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LUCIEN

 

LXI.

 

SUR UN APPARTEMENT (01)  

 

LX LE PSEUDOLOGISTE

LXII EXEMPLES DE LONGÉVITÉ



1. Ainsi Alexandre, eut envie de se baigner dans le Cydnus (
02) en voyant les eaux belles, transparentes, profondes sans danger, doucement rapides, agréables au nageur, fraîches pendant l'été. Si bien que, quand il aurait pu prévoir la maladie qui en fut la conséquence, il n'aurait pas, je crois, résisté au plaisir de se plonger dans ce bain. De même, à la vue d'un appartement vaste et magnifique, éclairé de la lumière la plus pure, où l'or étincelle de toutes parts, où la peinture étale la richesse de ses couleurs, quel est l'orateur de profession qui ne désirerait y prononcer quelque discours, s'y faire applaudir, s'y créer une réputation, le faire remplir de danseurs, et contribuer ainsi de tous ses moyens à l'embellir ? Qui pourrait, après un examen attentif de tant de merveilles laisser ce lieu muet, sans y faire entendre sa voix, sans lui adresser la parole, sans converser avec lui ? Il faudrait être privé soi-même de la faculté de parler ou réduit au silence par l'envie.  

2. Par Hercule ! ce ne serait pas agir en artiste, en homme qui se passionne pour les chefs-d'œuvre ; il y aurait grossièreté, lourdeur, absence totale de goût pour les arts, aveu de son incompétence en fait de beauté, éloignement barbare pour tout ce qui est grand, ignorance de ce principe que les hommes sans culture ne peuvent pas juger de certains spectacles comme ceux qui sont instruits. Il suffit aux premiers d'ouvrir les yeux, de jeter autour d'eux et de promener partout leurs regards, de lever la tête vers la voûte, de remuer la main en signe d'approbation, d'admirer en silence dans la crainte d'exprimer des sentiments qui ne soient point à la hauteur des objets dont ils sont frappés. Mais l'homme instruit, qui considère cette vue admirable, ne se contente pas de cette jouissance des yeux ; il ne reste pas spectateur muet de ces beautés ; il essaye, de son mieux, de s'en pénétrer et de les exprimer par une parole reconnaissante.  

3. Ici la reconnaissance ne consiste pas seulement dans l'éloge. Cela pouvait suffire à ce jeune insulaire (03) qui, frappé de la beauté du palais de Ménélas, comparait à l'éclat des cieux l'ivoire et l'or qu'il y voyait briller, comme s'il n'eût rien vu d'aussi beau sur la terre. Mais prononcer un discours dans cette demeure, y rassembler les auditeurs les plus distingués pour y déployer son talent oratoire, c'est faire en partie son éloge. Rien n'est plus agréable, à mon avis, que de voir l'appartement le plus magnifique, où les louanges et les expressions de la faveur se font entendre de toutes parts, s'ouvrir pour recevoir nos discours, et qui, sonore comme les antres profonds, répète nos paroles, prolonge les derniers accents de la voix, retarde la fin de chaque période ou plutôt, tel qu'un auditeur dont la mémoire est facile, retient tout ce que l'on dit, fait l'éloge de celui qui parle, et lui paye ainsi le tribut littéraire de sa reconnaissance. C'est ainsi que les rochers élevés répètent les accords des flûtes pastorales ; le son revient sur lui-même, renvoyé par l'écho, tandis que le vulgaire croit que c'est une jeune fille qui répond à ceux qui chantent ou qui crient, du fond des rochers où elle habite et d'où partent les paroles qu'elle envoie.  

4. Il me semble que la magnificence de ces lieux élève le génie de l'orateur ; son éloquence s'éveille ; il se sent inspiré par ce spectacle. Presque toujours, en effet, la beauté passe des yeux jusqu'à l'âme qui la prend pour modèle et la reproduit dans les discours. Comment ! nous croirions qu'Achille, à la vue de ses armes (04), redoubla de fureur contre les Phrygiens, qu'à peine les eut-il revêtues pour les essayer, il se sentit une nouvelle ardeur et des ailes pour les combats ; et la beauté de cette demeure n'enflammerait pas le génie de l'orateur ? Il suffisait à Socrate d'être assis à l'ombre d'un beau platane (05), sur un gazon fleuri, près d'une source limpide, voisine de l'Ilissus, pour diriger la pointe délicate de son ironie contre Phèdre de Myrrhine, en lui montrant les défauts du discours de Lysias, fils de Céphalus. Il invoquait les Muses, convaincu qu'elles viendraient en ce lieu solitaire lui prêter assistance dans ses discussions sur l'amour. Il ne rougissait point, vieillard, d'inviter des vierges à prendre part à ces entretiens philopédiques. Et nous ne croirons pas que les Muses viendront d'elles-mêmes dans un si beau séjour ?  

5. On ne trouve pas seulement dans cette demeure l'ombrage de la beauté d'un platane ; quand même au lieu de celui de l'Ilissus il s'agirait du platane d'or du grand roi (06). Le prix élevé seul de cet arbre causait de la surprise. Ni l'art, ni la beauté, ni la justesse des proportions, ni l'élégance des formes ne relevaient cette oeuvre et ne se fondaient avec la richesse du métal : ce n'était qu'un objet fait pour des yeux barbares, un étalage d'or capable d'exciter la convoitise des spectateurs et la vanité des possesseurs. Du reste, rien qui méritât des éloges. Les Arsacides (07) n'avaient aucun sentiment du beau ; ils ne montraient pas leurs trésors pour charmer les yeux des hommes ni pour provoquer leurs louanges, ils ne tenaient qu'à les frapper d'étonnement : c'est le caractère des barbares ; ils n'aiment pas ce qui est beau, mais ce qui est riche.  

6. La beauté de cette demeure n'est pas faite pour les yeux d'un barbare ; elle n'a ni le luxe insolent des Perses ni l'orgueil de leur souverain ; elle veut pour spectateur non pas un pauvre, mais un connaisseur instruit, qui, dans ses jugements, consulte autant sa raison que ses yeux. En effet, que cet appartement soit tourné vers la partie du jour la plus pure, or, il n'en est pas de plus belle et de plus désirable que le point même où le jour prend naissance, qu'il reçoive les premiers rayons émanés du soleil, que, par ses portes ouvertes, il soit inondé de lumière (exposition que les anciens choisissaient pour leurs temples), que sa longueur soit proportionnée à sa largeur, que son élévation réponde à l'une ou à l'autre, que les fenêtres offrent un champ libre à la vue et soient tournées vers chaque endroit du ciel où naît une saison, comment ne pas trouver tout, cela fort agréable et digne de nos éloges ?  

7. On doit encore admirer la beauté des plafonds, qui ne présentent aucune superfluité dans les ornements, aucune surcharge qui choque le goût, mais un emploi convenable et mesuré de l'or, sans qu'on puisse reprocher d'avoir plaint le métal. C'est ainsi qu'une femme belle et modeste se contente de porter quelques bijoux propres à relever sa beauté, un collier mince autour du cou, une bague légère au doigt, des pendants aux oreilles, une agrafe, une bandelette qui arrête ses cheveux flottants, sans ajouter à ses attraits d'autre parure que ce que la pourpre en ajoute à un vêtement. Mais les courtisanes, surtout celles qui sont laides, mettent une robe toute de pourpre, se font le cou tout entier d'or, usent du luxe comme moyen de séduction, et suppléent par les ornements extérieurs à ce qui leur manque de beauté. Elles s'imaginent que leurs bras seront plus blancs, quand on y verra briller l'or, que la forme disgracieuse de leur pied se perdra dans l'or de leurs sandales, que leur visage deviendra plus admirable, quand il resplendira d'un éclat emprunté. Voilà ce que font les courtisanes, mais la femme pudique ne porte de l'or qu'autant qu'il convient, et où il en faut. Je crois même qu'elle ne rougirait pas de montrer sa beauté toute nue.  

8. Ainsi la voûte de cet appartement, ce qu'on en pourrait appeler la tête, présente, sans autre parure, un aspect aimable ; elle n'a d'or que comme le ciel embelli, pendant la nuit, d'étoiles qui brillent de distance en distance, et fleuri de feux qui ne luisent que par intervalles. Si en effet, ces feux étincelaient de toutes parts, loin que le ciel nous parût beau, il serait terrible. Ici, au contraire, on voit que l'or n'est pas inutile, ni répandu parmi les autres ornements pour le seul plaisir de la vue ; il brille d'un éclat agréable et colore de ses reflets rouges l'appartement tout entier. Lorsque la lumière vient à frapper cet or, ils forment ensemble une clarté vive qui répand au loin la sérénité de ses rayons empourprés.  

9. Telle est donc la beauté de ce faîte qu'il faudrait, pour le louer, le talent d'un Homère, qui ne manquerait pas de l'appeler un dôme magnifique (08) comme la chambre d'Hélène, ou, comme l'Olympe, un séjour radieux (09). Quant aux autres ornements, aux peintures des murailles, à la richesse des couleurs, à la vivacité, à la perfection et à la vérité du dessin, on peut les comparer au printemps et à une prairie émaillée de fleurs. Seulement, ces fleurs se fanent, se dessèchent, se changent et perdent leur fraîcheur, tandis qu'ici le printemps est perpétuel, la prairie toujours fraîche, les fleurs éternelles, car la vue seule les touche et cueille ce spectacle enchanteur.  

10. Qui peut dès lors demeurer insensible à l'aspect de ces beautés ravissantes ? Qui ne désire, même au-delà de ses forces, prendre la parole au milieu de ce séjour, surtout quand on sait qu'il y a honte à rester au-dessous des objets, qu'on a sous les yeux ? La vue des beaux objets est, en effet, pleine de charmes. L'homme n'est pas le seul être qui s'y montre sensible. Un cheval, je crois, court avec plus de plaisir dans une plaine dont la pente est douce et facile, dont le sol moelleux reçoit doucement son pas, cède à la pression du pied et ne repousse point le sabot qui le frappe ? Il déploie alors toute sa vitesse, s'abandonne à son élan et dispute de beauté avec le champ que ses pieds foulent.

11. Voyez le paon (10), quand le printemps renaît ; il se promène dans une prairie, lorsque les fleurs s'épanouissent non seulement plus agréables, mais, pour ainsi dire, plus fleuries, et qu'elles brillent des plus vives couleurs ; il ouvre ses ailes, les déploie au soleil, élève sa queue, l'ouvre en forme de cercle, fait admirer les fleurs dont il est lui-même paré, ainsi que le printemps de ses plumes, et semble défier la prairie au combat de la beauté. Il se tourne, il se pavane, il marche fier de sa splendide parure, surtout au moment où il parait le plus admirable, grâce aux reflets ondoyants de ses couleurs, sans cesse remplacées par des nuances qui prennent à chaque instant un nouvel éclat. Or, cet effet se produit particulièrement aux cercles placés à l'extrémité de ses plumes, et dont chacun semble formé des couleurs de l'arc-en-ciel. Ce qui était de l'airain, au plus léger mouvement, devient de l'or, et le bleu céleste émané du soleil, en passant à l'ombre, se change en une teinte verdoyante : ainsi le plumage de cet oiseau se transforme par mille jeux de lumière.  

12. Le charme que la mer exerce sur nous, l'attrait par lequel elle nous séduit, quand elle se déroule calme sous nos yeux, est un fait que vous connaissez tous sans que je vous le dise. Il n'est personne alors qui, malgré son amour pour la terre et son éloignement pour la navigation, ne soit prêt à s'embarquer, à entreprendre un voyage et à s'avancer loin du rivage, surtout lorsqu'il voit un vent favorable enfler légèrement la voile, et le vaisseau glisser avec douceur et mollesse à la surface des flots.
13. C'est ainsi que la beauté de cette demeure a le pouvoir de nous engager à prononcer un discours, éveille l'éloquence et inspire à l'orateur le désir des applaudissements. Pour moi, je cède, ou plutôt, j'ai cédé à ces attraits, et je suis venu pour parler dans ce séjour, séduit par une puissance magique ou par les charmes d'une sirène, et j'ai l'espoir que, si mes paroles ne sont pas belles par elles-mêmes, elles le paraîtront du moins, ornées d'un si riche vêtement.  

14. Cependant voici qu'un autre discours, qui n'a rien de méprisable et qui se prétend plein de noblesse, s'est présenté à mon esprit, pendant que je vous parlais, et s'est efforcé à plusieurs reprises de m'interrompre ; puis, maintenant que j'ai fini, il élève la voix ; il soutient que j'ai déguisé la vérité, et dit qu'il est fort étonné que j'aie pu avancer que la beauté d'un appartement, les peintures et l'or dont il est décoré, le rendaient plus propre à faire briller le talent d'un orateur ; car c'est précisément le contraire. Mais il vaut mieux, si vous le trouvez bon, que le discours se présentant lui-même devant vous, comme devant ses juges, plaide sa propre cause, et qu'il établisse les raisons sur lesquelles il se fonde, pour penser qu'une demeure simple et sans beauté est plus favorable à l'éloquence. Vous m'avez entendu. Je n'ai pas besoin de revenir une seconde fois sur le même objet. C'est à présent mon adversaire qui parle : je vais lui faire place et je garde le silence.  

15. "Citoyens juges, dit-il, l'orateur qui a parlé avant moi a prodigué les plus grands éloges à cet appartement, et, si j'ose le dire, il lui a donné par sa parole un nouvel éclat. Je suis tellement éloigné de lui en faire aucun reproche, que je suis prêt à suppléer aux louanges qui ont pu lui échapper ; mais plus cette demeure nous paraîtra belle, plus il sera démontré qu'elle ne peut servir au dessein de celui qui veut y prononcer un discours. Et d'abord, puisque mon adversaire a parlé des femmes et de leurs parures d'or, permettez-moi d'employer la même comparaison. Je soutiens qu'une riche parure, loin de faire valoir la beauté d'une femme, s'oppose à son effet, attendu que tous ceux qui la verront, éblouis de l'éclat de l'or et des pierreries au lieu d'admirer en elle la blancheur de son teint, la vivacité de ses yeux, son cou, ses bras ou ses doigts, ne feraient attention qu'à la sardoine, à l'émeraude, au collier ou aux bracelets ; en sorte que cette beauté pourrait justement s'offenser de ce qu'on l'oublie, pour ne s'occuper que de ses ornements, qui ne laissent pas aux spectateurs le temps de louer ses attraits, et ne la font considérer que comme un accessoire de ce plaisir des yeux.  

16. C'est aussi ce qui doit nécessairement arriver à celui qui se hasarde à prononcer un discours au milieu de tant de chefs-d'œuvre des arts. Ce qu'il dit est bientôt éclipsé par toutes les beautés qui l'environnent : l'éclat s'en amortit et s'en efface comme celui d'une lampe qu'on placerait au milieu d'un grand bûcher, et les paroles s'amoindrissent comme une, fourmi placée auprès d'un éléphant ou d'un chameau. Un pareil théâtre est redoutable à un orateur. D'ailleurs, en parlant dans un lieu si retentissant et si sonore, la voix devient aisément confuse. L'écho y renvoie les sons, les reproduit, les répète, ou plutôt il couvre l'organe de l'orateur : on dirait une trompette écrasant les accords d'une flûte qui résonne avec elle ou la mer étouffant les accents des rameurs, lorsque, malgré le bruit des flots, ils veulent manœuvrer en chantant, car un son plus fort l'emporte toujours sur un plus faible et le réduit au silence.  

17. Mon adversaire dit encore que la vue d'une demeure magnifique anime le génie d'un orateur. C'est, selon moi, l'inverse qui a lieu. Elle étonne, elle effraye, elle trouble l'esprit, et le rend d'autant plus timide qu'il sait que rien n'est plus honteux que de faire entendre dans un séjour rempli de beautés, des discours qui ne lui ressembleraient pas. La faiblesse de son talent se montre plus à découvert. Ainsi, lorsqu'un homme revêtu d'armes éclatantes prend la fuite le premier, la magnificence de son armure rend sa lâcheté plus remarquable. L'orateur d'Homère (11) l'entendait bien ainsi, selon moi, lorsque, peu soucieux d'avantages personnels, il prend l'attitude d'un homme simple et sans expérience, afin que la beauté de ses discours devienne plus frappante,  comparée avec sa propre laideur. D'un autre côté, il n'est pas possible que l'imagination de celui qui parle dans un lieu richement décoré ne soit pas continuellement occupée de tout ce qu'il voit : cet éclat le ravit, l'entraîne et le distrait de ce qu'il dit. Comment pourrait-il bien parler, lorsque son âme est entièrement occupée à faire l'éloge de tout ce qui frappe ses regards ?  

18. J'oubliais de dire que les assistants engagés à venir entendre ce discours, en entrant dans un séjour si magnifique, au lieu d'auditeurs deviennent spectateurs. Il n'est point de Démodocus, de Phémius, de Thamyris, d'Amphion, ni d'Orphée (12), qui puissent les distraire d'un pareil spectacle. A peine chacun d'eux a-t-il franchi le seuil, qu'environné d'une foule de merveilles, il oublie qu'il doit entendre un discours et n'a nullement l'air de quelqu'un qui écoute. Il est tout entier aux objets qu'il aperçoit, à moins qu'il ne soit absolument aveugle ou que la séance ne se tienne durant la nuit, comme celles de l'Aréopage.  

19. En effet, que le charme du langage soit bien loin d'avoir la même puissance que celui de la vue, c'est ce que prouve aisément la fable des Sirènes comparée à celle des Gorgones. Les premières séduisaient et retenaient par leurs chants flatteurs les matelots engagés dans leurs parages, mais il fallait quelque temps pour que le charme opérât, et jadis un héros passa auprès d'elles sans prêter l'oreille à leurs accents. La beauté des Gorgones exerçait un empire bien plus terrible,  elle pénétrait jusqu'aux ressorts mêmes de l'âme. Leur vue seule jetait le spectateur hors de lui, le rendait muet de surprise, et, comme le disent la fable et la tradition, le transformait en pierre. Le tableau que mon adversaire vous a tracé du paon est tout entier, je crois, à mon avantage. C'est son aspect qui enchante, et non sa voix. Que l'on mette à côté de lui un rossignol ou un cygne, qu'on les fasse chanter, tandis que le paon, silencieux, déploiera les richesses de son plumage, je suis certain que l'âme des spectateurs passera bientôt à lui, et dira un long adieu aux chants de ses rivaux, tant il y a un charme irrésistible dans les plaisirs des yeux (13) !  

20. Je vais, si vous le désirez, vous en fournir pour témoin un homme plein de sagesse, qui vous attestera que ce que l'on voit cause une impression plus profonde que ce qu'on entend. Héraut, appelle ici Hérodote d'Halicarnasse, fils de Lyxus (14). Le voici fort à propos. Qu'il paraisse devant vous et qu'il fasse sa déposition. Permettez-lui seulement d'employer, selon son habitude, le dialecte ionien : "Ce qu'on vous dit, ô juges, est très vrai. Croyez-en celui qui vous dit que la vue est préférable à l'ouïe. Les oreilles, en effet, sont plus infidèles que les yeux (15)."Vous venez d'entendre le témoin : il assigne le premier rang à la vue, et il a raison. Les paroles sont ailées, elles volent et disparaissent au sortir de la bouche. Mais le plaisir des yeux est permanent et durable ; il pénètre profondément le spectateur.  

21. Comment, en effet, ne pas convenir que c'est un rude adversaire pour un orateur qu'une demeure aussi belle, aussi admirable ? Je n'ai point encore dit ce qui me paraît la preuve la plus convaincante. Vous-mêmes, juges, tandis que je parle, vous levez les yeux vers la voûte, vous admirez les peintures qui décorent les murailles, vos regards passent de l'une à l'autre. N'en rougissez pas : on ne peut vous faire un crime de suivre un penchant si naturel à l'homme, surtout quand les sujets de la curiosité sont aussi beaux, aussi variés. La perfection de l'art et l'exactitude avec laquelle ces histoires sont représentées, offrent à la fois une histoire instructive des faits antiques et un plaisir réel, qui ne peut être bien goûté que par des spectateurs lettrés. Or, afin que vous ne m'abandonniez pas tout à fait, pour fixer vos regards sur ces tableaux, je vais essayer de vous les décrire. Peut-être aurez-vous quelque plaisir à entendre ce que vos yeux ne se lassent point d'admirer ; peut-être accueillerez-vous cette description avec faveur, et m'accorderez-vous la préférence sur mon adversaire, puisque, tout en faisant preuve de talent, j'aurai doublé votre plaisir. Considérez toutefois et la difficulté et ma hardiesse d'essayer sans couleurs, sans poses, et sans cadre, le dessin de tant d'images. On ne peut faire qu'une légère esquisse au moyen du langage.

22. À droite, en entrant, l'histoire d'un héros d'Argos est unie à une aventure éthiopienne. Persée tue le monstre marin et délivre Andromède, pour l'épouser et l'emmener avec lui. C'est un épisode de sa lutte aérienne contre la Gorgone (16). L'artiste a exprimé beaucoup de choses dans un espace étroit, la pudeur et la crainte de la jeune fille qui assiste au combat du haut du rocher, le courage que l'amour inspire au jeune homme, l'aspect effrayant du monstre invincible, hérissé de dards, ouvrant une gueule énorme. Persée de la main gauche lui présente la tête de la Gorgone, et de la droite il le frappe avec son épée. Toute la partie du monstre qui a vu la Gorgone est déjà pétrifiée, et ce qui reste de vivant expire sous le glaive recourbé.  

23. À la suite de ce tableau, il y en a un autre qui représente une juste vengeance. Le peintre s'est inspiré, pour le sujet, d'Euripide ou de Sophocle, car ces deux poètes ont retracé la même scène. Deux jeunes amis, Pylade de Phocide et Oreste, que l'on croyait mort, arrivent tous deux en secret dans le palais d'Agamemnon, et tuent Égisthe. Déjà Clytemnestre est immolée, et son corps à moitié nu est étendu sur un lit. Tous les esclaves, frappés d'effroi, poussent des cris ou cherchent par où fuir. C'est une belle idée de l'artiste de n'avoir fait qu'indiquer ce qu'il y a d'impie dans cette scène de meurtre, et d'avoir représenté les deux jeunes gens occupés au meurtre de l'adultère (17).  

24. Plus loin, c'est un dieu d'une beauté parfaite et un jeune homme charmant - le sujet indique un divertissement amoureux. Branchus, assis sur une pierre, présente un lièvre à son chien et joue avec lui. Le chien semble s'élancer pour saisir le gibier. Apollon est là qui sourit et s'amuse des jeux du jeune homme et des efforts du chien.  

25. Ensuite, on retrouve Persée accomplissant les exploits qui précèdent le meurtre du monstre. On lui voit trancher la tête de Méduse (18), et Minerve le couvrir de son égide. Il a exécuté ce trait hardi, mais il n'en a vu l'objet que dans le bouclier de la déesse où se réfléchit l'image de la Gorgone, car il savait ce qu'il en coûtait pour la regarder réellement.  

26. Au milieu de la muraille, de l'autre côté de la porte, est un édicule consacré à Minerve : la déesse est de marbre blanc,  elle n'a pas un costume guerrier, mais celui qui convient à une déesse belliqueuse, qui demeure en paix.  

27. Vient, ensuite une autre Minerve. Ce n'est pas une statue, mais une peinture : Vulcain amoureux la poursuit, elle fuit, et c'est de cette poursuite que naît Érichton.  

28. Le tableau qu'on trouve après représente aussi une ancienne fable. C'est Orion aveugle, portant sur ses épaules Cédalion qui le dirige du côté de la lumière.  

29. Le Soleil se lève, guérit la cécité d'Orion, et Vulcain assiste à cette scène de son île de Lemnos (19).  

30. Plus loin, Ulysse contrefait l'insensé pour ne pas accompagner les Atrides dans leur expédition. Les ambassadeurs l'invitent à partir. Tous les détails de cette folie simulée sont parfaits, la charrue, la bizarrerie de l'attelage, l'ignorance de ce qui se passe. Il est trahi par sa tendresse pour son petit enfant. Palamède, fils de Nauplias, soupçonnant la vérité, saisit Télémaque et menace de le tuer : il tient son épée nue, et oppose une fureur feinte à cette folie prétendue. Le péril de son fils rappelle Ulysse au bon sens, il redevient père et laisse de côté toute dissimulation.  

31. Médée est le sujet du dernier tableau. Elle paraît enflammée de jalousie, jette un regard sombre sur ses enfants et semble méditer quelque dessein terrible. Elle tient déjà son épée. Les deux pauvres petits sont devant elle, ils rient et ne se doutent de rien, quoiqu'ils voient l'épée entre les mains de leur mère.  

32. Ne voyez-vous pas, citoyens juges, comme ces objets charment tous les auditeurs, comme ils attirent leurs yeux.  
L'orateur va bientôt rester seul. Et cependant, si je vous parle ainsi, ce n'est pas pour que vous taxiez mon adversaire de témérité et d'audace, pour s'être jeté de lui-même dans une entreprise si périlleuse ni pour que vous le condamniez avec un sentiment de haine et en l'abandonnant au milieu de son discours. Je veux, au contraire, que vous le secondiez de tout votre pouvoir, en fermant, s'il se peut, les yeux, afin de mieux l'entendre, et en songeant aux difficultés de sa tâche. Il lui serait, en effet, impossible, lors même qu'il ne vous aurait pas pour juges, mais pour alliés, de ne pas paraître au-dessous de cette magnifique demeure. Et si je vous fais cette demande pour un adversaire, n'en soyez pas surpris : l'amour que ce séjour m'inspire, me fait souhaiter que celui qui vient y parler, quel qu'il soit, y recueille des applaudissements."  


(
01)  Wieland et Schmieder attribuent ce morceau à la jeunesse de Lucien.  

(02)  Voy. notre Essai sur la légende d'Alexandre le Grand, p. 111 et suivantes.  

(03)  Télémaque. Voy. Odyssée, IV, v. 71.  

(04)  Iliade, XIX, v. 15.  

(05)  Voy. le commencement du Phèdre de Platon.  

(06)  Hérodote, VII, XXVII. Cf Pline, Hist. nat. XXXIII, X.  

(07)  Gesner fait observer que Darius n'était point de la famille des Arsacides.  

(08)  Voy. Odyssée, IV, v. 121.  

(09)  Iliade, I, v. 532.  

(10)  Cf. Dion Chrysostome, XIIe Discours ; Oppien, De la chasse, II, v. 689. Buffon, le Paon.  

(11)  Voy. Iliade, III, v. 217.  

(12)  Voy. ces mots dans le Dict. de Jacobi.  

(13)  Cf. Horace, Art poétique, v. 480 et suivants.  

(14)  C'est l'illustre historien.  

(15)  Voy. Hérodote, 1, VIII.  

(16)  Cf Philopatris, 8, et le XIVe Dialogue marin.  

(17)  Voy. les tragédies d'Eschyle et de Sophocle.  

(18)  Voy. ce mot dans le Dict. de Jacobi. Cf. Lactance, Div,. inst., I, XVII.  

(19)  On peut voir cette fable détaillée dans les Catastérismes d'Ératosthène, chap. XXXII.