DES SUPRÊMES BIENS ET DES SUPRÊMES MAUX.
ÉPICURE COMMENTÉ PAR SÉNÈQUE.
LA VRAIE RICHESSE. Voici la maxime dont j'ai fait choix aujourd'hui ; je l'ai cueillie dans les jardins de l'ennemi : "C'est une grande fortune, que la pauvreté réglée sur les lois de la nature." Or, ces lois de la nature, savez-vous à quoi elles se bornent ? à n'avoir ni faim, ni soif, ni froid. Pour apaiser la faim et la soif, pas n'est besoin de se morfondre à la porte des grands, d'essuyer leur regard dédaigneux, et l'affront de leur bienveillance protectrice ; il n'est pas nécessaire de braver la mort sur les flots ou dans les camps : ce que demande la nature s'acquiert facilement ; il est sous notre main. C'est pour le superflu que l'homme s'épuise ; pour le superflu qu'il use sa toge, qu'il vieillit sous la tente, ou échoue sur des côtes étrangères. Le nécessaire est à notre portée. Qui s'arrange de la pauvreté, est riche. II. LES APPLAUDISSEMENTS DE LA FOULE. Dans une lettre à l'un des compagnons de ses études : "Ceci, dit Épicure, est pour vous et non pour la multitude ; nous sommes l'un pour l'autre un assez grand théâtre." Pénétrez-vous de ces paroles, mon cher Lucilius, et vous mépriserez le plaisir d'être applaudi par la multitude. La foule vous loue ? Le beau mérite, qu'un mérite senti par la foule ! Votre mérite, c'est en vous-même qu'on doit le chercher. III. LA VRAIE LIBERTÉ. Il faut en finir, et, selon mes conventions, joindre mon tribut à cette lettre. Ce ne sera pas à mes dépens, mais encore à ceux d'Epicure ; il me fournit aujourd'hui cette maxime : "Faites-vous l'esclave de la philosophie, et vous jouirez de la vraie liberté." il n'est pas tourmenté par l'attente, celui qui se soumet, qui s'abandonne à elle ; il est affranchi sur-le-champ ; ou plutôt, la servitude même est la liberté. Peut-être allez-vous me dire : Pourquoi rapporter tant de belles maximes d'Épicure, de préférence à celles de nos philosophes ? Je vous répondrai : Pourquoi dire qu'elles sont à Épicure, et non pas au public ? IV. L'AMITIÉ D'APRÈS LES ÉPICURIENS ET D'APRÈS LES STOÏCIENS.
Dans une de ses lettres, Épicure blâme
cette opinion, que le sage, content de lui-même, n'a pas besoin d'amis ; vous me
demandez s'il a raison. Il est vrai qu'Épicure fait ce reproche à Stilpon et aux
philosophes qui placent le souverain bien dans l'impassibilité de l'âme. V. PRENDRE UN SAGE POUR MODÈLE. Ma lettre demande une conclusion, la voici ; elle est utile et salutaire, et puisse-t-elle rester gravée dans votre esprit : "Il faut choisir un homme de bien, l'avoir sans cesse devant ses yeux, de manière à vivre comme en sa présence." Ce précepte, mon cher Lucilius, Épicure l'a dicté ; c'est lui qui nous impose un surveillant, un guide ; et c'est avec raison. Que de fautes évitées si, au moment de les commettre, on avait un témoin ! Donnez à l’âme un modèle qu'elle révère, et dont l'autorité sanctifie ses plus secrètes pensées. Heureux l'homme dont l'aspect, que dis-je ? dont la seule idée suffit pour ramener son semblable à la vertu ! Heureux aussi l'homme qui sait en respecter un autre au point de rentrer en lui-même et d'y rétablir l'ordre, à son seul souvenir ! Avec un pareil respect, on sera bientôt respectable. VI LE JOUG DE LA NÉCESSITÉ. Quoi de plus beau que cette maxime que je confie à ma lettre pour vous la soumettre ? "Il est dur de vivre sous le joug de la nécessité ; mais je ne vois pas la nécessité d’y vivre assujetti." Eh ! pourquoi le subir en effet ? partout des routes nous mènent à la liberté, nombreuses, courtes, faciles. Rendons grâces à la divinité ; elle n'a enchaîné personne à la vie ; on peut fouler aux pieds jusqu'à la nécessité. - Encore de l'Épicure me direz-vous ; pourquoi ces emprunts faits à un étranger ? - Toute vérité est mon domaine : je ne cesserai de vous donner de l'Épicure. Ils apprendront, ces hommes qui jurent sur la parole du maître, qui jugent d'une opinion non par elle-même, mais par son auteur, ils apprendront que tout ce qui est bon appartient à tous. VII. LA JOUISSANCE DES RICHESSES. Déjà votre main s'ouvre pour recevoir son tribut du jour ; il sera d'or. Et, puisque j'ai parlé d'or, écoutez un conseil qui doit vous en rendre plus agréable l'usage et la jouissance. "Celui-là jouit le mieux des richesses qui sait le mieux s'en passer." - L'auteur ? direz-vous. - Voyez ma bonté d'âme : j'ai entrepris de louer un ennemi. Cette maxime est d'Épicure, de Métrodore, de je ne sais quel homme de cette fabrique. Et qu'importe l'auteur ? c'est pour tout le monde qu'il a parlé. Qui a besoin de richesses craint pour elles ; or, trembler pour son bien, c'est ne pas en jouir. Occupé à l'accroître, on oublie d'en user, on reçoit des comptes, on court la place ; on consulte sans cesse le calendrier. On n'est plus propriétaire : on se fait gérant. VIII. LA VIE INQUIÈTE. Écoutez ce précepte remarquable : "La vie de l'insensé est sans charme ; elle s'élance inquiète dans l'avenir." L'auteur de cette maxime ? C'est celui des précédentes. - Et les fous dont il parle ? Baba et Ixion ? sans doute ? - Non, mon ami ; nous-mêmes ; nous, que d'aveugles désirs entraînent vers ce qui doit nous perdre sans jamais nous rassasier ; nous, qui serions satisfaits si on pouvait l'être ; nous, qui ne comprenons pas tout ce qu'il y a de plaisir à ne rien demander, de grandeur à être content de son sort et indépendant de la fortune. Songez donc quelquefois, Lucilius, songez à tous les avantages que vous possédez : ne regardez jamais le petit nombre qui vous précède, sans penser à la foule qui vous suit. Voulez-vous être reconnaissant envers les dieux et votre destin ? représentez-vous la multitude que vous avez devancée. Eh ! pourquoi vous comparer aux autres ? Vous vous êtes mis au-dessus de vous-mêmes Fixez-vous un terme que vous ne puissiez franchir, lors même que vous le voudriez. Ils s'évanouiront un jour, ces biens illusoires, plus doux en espérance qu'en réalité. S'ils avaient quelque solidité, ils rempliraient l’âme à la longue ; et que font-ils, qu'irriter la soif de qui s’en abreuve et le séduire par des dehors trompeurs ! IX. RICHESSE ET MISÈRE. Je pourrais terminer ici ma lettre ; mais je vouas ai gâté. On ne peut saluer les rois parthes sans leur offrir un présent ; on ne peut vous dire adieu sans payer. Que faire donc ? emprunter à Épicure : "Souvent l'acquisition des richesses est un changement de misères, et n'en est pas le terme" Je n'en suis pas surpris : la faute n'en est pas à la possession, mais au possesseur. Le même esprit qui lui rendait la pauvreté à charge lui rend les richesses onéreuses. Qu'importe au malade que vous le placiez sur un lit de bois ou sur un lit d'or ? partout où on le transporte, il emmène son mal avec lui. Il en est ainsi de l’âme : une fois malade, qu'on la place au sein des richesses, au milieu de la misère, son mal la suit partout. X. L'AS D’ÉPICURE. Nous serons riches avec moins d'inquiétude, si nous savons combien la pauvreté est facile à supporter. Épicure lui-même, cet apôtre de la volupté, Épicure avait des jours marqués, où il apaisait sa faim tant bien que mal, curieux de savoir si son bonheur y perdrait quelque chose en plénitude, et combien. Voilà du moins ce qu'il dit dans les Lettres qu'il adresse à Polyène, sous la magistrature de Charinus ; il se vante même "de ne pas dépenser un as pour sa nourriture, tandis qu'à Métrodore, moins avancé que lui, l'as entier est nécessaire." Mais ce régime ne suffit pas seulement à la subsistance, il suffit même à la volupté, cette volupté non pas éphémère et fugitive qu'il faut renouveler sur-le-champ, mais une volupté fixe et durable. - Sans doute, je ne regarde pas comme des mets exquis un peu de farine détrempée ou un morceau de pain d'orge ; mais le comble du bien est de savoir en trouver à un tel repas, et de s'être restreint à des aliments dont toutes les rigueurs de la Fortune ne peuvent nous priver. La nourriture du cachot est plus abondante ; le geôlier traite avec moins d'épargne les condamnés qu'il garde pour le supplice. Qu'il y a de grandeur d’âme à se réduire volontairement à un état que ne peuvent nous faire redouter les destins même les plus contraires ! XI LA COLÈRE. Mais il est temps de plier ma lettre. - "Arrêtez, et votre dette ? " - Épicure sera mon mandataire ; il vous comptera la somme : "la colère poussée à l'excès engendre la folie."Il suffit, pour sentir cette vérité, d'avoir un esclave ou un ennemi. La colère éclate contre toute sorte de personnes ; fille de l'amour aussi bien que de la haine, tantôt son objet est sérieux, tantôt elle naît de l'enjouement et de la plaisanterie. Sa violence dépend moins de la cause qui la produit que de l'âme qui la reçoit : ainsi que la violence du feu dépend moins de la quantité que de la qualité des matières qu'il dévore. Certains corps solides résistent à toute son action, tandis que les corps secs et inflammables peuvent d'une étincelle former un incendie. Oui, Lucilius, la colère poussée à l'excès conduit à la folie : il faut donc l'éviter, moins encore par modération que pour la santé de l'âme. XII. LE BANQUET ET LES CONVIVES.
Je veux voua rapporter un mot de
Mécène, une vérité que lui arracha la torture des grandeurs : "La hauteur mérite
nous foudroie..." XIII. DE LA VÉRITABLE GLOIRE. LE JARDIN D'ÉPICURE.
De votre vie à celle du sage, on ne
descend pas, on monte. Autant la lumière diffère de la clarté, puisqu'elle a sa
source en elle-même et que la clarté est produite par un éclat étranger, autant
ces deux vies diffèrent entre elles. L'une, brillant reflet d'une lumière
extérieure, s'éclipse sur-le-champ dès qu'on vient à l'intercepter ; l'autre
tire d'elle-même sa splendeur. L'étude de la philosophie vous donnera la gloire
et la célébrité. XIV. DE CEUX QUI COMMENCENT TOUJOURS A VIVRE. C'est ici le lieu de payer ma dette. Je puis vous rendre le mot de votre Épicure, et acquitter cette lettre. "Il est fâcheux de toujours commencer à vivre ;" ou, si l'idée vous paraît mieux exprimée de cette manière : "C'est une triste vie que celle qui commence toujours. " - Comment cela ? dites-vous, car le mot demande explication. - C'est qu'une pareille vie est toujours imparfaite ; peut-on être prêt à la mort quand on entre dans la vie ? Faisons en sorte d'avoir toujours assez vécu ; et comment le croire quand on ne fait que de se mettre à vivre ? Et ne pensez pas que le nombre de ces insensés soit si petit ; presque tout le monde est dans le même cas. Il en est qui ne commencent la vie qu'au moment de la finir. Cela vous surprend ; mais voici qui va vous surprendre encore davantage : tel cesse de vivre avant d'avoir commencé. (Lettre XXIII) XV. LA MORT ET IMMORTALITÉ. - DU SUICIDE.
Je ne suis pas assez simple pour
redire l'éternel refrain d'Épicure, que la crainte des enfers est une crainte
chimérique; qu'il n'y a pas d'Ixion qui tourne sur sa roue, de Sisyphe dont les
épaules fassent remonter un rocher, de misérable dont les entrailles puissent
renaître éternellement sous le bec qui le ronge. Qui est assez enfant
aujourd'hui pour craindre et Cerbère et les sombres rivages, et cet assemblage
d'ossements décharnés dont on pare les larves ? XVI. S'HONORER SOI-MÊME.
Du pain et de l'eau, tel est le voeu
de la nature ; on est toujours assez riche pour y satisfaire. "Borner là ses
désirs, c'est le disputer en bonheur à Jupiter lui-même", comme le dit Épicure,
dont je confie un mot cette lettre. "En tout, dit-il, agissez comme si vous
étiez sous les yeux d'Épicure." Il est utile, sans contredit, de s'imposer un
gardien, un modèle à suivre, un témoin de ses plus secrètes pensées. Peut-être
même est-il plus beau de vivre comme continuellement en présence d'un homme de
bien, mais c'est assez déjà de vivre sous les yeux d'un spectateur quel qu'il
soit. La solitude est conseillère de tout mal. Quand vous serez assez avancé
pour savoir vous respecter vous-même, vous pourrez congédier votre précepteur ;
jusque-là, couvrez-vous de l'autorité d'autrui. Prenez ou Caton ou Scipion ou
Lélius ou quelqu'un de ces hommes vertueux dont l'aspect fait rentrer le méchant
dans le devoir ; mais songez à vous rendre tel que vous n'osiez pécher en votre
présence. Quand vous en serez là, et que vous commencez à vous honorer
vous-même, je vous abandonnerai à votre conduite, suivant le conseil du même
Épicure : "Le moment de rentrer en soi-même, c'est quand on est forcé de se
mêler à la foule." XVII. IL EST BON D'APPRENDRE À MOURIR. J'allais finir ici ma lettre, et je me préparais à la cacheter; mais notre pacte est sacré : il ne faut pas la mettre en route sans provision. Je ne vous dirai pas à qui j'emprunte, car vous sauriez à quel trésor je puise. Encore quelque temps, et vous serez payé de mes propres fonds; en attendant, voici ce que me prête Épicure : "Lequel vaut mieux, dit-il, que la mort vienne vers nous, on nous vers elle?" Voilà qui est clair : il est bon d'apprendre à mourir. Peut-être trouverez-vous inutile d'apprendre ce qui ne doit servir qu'une fois ? c'est précisément pourquoi il faut s’y préparer : il faut toujours étudier, quand on n'est jamais sûr de savoir. Pensez à la mort, c'est-à-dire, pensez à la liberté. Apprendre la mort, c'est désapprendre la servitude, c'est se montrer au-dessus ou du moins à l'abri de toute tyrannie. Eh ! que me font à moi les cachots, les satellites, la verrous? J'ai toujours une porte ouverte. Une seule chaîne nous retient : c'est l'amour de la vie. Sans la briser entièrement, il faut l'affaiblir de telle sorte qu'au besoin elle ne soit plus un obstacle, une barrière qui nous empêche de faire à l'instant ce qu'il nous faut faire tôt ou tard. (Lettre XXVI) XVIII. LE COMMENCEMENT DU SALUT. "Le commencement du salut, c'est la connaissance de sa faute." Épicure a raison, selon moi. Quand on ignore si l'on fait mal, on ne cherche pas à se corriger. II faut découvrir le mal, avant de songer au remède. Il en est qui se glorifient de leurs vices. Est-on disposé à se guérir, dites-moi, quand on érige ses maux en vertus ? Tâchez donc, autant que vous le pourrez, de vous prendre sur le fait ; Instruisez contre vous-même ; soyez d'abord votre accusateur, puis votre juge, enfin votre intercesseur ; quelquefois même appliquez-vous la peine. (Lettre XXVI II.) XIX. CE QUI PLAÎT AU PEUPLE. Si vous aviez quelque générosité, vous me feriez grâce du reste de mon paiement. Mais je ne veux pas me montrer avare à la fin de mes comptes ; prenez ce qui vous est dû : "Jamais je n'ai voulu plaire au peuple, car ce que je sais n'est pas de son goût, et ce qui est de son goût, je ne le sais pas." - De qui est cette maxime ? - Comme si vous ne connaissiez pas mon trésorier ! Elle est d'Épicure mais tous les philosophes la proclament, péripatéticiens, académiciens, stoïciens, cyniques. Peut-on être aimé du peuple quand on aime la vertu ? C'est par de mauvaises voies qu'on obtient sa faveur ; pour lui plaire il faut lui ressembler ; il ne vous applaudira point s'il ne se reconnaît en vous. Mais ici le jugement de notre conscience importe bien plus que le jugement d’autrui. Ce n'est qu'à force de corruption que l’on obtient l'amitié des hommes corrompus. - Mais quel avantage, direz-vous, procure donc cette philosophie ! si vantée, cet art supérieur à tous les arts ? - L'avantage de préférer son propre assentiment à celui du peuple ; de peser les suffrages au lieu de les compter ; de vivre sans redouter les hommes ni les dieux ; de vaincre la douleur où d'y mettre un terme. Oui, si j'entendais autour de vous les acclamations du vulgaire, si votre vue excitait ces clameurs, ces applaudissements que l'on prodigue à un histrion, si, dans toute la ville, femmes et enfants s'empressaient à chanter vos louanges, oui, j'aurais pitié de vous, connaissant la route qui mène à cette faveur. (Lettre XXIX.) XX. L'ACTION HONNÊTE ET PURE EST SANS MÉLANGE DE MAL.
Toute action honnête est volontaire ;
mêlez-y la paresse, la mauvaise grâce, l'hésitation, la crainte elle perd son
principal mérite, qui est d’être faite avec plaisir. Ce qui n'est pas libre ne
peut être honnête ; or, la crainte est une servitude. Toute action honnête a
besoin de calme, de sécurité ; l'âme, si quelque chose l'arrête, l'afflige, lui
fait peur, est en proie au trouble et aux tiraillements de la discorde ; car,
tandis que d'un côté elle est attirée par l'apparence du bien, de l’autre elle
est retenue par la crainte du mal. Ainsi, quand vous vous proposez de faire le
bien, gardez-vous de considérer comme un mal les obstacles que vous rencontrez,
si fâcheux qu'ils vous paraissent d'ailleurs ; continuez de vouloir, et agissez
sans balancer. Car toute action honnête, outre qu'elle est indépendante et
volontaire, est pure et sans mélange de mal. (Lettre LXVI.) XXI. DES BIENS.
L’école d'Épicure reconnaît deux
espèces de biens d'où résulte la félicité suprême ; savoir : un corps exempt de
souffrance, une âme sans trouble. Ces biens ne peuvent s'accroître quand ils
sont complets : le moyen, en effet, d'ajouter à ce qui est complet ? Si le corps
est sans souffrance, que peut-on ajouter à cette absence de douleur ? Si l’âme
est calme et en paix avec elle-même, que peut-on ajouter à cette tranquillité ?
De même que le ciel ne saurait briller de plus d'éclat qu'alors que, dégagé de
tout nuage, sa sérénité est parfaite ; ainsi, pour l'homme soigneux de son corps
et de son âme, et qui fait dépendre son bonheur de leur bien-être, c'est un état
parfait, c'est le terme de ses désirs qu'une âme sans agitation et un corps sans
souffrance. Si la fortune vient répandre d'ailleurs sur lui quelques-unes de ses
faveurs, elles n'ajoutent rien à sa félicité suprême ; elles ne font que
l'assaisonner, la relever, si je puis m'exprimer ainsi ; car, dès lors que
l'homme entend le bonheur absolu de cette manière, il a tout ce qu'il lui faut
quand il jouit de la paix du corps et de l'âme. XXII. LA SAGESSE ET LA GLOIRE.
Quels qu'aient été les sages, ils
seront égaux et semblables ; chacun aura les qualités qui lui sont propres :
celui-ci sera plus affable, celui-là plus actif ; l'un aura la parole plus
facile, l’autre, plus éloquente ; mais la qualité essentielle, celle qui donne
le bonheur, se trouvera au même degré chez tous. Votre Etna peut-il s'affaisser
et s'écrouler sur lui-même ? Cette montagne élevée, que l'on découvre à une
grande distance en mer, est-elle minée par l'action continuelle du feu ? je
l'ignore ; mais ce que je sais bien, c'est qu'il n'est ni flamme ni écroulement
qui puissent abaisser la vertu. C'est la seule grandeur qui ne connaisse pas de
diminution, la seule qui ne puisse jamais ni avancer ni reculer... XXIII. LA RECONNAISSANCE DU SAGE.
Tout le monde ne sait pas être
reconnaissant d'un bienfait : il peut arriver qu'un fou, qu'un homme grossier,
ou sorti de la foule, éprouve, sous l'influence récente du bienfait, une
gratitude passagère ; mais il ignore jusqu'à quel point il est redevable : il
est donné au sage seul de savoir apprécier chaque chose à sa juste valeur. Car
le fou dont je parlais tout à l'heure, quelque bonne intention qu'il ait, ou
rend moins qu'il ne doit, ou ne rend pas à propos : le bienfait qu'il devrait
vous rapporter, il le jette à l'aventure et sans convenance. XXIV. LA VERTU ET LE BONHEUR.
S'il n'y a de bien que ce qui est
honnête, tout la monde conviendra que la vertu suffit pour vivre heureusement ;
et, d'un autre côté, si la vertu seule donne le bonheur, on ne disconviendra pas
qu'il n'y ait de bien que ce qui est honnête. Xénocrate et Speusippe pensent que
la vertu seule suffit pour rendre heureux; mais ils ne demeurent point d'accord
qu'il n'y ait de bien que l'honnête. Épicure aussi est d'avis qu'on est heureux
avec la vertu : mais il ajoute que "la vertu seule ne suffit point pour le
bonheur, parce que le bonheur est produit par la plaisir, lequel, s'il découle
de la vertu, n'est pourtant pas la vertu même." - Distinction puérile ! car
lui-même convient "que la vertu ne se trouve jamais sans le plaisir." Or, si la
vertu est toujours unie au plaisir, si elle en est inséparable, il est évident
que seule elle suffit, car elle apporte avec elle la volupté, sans laquelle elle
n'est jamais, alors même qu'elle est toute seule. Or c'est une absurdité de dire
qu'on sera heureux avec la seule vertu, mais non parfaitement heureux. Je ne
vois pas en effet comment cela serait possible. |