CICÉRON
De la nature des dieux
Traduction: Charles APPUHN, Cicéron, De la nature des Dieux. Paris, Garnier, 1935 (?)
LIVRE DEUXIÈME
I. - Quand Cotta eut ainsi parlé, Velléius s'exclama :« Quelle ne fut pas mon imprudence quand je me suis risqué à discuter avec un Académicien et un Académicien possédant les secrets de l'art oratoire ! Je n'aurais rien eu à redouter d'un Académicien sans éloquence non plus que d'un habile parleur étranger à la philosophie que professe Cotta : un flot de paroles variées n'a rien qui me trouble et j'en dirai autant d'une pensée subtile ne disposant que de moyens insuffisants d'expression. Mais tu réunis, Cotta, les deux avantages, seuls te manquaient un auditoire et des juges. Je verrai plus tard à répondre. Maintenant écoutons Lucilius si toutefois il est disposé à parler.» - Balbus dit alors: « J'aimerais mieux entendre Cotta s'il voulait mettre pour notre instruction au service des vrais dieux le talent de parole dont il a fait preuve contre les faux. Il serait digne d'un philosophe, d'un pontife, digne de toi-même, Cotta, d'avoir sur les dieux immortels non, comme les Académiciens, des idées flottantes et incertaines, mais comme les philosophes de mon école, une doctrine bien assise et solide. Il me paraît que tu n'as rien laissé à dire contre Épicure, mais je voudrais savoir quelle est, Cotta, ton opinion à toi.» - « Oublies-tu, répartit Cotta, ce que j'ai dit au commencement : il m'est plus aisé, surtout sur un sujet pareil, de signaler ce que je crois être une erreur que d'exposer une opinion que je tiendrais pour vraie. Mais si même j'avais des idées qui me parussent fournir une solution satisfaisante, je préférerais, après avoir parlé si longtemps, t'entendre à ton tour.» - Balbus reprit alors : « Je ferai comme tu le désires et je traiterai mon sujet aussi brièvement que je pourrai. Une fois réfutées les erreurs d'Épicure, mon exposition se trouve considérablement allégée. Nos auteurs, d'une manière générale, divisent en quatre parties ce qu'ils ont à dire des dieux immortels. Ils prouvent en premier lieu leur existence puis montrent quels ils sont; en troisième lieu, ils font voir que les dieux exercent sur le monde une action régulatrice et enfin qu'ils veillent sur les affaires humaines. Pour le moment nous allons examiner les deux premiers points; je pense qu'on peut renvoyer à plus tard le troisième et le quatrième qui demandent de plus longs développements.» - « Mais non, dit Cotta, d'abord nous sommes de loisir et il n'est pas d'affaire qui ne puisse être remise quand il s'agit d'un sujet tel que celui-là.» II. - Lucilius alors commença : « Certes, pour traiter le premier point, je ne resterai pas court. Quoi de plus manifeste et de plus clair, quand nous avons porté nos regards vers le ciel et contemplé les corps célestes que l'existence d'une divinité d'intelligence absolument supérieure qui règle leurs mouvements? S'il n'en était pas ainsi, comment Ennius eût-il pu dire, approuvé universellement : "regarde cette lumière qui remplit le ciel et que tous invoquent sous le non de Jupiter". Certes oui, c'est bien Jupiter le maître du monde, le dieu qui le régit d'un mouvement de la paupière et aussi, comme le dit ce même Ennius, "le père des hommes et des dieux", tout puissant et omniprésent. Qui doute de son existence, je ne conçois pas pourquoi il ne pourrait mettre en doute aussi l'existence du soleil. En quoi l'un se manifeste-t-il avec plus d'évidence que l'autre? Si nous n'en avions pas l'idée bien nette dans l'esprit, la croyance en un dieu souverain ne demeurerait pas ferme comme elle l'est, le temps ne la consoliderait pas, elle n'irait pas en s'enracinant à mesure que les générations humaines se succèdent les unes aux autres. Les croyances fausses qui ne se. rapportent qu'à des fictions se dissolvent au cours des siècles. Qui peut croire à l'existence d'un hippocentaure ou à celle de la Chimère? Trouverait-on une vieille femme assez dépourvue de sens pour redouter les monstres qu'on croyait autrefois habiter les enfers? Le temps détruit les imaginations vaines, il confirme les jugements fondés en nature. C'est pourquoi chez nous et chez les autres peuples les pratiques religieuses vont en augmentant et gagnent en valeur tous les jours. Ce progrès n'a rien de fortuit, il a sa raison d'être, il tient en premier lieu à ce que les dieux interviennent souvent de façon active:ils le firent auprès du lac Régille quand, dans la guerre contre les Latins, le dictateur A. Postumius luttait contre Octavius Manilius de Tusculum et qu'on vit Castor et Pollux combattre à cheval dans nos rangs, plus récemment les mêmes Tyndarides annoncèrent la défaite de Persée : Publius Vatinius, le grand-père du garçon que vous savez, parti de Reati, siège d'un préfet, se dirigeait de nuit vers Rome, deux jeunes hommes montés sur des chevaux blancs lui dirent que le roi Persée venait d'être fait prisonnier et il communiqua la nouvelle au sénat; pour commencer on le jeta en prison, croyant qu'il avait parlé inconsidérément des affaires de l'État, plus tard quand arriva un rapport officiel de Paul-Émile et qu'on vit que l'événement s'était réellement passé le jour qu'il l'avait annoncé, le sénat lui fit don d'une terre et le dispensa du service militaire. De même quand les Locriens remportèrent une grande victoire sur les Crotoniates auprès de la Sagra, l'histoire rapporte que l'on entendit parler de cette bataille le jour même aux jeux olympiques. Des voix de faunes qui ont retenti, des figures de dieux qui se sont montrées ont obligé quiconque n'est pas stupide ou impie à reconnaître la présence des dieux. III. - En second lieu que conclure des prédictions, de la vision anticipée que les hommes ont de l'avenir, sinon que la divinité le leur révèle par des anomalies, des monstruosités, des apparitions inquiétantes, des prodiges d'où les noms que l'on donne à ces diverses sortes de signes? En admettant même que les récits que l'on fait de Mopsus, de Tirésias, d'Amphiaraüs, de Calchas, d'Hélénus, soient des fictions, des mythes poétiques, encore les poètes ne feraient-ils pas tant de place aux devins si la réalité était en contradiction complète avec la divination, et des exemples tirés de notre propre histoire ne nous amènent-ils pas à comprendre que la volonté des dieux a ses modes d'expression reconnaissables? L'audace aveugle de Publius Claudius dans la première guerre punique restera-t-elle sans effet sur nous? Alors que les poulets refusaient de manger quand on leur ouvrait la cage, ce consul, pour tourner les dieux en dérision, les fit jeter à l'eau : qu'ils boivent, dit-il, puisqu'ils refusent la nourriture. Cette moquerie lui coûta bien des larmes, quand il se fut fait battre, et fut cause pour les Romains d'un grand désastre. Son collègue Junius ne perdit-il pas une flotte que détruisit une tempête parce qu'il n'avait pas obéi aux auspices? Claudius fut condamné par le peuple, Junius se donna la mort. Coelius a pu écrire que C. Flaminius, pour avoir lui aussi contrevenu aux ordres divins, a trouvé la mort au lac de Trasimène en même temps que l'État subissait un dommage grave. La façon dont ces hommes ont fini peut nous faire comprendre que la république doit sa grandeur aux chefs respectueux des avis donnés par les dieux. Et si l'on veut comparer notre histoire à celle des autres nations on verra que, leurs égaux ou même inférieurs à elles à d'autres égards, nous l'emportons beaucoup par la religion, c'est-à-dire par le culte rendu aux dieux. Faut-il mépriser le bâton dont se servait Attus Navius pour diviser un vignoble en régions alors qu'il était à la recherche d'un porc? Je le croirais méprisable en vérité si l'art de cet augure n'avait pas secondé le roi Hostilius dans les grandes guerres qu'il a conduites. Mais par la négligence de la classe noble l'art augural a perdu ses saines traditions, on ne fait aucun cas des auspices, on se borne en cette matière à un simulacre. C'est ainsi que dans la conduite des affaires publiques les plus importantes, en particulier des guerres d'où dépend le salut de l'État, on ne prend plus les auspices, on les néglige au passage des cours d'eau, on ne tient aucun compte des lueurs qui apparaissent aux pointes des lances, on ne consulte pas les augures au moment de l'appel des troupes, de sorte que les hommes appelés à combattre ne peuvent plus exprimer leurs dernières volontés suivant la coutume ancienne. Nos chefs commencent maintenant à faire la guerre quand ils n'ont plus le droit de prendre les auspices. Chez nos ancêtres, le respect des pratiques religieuses était tel que des chefs d'armée, la tête voilée et prononçant les formules rituelles, se sont offerts en sacrifice aux dieux immortels pour le bien de l'État. Je pourrais alléguer beaucoup de prophéties contenues dans les livres sibyllins, beaucoup de réponses faites par les haruspices à l'appui d'une croyance que nul ne devrait mettre en doute. IV. - Ce qui s'est passé sous le consulat de Publius Scipion et de C. Figulus est de nature à montrer quelle valeur possède la science divinatoire, tant celle de nos augures romains que celle des haruspices étrusques: Tib. Gracchus, consul pour la deuxième fois, procédait à l'élection de ces deux personnages quand le scrutateur de la première centurie mourut subitement tandis qu'il s'acquittait de sa fonction. Gracchus continua néanmoins les opérations et, comme il voyait que l'incident avait provoqué dans le peuple un scrupule religieux, il en fit l'objet d'un rapport au sénat qui déféra l'affaire aux devins habituellement consultés en pareil cas. Les haruspices répondirent que le président des comices avait commis une irrégularité. Gracchus alors, ainsi que je le tiens de mon père, fut courroucé : En vérité, dit-il, moi qui en qualité de consul ai recueilli les voix, moi qui suis augure et qui ai pris les auspices, j'ai commis une irrégularité? Et c'est vous, des Étrusques, des barbares, qui prétendez connaître le droit augural du peuple romain et vous poser en juges d'une élection? Il fit en conséquence sortir les haruspices. Mais plus tard il fit savoir par lettre de sa province au collège des augures qu'en lisant les règlements il avait reconnu sa faute : il avait dressé, il se le rappelait, sa tente augurale dans les jardins de Scipion, puis avait traversé l'enceinte consacrée de la ville pour assembler le sénat et au retour, franchissant de nouveau l'enceinte, avait oublié de prendre les auspices. L'élection était donc entachée d'une irrégularité. Les augures firent leur rapport au sénat et le sénat décida que les consuls se démettraient. Ils se démirent en effet. Quel exemple meilleur pourrions-nous chercher? Un homme de la plus haute sagesse, le plus éminent peut-être que je sache, aima mieux confesser une faute qu'il aurait pu tenir cachée que la laisser peser sur le destin de l'État, des consuls renoncèrent, sans la moindre hésitation, au pouvoir suprême plutôt que de l'exercer un instant contrairement aux règles consacrées. Bien grande est l'autorité des augures, mais la science des haruspices n'a-t-elle pas un caractère divin? Quand on considère un fait comme celui-là et d'autres innombrables du même genre, n'est-on pas contraint de reconnaître l'existence des dieux? Pour avoir des interprètes il faut nécessairement posséder l'être soi-même. Or il existe des interprètes des dieux, donc les dieux sont, nous devons le proclamer. Mais peut-être l'événement n'est-il pas toujours conforme à la prédiction. Les malades ne guérissent pas tous; en conclurons-nous que la science médicale est quelque chose d'inexistant? Les dieux font connaître l'avenir par des signes; si l'on se trompe en les interprétant ce ne sont pas les dieux qui sont en faute, ce sont les hommes qui n'ont pas su comprendre. V. - Il y a donc un point sur lequel s'accordent tous les hommes, et de toutes les nations: l'existence des dieux est une notion naturelle à l'âme, elle y est en quelque sorte gravée. Sur ce que sont les dieux les avis diffèrent, personne ne dit qu'ils ne sont pas. L'un de nos maîtres, Cléanthe, a distingué quatre causes par où s'explique la formation dans les âmes des hommes des idées qui ont les dieux pour objets. La première qu'il allègue, c'est cette connaissance anticipée de l'avenir dont je viens de parler. La seconde c'est la considération des avantages si grands qui découlent pour nous d'un climat tempéré, d'une terre nourricière, c'est l'abondance des biens que la nature nous prodigue. Vient en troisième lieu la terreur qu'inspirent la foudre, les tempêtes, les nuées orageuses, les neiges, la grêle, les déserts, la peste, les tremblements de terre, les affaissements fréquents du sol, les averses de cailloux, la pluie dont les gouttes semblent être du sang, les éboulements, les abîmes qui se creusent soudain, les monstres qui, comme un défi à la nature, naissent parmi les hommes et les animaux, les traînées lumineuses qu'on voit dans le ciel, ces astres errants que les Grecs nomment comètes et que nous disons chevelus; ils n'y a pas si longtemps pendant la guerre soutenue par Octavius, ils furent le présage de grandes calamités; j'ajouterai encore l'apparition d'un second soleil : c'est arrivé, m'a dit mon père, sous le consulat de Tuditanus et d'Aquilius, l'année même où est mort l'Africain, cet autre Soleil. Tous ces prodiges donnent de l'effroi aux hommes et les portent à admettre l'existence de quelque puissance céleste et divine. La quatrième cause, et certes la plus forte, c'est le mouvement uniforme du ciel, la révolution du soleil et de la lune, le groupement de tous les astres, la diversité, la beauté, l'ordre qui règnent dans l'univers et qui, pour peu qu'on les considère, montrent qu'il n'y a rien là d'un assemblage fortuit. Si, entrant dans une maison, dans un gymnase, dans une enceinte affectée à un tribunal, on constate que tout y est disposé suivant un plan rationnel, avec art et méthode, on jugera que pareil arrangement a une cause, qu'il y a une intelligence qui l'a ordonné et se fait obéir; de même et bien plus encore en présence de tant de mouvements, de si grands changements périodiques, d'un tel ordre établi parmi des corps si nombreux et de telles dimensions, sans que jamais, dans le cours infini des siècles, la régularité soit en défaut et l'attente trompée, on devra conclure qu'une intelligence gouverne la nature et règle la marche des choses. VI. - Chrysippe tient à ce sujet un langage qu'il ne semble pas qu'avec toute sa pénétration il ait pu tirer de lui-même, il a dû écrire sous la dictée de la nature :"S'il existe dans le monde, dit-il, quelque objet que l'esprit humain, la raison, les forces, la puissance de l'homme ne puissent produire, il est certain que l'auteur en est plus grand que l'homme. Or les corps célestes et tous ceux dont les mouvements sont soumis à un ordre invariable ne peuvent être l'œuvre de l'homme; l'être qui les a faits est donc plus grand que l'homme. Cet être, de quel nom l'appeler sinon Dieu. Si les dieux n'existent pas, en effet, que peut-il y avoir qui soit plus grand que l'homme? N'est-ce pas dans l'homme seul que réside la raison et que peut-il y avoir qui vaille mieux qu'elle? Mais il y aurait un orgueil insensé, alors qu'on est homme, à croire qu'on est ce qu'il y a de plus grand dans le monde entier. Il faut donc admettre qu'il y a un être qui nous dépasse et en conséquence qu'il y a un Dieu". Si l'on voyait une grande et belle maison pourrait-on, bien que le maître restât lui-même invisible, la croire construite pour des rats et des belettes? Et quand on considère la façon dont le monde est disposé, la beauté du ciel étoilé, la grandeur imposante de la mer et des terres, n'y aurait-il point folie à penser que tout cela est la demeure de l'homme et non celle des dieux? Ne savons-nous pas que les régions élevées sont toujours les meilleures, que la terre est située tout en bas et qu'une atmosphère très épaisse l'environne de toutes parts? Tout de même qu'il y a, pour cette raison, parce que l'air y est d'une lourdeur accablante, des pays, des villes, où les hommes ont l'esprit plus obtus, nous devons croire que le genre humain habitant la terre, c'est-à-dire la partie du monde la plus épaisse, souffre lui aussi d'une certaine lourdeur. Et cependant de l'habileté dont l'homme fait preuve nous devons conclure qu'une intelligence existe et qu'elle est supérieure en puissance à la nôtre, en un mot divine. "D'où l'homme tient-il celle qu'il possède?" dit Socrate dans Xénophon. Demande-t-on d'où nous tirons les liquides et la chaleur répandus dans le corps, la consistance de la chair, le souffle qui nous anime, il est assez manifeste que la terre, l'eau, le feu, l'air que nous respirons sont nos fournisseurs. VII. - Mais ce qui vaut mieux que tous ces éléments, je veux dire la raison ou, si l'on préfère plusieurs mots, l'intelligence, la réflexion, la pensée, la connaissance où les avons-nous trouvées? D'où les avons-nous tirées? Le monde posséderait toutes les formes que peut prendre la réalité hormis celle qui précisément est la plus haute? Certes rien n'existe qui vaille mieux que le monde, rien n'est supérieur à lui, rien n'est plus beau, l'on ne peut même pas concevoir quelque chose qui soit meilleur. Et si, d'autre part, la raison et la sagesse sont aussi ce qu'il y a de meilleur, elles ne peuvent manquer de se trouver dans un monde que nous convenons qui est la chose la meilleure. Mais quoi, cette liaison qui existe entre toutes les parties du grand ensemble, ce concert, cette concordance, cette coopération, est-il quelqu'un que cette harmonie n'oblige pas à donner son adhésion à la thèse que je défends? La terre pourrait-elle tantôt se couvrir de fleurs, tantôt se hérisser de frimas? Des changements survenus d'eux-mêmes dans tant d'objets nous annonceraient-ils que le soleil se rapproche de nous au solstice d'été, s'éloigne en hiver? Le lever de la lune et son coucher provoqueraient-ils le soulèvement de la mer qui s'enfle et se désenfle dans les détroits? Une révolution unique du ciel assurerait-elle la conservation par tant d'astres différents du cours propre à chacun d'eux. Cet accord si parfait de toutes les parties du monde ne pourrait se concevoir sans la constante intervention d'un esprit divin agent de cohésion. Quand ces idées sont exposées de façon plus ample et avec plus de développement, ainsi que j'ai l'intention de le faire, elles se défendent plus aisément contre les objections des Académiciens. Quant au contraire, suivant l'exemple de Zénon, on raisonne plus brièvement, plus sèchement, on donne davantage prise aux adversaires. Une eau courante ne souffre guère ou même pas du tout de corruption et c'est tout le contraire pour une eau stagnante, de même les difficultés soulevées se noient dans un flux de paroles, une pensée qui se resserre en de brèves formules a de la peine à se défendre. VIII. - Zénon condense comme il suit l'argument que j'ai développé : "une chose qui est douée de raison est meilleure qu'une chose qui en est dépourvue. Or, rien n'est meilleur que le monde, le monde est donc doué de raison". On peut établir de même façon que le monde est sage, qu'il est bienheureux, qu'il est éternel. Tous les êtres qui possèdent ces qualités sont meilleurs que ceux qui en sont privés; or rien n'est meilleur que le monde; d'où cette conséquence que le monde est dieu. Zénon raisonne encore de cette façon : "une partie quelconque d'une chose dépourvue de sentiment ne peut être sentante; or des parties du monde sont sentantes, donc le monde n'est pas dépourvu de sentiment". Il continue ensuite, de plus en plus pressant. "Aucun être inanimé et privé de raison ne peut en engendrer un qui soit animé et possède la raison; or le monde engendre des êtres animés et possédant la raison, le monde est donc animé et pourvu de raison". Il termine son argumentation, comme il le fait souvent, par une comparaison. "Si des flûtes rendant des sons agréables naissaient d'un olivier, hésiterait-on à croire que cet arbre possède l'art d'un flûtiste? Si des platanes se couvraient de petites cordes vibrant de concert, ne croirait-on pas qu'il y a dans ces platanes une musique? Pourquoi donc ne jugerait-on pas que le monde a une âme et possède la sagesse puisqu'il produit de lui-même des êtres animés et sages?" IX. - Puisque j'ai commencé de traiter mon sujet autrement que je n'avais dit au commencement (j'avais déclaré en effet que, sur le premier point, l'existence des dieux étant manifeste pour tout le monde, il était inutile de discourir), je veux apporter dans ce débat un argument tiré de la physique. Il est constant que tous les êtres qui se nourrissent et croissent ont en eux une source de chaleur sans laquelle il ne pourrait y avoir ni nutrition ni croissance. En effet toute chose qui a en elle de la chaleur et est de la nature du feu est capable de mouvements qui ont leur origine en elle-même, et, dans un être qui croît organiquement, il se produit des mouvements réguliers et dirigés vers un certain but. Aussi longtemps que subsiste cette chaleur il y a vie et sentiment; une fois la source éteinte et refroidie nous-mêmes mourons, nous nous éteignons. Cléanthe montre combien puissante est la chaleur naturelle à tout corps et voici comment il raisonne : il n'est pas d'aliment si pesant qu'il ne soit de nuit et de jour trituré par l'espèce de cuisson qu'il subit dans l'organisme et, même dans les matières excrétées, il y a encore de la chaleur. Les veines d'ailleurs et les artères plus spécialement ne cessent de battre comme si un feu les agitait et l'on a souvent vu le cœur d'un être animé palpiter alors qu'on venait de l'arracher et imiter le mouvement rapide d'une flamme vacillante. Tout être vivant donc, animal ou plante sortie de terre, vit par l'effet de la chaleur qui est en lui. Par où l'on doit connaître qu'il y a, répandu dans le monde entier, une sorte de feu capable d'entretenir la vie. Nous verrons cela mieux encore en parlant avec plus de développement de cet élément igné qui pénètre partout. Toutes choses existant au monde (je dirai un mot des plus importants) se conservent et se soutiennent par la chaleur. Cela est visible en premier lieu dans celles qui sont de la nature de la terre : on aperçoit des étincelles qui jaillissent des pierres quand elles s'entrechoquent et le frottement les échauffe; si l'on creuse une fosse, de la fumée sort du sol; l'eau que l'on tire des puits où elle se renouvelle est chaude, surtout en hiver parce qu'une grande quantité de calorique est contenue dans les régions souterraines et que, dans la saison froide, la terre est comprimée ce qui fait que la chaleur se concentre. X. - Il y a beaucoup à dire et de nombreuses raisons à donner pour montrer que tous les végétaux, aussi bien ceux qui proviennent de graines confiées à la terre que ceux qu'elle engendre d'elle-même et qui ont leurs racines dans le sol, naissent et se développent par la vertu d'une chaleur mesurée. Qu'à l'eau même se mêle un élément capable de l'échauffer, c'est ce que montre d'abord son état liquide et son pouvoir de se répandre, le froid ne la congèlerait pas, elle ne se condenserait pas en neige et en frimas si, par la chaleur qui s'y mêle, elle n'était pas naturellement fluide et ne s'écoulait pas. C'est pourquoi le souffle glacé de l'aquilon et l'hiver rigoureux la durcissent et puis de nouveau se réchauffant elle fond et redevient liquide. Les mers aussi quand le vent les agite tiédissent et cela montre bien qu'il y a de la chaleur contenue dans ces grandes masses d'eau. Cette tiédeur, en effet, ne doit pas être considérée comme adventice et venue du dehors, elle a son origine dans les profondeurs de la mer où se propage l'agitation et quelque chose de semblable se passe dans le corps qui s'échauffe par le mouvement et l'exercice. L'air lui-même, qui est par nature ce qu'il y a de plus froid n'est pas du tout sans chaleur, du calorique au contraire se mêle à lui en quantité; l'air provient des brouillards qu'exhalent les eaux, il doit être considéré comme une vapeur émise par elles et c'est la chaleur qu'elles contiennent qui, par son mouvement, l'engendre. On peut voir un phénomène tout semblable quand on fait bouillir un liquide en le plaçant au-dessus d'un feu. Quant au quatrième élément qui entre dans la composition du monde, il est tout de feu et c'est lui qui répand partout une chaleur salutaire et vitale. Puisque toutes choses existant au monde se soutiennent par la chaleur, on conclut de là que le monde lui-même doit sa conservation pendant un temps si long à un principe de même nature et rien ne le fait mieux connaître que la diffusion de cet élément chaud et igné à travers le monde : doué d'une puissance créatrice et génératrice, il fait que tous les êtres animés et ceux dont la terre contient les racines naissent et se développent en vertu d'une nécessité naturelle.[2,11] XI. - Il y a donc une nature qui donne au monde son unité organique et assure son maintien et elle ne peut être dépourvue de sentiment et de raison : en tout être, en effet, qui n'est pas simple et homogène mais formé d'éléments différents joints et liés les uns aux autres, il y a nécessairement une partie qui dirige : dans l'homme c'est l'intelligence, dans l'animal quelque chose qui ressemble à l'intelligence, un instinct qui le dirige dans toutes ses appétitions. On pense qu'un principe directeur est contenu dans les écorces des arbres et des végétaux que produit la terre. J'appelle partie directrice (c'est ce que les Grecs nomment ²gemonikñn) celle qui en aucun genre ne peut et ne doit être dépassée par aucune autre. Il est donc nécessaire que l'être qui dirige la nature tout entière soit le meilleur absolument et le plus digne d'exercer sur toutes choses une domination, un commandement sans conditions. Or nous voyons que certains êtres faisant partie du monde (il n'est rien, en effet, qui ne soit un fragment du grand tout) possèdent le sentiment et la raison. Nécessairement, en conséquence, l'être auquel appartient la direction possède aussi ces attributs, ils doivent même être en lui d'une qualité plus haute et à une plus grande échelle. Il faut donc qu'il y ait dans le monde une sagesse, qu'à cette nature, qui donne au monde sa cohésion, une raison parfaite assure un rang suprême et qu'enfin le grand tout doive son unité à un être divin. Ce principe igné gouvernant le monde, ajouterai-je, est par sa pureté, sa clarté, sa plus grande mobilité, beaucoup plus capable de perception que cette chaleur de moindre qualité qui nous maintient en vie nous et tous les êtres connus de nous. Il est donc absurde, alors qu'hommes et bêtes se conservent, se meuvent et sentent grâce à la chaleur qui est en eux, de dire que le monde est privé de sentiment, lui qui se conserve par la vertu d'un feu parfaitement pur et libre, d'une force de pénétration, d'une mobilité souveraine, surtout si l'on considère que ce feu ne subit aucune poussée du dehors, se meut de lui-même grâce à une activité toute spontanée. Comment concevoir en effet quelque chose de plus puissant que le monde et qui pousse et meuve le feu auquel ce monde doit de subsister? XII. - Écoutons Platon qui est, peut-on dire, le dieu des philosophes : il distingue deux sortes de mouvement, l'un propre à l'être qui se meut, l'autre imprimé du dehors et il considère comme plus divin ce qui se meut par soi-même que ce qui est mû par un autre corps. Or, il n'attribue le mouvement spontané qu'aux âmes seules et pense qu'il faut chercher en elles le principe du mouvement. On voit par là que, tout mouvement ayant son origine première dans le feu conservateur du monde et ce feu se mouvant non par poussée extérieure mais par lui-même, il doit être une âme; de là cette conséquence que le monde est un être animé. Par où aussi l'on pourra connaître qu'il y a en lui de l'intelligence, c'est ce fait que le monde l'emporte certainement en perfection sur tout autre être. De même qu'il n'est aucune partie de notre corps qui n'ait une valeur moindre que celle que nous avons nous-mêmes, de même et nécessairement le monde considéré dans sa totalité vaut plus qu'une quelconque de ses parties. S'il en est ainsi le monde doit non moins nécessairement posséder la sagesse, car, dans l'hypothèse contraire, il arriverait que l'homme, un fragment du monde, valût mieux, puisqu'il a part à la raison, que le monde total. Si, dirai-je encore, nous entreprenons de nous élever des êtres occupant le rang le plus humble, non développés, jusqu'à ceux qui sont le plus haut situés, le plus achevés, nous ne pourrons manquer de parvenir enfin à la divinité. Pour commencer nous voyons la nature entretenir les végétaux qui naissent du sol : elle assure leur conservation, fait en sorte qu'ils se nourrissent et croissent. Aux bêtes elle a donné le sentiment, le mouvement, un instinct qui les porte vers les objets salutaires et les détourne de ceux qui causeraient leur perte. L'homme tient d'elle quelque chose qui est venu s'ajouter à la part de l'animal : une raison dont c'est l'office de gouverner les appétits, de régler les uns, de contenir les autres. XIII. - Au quatrième rang, qui est le plus élevé, viennent des êtres bons et sages par nature, possédant de naissance une raison droite et inflexible : cette raison dépasse la mesure de l'homme et on ne peut l'attribuer qu'à un dieu, c'est-à-dire au monde, car il y a nécessairement dans le monde une raison parfaite et sans défaillance. On ne peut soutenir, en effet, qu'il n'y ait pas en chaque ordre de choses une fin suprême, une perfection qui doit être atteinte. La vigne et l'animal, à moins que violence ne leur soit faite, parviennent à la fin qui leur est propre, la nature suit en eux la voie conduisant au but, la peinture, la construction et les autres arts portent leurs productions jusqu'à un certain degré d'achèvement; dans le grand tout que constitue le monde il est nécessaire également et même bien davantage qu'il y ait achèvement et accomplissement. Bien des obstacles extérieurs, en effet, peuvent empêcher les autres êtres d'atteindre leur fin, mais tel ne peut être le cas pour le tout puisqu'il rassemble et comprend dans son unité la totalité des êtres. Il faut donc bien que ce quatrième rang, le plus élevé, ai-je dit, soit atteint, nulle violence ne peut empêcher la nature d'y parvenir. Puisqu'il y a un degré suprême de perfection auquel s'élève le grand tout, puisque la totalité des êtres lui est subordonnée et que nul empêchement n'est concevable, le monde sera nécessairement intelligent et on doit dire aussi qu'il sera sage. Quelle plus grande ignorance que de dénier la bonté suprême à cette nature qui donne au monde sa cohésion, ou encore de ne pas reconnaître que cette bonté suprême implique l'existence d'une âme, la présence dans cette âme de la raison et du pouvoir de réfléchir, la sagesse enfin? Comment la bonté suprême existerait-elle sans cela? Si cette nature était pareille aux végétaux et aux animaux, il n'y aurait pas de motif de la croire la meilleure plutôt que la pire des choses;si elle participait à la raison sans posséder la sagesse dès l'origine il n'y aurait aucune raison pour que la condition du monde ne fût pas pire que celle de l'homme : l'homme en effet peut devenir sage tandis que le monde, s'il a été insensé dans le passé, c'est-à-dire de tout temps, n'atteindra certes jamais à la sagesse; il sera donc inférieur à l'homme. Cette hypothèse étant absurde il faut admettre que le monde est sage dès l'origine et qu'il est un dieu. Rien en effet n'existe, à part le monde, qui soit sans nul défaut, qui soit achevé à tous égards, entièrement et absolument parfait. XIV. - Comme Chrysippe le dit avec raison, la housse est faite pour protéger le bouclier, le fourreau pour l'épée et de même, exception faite pour le monde, il n'est rien qui ne soit créé en vue d'un autre être : le grain et les fruits que produit la terre pour alimenter les animaux, les animaux pour l'homme, le cheval pour le porter ou le traîner, le bœuf pour le labour, le chien pour la chasse ou la garde des maisons. L'homme lui-même est né pour contempler le monde et se conformer à lui, il n'est nullement parfait mais il participe dans une certaine mesure à la perfection. Le monde en revanche, puisqu'il comprend la totalité des êtres et que rien n'existe en dehors de lui, est entièrement parfait. Que peut-il manquer à la bonté suprême? Or l'intelligence et la raison étant ce qu'il y a de meilleur, on ne conçoit pas que l'être souverainement bon puisse ne les point posséder. Le même Chrysippe montre aussi et fort bien, à l'aide de comparaisons, que dans les êtres qui ont terminé leur croissance et sont parvenus à la maturité, les qualités spécifiques atteignent toutes un degré plus élevé et par exemple dans un cheval adulte les qualités propres au cheval seront plus marquées que dans un jeune poulain, un chien devenu grand sera d'un meilleur usage qu'un tout petit, un adulte sera plus complètement un homme qu'un enfant; de même les valeurs les plus hautes qui soient dans le monde entier doivent aussi se trouver dans un être parfait et sans aucun défaut. Or il n'est rien dans le monde qui ait une valeur plus haute que la vertu, il n'est rien de plus parfait que le monde; la vertu appartient donc en propre au monde. La nature de l'homme est bien éloignée de la perfection et cependant la vertu peut se trouver en lui. Combien plus aisément dans le monde ! Il possède donc la vertu et en conséquence il est sage et il est dieu. XV. - Après qu'on a perçu la divinité du monde on doit reconnaître le même caractère divin aux astres qui naissent de la partie la plus mobile et la plus pure de l'éther, sans aucun mélange d'une autre substance, ne sont que chaleur et lumière, de sorte qu'on dit à très juste titre qu'ils ont une âme, qu'ils possèdent le sentiment et l'intelligence. Le témoignage de deux sens, la vue et le toucher, nous assure, à ce que pense Cléanthe, que les astres sont entièrement de feu. L'éclat lumineux du soleil, en effet, l'emporte sur celui d'une flamme quelconque puisqu'il éclaire toutes les parties d'un monde infiniment étendu et son action sur le sol est telle qu'il ne le chauffe pas seulement mais le brûle; il ne ferait ni l'un ni l'autre s'il n'était pas de feu. "Puis donc, dit Cléanthe, que le soleil est un corps igné s'alimentant des vapeurs océaniques, car nul feu ne pourrait subsister sans être nourri, il faut nécessairement que cet astre ait même nature ou bien que le feu employé par nous à divers usages, dont la cuisson des viandes, ou bien que le feu contenu dans le corps des êtres vivants. Or le feu à destination ménagère détruit et consume toutes choses, où il pénètre il est un agent de perturbation et de décomposition, au contraire la chaleur du corps est vitale et salutaire, elle conserve, nourrit, accroît, soutient, anime." Il n'y a donc pas à hésiter, selon Cléanthe, sur le point de savoir à laquelle des deux sortes de feu il faut assimiler le soleil, puisque lui aussi a pour effet la croissance et l'épanouissement, la maturation de tous les êtres : mais puisque le soleil est de même nature que le feu inhérent aux corps des vivants, il doit être animé lui aussi et il en faut dire autant des autres astres qui prennent naissance dans ce réservoir de chaleur que nous appelons l'éther ou le ciel. Alors que la terre, l'eau et l'air sont le lieu d'origine d'êtres animés, il paraît absurde à Aristote de supposer que dans l'élément le plus propre à produire des vivants ne naisse aucun animal. Or les astres sont situés dans la région de l'éther, le plus subtil des éléments, toujours en mouvement, toujours actif, qui nécessairement doit donner naissance à quelque forme de vie se distinguant par l'acuité de ses perceptions et sa promptitude incomparable. Les astres ont l'éther pour origine, il est conforme à la logique de leur attribuer le sentiment et l'intelligence d'où cette conclusion qu'il faut les compter parmi les dieux. XVI. - On peut voir que les hommes habitant les régions où l'air est pur et subtil ont l'esprit plus pénétrant plus capable de connaissance claire que ceux qui respirent un air épais, moins fluide. On pense même que l'alimentation n'est pas sans avoir quelque influence sur le degré d'acuité de l'esprit. Il est donc vraisemblable que les astres possèdent une intelligence supérieure puisqu'ils ont pour lieu de séjour la partie éthérée du monde et se nourrissent de vapeurs marines et terrestres rendues par un long parcours plus subtiles. Ce qui d'ailleurs témoigne le plus en faveur de la finesse de perception et de l'intelligence que possèdent les astres, c'est l'ordre qui règne parmi eux et la régularité de leurs mouvements :il n'y a rien en eux d'inconsidéré, de variable, de fortuit et il ne se peut pas que des mouvements bien réglés, bien rythmés se produisent sans l'intervention d'une intelligence calculatrice. Or l'ordre régnant parmi les astres et leur régularité, semblable à une vérité éternelle, n'éveillent pas en nous l'idée d'une aveugle nécessité naturelle, car rien n'est plus conforme à la raison, non plus que celle du hasard, favorable au changement, hostile à la régularité. Il faut donc que les astres se meuvent de leur propre gré, conformément. à leur sentiment propre et en vertu de leur divinité. Aristote a dit, et ce n'est point là une parole négligeable, que les corps se meuvent ou bien en vertu d'une disposition naturelle ou bien parce qu'une force agit sur eux ou enfin de leur volonté propre. Or le soleil, la lune et tous les astres se meuvent : dans le cas d'un mouvement dû à une disposition de nature, un corps se meut ou bien vers le bas à cause de sa pesanteur, ou bien il se porte vers le haut à cause de sa légèreté; aucun de ces deux mouvements ne s'observe dans le cas des astres qui décrivent une orbite circulaire. On ne peut dire non plus que leur mouvement est dû à l'action d'une force supérieure : quelle pourrait l'être? Il reste donc que ce mouvement soit volontaire. Qui se rend compte de ce fait ne se conduit pas seulement en ignorant, mais en impie s'il dénie ensuite aux astres la qualité d'êtres divins. Il n'y a d'ailleurs pas grande différence entre cette attitude et celle qui consiste à dispenser les dieux de toute espèce de soin et d'action, car à mes yeux être inactif équivaut à n'être pas. L'existence des dieux me paraît au total si manifeste que j'ai peine à croire sains d'esprit ceux qui la nient. XVII. - Il nous reste à examiner ce que sont les dieux : la grande difficulté dans cette recherche est de faire abstraction des perceptions visuelles ordinaires. Ce sont elles qui ont amené, aussi bien des philosophes peu différents du vulgaire ignorant que les ignorants eux-mêmes, à ne pouvoir se représenter les dieux immortels autrement que sous une forme humaine; cette opinion est vraiment inconsistante et Cotta l'a suffisamment réfutée pour que je me dispense d'y revenir. Mais puisque nous avons dans l'âme une certaine idée de ce qu'un dieu doit être, à savoir avant tout un être animé et en second lieu un être plus grand que tous les autres, je ne vois rien qui s'accorde mieux avec cette notion préalable que l'attribution au monde lui-même d'une âme et d'un caractère divin, car rien ne peut dépasser le monde en grandeur. Qu'Épicure plaisante tant qu'il voudra, lui qui n'est pas particulièrement bien doué pour la plaisanterie et qu'on ne reconnaisse guère en lui un Attique, qu'il dise que son esprit se refuse à concevoir ce que peut être un dieu rond ne cessant de tourner, je resterai fermement attaché pour ma part à un principe qu'il pose lui-même. Il convient qu'il y a des dieux parce qu'il croit nécessaire l'existence d'une sorte d'être supérieure à tout. Or il est bien certain que le monde est ce qu'il y a de meilleur. Et sans nul doute un être ayant une âme, ayant le sentiment, la raison, l'intelligence vaut mieux qu'un être privé de tout cela. De là résulte que le monde est animé, capable de sentir, intelligent, raisonnable et il faut en conclure que le monde est dieu. Cette vérité, au reste, apparaîtra plus clairement par la considération des objets qu'il produit. XVIII. - En attendant, Velléius, abstiens-toi, je t'en prie, de faire parade de l'ignorance où se complaît ta secte. Tu prétends qu'il y a plus de beauté dans un cône, dans un cylindre, dans une pyramide que dans une sphère. C'est donc que les Épicuriens ont une esthétique à eux. Mais en admettant même que ces figures soient plus belles, ce serait tout au plus pour les yeux et encore n'est-ce pas mon avis : qu'y a-t-il de plus beau qu'une figure qui, à elle seule, comprend toutes les autres, sans rien de rugueux ni qui l'expose aux coups? sans rien d'anguleux ni de sinueux, également dépourvue de saillies et de creux? Deux figures l'emportent en dignité sur les autres, le globe ou, comme disent les Grecs, la sphère parmi les solides, la circonférence de cercle (kæklow) parmi les figures planes, ce sont les seules dont toutes les parties soient parfaitement semblables entre elles et dont la périphérie soit dans tous ses points à une même distance du centre et cela de la façon la plus rigoureuse. Mais si vous ne voyez pas cela, n'ayant jamais rien eu à démêler avec le compas des géomètres, n'auriez-vous pu comprendre du moins, puisque vous êtes physiciens, que des mouvements réguliers comme ceux des astres, un ordre parfait, immuable comme celui qui règne dans le ciel, ne se conçoivent pas en dehors d'une sphère? Rien n'atteste autant d'ignorance que votre langage, il n'est pas certain que notre monde soit sphérique, dites-vous, il existe d'autres mondes, des mondes innombrables qui sont de formes différentes. Si Épicure avait seulement appris ce que font deux fois deux, certes il ne parlerait pas ainsi, mais, se confiant à son palais pour discerner le bien, il n'a pas levé les yeux vers le ciel, cet autre palais, suivant le mot d'Ennius. XIX. - Puisqu'en effet il existe deux sortes d'astres, les uns décrivant du levant au couchant une orbite immuable sans s'écarter du chemin précédemment suivi, les autres accomplissant leurs révolutions qui les ramènent périodiquement dans les mêmes voies, on doit conclure que le monde est animé d'un mouvement rotatoire, ce qui implique une figure sphérique et que les étoiles se meuvent en cercle. Et pour commencer, le soleil, qui est le maître du chœur, se déplace de façon à prodiguer sa lumière à la terre en laissant dans l'ombre tantôt une de ses parties, tantôt l'autre, c'est l'ombre même de la terre qui produit la nuit en se plaçant devant le soleil et les espaces de temps pendant lesquels il fait nuit ont la même constance que les jours. Le rapprochement du soleil et son éloignement, toujours contenus dans une juste limite, règlent la température de façon que ni le froid ni le chaud ne soient excessifs. Le soleil exécute sa révolution annuelle en trois cent soixante-cinq jours et le quart d'un jour à peu près. Le même soleil en se tournant tantôt vers le nord, tantôt vers le midi, fait qu'il y ait des étés et des hivers et ces deux autres saisons dont l'une vient quand l'hiver a cessé d'être redoutable, l'autre quand l'été se meurt. Tout ce qui vient au monde et sur terre et dans la mer a son commencement et sa cause dans ces quatre saisons. La lune en un mois parcourt la même carrière que le soleil en une année, sa lumière se fait plus petite à mesure qu'elle se rapproche du soleil, c'est quand elle en est le plus loin qu'elle atteint sa plénitude. Ce n'est pas seulement son aspect, sa configuration qui changent suivant qu'elle est dans sa période de croissance ou au contraire revient par des pertes successives à l'état de nouvelle née, elle change aussi de latitude tantôt plus au nord, tantôt plus au midi. Cela fait qu'il y a aussi dans la carrière que parcourt la lune une période brumeuse et quelque chose de tel qu'un solstice, que d'elle nous viennent l'humidité, la rosée utiles à l'alimentation des êtres animés, à leur croissance, à la venue pour eux de l'âge adulte et permettant aux végétaux de mûrir.
XX. - Rien cependant n'est plus digne
d'admiration que les mouvements de ces cinq astres qu'on prétend errants. On ne
peut dire qu'un corps céleste soit errant alors que, de toute éternité, tantôt
il avance, tantôt il recule et, dans ses mouvements, observe toujours une
parfaite régularité. Cette marche ordonnée est d'autant plus remarquable que les
astres dont nous parlons, par moments disparaissent puis reparaissent, se
déplacent alternativement dans un sens et dans le sens opposé, se lèvent tantôt
avant, tantôt, après d'autres astres, accélèrent leur mouvement pour le retarder
ensuite ou demeurer stationnaires pendant un temps : cette diversité a conduit
les mathématiciens à donner le nom de grande année à une période au terme de
laquelle le soleil, la lune et les cinq planètes se trouvent occuper les uns par
rapport aux autres la même situation. C'est une grande question de savoir quelle
est la durée de cette période, mais il est certain qu'elle existe et a une
longueur déterminée. Celle des planètes à laquelle on donne le nom de Saturne et
que les Grecs appellent
FaÛnvn
est la plus éloignée de la terre et accomplit sa révolution en trente ans à peu
près; chose bien remarquable, tantôt elle avance, tantôt elle retarde,
disparaissant parfois le soir pour se montrer de nouveau le matin et cela sans
jamais varier pendant des siècles se succédant à l'infini. Au-dessous d'elle et
plus près de la terre vient celle qui tire son nom de Jupiter et qui pour les
Grecs est
Fa¡tvn XXI. - Je ne puis concevoir cette régularité, ce merveilleux accord maintenu de toute éternité en dépit de la diversité des mouvements sans l'intervention de l'intelligence, de la raison, du calcul et, puisque nous voyons les astres en donner des marques, nous ne pouvons pas ne pas les mettre au nombre des dieux. Et il serait contraire à la vérité de croire que les étoiles dites fixes ne manifestent pas la même science réfléchie dans leur conduite, puisqu'elles accomplissent avec une régularité parfaite leur révolution quotidienne, sans y être contraintes par le mouvement rotatoire de l'éther ni être fixées au firmament comme le prétendent bien des auteurs ignorant la physique. L'éther ne possède pas une consistance qui lui permette d'entraîner les étoiles : subtil, translucide et d'une chaleur partout égale, il ne semble pas pouvoir exercer sur elles une action dominatrice. Les étoiles fixes ont donc leur sphère à elles indépendante de l'éther et libre de toute attache. Leur mouvement rotatoire qui à travers les années et les siècles se poursuit avec une étonnante, une incroyable régularité, montre qu'il y a en elles une puissance et une intelligence divines, et pour ne pas voir le caractère tout divin qui apparaît là si clairement, il faut, je crois, être incapable de rien voir. Il n'y a place en effet dans le ciel ni pour l'accident fortuit ni pour les rencontres non voulues, nulle erreur de direction, nulle apparence trompeuse n'y sont possibles, tout y est en ordre au contraire, c'est le domaine de la vérité, du calcul rationnel, de la régularité; le mensonge, la fausseté, les aberrations sont choses habituelles dans les régions infra-lunaires (la lune étant le plus bas situé des astres) et sur la terre même. Mais l'ordre admirable et la régularité merveilleuse des corps célestes, par quoi le monde se conserve et son salut est assuré, me donnent lieu de penser que pour dénier aux astres l'intelligence, il faut avoir soi-même perdu le sens. Je ne me serai donc pas trompé, à ce qu'il me semble, si je pose pour servir de base à mon argumentation un principe que j'aurai tiré du maître dont je suis la trace dans la recherche de la vérité. XXII. - Zénon donc définit la nature en disant qu'elle est un feu artiste procédant avec méthode à la génération des êtres. Il pense, en effet, que le propre de l'art est de créer et d'engendrer : ce que fait la main humaine dans les travaux qu'exécutent nos artisans et nos artistes, la nature l'opère avec un art de beaucoup supérieur; elle est, comme je viens de le dire, un feu artiste, un maître ès arts. Et il faut l'entendre en ce sens que toute force naturelle est artiste parce qu'elle a sa voie, sa méthode et la suit exactement. A l'égard du monde lui-même, qui comprend dans son unité tout ce qui existe, la nature n'est pas seulement artiste elle est, dit Zénon, architecte; elle calcule tout, pourvoit à tous les besoins, dispose toutes choses opportunément. Et de même que les autres êtres ont leurs semences propres d'où ils sortent pour se développer, la nature génératrice du monde a ses mouvements volontaires, ses tendances, ses appétitions que les Grecs appellent õrmaÛ et elle agit conformément aux forces directrices qui sont en elle tout comme nous nous laissons diriger par nos âmes et nos sentiments. Telle étant l'âme du monde que, pour cette raison, l'on peut appeler justement science de l'utile et providence prñnoia), elle met principalement son soin, sa sollicitude à faire que le monde soit le plus capable qu'il se puisse de subsister, puis que tous ses besoins soient satisfaits, par-dessus tout qu'il y ait en lui une beauté supérieure et qu'il atteigne à la perfection. XXIII. - J'ai parlé du monde considéré dans sa totalité, j'ai parlé des astres et il apparaît maintenant qu'il existe une multitude de dieux et que ces dieux sont constamment actifs, sans que cette activité puisse être considérée comme un travail pénible dont ils auraient la charge. Ils ne se composent pas, en effet, de veines, d'os et de tendons, ils n'usent point d'aliments ni de boissons qui puissent produire en eux l'âcreté ou l'épaississement des humeurs, leurs corps ne craignent ni les chutes, ni les coups pas plus qu'ils n'ont à redouter de maladies engendrées par l'épuisement. Pour épargner ces maux à ses dieux, Épicure a voulu les réduire à n'être que des figures sans consistance et les a dispensés de toute occupation active. Les nôtres ont pour corps un solide d'une beauté achevée, pour séjour une région du ciel où ne pénètre aucun élément impur, c'est là qu'ils se déplacent et règlent leurs mouvements de façon qu'ils semblent avoir prêté un concours volontaire au maintien de l'ordre et à la conservation de toutes choses. Les plus sages des Grecs et nos propres ancêtres ont, non sans cause, étendu à beaucoup d'autres forces naturelles en raison de leurs bienfaits la qualité et le nom de dieux. Ils pensaient, en effet, que rien de très utile au genre humain ne peut commencer d'être qui n'ait son origine dans la bonté d'un dieu. C'est pourquoi ils ont usé, pour désigner tel de ces dons, de l'appellation s'appliquant au dieu lui-même, comme nous faisons quand nous disons Cérès pour le blé, Liber pour le vin : que Cérès et Liber viennent à manquer, Vénus est saisie d'un froid mortel, peut-on lire dans Térence. Il arrive aussi qu'on érige en divinité soit une qualité morale, soit une chose à laquelle on a reconnu un haut mérite, telles la Bonne Foi, l'Intelligence à qui M- Aemilius Scaurus a dédié dans un temps voisin du nôtre un autel au Capitole; auparavant déjà A. Atilius Calatinus avait divinisé la Bonne Foi. Nous avons sous les yeux le temple de la Vertu, celui de l'Honneur, fondé par Quintus Fabius Maximus pendant la guerre de Ligurie, restauré un assez petit nombre d'années plus tard par Marcellus. Et le temple de l'Abondance? Celui du Salut? Ceux de la Concorde, de la Liberté, de la Victoire? Ces biens ont une force telle qu'ils ne semblent pouvoir être administrés que par un dieu et c'est pourquoi on les a placés eux-mêmes au nombre des dieux. Les noms de Cupidon, de Volupté, de Vénus Lubentina ont pris aussi un caractère divin, bien qu'ils s'appliquent à des appétits dignes de réprobation et non, quoi qu'en pense Velléius, à des tendances naturelles; mais ces appétits contraires au bon ordre ont souvent sur la nature une action assez puissante. Tous les producteurs de choses utiles on les a donc rangés parmi les dieux en raison même de l'importance du service rendu. Et les noms que j'ai cités tout à l'heure montrent quel pouvoir l'on attribue à chaque divinité. XXIV. - La vie en commun des hommes a fait naître une coutume générale, une foi populaire, qui est un témoignage de gratitude, porte au ciel les hommes qui se sont signalés par des bienfaits d'ordre supérieur. C'est ainsi que sont devenus des dieux Hercule, Castor et Pollux, Esculape et aussi Liber (je veux parler du Liber qui était le fils de Sémélé, non de celui à qui nos ancêtres ont rendu un culte de la plus haute solennité en même temps qu'à Cérès et à Libera, les mystères font comprendre pourquoi. Quant aux noms que portent ces divinités, comme elles sont issues de Cérès et que nous appelons nos enfants "liberi", elles sont devenues Liber et Libera; le souvenir de cette origine n'est pas perdu pour ce qui concerne Libera, on l'a oubliée pour Liber), et aussi Romulus qu'on croit être le même que Quirinus. Leurs âmes survivant à leurs corps et possédant la vie éternelle, c'est à juste titre qu'on a fait des dieux de ces hommes d'une haute et impérissable valeur. Pour une autre raison encore, d'ordre physique celle-là, la nature s'est répandue en une multitude de dieux qui, revêtus d'une forme humaine, ont fourni une ample matière aux poètes et engendré toute sorte de croyances superstitieuses mêlées à notre vie. Zénon a traité ce point, plus tard Cléanthe et Chrysippe l'ont développé plus abondamment. Suivant une vieille croyance dont la Grèce a été pénétrée, Caelus a été mutilé par son fils Saturne qu'a enchaîné son fils à lui Jupiter. Il y a, contenue dans ces fables irrespectueuses, une vue de physique assez pénétrante : on a voulu signifier que l'éther enflammé, l'élément dont le ciel est formé et qui occupe la région du monde la plus élevée, capable par lui-même d'engendrer toutes choses, n'a pas besoin de cette partie du corps nécessaire pour procréer aux êtres dont la fécondité a pour condition un commerce intime avec d'autres êtres. XXV. - Dans Saturne on a voulu voir le dieu duquel dépendent les périodes consécutives de la durée et le cours du temps; ce dieu porte en grec le même nom, car on l'appelle Krñnow qui est le même que Xrñnow, c'est-à-dire le temps. Le nom même de Saturne vient de ce que ce dieu est saturé d'années et on le représente comme dévorant ses enfants parce que dans la durée infinie les périodes de temps ne cessent d'être consommées et qu'il engloutit les années sans jamais se rassasier, mais Saturne est enchaîné par Jupiter, de façon que sa course ne soit pas déréglée : ce sont les astres qui l'astreignent à une marche ordonnée. Jupiter lui-même, c'est-à-dire "iuuans pater" (père secourable), dont sauf au nominatif et au vocatif nous tirons le nom seulement de "iuuare" (secourir) est, pour les poètes, le père des hommes et des dieux et nos ancêtres le disaient très bon, très grand,et très bon, c'est-à-dire très bienfaisant, vient avant très grand parce qu'il y a plus de grandeur à être utile à tous qu'à disposer d'un immense pouvoir ou que du moins l'on mérite, ce faisant, plus d'amour; Ennius, comme je l'ai déjà indiqué, exprime cela dans ce vers : regarde cette lumière qui remplit le ciel et que tous invoquent sous le nom de Jupiter. L'idée est la même, bien que moins claire dans cet autre vers du même auteur : contre cet homme j'invoque de toutes mes forces la lumière céleste quelle qu'en soit la nature. Nos augures disent, eux aussi, quand Jupiter brille ou tonne, quand ils veulent parler du ciel brillant ou du tonnerre. Euripide, qui a tant de beaux passages, a écrit d'un style rapide:"tu vois en levant le front l'éther sans figure et sans nombre, il enveloppe la terre de son immensité bienfaisante; c'est le dieu souverain, sois-en sûr, c'est Jupiter". XXVI. - L'air, suivant ce qu'exposent les Stoïciens, l'élément qui occupe l'espace compris entre le ciel et la terre, a été divinisé sous le nom de Junon, sœur et épouse de Jupiter : il a de la ressemblance, une grande affinité avec l'éther. On l'a fait du genre féminin et identifié à Junon, parce que rien n'égale son élastique fluidité. Mais je crois, quant à moi, que le nom de Junon vient de "iuuare". Restaient l'eau et la terre pour avoir les trois royaumes que distinguent les récits des poètes. On a donné l'empire maritime à Neptune, frère puîné de Jupiter à ce qu'on dit, et son nom, comme celui de Portunus tiré de portus, a été formé de "nare" ("a nando") en changeant un peu les premières lettres. Tout ce qui est d'essence terrestre et dont la nature est celle de la terre est revenu au prince du monde souterrain qu'on appelle "Diues" (riche), de même que les Grecs le nomment Ploætvn, parce que les richesses ont toutes la terre pour origine et y font retour. Il a pour femme Proserpine qui est un nom grec la déesse que les Grecs appellent Pershfñnh est, d'après eux, la semence de blé qui est cachée et sa mère, dans leur imagination, la cherche. Cette mère elle-même porte le nom de Cérès qui équivaut à Geres "a gerendis frugibus"(qui vient de ce qu'elle est productrice de blé) avec substitution fortuite d'un g au c initial; le même accident s'est produit en Grèce où le nom de Dhm®thr que porte la déesse est pour Ghm®thr. On a aussi Mavors (Mars) le dieu "qui magna verteret" (qui devait faire de grands bouleversements) et Minerve "quae uel minueret uel minaretur "(qui devait ou réduire en morceaux ou être une menace). XXVII. - Comme en tout ordre de choses c'est ce qui vient au commencement et ce qui vient à la fin qui importent le plus, on a voulu que, dans les cérémonies religieuses, Janus fût invoqué le premier parce que son nom est formé de ce qu'il va ("ab eundo"), c'est pourquoi les passages sont appelés "iani" et les portes placées au seuil des édifices profanes sont dites "ianuae". Pour le nom de Vesta. il nous vient des Grecs qui usent de la forme „EstÛa. Son action bienfaisante s'exerce sur les autels et les foyers : comme elle est la gardienne de cette partie de notre vie qui s'écoule dans l'intimité du chez soi, on l'invoque la dernière dans toutes les prières et dans tous les sacrifices. Assez voisins d'elle par leur fonction sont les dieux pénates dont le nom vient de "penu" (c'est-à-dire de tout ce qui peut servir à l'alimentation des hommes) ou peut-être de "penitus" parce que leur séjour est l'intérieur de nos maisons; d'où le nom de "penetrales" que leur donnent les poètes. Le nom d'Apollon est grec et l'on veut que ce soit le soleil. Diane, à ce qu'on pense, ne diffère pas de la lune et si le nom donné au soleil vient ou bien de ce que seul ("solus) parmi les astres il est aussi grand ou bien de ce que le soleil, quand il paraît, rejette tous les corps célestes dans l'ombre et se montre seul, la lune est ainsi appelée "a lucendo" (parce qu'elle éclaire) ; on la nomme aussi Lucine. Comme chez les Grecs les femmes en couches invoquent Diane sous le nom de Lucifera, chez nous c'est à Junon Lucine qu'elles demandent protection. Diane est encore nommée "omniuaga" (errante), non point en tant que chasseresse mais parce qu'elle est du nombre des sept astres dits errants. Quant au nom même de Diane, il est tiré de "dies": elle fait de la nuit quelque chose qui ressemble au jour. Son rôle dans les accouchements vient de ce que la période de gestation est parfois de sept, le plus souvent de neuf lunaisons qui ont pris le nom de "menses" (mois), parce que ce sont des espaces de temps uniformément mesurés ("mensa spatia"). Usant, comme il le fait souvent, d'un style heureusement balancé, Timée, après avoir dit dans son histoire qu'Alexandre était né dans la nuit où brûla le temple de Diane à Éphèse, ajouta qu'il n'y avait là rien qui dût surprendre : voulant être présente aux couches d'Olympias, la déesse était absente de sa demeure propre. Quant à la divinité "quae ad res omnes ueniret" (qui devait jouer un rôle actif dans toute propagation), nos ancêtres l'ont appelée Vénus, et c'est de son nom que vient "uenustas" plutôt que Vénus de "uenustas". XXVIII. - Ne voyez-vous pas maintenant comment une connaissance exacte et salutaire des choses de la nature a conduit à imaginer des dieux fictifs? Ce fut l'origine de croyances fausses qui ont troublé l'esprit et de superstitions bonnes tout juste pour de vieilles radoteuses. On sait quelles figures revêtent ces dieux, quel âge ils ont, comment ils s'habillent et s'équipent, on est renseigné sur leur filiation, on parle de leurs unions, de leurs relations de parenté avec la même compétence que s'il s'agissait de chétifs humains. Les âmes des dieux sont troublées par les passions, on nous a entretenus de leurs désirs, de leurs tristesses, de leurs colères; et, à en croire les récits qu'on fait d'eux, ce ne sont pas les guerres et les combats qui leur manquent non seulement, quand deux armées sont en présence, les dieux, comme dans Homère, prennent parti les uns pour un camp, les autres pour le camp adverse, mais ils ont aussi leurs guerres à eux, avec les Titans par exemple, avec les Géants. Voilà les sottises que l'on dit, auxquelles on croit, toutes ces inventions ne sont qu'un vain bavardage dépourvu de toute portée, mais tout en rejetant ces fables avec mépris, on peut connaître qu'il y a un Dieu répandu dans toute la nature et en tout être, ce que sont réellement Cérès dans la terre, Neptune dans la mer, d'autres divinités dans d'autres parties du monde et pourquoi elles ont reçu le nom qu'on leur donne habituellement. Nous devons les vénérer, leur rendre un culte. Mais ce culte, pour être très bon, très pur, très saint, vraiment pieux, exige qu'il y ait toujours, dans notre âme et dans nos paroles de respect, pureté immarcescible, innocence parfaite. Ce ne sont pas les philosophes seuls, ce sont aussi nos ancêtres qui ont distingué la religion de la superstition. Ceux qui, des journées entières, adressaient des prières aux dieux et leur immolaient des victimes pour que leurs enfants leur survécussent ("superstites essent") on les a qualifiés de superstitieux ("superstitiosi"); ce mot a pris plus tard un sens plus étendu. Se montrait-on observateur zélé de toutes les prescriptions ayant trait au culte des dieux, s'y appliquait-on de prédilection, on méritait le qualificatif de religieux : le terme de religion se tire de "relegere" ("a relegendo") comme "elegantes ex eligando" (élégant d'élire), "ex diligendo diligentes" (amateur d'aimer), "ex intelligendo intelligentes" (entendre d'entendre). On retrouve dans tous ces mots l'idée d'un choix ("legendi") comme dans religieux. Entre superstitieux et religieux, il y a donc cette différence que le premier de ces vocables désigne une faiblesse, le second un mérite. Je crois avoir par ce qui précède suffisamment établi l'existence des dieux et montré quels ils sont. XXIX. - J'ai maintenant à prouver que la providence divine gouverne le monde. C'est un point d'une grande importance et sur lequel, tes maîtres de l'Académie, Cotta, ont dirigé leurs attaques; eux seuls ici sont les adversaires à combattre, les Épicuriens, Velléius, ne savent pas grand' chose des opinions soutenues par telle école ou telle autre différente de la leur. Vous ne lisez que vos propres livres, ce sont les seuls que vous goûtiez, vous condamnez les autres sans les entendre. Ainsi tu parlais hier de cette vieille devineresse qu'après l'avoir inventée, les Stoïciens auraient décorée du nom de prñoia, c'est-à-dire Providence : tu es parti de cette idée fausse qu'ils se représentent la providence comme une divinité distincte ayant pour fonction propre de diriger, de gouverner le monde. Il y a dans notre manière de dire une ellipse : quand, parlant d'Athènes, on dit que la chose publique y est administrée par le conseil, on sous-entend de l'Aréopage, et de même, quand nous disons que la providence gouverne le monde, nous entendons la providence des dieux; l'expression complète de l'idée serait : croyez que la providence des dieux gouverne le monde. Abstenez-vous donc de dépenser à rire de nous le talent de plaisanter que vous pouvez avoir, vous n'en êtes pas si richement pourvus et en vérité, si vous m'en croyez, vous ne tenterez même pas de railler; cela ne vous convient pas, cela ne vous est pas donné, vous en êtes incapables. Ce que je dis là ne s'adresse pas à toi, Velléius, qui, à la meilleure éducation, joins cet agrément des manières et de l'esprit que donne la fréquentation de la bonne compagnie, mais à ceux de ta secte en général et tout particulièrement à celui qui l'a fondée, un homme de peu de science, sans culture, qui dit du mal de tout le monde, qui n'a ni finesse d'esprit, ni autorité, ni grâce d'aucune sorte. XXX. - Je soutiens donc que la providence des dieux a organisé le monde, en a disposé toutes les parties à l'origine et le régit en tout temps: mes maîtres divisent en trois parties leur argumentation à ce sujet; en premier lieu ils s'appuient sur l'existence des dieux précédemment démontrée; ce point une fois acquis, l'on doit reconnaître que c'est leur sagesse qui gouverne le monde. En second lieu ils montrent l'action qu'exerce sur toutes choses une force naturelle consciente qui veut mettre partout le plus bel ordre : cela établi, l'on voit que des raisons séminales président à la génération du monde. Un troisième argument se tire du spectacle admirable qu'offrent le ciel et la terre. Pour commencer donc ou bien il faut nier l'existence des dieux, comme le font en un sens Démocrite et Épicure avec leur théorie des images, ou admettre qu'ils sont agissants et que ce qu'ils font est beau; or il n'est rien de plus beau que le gouvernement du monde, c'est donc par la sagesse des dieux que le monde est gouverné. Pour qu'il en fût autrement, il faudrait qu'il existât quelque chose, je ne sais quoi au juste, de meilleur qu'une divinité et qui fût doué d'une force supérieure, une nature inanimée, une nécessité toute-puissante produisant les ouvrages admirables que nous avons sous les yeux. La puissance des dieux n'est plus souveraine si vous la soumettez soit à une nécessité, soit à une nature qui régit le ciel, les mers, les terres; or il n'est rien qui l'emporte sur la divinité, c'est donc par elle que le monde est régi. Un dieu n'obéit, n'est soumis à aucune nature, c'est donc lui qui gouverne tout ce qui existe dans la nature. D'autre part, si nous accordons que les dieux possèdent l'entendement, nous devons reconnaître aussi qu'ils en usent pour l'accomplissement de leurs desseins et que ces desseins doivent se rapporter aux plus grands objets. Peut-on supposer soit qu'ils ignorent quelles choses ont le plus de grandeur, comment, par quels soins elles se maintiennent, soit que la force manque aux dieux pour assumer une tâche telle que la conservation et le gouvernement du monde? Mais pareille ignorance est incompatible avec la nature des dieux et l'idée qu'il puisse leur être difficile, à cause de leur faiblesse, de soutenir l'ordre établi est en complet désaccord avec leur majesté. Il suit de là, comme nous le voulons, que la providence des dieux gouverne le monde. XXXI. - S'il existe des dieux (et je suis bien certain de leur existence), il faut, puisque ce sont des dieux, qu'ils aient une âme, qu'ils soient des êtres non seulement animés mais raisonnables, liés étroitement les uns aux autres, formant une sorte de société et gouvernant un monde unique comparable à un État, à une cité. De là cette conséquence que la raison, caractère du genre humain, est essentielle aux dieux, que la même vérité resplendit pour eux et pour nous, qu'eux et nous sommes soumis à la même loi prescrivant l'action droite et réprouvant tout fléchissement. On connaît par là que la science de la conduite et l'entendement sont venus aux hommes des dieux, et c'est la raison pourquoi nos ancêtres ont jugé qu'il fallait diviniser l'intelligence, la bonne foi, la vertu, la concorde et leur dédier des autels. Comment refuser aux dieux ces mérites alors que nous nous prosternons devant leurs saintes, leurs augustes images? Si l'intelligence existe parmi les hommes, si la bonne foi, la vertu, la concorde se rencontrent sur la terre, d'où peuvent-elles tirer leur source sinon des régions célestes? Et puisque nous sommes capables de réflexion, de calcul prudent, de science de la conduite, il est nécessaire non seulement que les dieux possèdent ces qualités à un plus haut degré, mais qu'ils les appliquent aux plus grands et aux meilleurs objets; or il n'est rien qui soit plus grand et meilleur que le monde; nécessairement donc la sagesse et la providence des dieux gouvernent le monde. Enfin j'ai assez montré précédemment que les corps dont nous voyons rayonner la puissance et la clarté, je veux dire le soleil et la lune, les planètes et les étoiles fixes, l'éther céleste et le monde lui-même, sont des êtres divins, de même qu'est divine la vertu propre aux objets qui, dans le monde entier, existent pour le service et le plus grand profit du genre humain et, s'il en est ainsi, on doit en conclure qu'une intelligence et une sagesse divines règlent toutes choses. Je pense en avoir assez dit sur le premier point. XXXII. - J'ai à montrer maintenant l'action exercée par une force naturelle créatrice d'ordre et de beauté. Mais il faut dire d'abord en quelques mots ce qu'est cette force, afin que ma démonstration s'entende mieux. Certaines gens, en effet, croient à l'existence d'une force naturelle dépourvue de raison : les mouvements qu'elle détermine dans les corps se suivent en vertu d'une nécessité aveugle, d'autres philosophes admettent qu'il y a dans la nature une puissance rationnelle, amie de l'ordre, qui procède avec méthode, fait connaître les desseins dont elle poursuit l'exécution et dont nul art, nulle main humaine, nul artisan ne peut en l'imitant égaler l'habileté. Telle est la vertu de la semence qu'en dépit de sa petitesse, pourvu qu'elle tombe dans un terrain accueillant qui l'enveloppe ainsi qu'il convient, pourvu qu'elle soit pourvue des éléments qui lui permettent de se nourrir et de se développer, elle forme, elle mène à bien un être toujours conforme à un type spécifique bien défini et qui tantôt sera capable seulement de s'alimenter au moyen de ses racines, tantôt pourra se mouvoir, sentir et désirer, engendrer de lui-même des êtres semblables à lui. D'autres donnent le nom de nature à l'ensemble des choses existantes; ainsi fait Épicure qui distingue dans cet ensemble les corps, le vide et les accidents. Nous, quand nous disons que la nature forme et gouverne le monde, nous avons en vue une sorte de production qui ne ressemble pas à une motte de terre ou à un fragment de roche ou à tout autre objet dont les parties n'ont point de lien organique les unes avec les autres; elle ressemble à un arbre ou à un animal, objets où rien n'arrive en vertu de rencontres fortuites, où règne l'ordre et que l'on peut comparer à une oeuvre d'art. XXXIII. - Que si les végétaux fixés au sol par leurs racines croissent et prospèrent grâce à l'art de la nature, il faut que la terre elle-même participe de cette force inhérente à la nature; puisque, fécondée par les semences qu'elle reçoit, elle engendre toute sorte de plantes, que la vie se répand de son sein, qu'elle alimente les êtres qu'elle a produits et en assure le développement, c'est qu'elle-même à son tour reçoit sa nourriture d'éléments qui lui sont extérieurs et de qualité plus haute. Et d'autre part elle entretient, par les vapeurs qu'elle exhale, l'air, l'éther et tous les corps supérieurs. Mais si la nature maintient la terre en état de produire généreusement, elle dispense le même bienfait au reste du monde : les végétaux sont liés au sol, mais les êtres animés se conservent en vie grâce au souffle de l'air qui les baigne : l'air voit, entend, émet des sons avec nous, sans lui la vision, l'ouïe, la parole sont impossibles. Même encore il se déplace avec nous; partout où nous passons, de quelque côté que nous nous mouvions, l'air semble se retirer pour nous faire place. Les corps, quels qu'ils soient, qui se portent vers le centre du monde qui est la région la plus bas située, ceux aussi qui s'élèvent vers les régions supérieures et ceux qui tournent autour du centre ne forment qu'un seul et même monde où tout se tient. Et, comme il y a quatre sortes de corps, c'est par le passage qui se fait constamment de l'un à l'autre que se manifeste cette interdépendance. L'eau sort de la terre, l'air de l'eau, l'éther de l'air et inversement l'éther s'épaissit en air, l'air se condense en eau, l'eau se solidifie en terre et l'on retombe ainsi au plus bas. Ces éléments qui entrent dans la composition de tous les êtres ne cessant de se mouvoir ainsi, tantôt vers le haut, tantôt vers le bas, tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant, toutes les parties du monde se trouvent donc liées entre elles. Ou bien cette union doit subsister toujours et le monde restera équipé comme nous le voyons, ou bien elle doit durer un temps très long presque impossible à mesurer. Quel que soit le parti qu'on veuille adopter il suit de là que la nature gouverne le monde. Quelle manœuvre d'une force navale, quelle armée rangée dans le plus bel ordre ou, pour revenir aux productions naturelles, quel arbre, quelle signe donnant le spectacle de sa croissance, quel animal achevé en son genre, dont nous admirons la structure, ont jamais manifesté l'art incomparable de la nature aussi clairement que le fait le monde lui-même? Ou bien donc il n'existe rien qui soit régi par une nature consciente du but auquel elle tend ou il faut reconnaître que le monde l'est. Lui qui produit les autres êtres et communique aux semences leur force de développement, comment pourrait-il ne pas être lui-même une chose que la nature anime et gouverne? Dira-t-on que les dents et la barbe poussent en vertu d'une force naturelle de croissance, mais que l'homme qui en est porteur ne doit rien à cette même force? Ce serait ne pas comprendre qu'une chose qui en produit d'autres doit posséder à un plus haut degré les activités qui sont dans ses effets. XXXIV. - De tous les êtres à l'existence desquels pourvoit la nature le monde renferme la raison séminale, il les engendre si l'on peut dire, prend soin de leur développement, les alimente, ces êtres font partie de lui, tels les membres qui reçoivent leur nourriture du corps auxquels ils appartiennent. Que si la nature administre ainsi les parties du monde, nécessairement elle prend du monde le même soin et son gouvernement est tel qu'aucun reproche ne puisse lui être adressé, car eu égard aux matériaux sur lesquels son action s'exerce, elle a produit ce qui pouvait être le meilleur. Qu'on nous montre qu'elle aurait pu mieux faire. Mais personne ne le montrera jamais et, si quelqu'un voulait corriger l'un des ouvrages de la nature, ou bien il le gâterait ou bien laisserait subsister l'imperfection qui était inévitable. Si toutes les parties du monde sont disposées de telle façon qu'elles ne pouvaient être mieux adaptées à l'usage, ni plus belles d'aspect, voyons maintenant si tout cela s'est fait par hasard ou si les choses n'ont pu se combiner de la sorte que par l'intervention d'une nature consciente du but qu'elle vise et d'une providence divine. Si les productions naturelles sont supérieures à celles de l'art humain, puisqu'il n'est pas d'ouvrage d'art à la naissance duquel la raison n'ait eu part, la nature ne doit pas non plus être privée de raison. Quand on voit une statue, ou un tableau, on sait que pareil objet est l'œuvre d'un artiste, quand on aperçoit de loin un navire qui se déplace on ne met pas en doute l'existence d'un marin qui le dirige conformément aux règles de la science nautique et de même le spectacle d'un cadran solaire avec ses lignes nettement tracées ou d'une clepsydre nous oblige à comprendre que les indications données par ces appareils ne sont point fortuites, mais calculées par le constructeur : qui convient de tout cela peut-il supposer que le monde où ces ouvrages mêmes et leurs auteurs et toutes choses ont leur place naturelle se soit formé sans que le calcul réfléchi y fût pour rien? Si l'on transportait en Scythie ou en Bretagne cette sphère qu'a construite naguère mon ami Posidonius et qui, dans ses révolutions successives, montre le soleil, la lune et les cinq planètes tournant, comme ces astres le font dans le ciel, jours après jours, nuits après nuits, lequel parmi les habitants de ces pays barbares hésiterait à considérer cette sphère comme un parfait exemple de ce que peut le calcul? XXXV. - Et voici des gens qui se demandent si le monde où tous les êtres trouvent leur principe et les conditions de leur devenir ne s'est pas fait de lui-même par une suite de rencontres fortuites ou en vertu d'une nécessité aveugle, plutôt que de voir en lui le produit d'une raison et d'une intelligence divines; d'où cette conséquence que selon eux Archimède en représentant les révolutions de la sphère céleste s'est élevé plus haut que la nature en les instituant, absurdité d'autant plus forte qu'à bien des égards le modèle atteste plus d'habileté que la copie. Il y a dans Attius un berger qui n'avait jamais vu de bateau avant le moment où il aperçoit de loin, du haut d'une montagne, le navire divin des Argonautes; surpris par ce spectacle tout nouveau et effrayé, il parle ainsi : "Une masse énorme glisse sur les flots, frémissante, fendant l'air à grand bruit; les vagues se soulèvent et retombent devant elle, des remous violents marquent son passage, elle plonge de l'avant, couvre la mer d'écume, est repoussée par le vent. Tantôt on croirait voir rouler un nuage épais prêt à crever, tantôt c'est un rocher que vents et tempête semblent vouloir projeter dans les airs, ou encore un tourbillon soulevé par des courants se heurtant avec force. Faut-il penser que la mer s'apprête à dévaster la terre ou que Triton, arrachant de son trident tout au fond de l'abîme quelque énorme pierre, la lance vers le ciel?"Il commence donc par ne pas savoir quelle est cette chose inconnue qu'il voit, puis quand il aperçoit les jeunes navigateurs et entend leur chant de bateliers, il dit : "les dauphins d'un joyeux élan fendent les flots, des claquements retentissent," et un peu plus tard :"des accents mélodieux pareils au chant de Silvanus parviennent à mes oreilles," et il ajoute bien d'autres détails. Ainsi tandis qu'au premier abord il a cru voir quelque chose d'inanimé, d'insensible, sur des indices plus clairs il commence à soupçonner ce qu'est cet objet qui l'avait frappé d'une telle surprise; de même les philosophes, si le premier aspect du monde les a confondus, ont dû ensuite, quand ils eurent perçu la constance de certains mouvements qui toujours s'achèvent de même façon, quand ils se furent rendu compte de l'ordre fixe régnant partout, connaître non seulement que la demeure céleste et divine a un habitant, mais que celui qui l'habite exerce sur le monde une action directrice, qu'il est en quelque sorte l'architecte d'un si grand ouvrage et veille à son entretien. XXXVI. - Et voici maintenant qu'on semble ne pas même soupçonner tout ce que le ciel et la terre ont d'admirable. Pour commencer, la terre, située au centre du monde, est entourée de partout de cet élément respirable et vital que nous appelons l'air, d'un mot grec à la vérité ("aer"), mais qui est entré dans notre langue et que l'usage a rendu latin. L'éther illimité enveloppe à son tour cette atmosphère de son ardeur divine. Ce mot-là aussi nous l'emprunterons et nous dirons en latin "aether" aussi bien qu'"aer". Pacuvius toutefois l'interprète : "les Grecs donnent le nom d'éther à ce que nous autres appelons le ciel." Et c'est cependant un Grec qui parle. Mais, objectera-t-on, il parle latin. C'est vrai, mais nous savons que le personnage a le grec pour langage naturel. Pacuvius le dit lui-même dans un autre passage : "c'est un Grec, son origine se montre à nu dans son discours". Mais revenons à des sujets plus importants. De l'éther donc se forment les innombrables astres enflammés dont le principal est le soleil qui répand partout la lumière la plus claire et dont toutes les dimensions dépassent de beaucoup celles de la terre entière, puis les autres astres d'une immense grandeur. Et tous ces feux si nombreux et si étendus, loin de nuire à la terre et aux êtres terrestres, leur sont utiles placés comme ils sont : s'ils venaient à se déplacer, leur ardeur, qui ne serait plus réglée ni modérée, causerait nécessairement l'embrasement de la terre. XXXVII. - Puis-je voir sans surprise après cela un homme persuadé que des corpuscules solides et insécables, obéissant aux lois de la pesanteur, engendrent par leur rencontre fortuite un monde où règne un si bel ordre? Qui admet la possibilité de cette génération je ne conçois pas pourquoi il n'admettrait pas aussi que les vingt et un caractères de l'alphabet répétés en or ou en n'importe quelle matière à d'innombrables exemplaires pourront, si on les jette à terre, se disposer de façon à former un texte bien lisible des annales d'Ennius, je doute fort quant à moi que le hasard puisse grouper ces caractères de manière à former seulement un vers. Comment ces Épicuriens peuvent-ils prétendre que des corpuscules qui n'ont ni couleur, ni qualité sensible d'aucune sorte, ni sentiment, formeront par leurs rencontres fortuites et désordonnées un monde achevé ou plutôt des mondes innombrables dont les uns naissent, les autres périssent à chaque instant de la durée? Que si les atomes peuvent en se groupant constituer un monde, pourquoi ne peuvent-ils faire un portique, un temple, une maison, une ville? Ce sont des ouvrages exigeant moins de travail et bien plus faciles. En vérité ils tiennent sur le monde des propos si futiles, si inconsistants, qu'on pourrait croire qu'ils n'ont jamais levé les yeux sur cet ordre admirable du ciel dont j'ai à parler maintenant. Aristote dit très bien : « Supposons que des hommes aient toujours vécu sous terre, dans de belles demeures bien éclairées, ornées de statues et de tableaux, pourvues de tous les agréments qu'on trouve en abondance chez les heureux du monde, que, sans être jamais montés jusqu'à la surface, ils aient cependant entendu parler des dieux, de leur existence, de leur action toute puissante, puis qu'un jour, leurs habitations souterraines se trouvant communiquer librement avec le sol, ils aient pu parvenir jusqu'aux lieux où nous vivons nous-mêmes. La terre et les mers et le ciel leur apparaîtraient brusquement, les nuées étaleraient à leurs yeux leur grandeur et les vents feraient sentir leur force, le soleil se montrerait dans sa magnificence et ils connaîtraient en même temps le pouvoir qu'il a de répandre chaque jour la lumière dans l'immensité du ciel, au moment où la nuit couvrirait la terre d'un voile de ténèbres, ils verraient le firmament se consteller de lueurs et la lune à l'aspect changeant, tantôt croissante et tantôt décroissante, argenter le sol, ils sauraient que l'apparition de tous ces astres au-dessus de l'horizon et leur disparition, leur trajet dans le ciel sont soumis de toute éternité à un ordre invariable. Certes en présence d'un pareil spectacle l'idée que les dieux existent bien réellement, que ce monde est leur ouvrage ne manquerait pas de s'imposer à eux." Ainsi parle Aristote. XXXVIII. - Figurons-nous que nous soyons plongés dans une obscurité aussi épaisse que celle qui, à ce qu'on rapporte, désola les régions voisines de l'Etna quand ce volcan fut en éruption, que pendant deux jours les gens ne se reconnaissaient plus et qu'on crut revivre quand enfin le soleil reparut. Supposons qu'il nous soit donné au sortir de ces ténèbres de voir la lumière et le ciel, quel aspect revêtirait-il pour nous? La présence quotidienne de certains objets, l'accoutumance des yeux font que nous les contemplons sans surprise et que nous n'éprouvons pas le besoin de nous les expliquer, comme si la nouveauté d'un spectacle devait, plus que sa grandeur, nous inciter à la recherche des causes. Mérite-t-il vraiment le nom d'homme, celui qui, en présence de tant de mouvements bien réglés, d'un ordre si parfait régnant au ciel, des liens unissant de façon si harmonieuse toutes les parties du monde les unes aux autres, se refuse à croire à une raison ordonnatrice, prétend mettre au compte du hasard un arrangement calculé de façon si savante que notre science en est déconcertée? Quand nous voyons un mouvement résulter d'un agencement mécanique, comme c'est le cas pour la sphère de Posidonius, pour une horloge et bien d'autres machines, hésitons-nous à croire que c'est l'effet d'un travail de la raison? Et devant le ciel emporté, avec une vitesse qui confond, dans son mouvement rotatoire, devant les retours périodiques propres à garantir le salut et la conservation de tous les êtres, nous mettrions en doute l'intervention, je ne dis pas seulement d'une raison, mais d'une raison supérieure et divine? Il est licite au point où nous en sommes de renoncer aux façons rigoureuses d'argumenter propres aux philosophes, il suffit d'ouvrir les yeux à la beauté de l'ensemble que nous disons être l'œuvre d'une providence divine. XXXIX. - Que l'on considère en premier lieu la terre entière située au centre du monde, ronde, solide, entièrement ramassée en elle-même par l'action centripète qu'elle exerce, revêtue de fleurs, d'herbes, d'arbres, de grains en quantité incroyable et d'une inépuisable variété. Qu'on y joigne les sources aux eaux fraîches intarissables, les fleuves limpides et la verdure qui pare leurs rives, les grottes profondes et les âpres rochers, les montagnes qui se dressent bien haut au-dessus de nos têtes et les plaines immenses. Qu'on y ajoute encore les filons d'or et d'argent que le sol recèle et les carrières de marbre d'une richesse illimitée. Combien d'espèces d'animaux sauvages ou domestiques et combien variées ! Comme les oiseaux volent et comme ils chantent ! Quels pâturages offerts au bétail ! Quelles ressources dans les forêts ! Mais que dire de l'espèce humaine? Faits pour cultiver la terre, les hommes ne souffrent pas qu'elle soit infestée par les bêtes sauvages, ni stérilisée par l'abondance drue des mauvaises herbes, les champs se couvrent grâce à leurs soins d'une végétation brillante, les îles et les rivages des mers de maisons et de villes entières. Si l'on pouvait réunir en un tableau pour les yeux comme on le fait pour l'esprit tous ces aspects de la vie terrestre, personne ne mettrait en doute la raison divine. Mais quelle n'est pas la beauté de la mer ! Quel grand spectacle elle nous offre partout où elle s'étend ! Que d'îles on y trouve et combien différentes les unes des autres ! Qu'il est doux de suivre un rivage où vient mourir la vague ! Quelle variété d'animaux marins, les uns habitant les grands fonds, d'autres flottant et nageant à la surface, d'autres encore dont les coquilles s'attachent aux rochers ! La mer dans ses jeux caresse la terre de telle façon qu'on croirait les deux éléments prêts à se confondre. Le jour comme la nuit, au voisinage des flots, l'air prend des aspects différents, tantôt subtil et léger il monte vers les régions supérieures du monde, tantôt il s'épaissit, se condense en nuage chargé d'eau et répand sur la terre la pluie fertilisante, tantôt enfin des courants divers s'y forment et les vents se déchaînent. C'est l'air aussi qui chaque année fait suivant la saison régner le froid ou le chaud, qui soutient les oiseaux dans leur vol et de son souffle nourrit les vivants, entretient leurs forces. XL. - Vient enfin bien au-dessus du lieu où nous avons notre domicile, entourant, enserrant toutes choses, l'élément céleste, celui qu'on nomme éther : il occupe la région extrême du monde et le délimite, c'est là que les êtres de feu parcourent leur carrière merveilleusement réglée. Parmi eux le soleil dont la grandeur dépasse de beaucoup celle de la terre tourne autour d'elle, il se lève et c'est le jour, il se couche et c'est la nuit, tantôt il se rapproche et tantôt il s'éloigne; exécutant chaque année d'un solstice à l'autre deux mouvements en sens inverse, par l'un il répand sur la terre une sorte de tristesse déprimante, par l'autre il lui ramène la joie, la terre s'égaye au sourire du ciel. La lune qui est, les mathématiciens le montrent, plus grande que la moitié de la terre, occupe de même que le soleil une suite de positions dans le cercle zodiacal, mais tantôt elle s'éloigne et tantôt se rapproche de l'astre du jour. Elle renvoie vers la terre la lumière qu'elle reçoit de lui mais est inégalement claire, il arrive même qu'étant en conjonction avec lui, elle empêche les rayons du soleil de nous parvenir et fasse l'obscurité, quand elle est en opposition elle pénètre parfois dans l'ombre projetée par la terre et s'éclipse brusquement. Les astres dits errants parcourent aussi le zodiaque, tournent autour de la terre, se lèvent et se couchent, parfois accélèrent leurs mouvements, parfois les ralentissent, souvent même s'arrêtent. Nul spectacle ne peut être plus beau, plus digne d'admiration. Plus loin se trouvent en très grande quantité les étoiles fixes, groupées de telle sorte qu'on a donné aux figures qu'elles forment des noms tirés de leur ressemblance avec des figures connues. XLI. - Me regardant à ce moment Balbus déclara :Je sais me servir du poème d'Aratus que tu as traduit dans ta prime jeunesse; il me plait tant sous sa forme latine que j'en sais beaucoup de vers par cœur. Ainsi, comme nous le voyons constamment, sans qu'il y ait jamais changement ou diversité, "les autres corps célestes se déplacent d'un mouvement rapide, aussi bien de nuit que de jour ils sont emportés avec le ciel." Nul spectateur désirant percevoir l'ordre immuable de la nature ne peut se lasser de les contempler. "On donne le nom de pôle à chacune des extrémités de l'axe de rotation." Autour du nôtre tournent les deux Ourses qui jamais ne se couchent :"l'une porte chez les Grecs le nom de Cynosoure, l'autre est dite Hélice". Elle est formée de sept brillantes étoiles visibles toute la nuit "que nous avons coutume d'appeler septemtriones". Cynosoure, la petite, se compose aussi de sept étoiles disposées de même et parcourt la même région polaire. "C'est elle qui sert de guide assuré la nuit aux Phéniciens en mer. L'autre comprend des étoiles qui brillent d'un éclat plus vif et on l'aperçoit plus tôt, dès la tombée de la nuit. C'est cependant sur la petite que se règlent les navigateurs, parce qu'elle décrit autour du pôle un cercle de rayon moindre." XLII. - Pour rendre plus admirable le spectacle des étoiles "parmi ces constellations, tel un fleuve au cours précipité serpente le Dragon plein de menace qui se tourne et retourne et dont le corps abonde en replis sinueux."Il est beau tout entier mais sa tête et l'éclat de ses yeux méritent surtout qu'on les remarque. "Ce n'est pas une étoile seulement qui brille sur son front, deux feux scintillent à l'endroit des tempes, de chacun de ses yeux jaillit comme un dard une flamme ardente, de son menton rayonne la lumière astrale et l'on dirait que sa tête inclinée se renversant sur son cou arrondi menace par la fixité de son regard la queue de la Grande Ourse." Nous voyons toute la nuit le reste de son corps, "mais à un certain moment la mer engloutit brusquement la tête du Dragon et aussitôt après elle émerge au même point de l'horizon. Tout auprès se tourne vers le Dragon une forme humaine qu'on croirait en proie à une fatigue accablante". Les Grecs lui donnent "le nom d'Engonasin parce qu'elle s'appuie sur ses genoux. À côté se place la Couronne à l'éclat fulgurant". Elle est derrière le lutteur, devant lui se montre le Serpentaire, "Ophiouchos pour l'appeler du nom retentissant dont usent les Grecs. Il étreint des deux mains le Serpent qui l'enlace lui-même de son corps enroulé autour de la poitrine adverse. Il reste cependant ferme sur ses jambes et foule aux pieds les yeux et les flancs du Scorpion." Derrière les sept étoiles de la Grande Ourse vient son gardien "Arctophylax que le vulgaire nomme le Bouvier : il est tel qu'un moissonneur pressant les bœufs attelés au chariot." Pour continuer la description il faut dire que ce Bouvier a "fixée en son cœur une étoile d'où rayonne une belle clarté, Arcturus au nom souvent répété. À ses pieds se trouve la Vierge resplendissante tenant un épi de lumière." XLIII. - Les constellations du zodiaque sont rangées dans un ordre tel qu'il est impossible de méconnaître l'art divin qui les a ainsi disposées : sous la tête de la Grande Ourse on aperçoit les Gémeaux, au-dessous de sa partie médiane le Cancer aux pieds de qui se tient le Lion magnifique : une flamme coruscante jaillit de son corps. Le Cocher se montre à gauche des Gémeaux dans une position inclinée. Farouche il tourne obstinément la tête du côté de la Grande Ourse et la Chèvre illumine le ciel à sa gauche. D'autres constellations viennent ensuite, mais tandis que la Chèvre répand largement la clarté, les Chevreaux ne dispensent aux mortels qu'une faible lueur, tandis que sous ses pieds le Taureau au front orné de cornes dresse son corps robuste. De nombreuses étoiles parsèment la tête de cet animal, ce sont celles que les Grecs ont accoutumé d'appeler les Hyades; par ignorance on les a chez nous nommées Suculae comme si le mot venait de "sus" et non du mot qui en grec désigne la pluie. Derrière la petite Ourse on voit Céphée les mains étendues : il se tourne vers le dos de Cynosoure. Derrière lui marche Cassiopée dont les étoiles ont peu d'éclat. Auprès d'elle brille Andromède toujours triste qui fuit la vue de sa mère. Pégase agitant sa crinière lumineuse touche de son ventre la tête d'Andromède et une étoile de dimensions peu ordinaires sert de lien éclatant aux deux constellations qu'elle semble vouloir unir à jamais. Le Bélier aux cornes recourbées se tient à leurs côtés. Près de lui sont les Poissons dont l'un plus au nord se ressent davantage du froid que répandent les souffles glacés de l'Aquilon. XLIV. - Aux pieds d'Andromède se range Persée que ce même vent venu du pôle frappe en plein visage. Environnant son genou on distingue les Pléiades à la faible lueur, puis on voit la Lyre étalant sa convexité légère et le Cygne déployant ses ailes dans l'espace immense que recouvre le ciel. Avoisinant la tête de Pégase, le Verseau montre sa main droite puis se découvre en entier, et le Capricorne à l'haleine glacée dispose son corps mi-humain, mi-animal dans le cercle du zodiaque. Après l'avoir éclairé de sa lumière que le temps n'éteint pas, le Soleil à la saison brumeuse fait tourner son char. On voit un peu plus loin paraître comme s'il sortait des profondeurs du ciel le Scorpion traînant derrière lui l'arc ployé par le bras robuste du Sagittaire. Le Cygne aux plumes brillantes semble s'apprêter à voler au-dessus de sa tête et l'Aigle flamboie tout à côté. Après lui c'est Orion qui penche son corps étincelant, puis le Chien fait admirer l'éclat de ses étoiles et le Lièvre infatigable se refuse à jamais arrêter sa course, tandis que le navire Argo glisse doucement vers la queue du Chien. Au-dessus de la nef se tient le Bélier et les Poissons au corps squameux l'escortent tandis qu'elle frôle les rives de l'Eridon plein de lumière. On aperçoit ce fleuve semblable à un serpent qui allonge son corps et aussi le lien qui attache largement l'une à l'autre les queues des Poissons. Près de l'étoile qui brille à l'extrémité du Scorpion un souffle tiède venu du Sud caresse l'Autel. À côté le Centaure semble se hâter de mettre entre les pinces du Scorpion sa croupe chevaline tandis qu'étendant sa main droite il saisit un grand quadrupède et l'immole sans pitié auprès de l'Autel. Là encore se dresse l'Hydre surgissant des profondeurs. Son corps s'étale en longueur, au milieu luit la Coupe et le Corbeau, dont les plumes lancent des étincelles, fouille du bec le bas de son corps. Près de lui et sous les Gémeaux se tient Anticanis, le Procyon des Grecs. Ce rangement des étoiles, ce décor admirable du ciel, est-il un homme sensé qui puisse l'attribuer à la rencontre fortuite d'atomes lancés dans l'espace en dehors de tout plan préconçu? Peut-on croire qu'une force autre que le hasard mais également dépourvue d'intelligence et incapable de calcul ait produit cette ordonnance? Il ne suffit pas de dire que son existence implique l'intervention d'une raison active, pour la concevoir seulement une très haute raison est déjà nécessaire. XLV. - Les objets que je viens de décrire ne sont pas seuls à mériter l'admiration, ce qu'il y a de plus frappant c'est la stabilité du monde, la cohésion si parfaite de toutes ses parties qu'on ne peut même imaginer une union plus étroite : toutes dans leur tendance centripète exercent une pression égale. Les corps demeurent très fortement liés les uns aux autres comme si des liens effectifs les rattachaient. Le lien c'est cette nature répandue en toutes choses, les pénétrant d'intelligence et de raison, et qui maintient leur union avec le centre, fait qu'il y a passage d'un élément à celui qui est le plus opposé. C'est pourquoi si le monde est sphérique et que toutes ses parties en conséquence soient disposées de façon à se faire équilibre et à former un tout continu, il en sera de même de la terre : la tendance centripète en vertu de laquelle toutes ses parties sont attirées vers la partie centrale, c'est-à-dire celle qui est située le plus bas, agit sans relâche, rien ne peut empêcher la pesanteur d'avoir son effet naturel. Pour cette même raison, bien que la mer soit en haut par rapport à la terre qui est au fond, l'attraction que le centre exerce sur l'eau fait qu'elle s'étale en surface sphérique, ne se soulève pas ni ne submerge les rivages voisins. L'air qui lui fait suite immédiatement se porte à la vérité vers le haut à cause de sa légèreté, mais il se répand en même temps de tous côtés : il est donc d'une part inséparable de l'eau, en étroit contact avec elle, et, de l'autre, monte en vertu de sa nature vers l'éther céleste, s'affine et se réchauffe à son voisinage et devient ainsi propre à entretenir par son souffle la vie et la santé des êtres animés. La région supérieure du monde est celle qu'occupe l'éther, il conserve toujours sa chaleur et sa subtilité, ne souffre aucun mélange avec un élément plus dense, est en contact cependant avec la couche d'air la plus haute. XLVI. - Dans l'éther se meuvent les astres qui prennent une forme sphérique par la pression égale qu'exerce chacune de leurs parties et à qui cette même configuration permet de se tenir en équilibre. Car, ainsi que je l'ai déjà dit, leur rondeur les défend de tout mal. Les étoiles sont de nature ignée et se nourrissent des vapeurs que le soleil tire de la terre, de la mer et des autres eaux quand il chauffe les champs et les surfaces aqueuses. Les étoiles haut situées, après s'être renouvelées, et l'éther tout entier répandent ces vapeurs puis les attirent de nouveau de telle sorte que rien n'en périsse ou une très petite quantité que les astres de feu et l'éther enflammé consument. De là nos maîtres tirent cette conclusion, mise en doute, à ce qu'on dit, par Panétius, qu'à la fin le monde tout entier sera embrasé, tout élément liquide étant consumé, la terre privée d'aliment, l'air ne pouvant sortir de l'eau épuisée, si bien que tout sera devenu feu, après quoi ce même feu animé, divin, fera renaître le monde et rétablira le même ordre. Je ne veux pas vous paraître m'attarder à des développements sur les astres et tout particulièrement sur ceux que l'on dit errants. Il y a entre eux une coordination telle, en dépit de leurs mouvements dissemblables, que, tandis que la plus haut située des planètes, Saturne, est cause de froid, Mars qui occupe une région moyenne est brûlant et Jupiter, entre les deux, éclaire et tempère la chaleur par le froid; les deux planètes qui ont leur place au-dessous de Mars obéissent au Soleil qui remplit de lumière le monde entier et la Lune éclairée par lui préside aux grossesses et aux enfantements et marque le terme de la gestation. Quiconque n'est pas touché par cette étroite union de toutes choses, par cette entente, dirai-je, en vue d'assurer le salut du monde et sa marche régulière, je suis certain qu'il n'y a jamais réfléchi. XLVII. - Passons maintenant du ciel à la terre parmi les objets qu'on y voit en est-il un où n'apparaisse la façon de procéder d'une nature intelligente? Les pieds des végétaux qui naissent de la terre assurent aux feuilles, aux fleurs et aux fruits un soutien ferme en même temps que par leurs racines ils puisent dans le sol un suc nourricier et les troncs s'enveloppent d'une écorce tantôt plus mince tantôt plus épaisse qui les protège du froid et de la chaleur. La vigne s'accroche aux échalas avec ses vrilles qui lui servent de mains et gagne ainsi en hauteur comme le ferait un être animé. Bien mieux, s'il arrive qu'on sème des choux dans le voisinage, elle s'en éloigne, dit-on, comme d'un être nuisible, d'une peste, et n'en souffre pas le contact. Quelle variété d'animaux on observe et que de soins sont pris, pour que subsiste chacune des espèces créées ! Les uns sont revêtus de cuir, les autres couverts de poils, d'autre encore ont des piquants; nous en voyons qui sont emplumés, d'autres que protègent des écailles, il y en a qui sont armés de cornes, il y en a aussi à qui leurs ailes servent de moyen de salut. La nature leur procure libéralement, copieusement, la pâture qui leur convient. Je pourrais exposer en détail la structure des organes servant à la préhension et à la consommation de cette pâture, montrer quel art ingénieux a façonné les animaux, quelles admirables dispositions la nature a prises. Toutes les parties internes sont créées et situées de telle sorte qu'aucune ne soit superflue; il n'est rien dans l'organisme qui ne soit nécessaire à la vie. La nature a donné aux bêtes le sentiment et l'appétit afin qu'un instinct les porte à rechercher les aliments qui s'accordent avec leur nature et qu'ils sachent distinguer le nuisible du salutaire. On les voit tantôt marcher, tantôt ramper vers l'objet qui sera leur pâture, ou bien encore ils volent ou ils nagent. Les uns saisissent leur proie avec la gueule, avec les dents, d'autres l'arrachent avec leurs griffes tenaces, la déchiquettent avec la pointe de leur bec, il y en a qui sucent, qui broutent, qui avalent d'un coup, il y en a aussi qui broient avec leurs mâchoires. La taille des uns est si basse qu'il leur est facile de chercher leur nourriture sur le sol avec leur bec, d'autres de taille plus élevée, comme les oies, les cygnes, les grues, les chameaux, ont une longueur de cou qui leur permet d'y atteindre. L'éléphant est pourvu d'une trompe qui lui sert de main sans quoi, grand comme il est, il lui serait difficile d'y arriver. XLVIII. - Aux animaux qui se nourrissent d'animaux d'une autre espèce la nature a donné la force ou la promptitude des mouvements. Quelques-uns sont doués d'habileté manœuvrière, telles les araignées : les unes tendent une sorte de filet et se saisissent de ce qui s'y laisse prendre, les autres sont aux aguets pour surprendre la proie, se précipitent au bon moment et l'avalent. La pinne (c'est ainsi qu'on l'appelle en grec) qui possède deux grandes coquilles pouvant s'ouvrir largement, s'associe avec un petit animal appelé pinotère pour se nourrir; quand de petits poissons pénètrent en nageant dans la coquille béante, avertie par le pinotère la pinne se referme. Ainsi des animaux très différents cherchent en commun leur nourriture. On se demande avec étonnement si c'est l'effet d'une rencontre ou si les deux bêtes sont associées de naissance. Étonnants aussi, on peut le dire, sont certains animaux aquatiques dont la naissance a lieu en terrain sec :c'est ainsi que les crocodiles, les tortues de rivière et certains serpents viennent au monde hors de l'eau, mais sitôt qu'ils peuvent se tenir, ils vont la chercher. Bien mieux nous faisons souvent couver les oeufs de cane par des poules; quand les canetons sont éclos, ils se laissent d'abord nourrir par elles comme si elles étaient leurs mères et les avaient engendrés, mais plus tard, quand ils voient l'eau qui est leur domicile naturel, ils s'échappent pour s'y rendre tant est forte la fidélité à l'espèce mise dans les animaux par la nature. XLIX. - J'ai lu aussi d'un certain oiseau appelé spatule que, pour se procurer sa nourriture, il vole tout auprès des mouettes qui plongent dans la mer; quand elles sortent de l'eau tenant un poisson, cet oiseau leur saisit la tête et la serre dans son bec jusqu'à ce qu'elles lâchent leur proie dont il s'empare aussitôt. On a écrit aussi que cette même spatule se remplit de coquillages, puis, quand elle les a cuits à la chaleur de l'estomac, elle les rejette et choisit alors ce qui est bon à manger. Les grenouilles marines, à ce qu'on dit, s'enfoncent dans le sable et commencent à remuer dans le voisinage de la mer, les poissons appâtés s'approchent, les grenouilles les avalent. Entre le milan et le corbeau il y a une hostilité naturelle, si l'on peut dire; toutes les fois que l'un de ces oiseaux peut se saisir des oeufs de l'autre il les casse Voici maintenant un fait observé par Aristote (que n'a-t-il su voir, comment ne pas l'admirer !). Les grues quand elles traversent la mer pour se rendre dans des pays plus chauds forment une figure triangulaire par l'un des angles elles fendent l'air qui est devant elles et sur les deux côtés de cet angle elles battent des ailes de façon à peine sensible, manœuvre qui a pour effet de faciliter le vol. Quant à la base du triangle que forment les grues, elle est aidée par un vent semblable à celui qu'un navire aurait en poupe et les oiseaux appuient leur tête et leur cou sur ceux qui volent devant eux. Celui qui est en tête, ne pouvant faire de même puisqu'il n'a rien devant lui qui puisse lui servir d'appui, revient en arrière pour pouvoir se reposer, l'un de ceux qui se sont reposés précédemment le remplace et ce roulement se poursuit pendant tout le voyage. Je pourrais citer bien des exemples de cette sorte, mais il suffit que la loi générale vous paraisse claire. On sait assez avec quel soin les animaux se gardent, de quelle circonspection ils usent dans leur alimentation et dans le choix de leur gîte. L. - C'est une chose bien remarquable que, pour se nettoyer les voies digestives, les chiens provoquent des vomissements et que les ibis des Égyptiens se donnent des clystères, procédés que les médecins ont découverts il n'y a pas si longtemps. On a entendu dire que les panthères, qu'on chasse dans les pays barbares avec de la chair empoisonnée, font usage d'un remède qui les empêche de mourir. Les chèvres sauvages en Crète, quand elles sont transpercées par les flèches des chasseurs, cherchent une herbe qu'on appelle dictame et, quand elles y ont goûté, les flèches tombent du corps. Les biches, un peu avant de mettre bas, se purgent avec une petite herbe dite séséli. Nous voyons aussi comme les animaux se défendent quand on les attaque ou qu'ils sentent le danger, les taureaux avec leurs cornes, les sangliers avec les dents, les lions en mordant. D'autres prennent la fuite ou se cachent, les seiches répandent leur liquide noir, les poissons torpilles engourdissent l'ennemi, beaucoup d'espèces éloignent ceux qui les poursuivent par la fétidité insupportable de l'odeur qui s'exhale d'elles. LI. - Pour que l'ordre du monde fût perpétuel la providence divine a pris grand soin d'assurer la conservation des espèces animales, des arbres et de tous les végétaux nés du sol. La semence de ces plantes possède une vertu multiplicatrice et elle est contenue au cœur même des fruits que chaque plant produit en abondance : une abondance telle qu'après que les hommes s'en sont rassasiés il reste de quoi en remplir la terre en vue d'une nouvelle poussée. Est-il besoin de parler des procédés appliqués dans le monde animal pour que les espèces se maintiennent et se propagent? En premier lieu il y a des mâles et des femelles en vertu d'un calcul de la nature qui veut la perpétuité de l'espèce, d'autre part les organes destinés à la procréation et à la conception sont parfaitement adaptés à leur fin et il y a dans le mâle comme dans la femelle un appétit merveilleux d'unir leurs corps. Quand la semence est parvenue dans l'utérus, elle attire à elle presque toute la nourriture et, une fois qu'elle s'est entourée de matière alimentaire, elle forme l'animal. Quand le rejeton sort du ventre de la mère, s'il est du nombre des animaux qui se nourrissent de lait, presque toute la nourriture qu'absorbe la mère se transforme en lait et les petits qui viennent de naître, sans autre maître que l'instinct de nature, cherchent les mamelles et y trouvent en abondance de quoi se rassasier. Comme pour nous faire connaître qu'il n'y a là rien de fortuit et que l'adresse prévoyante de la nature a tout disposé de cette façon, les femelles qui engendrent beaucoup de petits en une seule portée, comme les truies et les chiennes, ont aussi beaucoup de mamelles; celles qui n'ont que peu d'enfants à la fois ont peu de mamelles. Que dire des soins tendres que prennent les bêtes pour élever et préserver du mal les petits qu'elles ont procréés jusqu'au moment où ils sont en état de se défendre? Les poissons, il est vrai, abandonnent, à ce qu'on dit, les oeufs pondus : c'est que l'eau est pour ces oeufs un support tout trouvé et en rend l'éclosion aisée. LII. - On dit aussi que les tortues et les crocodiles, après avoir déposé leurs oeufs sur le sol, les recouvrent de terre et s'en vont ensuite : les petits naissent donc et s'élèvent tout seuls. Mais les poules et les autres oiseaux cherchent pour pondre un lieu tranquille, construisent des nids, se préparent une couche aussi moelleuse que possible pour bien garantir leurs oeufs et, quand les petits sont éclos, les mères les couvrent de leurs ailes pour les protéger du froid et, si le soleil chauffe, en interceptent les rayons. Quand les jeunes peuvent se servir de leurs ailes naissantes, elles les accompagnent dans leur vol et sont déchargées de tout autre soin. L'industrie de l'homme et son activité s'emploient aussi à la conservation et au salut de certains animaux et de certaines plantes, car bien des bêtes et bien des végétaux périraient si l'homme n'intervenait pas. Les hommes trouvent d'ailleurs de grandes facilités, qui varient suivant les pays, pour les travaux qui doivent leur donner en abondance des moyens de subsister. Le Nil arrose l'Égypte et la recouvre d'eau pendant tout l'été, puis il se retire laissant les champs amollis et recouverts de limon pour les semailles. L'Euphrate rend fertile la Mésopotamie où il transporte chaque année des terres nouvelles en quelque sorte. L'Indus, qui est le plus grand des fleuves, n'engraisse pas seulement les terres en même temps qu'il les ameublit; il les ensemence aussi : on dit qu'il charrie quantité de graines analogues au froment. Je pourrais citer bien d'autres contrées présentant quelque particularité digne de remarque et beaucoup de terrains diversement fertiles. LIII. Mais quelle n'est pas la bienveillance de la nature qui, pour nous alimenter, produit en quantité des fruits si variés et si délicieux, et cela non pas au même moment de l'année, mais de façon que nous ayons constamment un plaisir nouveau à goûter et une récolte nouvelle à faire ! Avec quelle opportunité, quel profit non seulement pour les hommes mais pour les bêtes et pour la végétation soufflent les vents étésiens qui empêchent la chaleur de devenir excessive et rendent aussi plus sûres et plus rapides les traversées maritimes. Il faut passer beaucoup d'exemples sous silence. Je ne peux parler en détail des cours d'eau bienfaisants, de la mer qui tantôt se gonfle et s'avance et tantôt se retire, des montagnes qui se revêtent de forêts et d'herbages, des salines situées à une grande distance des rivages marins, des plantes médicinales qui garnissent le sol, des innombrables productions utiles à notre entretien et nécessaires à la vie. À elle seule l'alternance régulière du jour et de la nuit est une condition favorable à la santé des vivants qui ont ainsi un temps marqué pour l'action, un autre pour le repos. Ainsi, quel que soit le point de vue où l'on se place, on arrive à cette conclusion qu'une intelligence et un calcul divins ont présidé à l'arrangement merveilleux de ce monde, pour la conservation et le salut de tous ses habitants. On demandera ici pour quels êtres tant de dispositions s'étendant à tant d'objets ont pu être prises. Est-ce en faveur des arbres et des végétaux en général qui, bien que dépourvus de sentiment, possèdent une sorte d'activité interne qui les fait se maintenir en vie? Mais cela est absurde. Est-ce en faveur des bêtes? Il n'est pas plus probable que les dieux aient pris tant de peine pour des êtres muets et sans connaissance. Pour qui donc le monde a-t-il été fait, qui nous le dira? Pour les êtres animés qui ont la raison en partage. Ce sont les dieux et les hommes au-dessus desquels il n'y a rien, car la raison est de toutes choses celle qui vaut le plus. Il est donc à croire que le monde, avec tout ce qu'il contient a été fait pour les dieux et pour les hommes. LIV. - On connaîtra plus facilement que les dieux immortels ont pourvu aux besoins des hommes si l'on considère tout l'organisme humain et la perfection de sa structure. Trois choses sont nécessaires à la vie des êtres animes la nourriture, la boisson, l'air respirable; or la bouche est très propre à l'absorption de ces trois choses et par les narines est abondamment pourvue d'air. Les dents sont disposées pour mâcher, diviser et broyer les aliments. Celles de devant, les incisives, qui sont aiguës, les réduisent en morceaux, celles du fond qu'on appelle molaires les triturent et la langue même paraît être d'un certain secours dans cette opération. À la base de la langue et tenant à elle est le pharynx où pénètrent les aliments après leur passage dans la bouche. De part et d'autre il touche aux amygdales et se termine à l'extrémité inférieure du palais. Quand la langue, organe mobile, y a, en se remuant, poussé les aliments déjà réduits en une sorte de bouillie, l'œsophage, qui prolonge le pharynx, les fait descendre, il s'élargit au-dessous du bol alimentaire et se contracte au-dessus. Mais il existe un autre conduit, la trachée-artère (ainsi l'appellent les médecins), qui a son ouverture également à la base de la langue un peu au-dessus de l'œsophage et qui sert à l'entrée dans les poumons et à la sortie de l'air qu'on respire et, pour empêcher que ce conduit ne soit bouché en cas qu'une parcelle d'aliment y tombe, il est muni d'une sorte de couvercle, l'épiglotte. Après que les aliments solides et la boisson ont traversé l 'œsophage, ils sont reçus dans la cavité stomacale où les poumons et le cœur envoient aussi l'air aspiré et dans cette poche fermée, presque entièrement formée de tendons, s'opère un travail merveilleux. L'estomac se compose de plusieurs parties et se prolonge en se repliant sur lui-même, il arrête et retient la nourriture, qu'elle soit sèche ou humide, qu'il a reçue, la transforme et la digère; à cet effet tantôt il se resserre, tantôt il se relâche et les aliments sont ainsi réduits en un même liquide si bien qu'à l'aide de la forte chaleur intérieure, triturés comme ils le sont, soumis en outre à l'action de l'air, ils parviennent enfin à un état en rendant facile la distribution dans tout le reste du corps. LV. - Quant aux poumons ils possèdent une sorte de porosité, de mollesse spongieuse qui les rend très propres à se remplir d'air; alternativement ils l'expirent en se contractant et l'aspirent en se dilatant de façon que se renouvelle toujours ce souffle animateur qui, plus qu'aucun autre aliment, est nécessaire à la vie de l'être animé. Le suc nourricier cependant, séparé de la partie des aliments qui doit être éliminée, passe des intestins au foie par des canaux qui, partant du mésentère aboutissent aux portes du foie (c'est ainsi qu'on les nomme) et ont leur extrémité dans cet organe même. Puis il y a d'autres canaux conduisant ailleurs, où s'engage le suc nourricier au sortir du foie. La bile et les liquides qui coulent des reins une fois séparés de ce chyle, ce qui en reste devient du sang et se rend à ces mêmes portes du foie où aboutissent tous les vaisseaux. Le chyle est conduit par eux dans la veine appelée cave située dans le voisinage et par cette voie parvient au cœur à l'état de liquide sanguin tout formé, puis du cœur se répand dans tout le corps par une multitude de veines qui alimentent tous les organes -. Il ne serait pas difficile de dire comment les parties des aliments qui doivent être éliminées sont excrétées par des contractions intestinales suivies de relâchements, mais, pour éviter tout ce qu'un discours sur pareille matière aurait de désagréable, il vaut mieux passer cela sous silence. Mieux vaut exposer ce prodigieux mécanisme de le nature : l'air que la respiration fait pénétrer dans le: poumons s'échauffe en premier lieu du fait même de la respiration, puis, par son contact avec les poumons, il est ensuite en partie expiré, en partie dirigé vers le cœur où il se loge dans une cavité dite ventricule; une autre cavité semblable et contiguë reçoit le sang venu du foie par la veine cave et ensuite le sang est distribué dans le corps par les veines et l'air par les artères. Les unes et les autres, extrêmement nombreuses, forment dans tout le corps un fin réseau qui atteste l'intervention active dans ce merveilleux travail d'un artiste divin. Que dirai-je des os, cette armature du corps? ils se recouvrent aux articulations d'un tissu conjonctif qui donne à tout l'ensemble de la solidité, complète les membres, se prête admirablement au mouvement quand le corps doit exécuter un travail quelconque. Et il faut ajouter à tout cela les tendons qui rattachent les os les uns aux autres et les nerfs dont le système ramifié s'étend à tout le corps et qui, partant du cœur de même que les veines et les artères, ont aussi leurs extrémités à la périphérie de l'organisme. À toutes ces marques d'une action providentielle si pleine d'art et de sollicitude, on peut joindre bien des observations propres à faire connaître combien l'homme a été favorisé et quelle haute situation il occupe. La nature en premier lieu a fait de nous des êtres qui, au lieu d'être penchés vers le sol, ont une taille haute et droite afin que nous puissions, en regardant le ciel, prendre connaissance des dieux. Les hommes ne sont pas sur la terre pour l'habiter comme si c'était leur demeure définitive, mais pour contempler de là, peut-on dire, le monde supra-terrestre et divin, spectacle qui n'est offert à aucune autre espèce animale. Les sens, messagers et interprètes du monde matériel, ont leur siège dans la tête comme dans une citadelle et leur structure les rend merveilleusement propres aux services indispensables qu'ils doivent nous rendre. Les yeux, comme des gardiens vigilants, occupent la place la plus élevée, d'où ils ont un large champ de vision et peuvent ainsi s'acquitter de leur fonction. Les oreilles, qui doivent percevoir les sons, sont, ainsi qu'il convient, dans une partie haut située du corps, parce que les sons vont naturellement en montant, les narines sont avec raison au même niveau, parce que l'odeur suit toujours une direction ascendante et, comme elle joue un rôle capital dans l'appréciation de la nourriture et de la boisson, il était bon que l'organe de l'olfaction se trouvât dans le voisinage de la bouche. Le goût, qui doit distinguer les uns des autres les aliments est localisé dans cette partie de la bouche par où passe naturellement ce qui se mange et se boit. Quant au tact, il est répandu par tout le corps également afin que nous puissions sentir toutes les actions qui s'exercent du dehors et aussi toutes les atteintes, même les moindres, du chaud et du froid. Et, comme un architecte dérobe aux yeux et au nez des maîtres dans une maison qu'il construit les ouvertures et les conduits par où passent les immondices, la nature a relégué loin des organes sensoriels les émonctoires qui ont même destination dans le corps. LVII. - Quel autre ouvrier que la nature, dont l'art n'a point d'égal, aurait pu apporter autant d'habileté dans la formation des organes des sens? En premier lieu elle a revêtu les yeux de membranes protectrices très minces qui laissent passer la lumière, afin qu'on puisse voir, mais ont une consistance qui leur donne de la fermeté; elle a fait les yeux glissants et mobiles pour qu'ils puissent se détourner de ce qui les effleurerait et porter facilement leur regard où ils veulent. La partie de l'œil douée d'acuité visuelle, qu'on appelle pupille, est si petite qu'elle évite sans peine ce qui pourrait nuire. Les paupières qui recouvrent les yeux ont une surface parfaitement lisse de façon à ne pas blesser la pupille et elles sont disposées de telle sorte qu'elles se ferment pour qu'aucun corps étranger ne pénètre et s'ouvrent avec une célérité providentielle. Elles sont en outre munies de cils qui constituent une véritable barrière s'opposant à toute invasion et, au moment du sommeil, enveloppent les yeux devenus momentanément inutiles et s'abandonnant au repos sous leur protection. Les yeux sont en outre utilement enfoncés dans les orbites et défendus de tous côtés par des saillies du visage. Au-dessus d'eux les sourcils arrêtent la sueur qui coule de la tête et du front; les joues qui sont au-dessous et qui font légèrement saillie protègent les yeux par en bas, le nez est placé de telle façon qu'il semble un mur les séparant. L'organe de l'audition en second lieu est toujours ouvert, car, même quand nous dormons, nous en avons besoin et, quand un son le frappe, nous nous réveillons. La voie que suit le son est tortueuse parce que, si elle était simple et directe, un corps étranger pourrait pénétrer. La nature a pris soin de garnir les oreilles d'une cire molle et visqueuse, afin que, si quelque petite bête venait à s'y glisser, elle fût arrêtée. Au dehors se dressent les pavillons auxquels on donne communément le nom d'oreilles et dont la fonction est de couvrir, de protéger l'organe auditif, d'empêcher aussi que les sons ne soient détournés et ne se perdent avant que l'oreille ait reçu l'excitation. L'entrée en est dure et presque semblable à de la corne, avec de nombreuses sinuosités, parce que des corps de cette sorte amplifient le son; nous voyons que la table de résonance dans la lyre est d'écaille ou de corne et que les sons sortent plus intenses des endroits renfermés où il y a des détours. De même les narines, toujours ouvertes à cause aussi du besoin que nous avons d'elles, ont une entrée assez étroite pour que rien de nuisible ne puisse y pénétrer, elles entretiennent toujours une humeur qui n'est pas inutile parce qu'elle tient à l'écart la poussière et bien d'autres malpropretés. Le sens du goût est bien défendu, étant contenu dans la bouche comme il convenait tant pour l'usage que nous en faisons que pour sa préservation. LVIII. - Tous les sens des hommes l'emportent de beaucoup sur ceux des bêtes. Les yeux, pour commencer, ont un discernement subtil dans les arts qui sont de leur ressort, quand il s'agit d'apprécier des ouvrages de peinture, de sculpture, de ciselure et aussi le mouvement, le geste d'un corps vivant. Les yeux se prononcent sur la beauté des formes et des couleurs, sur leur grâce, leur ordonnance et leur harmonie, sur d'autres mérites encore supérieurs : ils reconnaissent les vertus et les vices, ils voient si l'on est irrité ou disposé favorablement, joyeux ou attristé, courageux ou lâche, hardi ou poltron. Les oreilles aussi ont une admirable faculté de discernement, elles apprécient, dans la variété des sons émis par l'homme et dans la musique des flûtes et des instruments à cordes, les intervalles mélodiques et rythmiques, de même que les timbres; elles distinguent une voix sourde d'une voix claire, une douce d'une rude, une grave d'une aiguë, une souple d'une dure et de toutes ces discriminations seule est capable l'oreille humaine. L'odorat aussi, le goût et pareillement le tact portent de nombreux jugements. Pour plaire à ces sens et pour en tirer des jouissances on inventa des arts et même plus que je ne voudrais : on voit assez à quel degré de raffinement on a porté la composition des parfums, la préparation des mets savoureux, les caresses qui flattent le corps. LIX. - Quand je viens maintenant à considérer l'âme même de l'homme raisonnable, réfléchi, sachant se conduire, il m'apparaît que ne point reconnaître là les effets d'une sollicitude divine, c'est montrer qu'on est soi-même dépourvu de ces qualités primordiales. Je voudrais, Cotta, pour traiter pareil sujet, avoir une part de ton éloquence. Comme tu saurais dire ce qui est à dire ! Tout d'abord quelle faculté de connaître nous avons et ensuite quelle aptitude à lier les conséquences aux prémisses, à opérer des synthèses d'idées: nous voyons en effet ce qu'entraîne chacun des principes que nous posons, nos conclusions sont rationnelles, nous définissons chaque terme et en déterminons de façon précise la compréhension. On peut juger par là de ce que vaut la science, en reconnaître le véritable caractère : la divinité même ne possède rien qui lui soit supérieur. Bien que vous autres, Académiciens, cherchiez à diminuer la valeur de la connaissance et la supprimiez, combien nombreux sont les objets extérieurs que nous percevons et par les sens et par l'esprit et dont nous formons une notion compréhensive. En rapprochant ensuite les uns des autres les acquisitions de l'esprit, en les groupant, nous formons des disciplines tantôt destinées à rendre la vie possible, tantôt nécessaires pour lui donner du charme. Et pour commencer, la parole, cette dominatrice, comme vous vous plaisez à dire : quelle belle chose et vraiment divine ! elle nous permet d'apprendre ce que nous ignorons et d'enseigner aux autres ce que nous savons. Avec son aide nous exhortons, nous persuadons, nous consolons les affligés, nous tirons d'inquiétude ceux dont la crainte a troublé l'âme, nous ramenons au calme ceux qui se sont laissé emporter à une joie excessive, nous apaisons le désir et la colère; c'est le langage qui a fait de nous des êtres sociaux ayant un lien juridique, des lois, une cité; c'est lui qui nous a fait sortir de l'état de sauvagerie et de barbarie. Incroyable, quand on y regarde de prés, est le soin pris par la nature pour permettre l'usage de la parole. Il y a en premier lieu la trachée-artère qui va des poumons à l'arrière-bouche et par où la voix; dont l'origine est l'esprit, est perçue et transmise. Ensuite il y a, dans la bouche, la langue à laquelle les dents servent de barrière, c'est la langue qui façonne les sons d'abord inarticulés, qui leur donne leur caractère définitif, clair et distinct, en exerçant une pression sur les dents et d'autres parties de la bouche. C'est pourquoi mes maîtres disent que la langue est comparable à un archet, que les dents sont comme les cordes de la lyre et les narines la caisse de résonance où s'amplifient les vibrations des cordes. LX. Quelles commodités la nature a données à l'homme en le dotant des mains, propres à servir dans beaucoup d'arts d'organes d'exécution ! La souplesse du tissu qui forme les jointures des doigts fait qu'il est également facile et ne coûte aucun effort pénible de les plier et de les allonger. C'est pourquoi la main se prête à peindre, à modeler, à ciseler, elle sait par le mouvement des doigts tirer des sons de la lyre et de la flûte. Tout cela pour charmer les heures; pour les nécessités de la vie, j'entends pour la culture des champs, la construction des abris, pour couvrir le corps de tissus et de vêtements, pour le traitement du fer et du bronze, les mains, bonnes ouvrières, nous procurent tout ce que l'esprit invente et que perçoivent les sens et c'est ainsi que nous avons de quoi nous mettre à couvert, nous habiller et nous protéger : des villes, des murailles, des habitations, des temples. C'est aussi au travail des hommes, c'est-à-dire aux mains, que nous devons l'abondance et la variété de nos aliments : les champs sollicités par la main en produisent beaucoup dont les uns sont consommés aussitôt, les autres mis en lieu sûr pour l'avenir et, en outre, nous nous nourrissons d'animaux terrestres ou aquatiques et de volatiles que nous fournit la chasse dans une certaine mesure et aussi l'élevage. Nous avons su établir notre domination sur des quadrupèdes qui nous servent de montures et de bêtes de trait; leur force et leur rapidité à la course deviennent ainsi nôtres. Il en est auxquels nous faisons porter de lourdes charges et imposons un joug. Nous exploitons à notre profit les sens très subtils de l'éléphant et la sagacité du chien, nous tirons des profondeurs de la terre le fer dont nous avons besoin pour cultiver nos champs, nous mettons à jour des filons de cuivre, d'argent, d'or que recèle le sol et nous employons ces métaux à divers usages, dont la parure; en abattant les arbres des forêts ou ceux de nos vergers, nous nous procurons tout le bois nécessaire pour nous réchauffer en allumant du feu, et pour cuire nos aliments ou encore pour construire des maisons et nous mettre sous un toit qui nous défend du froid et de la chaleur. Le bois nous sert aussi grandement à faire des navires qui, traversant les mers, nous apportent de tous les pays des denrées utiles à la vie. La science de la navigation nous permet et ne permet qu'à nous de nous soumettre ce que la nature a de plus violent, la mer et les vents, et nous adaptons à notre usage pour en tirer profit beaucoup de productions marines. Quant à la terre, elle est sous la domination de l'homme avec toutes ses richesses. Les plaines et les montagnes sont là pour notre jouissance, les cours d'eaux, les lacs sont à nous, nous semons le blé, nous plantons des arbres, nous donnons à la terre de la fertilité par des canaux d'irrigation, nous régularisons le cours des fleuves, le rectifions, le détournons, nous nous efforçons enfin avec nos mains à créer dans la nature une seconde nature. LXI. - Mais quoi? la raison humaine n'a-t-elle pas pénétré jusque dans le ciel? Seuls parmi les êtres animés nous avons observé le cours des astres, leur lever, leur coucher; le genre humain a mesuré la durée du jour, défini le mois et l'année, prédit les éclipses de soleil et de lune pour tout le temps à venir, en a calculé le nombre, la durée, la date. Et c'est la considération des corps célestes qui a conduit l'âme à la connaissance des dieux, génératrice de piété; la justice et les autres vertus s'y adjoignent et ainsi se forme une félicité égale et semblable à celle des dieux : le sage ne leur cède en rien, mise à part l'immortalité qui est chose indifférente à la vie droite. Par tout ce discours je pense avoir assez montré combien l'homme l'emporte sur les autres vivants et l'on doit connaître ainsi que ni la conformation du corps ni les qualités qui distinguent l'esprit et donnent à l'âme un tel pouvoir ne peuvent avoir le hasard pour origine. Il me reste à faire voir pour conclure enfin que tous les objets de ce monde dont l'homme sait tirer parti ont été créés et disposés comme ils sont tout exprès pour lui. LXII. - Tout d'abord le monde a pour raison d'être finale les dieux et les hommes, tout son contenu existe, a été conçu pour notre jouissance. Il est en effet une sorte de demeure commune aux dieux et aux hommes ou, si l'on veut, une cité dont ils sont les habitants : seuls, en effet, les êtres raisonnables y ont un domicile de droit et y vivent sous la protection de la loi. Ainsi tout de même qu'Athènes et Lacédémone, on doit le croire, ont été fondées pour les Athéniens et les Lacédémoniens, tout de même que l'on déclare à bon droit toutes les richesses contenues dans ces villes propriété de ces peuples, on doit penser que tout, absolument tout dans ce monde, appartient aux dieux et aux hommes. Certes la révolution du soleil, celle de la lune et des autres astres font partie intégrante de l'ordre établi dans le monde; toutefois elles s'offrent aussi en spectacle aux hommes et il n'est pas de spectacle dont on puisse moins se lasser, il n'en est pas de plus beau, nulle part le calcul et l'art ne brillent d'un pareil éclat; en mesurant le cours des astres, nous avons assigné aux saisons un commencement précis, nous avons soumis au calcul le changement, la diversité. Les hommes étant seuls à posséder pareille connaissance, il faut admettre que l'objet en existe à leur intention. La terre, d'autre part, produit en abondance du grain et diverses sortes de plantes nourricières; cette générosité s'adresse-t-elle aux bêtes sauvages ou à l'homme? Que dirons-nous de la vigne et de l'olivier, si riches en fruits destinés à réjouir le palais et auxquels les animaux sont indifférents. Ils ne savent ni semer, ni cultiver, ils ignorent le moment où il faut moissonner et récolter les fruits, ils ne mettent rien en réserve, ne font pas de provisions; c'est l'homme qui prend tous ces soins, toutes ces productions sont à son usage. LXIII.- De même donc que les flûtes et les lyres sont faites pour ceux qui savent s'en servir, il faut reconnaître que les fruits de la terre sont destinés à ceux-là seuls qui en usent, et si certaines bêtes en dérobent, en ravissent parfois quelque parcelle, ce n'est pas une raison pour dire qu'ils sont créés pour eux. Ce n'est pas pour les rats et les fourmis que les hommes engrangent le blé, mais pour leurs femmes, leurs enfants, leurs maisonnées. C'est pourquoi les bêtes n'en profitent que furtivement, tandis que les propriétaires légitimes en font usage ouvertement, librement. Avouons donc que ces richesses existent en vue de l'homme : peut-on douter que les arbres porteurs de fruits si nombreux, agréables non seulement au goût mais à l'odorat et à la vue, soient un présent fait aux hommes et à eux seuls par la nature? Ils sont si peu destinés aux bêtes que les bêtes elles-mêmes sont, nous le voyons, engendrées pour le service des hommes. À quoi les moutons pourraient-ils servir sinon à fournir aux hommes la laine qui, filée, tissée, les habillera? Si les hommes ne prenaient pas soin d'eux, ces animaux livrés à eux-mêmes seraient incapables et de se nourrir et de rien faire pour assurer leur propre conservation. Pourquoi le chien est-il un gardien si fidèle, que signifient cet amour caressant qu'il porte à ses maîtres, sa haine si vive des étrangers, son flair incroyable dans la quête du gibier, son ardeur à la chasse, comment expliquer cela autrement qu'en disant que le chien a été engendré pour le service de l'homme? Parlerai-je des bœufs? la conformation même de leurs dos montre assez qu'ils ne sont pas faits pour porter des fardeaux, mais leurs cous les destinent au joug, leurs forces et la largeur de leurs épaules à traîner des charrues. À l'égard de ces animaux qui fendaient la glèbe pour tracer des sillons, la génération de l'âge d'or, pour parler comme les poètes, n'usait jamais de violence. Plus tard, dans un siècle de fer apparut soudain une postérité qui osa la première forger une épée meurtrière et de l'animal soumis attelé à la charrue faire sa nourriture. Si grands auparavant semblaient les services rendus par les bœufs que manger de leur chair passait pour criminel. LXIV. - Il serait trop long de vanter ici les qualités dont sont pourvus, certainement pour le bien de l'homme, les mulets et les ânes. Et le porc? Qu'est-ce autre chose qu'un aliment? Il a une âme, dit Chrysippe, pour l'empêcher de pourrir, elle tient lieu de sel et, parce qu'il est destiné à la nourriture de l'homme, la nature a voulu que cet animal fût exceptionnellement prolifique. Que ne pourrais-je dire des poissons si nombreux et d'une saveur si agréable? des oiseaux si bons à manger qu'on est tenté parfois de croire notre Providence épicurienne? Il faut d'ailleurs pour s'en emparer l'adresse et la méthode dont les hommes seuls sont capables. Observons cependant que nous considérons certains oiseaux, ceux que nos augures appellent "alites" et "oscines", comme créés pour nous renseigner sur l'avenir. Quant aux bêtes sauvages de grande taille, nous les chassons, soit pour nous repaître de leur chair, soit pour nous adonner à un exercice qui est l'image de la guerre; il y en a aussi que nous apprivoisons et dressons, les éléphants par exemple, et nous extrayons en outre de leurs corps quantité de remèdes applicables aux blessés et aux malades, de même que nous en tirons de certaines herbes, de certaines plantes dont une longue expérience, dans des cas parfois difficiles, nous a fait connaître les vertus. Qu'on se représente par l'imagination la terre et toutes les mers comme si on les parcourait des yeux, l'on verra de vastes plaines productrices de grain, des montagnes revêtues de grasses prairies où paît le bétail, des flots que fendent les navires avec une rapidité incroyable. Qu'on ne s'arrête pas à la surface du sol : il y a aussi, cachées dans les profondeurs obscures de la terre, des choses utiles qui sont faites pour l'homme et qu'il appartient à l'homme, à lui seul, de découvrir. LXV. - Il est un point sur lequel vous allez peut-être me chercher noise l'un et l'autre, Cotta parce que Carnéade dirigeait volontiers ses attaques contre les idées professées par les Stoïciens sur la divination, Velléius parce qu'Épicure ne raille rien tant que la prétention de connaître l'avenir, et cependant je crois, moi, trouver dans cette connaissance anticipée la confirmation la plus éclatante de cette idée que la providence divine veille sur les affaires humaines. La divination intervient en bien des lieux, en bien des circonstances, alors qu'il s'agit d'intérêts privés et encore plus quand l'intérêt public est en cause. Les haruspices voient bien des choses, les augures en prévoient beaucoup, les oracles, les prophéties, les songes, les prodiges donnent bien des indications dont les hommes ont souvent tiré profit et grâce auxquelles ils ont échappé à plus d'un péril. Le voyant porte-t-il en lui une force inconnue, applique-t-on les règles d'un art spécial, se contente-t-on d'observer la nature? Toujours est-il que les dieux immortels ont donné à l'homme la science de ce qui sera et qu'ils ne l'ont donnée à aucun autre. À supposer que mes arguments pris isolément ne vous touchent pas, pris dans leur ensemble et liés comme ils le sont ils devraient faire impression sur vous. Ce n'est d'ailleurs pas seulement sur le genre humain en général que veille la Providence, les dieux immortels ont souci également des individus et veulent leur bien. Prenons comme point de départ le genre humain, nous passerons par une suite de restrictions à la considération d'un groupe moindre et nous arriverons finalement à l'individu. LXVI. - Si nous jugeons, en effet, que les dieux s'occupent de tous les hommes, quelle que soit la région, la partie du monde qu'ils habitent et si distante qu'elle puisse être du cercle qui borne notre horizon à nous, nous devons croire aussi que leur providence s'étend à ceux que portent les terres connues de nous du levant au couchant. Mais si les habitants de cette espèce de grande île, qui constitue notre monde propre, sont l'objet de la bienveillance divine, elle s'exerce aussi au profit de ceux qui occupent les parties de cette île, l'Europe, l'Asie, l'Afrique. Les dieux chérissent donc pareillement les parties de ces parties, Rome, Athènes, Sparte, Rhodes et, dans ces cités, même les individus pris à part, ainsi, dans la guerre contre Pyrrhus, un Curius, un Fabricius un Coruncanius, dans la première guerre punique, un Calatinus, un Duellius, un Métellus, un Lutatius, dans la deuxième, un Fabius Maximus, un Marcellus, un Scipion l'Africain, plus tard un Paul-Émile, un Tibérius Gracchus, un Caton, du temps de nos pères, un Scipion Emilien, un Lélius; notre cité et aussi la Grèce ont produit beaucoup d'hommes qui, pour être tels qu'ils furent, ont eu, nul ne se refusera à le croire, besoin d'un secours divin. C'est pour cette raison que les poètes, Homère surtout, ont associé à leurs héros principaux, Ulysse, Diomède, Agamemnon, Achille, un dieu déterminé partageant leurs aventures et leurs périls. Ajoutons que la présence fréquente des dieux, dont j'ai déjà parlé précédemment, atteste l'intérêt porté par eux tantôt à des cités tantôt à des particuliers, et cela se connaît aussi par la révélation de l'avenir dont sont favorisés quelques hommes tantôt pendant le sommeil, tantôt pendant la veille. Les apparitions, les entrailles des victimes nous donnent souvent des avertissements salutaires et il y a encore bien d'autres signes révélateurs qu'une longue expérience a fait connaître, si bien que la divination est devenue un art véritable. Je le répète, il n'y eut jamais de grand homme sans quelque inspiration divine. Si les moissons ou les vendanges de quelque particulier ont été compromises par le mauvais temps, si un hasard malheureux lui a ravi quelqu'une des douceurs de la vie, il ne faut pas croire pour cela que les dieux l'ont en haine ou le négligent et tirer de là un argument contre la Providence. Les dieux ont souci des choses d'importance majeure, ils négligent les petites. Au reste il n'y a point pour le sage de fortune contraire, nul n'en doute qui a suffisamment compris ce que mes maîtres Stoïciens et Socrate, le prince des philosophes, ont dit des bienfaits sans nombre dont la vertu est la source.
LXVII. - Telles sont à peu près les idées qui me sont venues à l'esprit et que
j'ai pensé devoir exprimer sur la nature des dieux. Et maintenant Cotta, si tu
veux déférer à mon désir, tu traiteras le même sujet te rappelant quel rang tu
tiens dans la cité et ta qualité de pontife. Puisque vous pouvez, vous autres
Académiciens, plaider le pour et le contre, je souhaite que tu te prononces en
faveur des dieux : si tu m'en crois, tu mettras de préférence à leur service la
force oratoire que tu dois à l'étude de la rhétorique et qu'a encore développée
la philosophie propre à ton école. C'est à mon sens une habitude funeste et
sacrilège que celle de parler contre les dieux, qu'on le fasse par conviction
intime ou par feinte.» |