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LUCIEN

CHARIDÉMUS OU DE LA BEAUTÉ (01)  

 



HERMIPPUS ET CHARIDÉMUS

1. Je me promenais hier, Charidémus, hors de la ville, afin de me récréer par la vue des champs, et puis parce que j'avais besoin de repos pour méditer l'œuvre dont je m'occupais, lorsque je rencontrai Proxénus, fils d'Épicrate. Je le salue, suivant l'usage, et je lui demande d'où il vient et où il va. Il me répond qu'il vient aussi, selon son habitude, prendre du repos et du plaisir à voir les champs, respirer l'air pur et léger qui les rafraîchit, qu'il sort d'un festin splendide donné au Pirée par Androclès, fils d'Épicharès, lequel vient d'offrir un sacrifice à Mercure pour le remercier de sa victoire. Il avait, en effet, remporté le prix d'éloquence aux Diasies (02).
2. Proxénus ajoute que la fête s'est passée d'une façon agréable et polie, qu'on y a lu des éloges de la beauté, qu'il ne peut pas, à la vérité, me les rapporter, parce que la vieillesse lui a fait perdre de sa mémoire, et que d'ailleurs il n'a pas assisté tout le temps à cette lecture, mais que tu peux, toi, satisfaire ma curiosité, puisque tu as été l'un des lecteurs, et que tu as entendu les autres durant tout le festin.
CHARIDÉMUS. Le fait est vrai, Hermippus. Cependant je ne pourrais pas te redire exactement tout. Il n'était pas possible de tout entendre, à cause du bruit que faisaient les convives et ceux qui les servaient, et puis, rien n'est plus difficile que de se rappeler des discours tenus dans un festin. Le vin, tu le sais, fait perdre la mémoire, même à ceux qui en ont le plus. Cependant, pour t'être agréable, je vais essayer de te faire ce récit de mon mieux et de n'omettre aucune des circonstances qui me viendront à la pensée.
3. HERMIPPUS. Je t'en sais beaucoup de gré. Mais si tu voulais me dire avant tout quel est l'ouvrage qu'a lu Androclès, sur qui il a remporté la victoire, quelles étaient les personnes invitées avec toi à son festin, ta gracieuseté serait complète.
CHARIDÉMUS. L'ouvrage d'Androclès était un éloge d'Hercule ; il l'a composé, dit-il, pour obéir à un songe. Il a remporté le prix sur Diotime de Mégare, qui lui disputait les épis (03) ou plutôt la gloire du succès.
HERMIPPUS. Et quel ouvrage a lu Diotime ?
CHARIDÉMUS. Un éloge des Dioscures. Après avoir été délivré par eux de grands dangers, il a voulu, nous a-t-il dit, leur payer ce tribut de reconnaissance. D'ailleurs ce sont, eux-mêmes qui l'ont invité à le faire, en lui apparaissant au haut des mâts dans le fort d'une tempête.
4. Au festin se trouvaient un nombre considérable de parents et d'amis du vainqueur. Mais ceux qui méritaient d'être cités en première ligne, comme ornement du repas et pour avoir fait l'éloge de la beauté, sont Philon, fils de Dinias, Aristippe, fils d'Agasthène, et moi troisième. Le beau Cléonyme, neveu d'Androclès, était assis à côté de nous. C'est un jeune homme délicat, un peu efféminé, mais qui ne manque pas d'esprit. Il nous écouta du moins, avec une grande attention. Philon se mit le premier à parler de la beauté, et voici son exorde.
HERMIPPUS. Ne commence pas ce discours, mon ami, que tu ne m'aies appris auparavant la cause pour laquelle vous avez choisi ce sujet.
CHARIDÉMUS. Tu as tort, mon cher, de m'arrêter à tout instant. J'aurais déjà fini mon récit, et nous pourrions nous retirer. Mais comment résister à un ami qui vous fait violence ? Il faut bien se plier à tout.
5. Tu veux savoir la cause de notre discours : ce fut le beau Cléonyme lui-même. Il était assis entre son oncle Androclès et moi. Plusieurs convives, gens ignorants, parlaient beaucoup de ce jeune homme. Tous les regards étaient sur lui et l'on s'extasiait sur sa beauté. On négligeait à peu près tout le reste pour lui, et l'on ne tarissait pas d'éloges. Charmés de voir cette inclination pour sa beauté, et faisant chœur avec les autres conviés, nous crûmes que ce serait une négligence coupable de nous laisser, à cet égard, surpasser en éloquence par des gens sans instruction, perdant ainsi le seul avantage que nous avions sur eux, et nous résolûmes de parler de la beauté. Cependant il nous parut convenable de ne pas faire l'éloge du jeune homme en le désignant par son nom, afin de ménager les convenances et de ne pas augmenter son amour-propre. En outre, voulant éviter que nos discours fussent, comme ceux des autres, jetés au hasard et sans suite, nous décidâmes de parler chacun à note tour, et de dire ce que notre mémoire nous suggérerait sur cette question.
6. C'est Philon qui commença en ces termes : "Qu'il serait étrange, quand nous nous empressons chaque jour de mettre nos actions en rapport avec les règles de la beauté, de ne point nous en entendre parler, mais de nous voir assis en silence, craignant de laisser échapper malgré nous l'éloge d'un bien, objet de tous nos désirs ! Et cependant serait-ce bien de l'éloquence que de l'appliquer à des objets sans valeur et de rester muet devant la beauté même ? Comment employer mieux les grâces du discours qu'en laissant le reste pour ne songer qu'à l'objet qui est la fin de tous les autres ? Mais de peur qu'on ne s'imagine que mes sentiments sur la beauté ne trouvent point d'expressions qui les rendent, je vais essayer de dire en peu de mots ce que j'en pense. Tous les hommes désirent la beauté, mais peu en ont été jugés dignes. Ceux auxquels est échu ce présent inestimable ont passé pour les plus heureux des mortels, et ils ont été honorés, comme ils le méritaient, par les hommes et par les dieux. Je n'en veux d'autre preuve que les héros élevés au rang des Immortels, Hercule, fils de Jupiter, les Dioscures, Hélène. Hercule obtint cet honneur par son courage, Hélène par sa beauté, qui, en la faisant déesse, donna de plus l'immortalité à ses frères, relégués parmi les morts avant qu'elle fût montée dans le ciel.
7. Ensuite, parmi les hommes qui furent jugés dignes d'être placés au nombre des dieux, on n'en saurait trouver un qui n'ait eu la beauté en partage. C'est elle qui fit participer Pélops à l'ambroisie. Ganymède, fils de Dardanus, exerça un pouvoir si absolu sur l'âme du souverain des dieux, que celui-ci ne voulut partager avec aucun autre le plaisir d'enlever l'objet de sa tendresse ; il ne voulut s'en fier qu'à lui-même, s'abattit en volant sur le Gargarus, un des sommets de l'Ida, et ravit Ganymède en un lieu où seul il pût converser avec lui. Ce dieu, du reste, a toujours tellement estimé la beauté, que non content de faire monter les belles personnes dans le ciel, il est souvent descendu sur la terre pour y vivre avec ses amours. Changé en cygne, il caresse Léda. Sous la forme d'un taureau, il enlève Europe. Prenant la forme d'Amphitryon, il engendre Hercule. Qui pourrait énumérer toutes les ruses employées par Jupiter, quand il voulait arriver au but de ses désirs ?
8. Ce qu'il y a d'étonnant, de vraiment extraordinaire, c'est que, quand Jupiter s'adresse aux dieux, car parmi les hommes il ne s'adresse qu'à ceux qui sont beaux, quand il leur fait une harangue, il se montre si fier, si hautain, à en croire le poète national de la Grèce (04), que, dès les premiers mots, Junon, malgré son habitude d'éclater en reproches contre lui, est saisie de frayeur et s'estime trop heureuse de ne pas éprouver les effets de la colère de Jupiter, qui s'en tient aux paroles. Les autres dieux aussi n'éprouvent pas moins de terreur, quand il les menace d'enlever à lui seul la terre et la mer, avec tous les hommes. Mais lorsqu'il va trouver quelque aimable objet, il devient si traitable, si doux, si complaisant, que souvent, sans parler du reste, il quitte son personnage de Jupiter, dans la crainte de déplaire à ce qu'il aime, prend une autre forme, toujours très belle, celle enfin dont la vue est la plus attrayante. Tel est l'hommage et l'honneur qu'il rend à la beauté.
9. Jupiter toutefois n'est pas le seul qui ait été vaincu par elle : il n'y a pas un seul dieu qui ait pu lui résister. Et quand je parle ainsi, c'est moins pour accuser Jupiter que pour faire l'éloge de la beauté même. Mais si l'on y veut faire attention, on verra que tous les dieux ont cédé au même pouvoir que Jupiter. Neptune a rendu les armes à Pélops, Apollon à Hyacinthe, Mercure à Cadmus.
10. Les déesses, à leur tour, n'ont pas rougi de subir cette puissance. Il semble même qu'elles se soient fait un point d'émulation de publier qu'elles se sont rendues à tel beau jeune homme, et qu'elles ont accordé leurs faveurs à des mortels. Chacune d'elles a sa part isolée dans le gouvernement du monde. Jamais elles ne se disputent pour ce qui est de leur empire. Pallas conduit les guerriers aux combats et ne conteste point la chasse à Diane, qui, de son côté, cède la guerre à Pallas. Junon préside aux mariages et n'empiète point sur les fonctions de Vénus. Mais à l'égard de la beauté, chaque déesse est prévenue tellement de la sienne, qu'elle croit effacer toutes les autres, si bien que la Discorde, voulant semer la division entre elles, n'employa pas d'autre moyen que de faire naître une dispute sur la beauté, persuadée que bientôt, suivant son désir, il en résulterait une querelle interminable. Elle raisonnait juste et bien. On voit par là quelle est l'excellence de la beauté. Car aussitôt que les déesses ont ramassé la pomme et lu l'inscription, chacune prétend que le fruit est à elle. Aucune n'a le courage de prononcer contre soi, et de s'avouer plus laide qu'une rivale. Elles vont trouver Jupiter, père de deux d'entre elles, frère et époux de l'autre, et s'en remettent à son jugement. Il pouvait bien décider lui-même quelle était la plus belle, mais comme il y avait alors en Grèce et chez les Barbares un grand nombre d'hommes sages et prudents, il confia la décision de ce différend à Pâris, fils de Priam, dont le libre et franc suffrage prouva la supériorité de la beauté sur la sagesse, la force et la prudence.
11. Les déesses sont si jalouses de leurs charmes, elles aiment tant s'entendre appeler belles, qu'elles ont engagé le poète des dieux et des héros à ne leur donner que des noms tirés de leur beauté. Junon est plus flattée du titre de déesse aux bras blancs, que de celui de déesse vénérable, fille du grand Saturne. Minerve ne voudrait point changer son nom de déesse aux yeux gris pour celui de Tritogénie, et Vénus préfère à toute autre l'épithète de dorée. Tous ces noms, en effet, font allusion à la beauté.
12. Or, tout cela nous prouve quelle haute idée ont conçue de la beauté des êtres qui nous sont supérieurs, et c'est en même temps le témoignage le plus certain que cet avantage est au-dessus de tous les autres. Minerve déclare que le courage uni à la prudence doit obtenir le premier rang, Junon voudrait faire préférer la richesse et la puissance, et c'est aussi l'avis de Jupiter. Mais puisque la beauté est une chose si noble et si divine, pour laquelle les dieux mêmes montrent tant d'empressement, comment pourrions-nous ne pas imiter les dieux et ne pas employer, autant qu'il est en nous, et nos actes et nos paroles pour faire triompher la cause de la beauté ?"
13. Ainsi parla Philon. Il ajouta, en terminant, qu'il en aurait dit bien davantage, s'il ne savait pas qu'un long discours est déplacé dans un banquet. Aristippe prit ensuite la parole, cédant aux vives instances d'Androclès. Il ne voulait pas, en effet, parler après Philon. Il hésitait. Il commença pourtant en ces termes :
14. "Souvent les orateurs, dédaignant de traiter dans leurs discours des matières, relevées et utiles, choisissent des sujets bizarres, dont ils espèrent tirer plus de gloire, mais sans profit pour les auditeurs. Les uns se perdent dans de vaines disputes, les autres racontent des faits qui ne sont jamais arrivés, d'autres enfin parlent longuement de choses inutiles, tandis qu'ils devraient laisser de côté tout le reste, afin de ne rien dire que d'excellent. Pour moi, convaincu qu'ils n'agissent ainsi que parce qu'ils ne savent dire rien de bon, et regardant, du reste, comme insensé de tomber dans les fautes qu'on re­proche aux autres, je prendrai pour sujet de mon discours la matière la plus utile et la plus belle pour mes auditeurs, celle qu'on peut appeler la plus belle de toutes, puisque c'est la beauté même.
15. Si nous avions à parler de toute autre chose que de la beauté, il suffirait sans doute d'entendre un seul discours, et l'on pourrait ensuite abandonner ce sujet, mais celui-ci présente à l'orateur, qui veut le traiter, une si riche matière, qu'il ne peut être taxé de malheur, s'il n'en atteint pas la hauteur par son éloquence. Et si, après tous ceux qui l'ont traité, on parvient à ajouter quelque chose aux éloges des autres, on doit penser que c'est un bienfait de la fortune. Un avantage, en effet, que les dieux honorent d'une faveur si éclatante, que les hommes regardent comme divin et digne de tous les vœux, un privilège qui est le plus bel ornement de tous les êtres, qui fait rechercher ceux qui le possèdent et fuir avec aversion ceux qui en sont dépourvus, peut-il être célébré par des louanges proportionnées à sa valeur ? Mais puisqu'une foule d'éloges atteindraient à peine à la dignité de ce sujet, on ne sera point étonné que j'essaye de le traiter à mon tour, et que j'ose parler après Philon. La beauté est de soi-même la chose la plus auguste et la plus divine. Aussi, je ne parle point des hommages que les dieux lui ont rendus.
16. Mais dans les temps passés, Hélène, fille de Jupiter, frappa tellement d'admiration tous les hommes, qu'avant même qu'elle eût atteint l'âge nubile, Thésée, amené par quelques affaires dans le Péloponnèse, la vit et fut tellement épris de ses charmes, que, malgré son trône affermi et sa gloire éclatante, il crut qu'il ne lui serait pas possible de vivre heureux tant qu'il ne posséderait pas Hélène, au lieu qu'il serait le plus fortuné des hommes s'il obtenait cette faveur. Comme il désespérait de l'obtenir de son père, qui ne la lui donnerait pas avant qu'elle eût atteint l'âge de puberté, il brave la puissance de Tyndare, se met au-dessus des périls, affronte tout ce qu'il y a de redoutable dans le Péloponnèse, se fait aider de Pirithoüs, l'enlève de force et la transporte à Aphidna, dans l'Attique. Il sut à son ami un tel gré du secours qu'il lui avait prêté en cette circonstance, et conçut pour lui une amitié si vive, que la tendresse de Thésée et de Pirithoüs devint un modèle pour la postérité. Aussi, lorsque ce dernier, amoureux de la fille de Cérès, voulut descendre dans l'empire de Pluton, Thésée, malgré ses instances, n'ayant pu le dissuader de cette entreprise, l'accompagna dans les Enfers, et crut ne pouvoir lui témoigner dignement sa reconnaissance qu'en exposant sa vie pour son ami.
17. Hélène, de retour à Argos, pendant l'absence de Thésée, était parvenue à l'âge de se marier. Alors, tous les princes de la Grèce, qui avaient pourtant toute facilité à trouver des épouses belles et bien nées, s'unirent pour demander sa main, et dédaignèrent les autres comme inférieures à Hélène. Voyant que cette beauté serait un sujet de discorde, et craignant qu'elle n'allumât la guerre en Grèce, et ne les armât les uns contre les autres, ils s'engagèrent par un serment réciproque à secourir celui qui aurait été jugé digne de la main d'Hélène, et à ne pas permettre qu'on vînt troubler son bonheur. Chacun d'eux croyait s'assurer ainsi une puissante alliance. Tous furent trompés dans leur attente particulière, à la réserve de Ménélas ; mais l'événement prouva bientôt que cette déception devait être commune. En effet, peu de temps après, les déesses s'étant disputé le prix de la beauté, choisissent pour juge de leur différend Pâris, fils de Priam. Il ne peut résister à la vue de leurs charmes, et les présents qu'elles lui offrent l'engagent à prononcer. Junon promettait l'empire de l'Asie, Minerve la victoire dans les combats, et Vénus l'hymen d'Hélène. Persuadé qu'un empire peut échoir parfois à des hommes de rien, mais que jamais par la suite on ne pourra posséder une autre Hélène, Pâris choisit de l'avoir pour épouse.
18. Lors de cette guerre de Troie, immortalisée par les poètes, dans laquelle on vit pour la première fois l'Europe s'armer contre l'Asie, les Troyens, qui possédaient Hélène, auraient pu, en la rendant, vivre tranquilles dans leur patrie. De leur côté, les Grecs, en la laissant aux Troyens, se seraient épargné les ennuis d'une longue guerre, mais ni les uns ni les autres ne voulurent prendre ce parti. Ils pensaient, au contraire, que jamais ils n'auraient à soutenir une guerre plus glorieuse, et qu'ils ne pouvaient mourir pour une plus juste cause. Les dieux eux-mêmes, qui savaient que leurs fils devaient perdre la vie devant Troie, ne les détournèrent point des combats. Que dis-je ? ils leur persuadèrent qu'il leur serait aussi glorieux de périr en combattant pour Hélène que d'avoir reçu la naissance des Immortels. Mais qu'est-il besoin de parler des enfants des dieux, puisque les dieux eux-mêmes se firent alors une guerre plus terrible que celle qu'ils avaient eue à soutenir contre les Géants ? En effet, dans celle-ci, ils combattaient réunis, tandis que dans la guerre de Troie, ils combattirent les uns contre les autres. Est-il une meilleure preuve que la beauté l'emporte sur tous les autres avantages, au jugement même des dieux ? Rien d'ordinaire ne paraît exciter entre eux la plus légère discussion, et lorsqu'il s'agit de la beauté, non seulement ils exposent leurs fils, mais ils se déclarent entre eux une guerre sanglante. Quelques-uns même sont blessés. N'est-ce pas, d'un accord unanime, placer tout après la beauté ?
19. Mais de peur qu'on ne s'imagine que c'est par impuissance de parler dignement de la beauté que j'insiste sur cette preuve, je vais passer à une autre qui n'en démontre pas moins l'excellence que tout ce qui vient d'être dit. C'est l'histoire d'Hippodamie, fille de l'Arcadien Oenomaüs. Que de jeunes gens, épris de sa beauté ont mieux aimé mourir que de voir le jour loin de ses charmes ! Dès qu'elle eut atteint l'âge nubile, son père, la voyant si supérieure aux autres jeunes filles, en devint lui-même amoureux. Telle était, en effet, la puissance de sa beauté, qu'elle subjugua contre les lois de la nature celui qui lui avait donné la vie. Il désirait, en conséquence, la garder toujours avec lui. Seulement, pour ne pas s'attirer de reproches, il feignit de vouloir la donner en mariage à celui qui s'en montrerait digne, et inventa une ruse encore plus perverse que sa passion, parce qu'il s'imaginait qu'elle assurerait ses desseins. Il prend un char, fabriqué avec un art qui le rendait d'une vitesse extrême, et attelé des chevaux les plus rapides qui fussent en Arcadie. Puis il se met à défier à la course les prétendants de sa fille. Vainqueurs, elle devait être le prix de leur victoire. Vaincus, ils étaient condamnés à perdre la tête. Il exige en même temps que sa fille soit assise auprès d'eux sur leur char, afin que ses rivaux, uniquement occupés d'elle, négligent la conduite de leurs chevaux. Le premier qui essaya cette course, n'ayant pu réussir, perdit à la fois sa maîtresse et la vie. Les autres, loin d'hésiter à accepter la lutte, regardant comme une crainte puérile de renoncer à leurs prétentions, et détestant la cruauté d'Oenomaüs, vinrent à l'envi s’exposer à la mort. On eût dit qu'ils craignaient de ne pas mourir pour cette jeune fille. Le nombre des victimes s'élevait jusqu'à treize, lorsque les dieux, irrités de tant de perfidie, prirent en pitié la jeune fille et les jeunes gens qui étaient morts, ceux-ci, parce qu'ils n'avaient pu acquérir un bien si précieux, celle-là parce qu'elle n'avait pas recueilli le fruit de sa beauté. Ils protégèrent donc le jeune héros (c'était Pélops qui devait combattre pour l'obtenir), lui firent présent d'un char construit avec autant d'art que d'élégance, et lui donnèrent des chevaux immortels, à l'aide desquels il devait être maître de sa conquête. Il le devint en effet, et tua son beau-père après sa victoire.
20. Ainsi la beauté est aux yeux des hommes un objet divin. Tout le monde lui rend hommage. Les dieux eux-mêmes la recherchent avec empressement. On aurait donc tort de nous savoir mauvais gré d'avoir tenu les paroles que nous venons de prononcer en faveur de la beauté." Tel fut le discours d'Aristippe.
21. HERMIPPUS. Il ne te reste plus, Charidémus, pour couronner ces discours sur la beauté, que d'y ajouter le tien.
CHARIDÉMUS. Au nom des dieux, ne me force pas à en dire davantage. Ceci doit te suffire pour te donner une idée de notre entretien. D'ailleurs, je ne me rappelle pas ce que j'ai dit. On se souvient plus aisément des discours des autres que de ceux qu'on a prononcés soi-même.
HERMIPPUS. C'était, pourtant là, dès le début, ce que je souhaitais le plus d'entendre. J'étais moins curieux de connaître les discours des autres que le tien. Si tu me prives de ce plaisir, ta peine aura été inutile. Allons, au nom de Mercure, fais-moi part de tout ce qui a été dit, comme tu me l'as promis en commençant cette conversation.
CHARIDÉMUS. Tu ferais mieux d'en rester là et de m'épargner une tâche désagréable. Mais, puisque tu désires si vivement connaître mon discours, il faut bien avoir pour toi quelque complaisance. Voici donc ce que j'ai dit à mon tour :
22. " Si c'était à moi de parler le premier sur la beauté, j'aurais besoin de faire un long exorde. Mais puisque j'arrive après d'autres qui ont parlé avant moi, il n'est pas étonnant que je prenne leurs discours pour début, et que j'entre immédiatement en matière. D'un autre côté, ce n'est point en des lieux différents que ces discours ont eu lieu, mais ici, et le même jour, si bien que les assistants peuvent se faire cette illusion qu'ils n'entendent pas plusieurs discours séparés, mais une seule dissertation prononcée tour à tour par chacun des orateurs. Certes, il y aurait de quoi faire à quelqu'un une réputation dans ce que chacun de vous a dit à part de la beauté. Et cependant le sujet est si riche, que ceux qui viendront après nous sauront trouver, en dehors de ce qui a été dit, de quoi lui donner de nouvelles louanges. Cette matière offre de toutes parts une foule d'idées, qui semblent d'abord devoir être exprimées les premières : ce sont les fleurs d'une riante prairie, qui, se reproduisant incessamment à la vue, invitent la main à les cueillir. Pour moi, je vais choisir parmi ces fleurs celles qui me paraissent mériter de n'être point négligées ; je dirai en peu de mots ce que je pense de la beauté, afin de lui payer mon tribut, et j'abrégerai mon discours, afin de vous être plus agréable.
23. Les hommes qui paraissent l'emporter sur nous, soit par leur valeur, soit par quelque autre vertu, doivent nous contraindre à la bienveillance par des bienfaits continuels ; autrement, ils sont l'objet de cette jalousie, qui s'oppose à leurs succès. Au contraire, pour les belles personnes, non seulement nous ne sommes point jaloux de leur beauté, mais à peine les voyons-nous, qu'épris du plus vif amour, nous n'hésitons pas à leur obéir en esclaves, comme à des êtres supérieurs. Ainsi, nous trouvons plus de plaisir à subir la loi de la beauté qu'à commander à celui qui ne l'a point en partage, et nous lui savons plus de gré quand elle nous impose de nombreux travaux qu'à celui qui ne nous ordonne rien.
24. Les autres biens qui nous manquent, nous ne les désirons plus, du moment que nous les possédons, mais la beauté n'engendre jamais la satiété. Quand nous passerions en attraits et le fils d'Aglaé, qui descendit à Ilion avec les autres Grecs, et le bel Hyacinthe et le Lacédémonien Narcisse, nous ne serions point encore contents, nous craindrions de laisser, malgré nous, la supériorité à ceux qui doivent venir.
25. La beauté est, pour ainsi dire, la règle commune de toutes les actions humaines. Le général qui range des troupes en bataille, l'orateur qui compose un discours, le peintre qui fait un tableau, se la proposent pour modèle. Mais pourquoi parler ici des arts dont elle est l'unique but ? Les choses exclusivement nécessaires, et que le besoin nous a fait imaginer, nous nous efforçons de les faire aussi belles que possible. C'est ainsi que Ménélas, en construisant son palais, eut moins en vue les exigences d'une demeure que la surprise de ses visiteurs, et voilà pourquoi il le fit bâtir somptueux et magnifique. Il avait raison. Quand le fils d'Ulysse vint à Sparte pour s'informer de son père, la vue de ce palais lui causa une si vive admiration, qu'il dit à Pisistrate, fils de Nestor :   
Tel est de Jupiter le céleste palais
(05).   
Voilà également pourquoi le père de ce jeune héros avait fait peindre en vermillon les vaisseaux qu'il conduisait à Troie avec la flotte grecque ; il voulait frapper les yeux. En un mot, si l'on considère chacun des arts, on verra que leur objet à tous est la beauté, et que c'est vers ce but que sont dirigés tous leurs efforts.  
26. La beauté paraît l'emporter tellement sur les autres avantages, que dans les personnes qui la possèdent, unie à la justice, à la sagesse et au courage, on l'honore encore plus que ces vertus. Ceux qui l'ont en partage sont à nos yeux les plus estimables des hommes, et rien ne nous semble plus méprisable que ceux qui en sont privés. Seuls, entre tous les hommes, nous appelons honteux ceux qui sont laids (06) comme si toute autre qualité était nulle, quand on n'a pas la beauté.
27. Ceux qui gouvernent une démocratie, nous les appelons démagogues. Ceux qui sont soumis à un tyran, nous leur donnons le nom de flatteurs. Mais ceux qui vivent sous l'empire de la beauté, nous les admirons, nous les appelons amis du travail, amis du beau, et nous regardons comme des bienfaiteurs publics tous ceux qui lui rendent hommage. La beauté a un caractère si auguste, qu'elle est l'objet des vœux  les plus ardents, qu'on croit avoir tout gagné à pouvoir la servir ; ne serait-on pas en droit de nous blâmer, si, négligeant une telle conquête, nous la laissions échapper, sans comprendre toute l'étendue de cette perte ? "
28. Voilà le discours que je prononçai. J'aurais pu dire bien d'autres choses sur une question aussi féconde que la beauté, mais je les ai supprimées, quand j'ai vu que l'entretien commençait à devenir un peu long.
HERMIPPUS. Heureux, vous qui avez pu jouir d'un pareil entretien. Cependant je suis presque aussi heureux que vous, grâce à ton obligeance. 

(01) On doute de l'authenticité de ce dialogue. Wieland, qui le croit de Lucien, l'attribue à la première jeunesse de l'auteur. Il est une imitation manifeste de l'Éloge d'Hélène d'Isocrate. Voy. notre thèse latine De ludicris apud veteres laudationibus, p. 44 et suivantes 
(
02) Voy. Timon, 7. 
(
03) C'est ainsi que dans les Jeux Floraux les prix sont des fleurs d'or.
(
04) Homère
(
05)  Homère, Odyssée, IV, v 74.
(
06Αἰσχρός, de même que le latin turpis, signifie à la fois honteux et laid.