p. 184 de la traduction de Grou, édition Charpentier.
(45) Aristote,
Morale, 1, 8.
(46) Cet
habile sculpteur avait fait une statue qu'on appelait le modèle, k‹nvn,
à cause de la proportion parfaite qui régnait dans toutes les parties. Cf.
Mort de Pérégrinus, 9.
(47) Voy.
ce qu'en dit l'empereur Julien dans son Misopogon.
(48) Un
des Sept chefs qui assiégèrent Thèbes.
(49) Estrade
pour les évolutions du chœur.
(50) Art
de faire des gestes et de régler les mouvements des mains.
(51) Hérodote,
I, 8 : Cf. Horace, Art poétique, V. 180 et suivants.
(52) Homère,
Odyssée, IV, v. 391.
(53) Voy.
Horace, Art poétique, v. 221 et suivants, avec les notes d'Orelli
(54) Homère,
Odyssée, X, v. 326.
(55) Odyssée, V, v. 47, 48.
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