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DES SUPRÊMES BIENS ET DES SUPRÊMES MAUX.

 

 

ÉPICURE COMMENTÉ PAR SÉNÈQUE.

 

 

LA VRAIE RICHESSE.

Voici la maxime dont j'ai fait choix aujourd'hui ; je l'ai cueillie dans les jardins de l'ennemi : "C'est une grande fortune, que la pauvreté réglée sur les lois de la nature." Or, ces lois de la nature, savez-vous à quoi elles se bornent ? à n'avoir ni faim, ni soif, ni froid. Pour apaiser la faim et la soif, pas n'est besoin de se morfondre à la porte des grands, d'essuyer leur regard dédaigneux, et l'affront de leur bienveillance protectrice ; il n'est pas nécessaire de braver la mort sur les flots ou dans les camps : ce que demande la nature s'acquiert facilement ; il est sous notre main. C'est pour le superflu que l'homme s'épuise ; pour le superflu qu'il use sa toge, qu'il vieillit sous la tente, ou échoue sur des côtes étrangères. Le nécessaire est à notre portée. Qui s'arrange de la pauvreté, est riche.

II.

LES APPLAUDISSEMENTS DE LA FOULE.

Dans une lettre à l'un des compagnons de ses études : "Ceci, dit Épicure, est pour vous et non pour la multitude ; nous sommes l'un pour l'autre un assez grand théâtre." Pénétrez-vous de ces paroles, mon cher Lucilius, et vous mépriserez le plaisir d'être applaudi par la multitude. La foule vous loue ? Le beau mérite, qu'un mérite senti par la foule ! Votre mérite, c'est en vous-même qu'on doit le chercher.

III.

LA VRAIE LIBERTÉ.

Il faut en finir, et, selon mes conventions, joindre mon tribut à cette lettre. Ce ne sera pas à mes dépens, mais encore à ceux d'Epicure ; il me fournit aujourd'hui cette maxime : "Faites-vous l'esclave de la philosophie, et vous jouirez de la vraie liberté." il n'est pas tourmenté par l'attente, celui qui se soumet, qui s'abandonne à elle ; il est affranchi sur-le-champ ; ou plutôt, la servitude même est la liberté. Peut-être allez-vous me dire : Pourquoi rapporter tant de belles maximes d'Épicure, de préférence à celles de nos philosophes ? Je vous répondrai : Pourquoi dire qu'elles sont à Épicure, et non pas au public ?

IV.

L'AMITIÉ D'APRÈS LES ÉPICURIENS ET D'APRÈS LES STOÏCIENS.

Dans une de ses lettres, Épicure blâme cette opinion, que le sage, content de lui-même, n'a pas besoin d'amis ; vous me demandez s'il a raison. Il est vrai qu'Épicure fait ce reproche à Stilpon et aux philosophes qui placent le souverain bien dans l'impassibilité de l'âme.
Nous différons de ces philosophes sur ce point : notre sage triomphe de la douleur, mais il la sent ; le leur y est insensible. Nous pensons avec eux que le sage se suffit ; cependant il lui faut, selon nous, un ami, un voisin, un commensal.
Le sage se suffit à lui-même, mais il veut un ami : il le veut, ne fût-ce que pour pratiquer l'amitié : une si belle vertu ne doit pas rester sans culture ; il le veut, non pas comme le dit Épicure dans cette même lettre, "pour avoir quelqu'un qui veille à son chevet pendant sa maladie, qui le soutienne dans les fers ou dans la pauvreté ;" s'il veut un ami, c’est pour l'assister lui-même, l'arracher des mains des ennemis qui l'entourent de toutes parts. Ne voir que soi, ne se lier que pour soi, est un mauvais calcul : l'amitié s'en ira comme elle est venue. Prenez un ami pour en être secouru dans les fers : au premier bruit des chaînes, il fuira. Ce sont de ces amitiés de circonstance, comme le peuple les appelle. Une liaison formée par l'intérêt dure aussi longtemps que son motif subsiste. De là cette brillante foule d'amis qui assiège l'homme opulent, cette solitude de l'homme ruiné : les amis disparaissent au moment de l'épreuve. De là tant d'exemples odieux d'amis abandonnant leurs amis, les trahissant même par lâcheté. Il est naturel que la fin réponde au commencement. On s'est lié d'abord par intérêt, on trouvera plus tard quelque profit à rompre, comme on en a trouvé un autre que l'amitié elle-même pour s'engager. Quel est mon but en prenant un ami ? C'est d'avoir pour qui mourir, qui suivre en exil, qui sauver aux dépens de mes jours. Cette amitié dont vous me parlez n'est pas amitié, mais trafic ; l'intérêt en est le mobile ; le profit, le but. Assurément l'amour a quelque analogie avec l'amitié ; on peut même dire qu'il en est la folie. A-t-on jamais, cependant, été amoureux par cupidité, par ambition, par amour de la gloire ? Non ; l'amour est porté à tout oublier ; il est tout à l'ardeur de ses désirs, à l'espérance d'être payé de retour. Et une cause plus noble produirait une affection honteuse !
Ce qui porte le sage à l'amitié, ce n'est pas l'intérêt, c'est un besoin naturel : l'amitié est un des penchants innés de l'homme ; il fuit la solitude, et trouve des charmes dans la société. La nature est le lien de la société ; ainsi, l'amitié a elle-même un attrait qui nous la fait rechercher. Néanmoins, tout attaché qu'il est à ses amis, tout en les préférant à lui-même, le sage bornera le souverain bien à son âme ; il parlera comme Stilpon, ce Stilpon si maltraité dans la lettre d'Épicure. Sa patrie est prise d'assaut ; il perd ses enfants et sa femme ; la ville est toute en feu ; il part actif, et part content. Alors Démétrius, celui que tant de villes détruites tirent surnommer Poliorcètes, Démétrius lui demande s'il n'a rien perdu. "Tous mes biens, dit-il, sont avec moi." Voilà un homme ferme et courageux ! il a triomphé de la victoire même de l'ennemi. Je n'ai rien perdu, dit-il, et le vainqueur est réduit à douter de sa victoire. Tous mes biens sont avec moi : ma justice, mon courage, ma tempérance, ma prudence et jusqu'au bon esprit de ne pas voir ces biens dans tout ce qu'on peut m'enlever.
On admire certains animaux qui passent au travers des flammes sans éprouver de douleur : que dire de l'homme qui, du milieu des armes, des ruines et du feu, s'échappe sans blessures et sans perte ! Vous le voyez : il est bien plus facile de vaincre un peuple entier qu'un seul homme.
Le mot de Stilpon lui est commun avec le stoïcien ; le stoïcien aussi porte ses richesses intactes à travers les villes embrasées : il se suffit, et c'est là la mesure de son bonheur. Croyez-moi, nous ne sommes pas les seuls à prêcher de belles maximes : Épicure lui-même, bien qu'il blâme Stilpon, a dit un mot semblable au sien ; ce mot, vous ne refuserez pas de l'entendre, quoique j'aie satisfait à la dette du jour : "Quiconque ne se trouve pas très riche, fût-il maître de l'univers, est pourtant malheureux ;" ou, si vous l'aimez mieux autrement énoncé (car il faut moins tenir à l'expression qu'à la pensée) : c'est être malheureux que de ne se pas croire aussi heureux que possible.

V.

PRENDRE UN SAGE POUR MODÈLE.

Ma lettre demande une conclusion, la voici ; elle est utile et salutaire, et puisse-t-elle rester gravée dans votre esprit : "Il faut choisir un homme de bien, l'avoir sans cesse devant ses yeux, de manière à vivre comme en sa présence." Ce précepte, mon cher Lucilius, Épicure l'a dicté ; c'est lui qui nous impose un surveillant, un guide ; et c'est avec raison. Que de fautes évitées si, au moment de les commettre, on avait un témoin ! Donnez à l’âme un modèle qu'elle révère, et dont l'autorité sanctifie ses plus secrètes pensées. Heureux l'homme dont l'aspect, que dis-je ? dont la seule idée suffit pour ramener son semblable à la vertu ! Heureux aussi l'homme qui sait en respecter un autre au point de rentrer en lui-même et d'y rétablir l'ordre, à son seul souvenir ! Avec un pareil respect, on sera bientôt respectable.

VI

LE JOUG DE LA NÉCESSITÉ.

Quoi de plus beau que cette maxime que je confie à ma lettre pour vous la soumettre ? "Il est dur de vivre sous le joug de la nécessité ; mais je ne vois pas la nécessité d’y vivre assujetti." Eh ! pourquoi le subir en effet ? partout des routes nous mènent à la liberté, nombreuses, courtes, faciles. Rendons grâces à la divinité ; elle n'a enchaîné personne à la vie ; on peut fouler aux pieds jusqu'à la nécessité. - Encore de l'Épicure me direz-vous ; pourquoi ces emprunts faits à un étranger ? - Toute vérité est mon domaine : je ne cesserai de vous donner de l'Épicure. Ils apprendront, ces hommes qui jurent sur la parole du maître, qui jugent d'une opinion non par elle-même, mais par son auteur, ils apprendront que tout ce qui est bon appartient à tous.

VII.

LA JOUISSANCE DES RICHESSES.

Déjà votre main s'ouvre pour recevoir son tribut du jour ; il sera d'or. Et, puisque j'ai parlé d'or, écoutez un conseil qui doit vous en rendre plus agréable l'usage et la jouissance. "Celui-là jouit le mieux des richesses qui sait le mieux s'en passer." - L'auteur ? direz-vous. - Voyez ma bonté d'âme : j'ai entrepris de louer un ennemi. Cette maxime est d'Épicure, de Métrodore, de je ne sais quel homme de cette fabrique. Et qu'importe l'auteur ? c'est pour tout le monde qu'il a parlé. Qui a besoin de richesses craint pour elles ; or, trembler pour son bien, c'est ne pas en jouir. Occupé à l'accroître, on oublie d'en user, on reçoit des comptes, on court la place ; on consulte sans cesse le calendrier. On n'est plus propriétaire : on se fait gérant.

VIII.

LA VIE INQUIÈTE.

Écoutez ce précepte remarquable : "La vie de l'insensé est sans charme ; elle s'élance inquiète dans l'avenir." L'auteur de cette maxime ? C'est celui des précédentes. - Et les fous dont il parle ? Baba et Ixion ? sans doute ? - Non, mon ami ; nous-mêmes ; nous, que d'aveugles désirs entraînent vers ce qui doit nous perdre sans jamais nous rassasier ; nous, qui serions satisfaits si on pouvait l'être ; nous, qui ne comprenons pas tout ce qu'il y a de plaisir à ne rien demander, de grandeur à être content de son sort et indépendant de la fortune. Songez donc quelquefois, Lucilius, songez à tous les avantages que vous possédez : ne regardez jamais le petit nombre qui vous précède, sans penser à la foule qui vous suit. Voulez-vous être reconnaissant envers les dieux et votre destin ? représentez-vous la multitude que vous avez devancée. Eh ! pourquoi vous comparer aux autres ? Vous vous êtes mis au-dessus de vous-mêmes Fixez-vous un terme que vous ne puissiez franchir, lors même que vous le voudriez. Ils s'évanouiront un jour, ces biens illusoires, plus doux en espérance qu'en réalité. S'ils avaient quelque solidité, ils rempliraient l’âme à la longue ; et que font-ils, qu'irriter la soif de qui s’en abreuve et le séduire par des dehors trompeurs !

IX.

RICHESSE ET MISÈRE.

Je pourrais terminer ici ma lettre ; mais je vouas ai gâté. On ne peut saluer les rois parthes sans leur offrir un présent ; on ne peut vous dire adieu sans payer. Que faire donc ? emprunter à Épicure : "Souvent l'acquisition des richesses est un changement de misères, et n'en est pas le terme" Je n'en suis pas surpris : la faute n'en est pas à la possession, mais au possesseur. Le même esprit qui lui rendait la pauvreté à charge lui rend les richesses onéreuses. Qu'importe au malade que vous le placiez sur un lit de bois ou sur un lit d'or ? partout où on le transporte, il emmène son mal avec lui. Il en est ainsi de l’âme : une fois malade, qu'on la place au sein des richesses, au milieu de la misère, son mal la suit partout.

X.

L'AS D’ÉPICURE.

Nous serons riches avec moins d'inquiétude, si nous savons combien la pauvreté est facile à supporter. Épicure lui-même, cet apôtre de la volupté, Épicure avait des jours marqués, où il apaisait sa faim tant bien que mal, curieux de savoir si son bonheur y perdrait quelque chose en plénitude, et combien. Voilà du moins ce qu'il dit dans les Lettres qu'il adresse à Polyène, sous la magistrature de Charinus ; il se vante même "de ne pas dépenser un as pour sa nourriture, tandis qu'à Métrodore, moins avancé que lui, l'as entier est nécessaire." Mais ce régime ne suffit pas seulement à la subsistance, il suffit même à la volupté, cette volupté non pas éphémère et fugitive qu'il faut renouveler sur-le-champ, mais une volupté fixe et durable. - Sans doute, je ne regarde pas comme des mets exquis un peu de farine détrempée ou un morceau de pain d'orge ; mais le comble du bien est de savoir en trouver à un tel repas, et de s'être restreint à des aliments dont toutes les rigueurs de la Fortune ne peuvent nous priver. La nourriture du cachot est plus abondante ; le geôlier traite avec moins d'épargne les condamnés qu'il garde pour le supplice. Qu'il y a de grandeur d’âme à se réduire volontairement à un état que ne peuvent nous faire redouter les destins même les plus contraires !

XI

LA COLÈRE.

Mais il est temps de plier ma lettre. - "Arrêtez, et votre dette ? " - Épicure sera mon mandataire ; il vous comptera la somme : "la colère poussée à l'excès engendre la folie."Il suffit, pour sentir cette vérité, d'avoir un esclave ou un ennemi. La colère éclate contre toute sorte de personnes ; fille de l'amour aussi bien que de la haine, tantôt son objet est sérieux, tantôt elle naît de l'enjouement et de la plaisanterie. Sa violence dépend moins de la cause qui la produit que de l'âme qui la reçoit : ainsi que la violence du feu dépend moins de la quantité que de la qualité des matières qu'il dévore. Certains corps solides résistent à toute son action, tandis que les corps secs et inflammables peuvent d'une étincelle former un incendie. Oui, Lucilius, la colère poussée à l'excès conduit à la folie : il faut donc l'éviter, moins encore par modération que pour la santé de l'âme.

XII.

LE BANQUET ET LES CONVIVES.

Je veux voua rapporter un mot de Mécène, une vérité que lui arracha la torture des grandeurs : "La hauteur mérite nous foudroie..."
Je pourrais m'acquitter avec celle pensée de Mécène ; mais, tel que je vous connais, vous me chercheriez querelle ; vous ne voulez que des pièces bien frappées et de bon aloi. Comme à son ordinaire, Épicure me servira de banquier.
"Avant, dit-il, avant de regarder à ce que vous devez boire et manger, regardez à ceux avec qui vous devez boire et manger." Car dévorer des viandes, sans partager avec un ami, c'est vivre comme les lions et les loups. Vous n'éviterez ce malheur qu'en cherchant la retraite ; ailleurs vous aurez des convives désignés par un nomenclateur dans la foule qui vous fait la cour. Mais c'est s'abuser que de chercher ses amis sous un vestibule, de les éprouver dans un festin. Le plus grand malheur de l'homme en place et que la Fortune assiège, c'est de se croire aimé des gens qu'il n'aime pas ; c'est de regarder ses bienfaits comme un moyen sûr de se faire des amis ; tandis que souvent l'on hait à proportion que l'on reçoit. Une dette légère fait un débiteur ; une grosse dette fait un ennemi. (Lettre XX.)

XIII.

DE LA VÉRITABLE GLOIRE.

LE JARDIN D'ÉPICURE.

 

De votre vie à celle du sage, on ne descend pas, on monte. Autant la lumière diffère de la clarté, puisqu'elle a sa source en elle-même et que la clarté est produite par un éclat étranger, autant ces deux vies diffèrent entre elles. L'une, brillant reflet d'une lumière extérieure, s'éclipse sur-le-champ dès qu'on vient à l'intercepter ; l'autre tire d'elle-même sa splendeur. L'étude de la philosophie vous donnera la gloire et la célébrité.
J'en atteste Épicure. Il écrivait à Idoménée ; il voulait, d'une vie de représentation, ramener à la solide, à la véritable gloire ce ministre d'un pouvoir inflexible, alors chargé des plus grands intérêts : "Si la gloire est votre mobile, mes lettres vous en donneront plus que ces grandeurs que vous encensez et qu'on encense en vous." Et n'a-t-il pas dit vrai ! Qui connaîtrait Idoménée, si son nom ne s'était rencontré dans les lettres d'Épicure ? Tous ces grands, ces satrapes, ce potentat lui-même dont l'éclat rejaillissait sur le ministre, tous ont disparu dans le gouffre de l'oubli...
Puisque Idoménée s'est présenté sous ma plume, il paiera cet honneur ; il acquittera le tribut de ma lettre. C'est à lui qu'Épicure adresse cette célèbre maxime, pour le détourner d'enrichir Pythoclès par la route battue et semée d'écueils : "Voulez-vous enrichir Pythoclès, n'ajoutez point à ses richesses, ôtez à ses désirs."
Maxime trop claire pour être commentée, trop positive pour qu'on y puisse suppléer, Seulement, je vous en avertis, ne croyez pas qu'elle concerne les seules richesses, vous pouvez l'appliquer à tout, sans qu'elle perde de sa justesse, voulez-vous rendre Pythoclès honorable, n'ajoutez pas à ses honneurs, ôtez à ses désirs. Voulez-vous rendre Pythoclès perpétuellement heureux, n'ajoutez pas à ses jouissances, ôtez à ses désirs. Voulez-vous donner à Pythoclès la vieillesse et une vie pleine, n'ajoutez pas à ses années, mais ôtez à ses désirs.
De telles maximes, pourquoi les attribuer à Épicure ? Elles sont à tout le monde. On devrait, selon moi, adopter pour la philosophie l'usage que l'on suit au sénat. Un sénateur ouvre-t-il un avis dont une partie me convienne, je l'invite à la détacher du reste, et j'y adhère. Mais un autre motif me porte encore à citer les belles maximes d'Épicure. Il en est qui les adoptent dans l'espoir criminel d'en faire un manteau à tous vices ; je veux leur apprendra que, partout où ils iront, ils seront forcés de vivre honnêtement.
Prêts à entrer dans les jardins d'Épicure, ils voient sur la porte cette inscription : "Passant, voici l'heureux séjour où la volupté est le souverain bien. " Le gardien de ces lieux leur prépare un accueil affable, hospitalier ; il leur sert de la farine détrempée, de l'eau en abondance. "N'êtes-vous pas bleu traités ? Dans ces jardins, on n'irrite pas la faim, on l'apaise ; on n'allume pas la soif par les boissons elles-mêmes, on l'éteint de la manière la plus naturelle et la moins coûteuse. Voilà les voluptés au sein desquelles j'ai vieilli. Encore je ne parle que de ces besoins auxquels on ne peut donner le change, et que l’on ne fait taire qu'en leur accordant quelque chose. Quant aux désirs contraires à la nature, que l'on peut distraire, corriger, étouffer même, je n'ai qu'une chose à vous dire : tel désir n'est pas naturel, n'est pas nécessaire ; vous ne lui devez rien. Si vous lui faites quelque sacrifice, c'est que vous le voulez bien. Le ventre, au contraire, est sourd à la raison ; il exige, il crie ; et cependant ce n'est pas un créancier onéreux ; on s'en débarrasse à peu de frais ; il suffit de lui donner ce qu'on lui doit, et non pas tout ce qu'on peut." (Lettre XXI)

XIV.

DE CEUX QUI COMMENCENT TOUJOURS A VIVRE.

C'est ici le lieu de payer ma dette. Je puis vous rendre le mot de votre Épicure, et acquitter cette lettre. "Il est fâcheux de toujours commencer à vivre ;" ou, si l'idée vous paraît mieux exprimée de cette manière : "C'est une triste vie que celle qui commence toujours. " - Comment cela ? dites-vous, car le mot demande explication. - C'est qu'une pareille vie est toujours imparfaite ; peut-on être prêt à la mort quand on entre dans la vie ? Faisons en sorte d'avoir toujours assez vécu ; et comment le croire quand on ne fait que de se mettre à vivre ? Et ne pensez pas que le nombre de ces insensés soit si petit ; presque tout le monde est dans le même cas. Il en est qui ne commencent la vie qu'au moment de la finir. Cela vous surprend ; mais voici qui va vous surprendre encore davantage : tel cesse de vivre avant d'avoir commencé. (Lettre XXIII)

XV.

LA MORT ET IMMORTALITÉ. - DU SUICIDE.

Je ne suis pas assez simple pour redire l'éternel refrain d'Épicure, que la crainte des enfers est une crainte chimérique; qu'il n'y a pas d'Ixion qui tourne sur sa roue, de Sisyphe dont les épaules fassent remonter un rocher, de misérable dont les entrailles puissent renaître éternellement sous le bec qui le ronge. Qui est assez enfant aujourd'hui pour craindre et Cerbère et les sombres rivages, et cet assemblage d'ossements décharnés dont on pare les larves ?
La mort anéantit l'homme ou le délivre. Délivrés, le meilleur de nous-mêmes nous reste ; notre fardeau nous a quittés; anéantis, rien ne nous reste; biens et maux, tout a disparu...
Mais je vous vois chercher des yeux si ma lettre contient quelque pensée généreuse, quelque précepte salutaire. Voici des maximes qui se rapportent au sujet que nous venons de traiter. Épicure ne blâme pas moins ceux qui désirent la mort que ceux qui la craignent : "Quelle folie, dit-il, de courir à la mort par dégoût de la vie, quand c'est votre genre de vie qui vous force à courir au trépas !" Et ailleurs: "Quoi de plus ridicule que d'invoquer la mort, quand c'est la crainte de la mort qui empoisonne votre vie!" (Lettre XXIV.)

XVI.

S'HONORER SOI-MÊME.

Du pain et de l'eau, tel est le voeu de la nature ; on est toujours assez riche pour y satisfaire. "Borner là ses désirs, c'est le disputer en bonheur à Jupiter lui-même", comme le dit Épicure, dont je confie un mot cette lettre. "En tout, dit-il, agissez comme si vous étiez sous les yeux d'Épicure." Il est utile, sans contredit, de s'imposer un gardien, un modèle à suivre, un témoin de ses plus secrètes pensées. Peut-être même est-il plus beau de vivre comme continuellement en présence d'un homme de bien, mais c'est assez déjà de vivre sous les yeux d'un spectateur quel qu'il soit. La solitude est conseillère de tout mal. Quand vous serez assez avancé pour savoir vous respecter vous-même, vous pourrez congédier votre précepteur ; jusque-là, couvrez-vous de l'autorité d'autrui. Prenez ou Caton ou Scipion ou Lélius ou quelqu'un de ces hommes vertueux dont l'aspect fait rentrer le méchant dans le devoir ; mais songez à vous rendre tel que vous n'osiez pécher en votre présence. Quand vous en serez là, et que vous commencez à vous honorer vous-même, je vous abandonnerai à votre conduite, suivant le conseil du même Épicure : "Le moment de rentrer en soi-même, c'est quand on est forcé de se mêler à la foule."
Il ne faut pas que vous ressembliez à cette multitude. Du moment où vous pouvez sans risque vous retirer en vous-même, regardez les autres : pas un qui ne fût mieux avec autrui qu'avec soi-même. Oui, "c'est au milieu de la foule que vous devez rentrer en vous-même," si vous êtes vertueux, modéré, sans passion ; sinon, cherchez dans la foule un asile contre vous-même : seul, vous êtes trop près d'un méchant. (Lettre XXV.)

XVII.

IL EST BON D'APPRENDRE À MOURIR.

J'allais finir ici ma lettre, et je me préparais à la cacheter; mais notre pacte est sacré : il ne faut pas la mettre en route sans provision. Je ne vous dirai pas à qui j'emprunte, car vous sauriez à quel trésor je puise. Encore quelque temps, et vous serez payé de mes propres fonds; en attendant, voici ce que me prête Épicure : "Lequel vaut mieux, dit-il, que la mort vienne vers nous, on nous vers elle?" Voilà qui est clair : il est bon d'apprendre à mourir. Peut-être trouverez-vous inutile d'apprendre ce qui ne doit servir qu'une fois ? c'est précisément pourquoi il faut s’y préparer : il faut toujours étudier, quand on n'est jamais sûr de savoir. Pensez à la mort, c'est-à-dire, pensez à la liberté. Apprendre la mort, c'est désapprendre la servitude, c'est se montrer au-dessus ou du moins à l'abri de toute tyrannie. Eh ! que me font à moi les cachots, les satellites, la verrous? J'ai toujours une porte ouverte. Une seule chaîne nous retient : c'est l'amour de la vie. Sans la briser entièrement, il faut l'affaiblir de telle sorte qu'au besoin elle ne soit plus un obstacle, une barrière qui nous empêche de faire à l'instant ce qu'il nous faut faire tôt ou tard. (Lettre XXVI)

XVIII.

LE COMMENCEMENT DU SALUT.

"Le commencement du salut, c'est la connaissance de sa faute." Épicure a raison, selon moi. Quand on ignore si l'on fait mal, on ne cherche pas à se corriger. II faut découvrir le mal, avant de songer au remède. Il en est qui se glorifient de leurs vices. Est-on disposé à se guérir, dites-moi, quand on érige ses maux en vertus ? Tâchez donc, autant que vous le pourrez, de vous prendre sur le fait ; Instruisez contre vous-même ; soyez d'abord votre accusateur, puis votre juge, enfin votre intercesseur ; quelquefois même appliquez-vous la peine. (Lettre XXVI II.)

XIX.

CE QUI PLAÎT AU PEUPLE.

Si vous aviez quelque générosité, vous me feriez grâce du reste de mon paiement. Mais je ne veux pas me montrer avare à la fin de mes comptes ; prenez ce qui vous est dû : "Jamais je n'ai voulu plaire au peuple, car ce que je sais n'est pas de son goût, et ce qui est de son goût, je ne le sais pas." - De qui est cette maxime ? - Comme si vous ne connaissiez pas mon trésorier ! Elle est d'Épicure mais tous les philosophes la proclament, péripatéticiens, académiciens, stoïciens, cyniques. Peut-on être aimé du peuple quand on aime la vertu ? C'est par de mauvaises voies qu'on obtient sa faveur ; pour lui plaire il faut lui ressembler ; il ne vous applaudira point s'il ne se reconnaît en vous. Mais ici le jugement de notre conscience importe bien plus que le jugement d’autrui. Ce n'est qu'à force de corruption que l’on obtient l'amitié des hommes corrompus. - Mais quel avantage, direz-vous, procure donc cette philosophie ! si vantée, cet art supérieur à tous les arts ? - L'avantage de préférer son propre assentiment à celui du peuple ; de peser les suffrages au lieu de les compter ; de vivre sans redouter les hommes ni les dieux ; de vaincre la douleur où d'y mettre un terme. Oui, si j'entendais autour de vous les acclamations du vulgaire, si votre vue excitait ces clameurs, ces applaudissements que l'on prodigue à un histrion, si, dans toute la ville, femmes et enfants s'empressaient à chanter vos louanges, oui, j'aurais pitié de vous, connaissant la route qui mène à cette faveur. (Lettre XXIX.)

XX.

L'ACTION HONNÊTE ET PURE EST SANS MÉLANGE DE MAL.

Toute action honnête est volontaire ; mêlez-y la paresse, la mauvaise grâce, l'hésitation, la crainte elle perd son principal mérite, qui est d’être faite avec plaisir. Ce qui n'est pas libre ne peut être honnête ; or, la crainte est une servitude. Toute action honnête a besoin de calme, de sécurité ; l'âme, si quelque chose l'arrête, l'afflige, lui fait peur, est en proie au trouble et aux tiraillements de la discorde ; car, tandis que d'un côté elle est attirée par l'apparence du bien, de l’autre elle est retenue par la crainte du mal. Ainsi, quand vous vous proposez de faire le bien, gardez-vous de considérer comme un mal les obstacles que vous rencontrez, si fâcheux qu'ils vous paraissent d'ailleurs ; continuez de vouloir, et agissez sans balancer. Car toute action honnête, outre qu'elle est indépendante et volontaire, est pure et sans mélange de mal.
Je sais ce qu'on peut m'objecter ici : Quoi ! dira-t-on, vous voulez nous persuader que c'est la même chose de savourer la joie ou de lasser le bourreau qui nous torture sur le chevalet ?
A cela je pourrais répondre : "Épicure aussi a dit que le sage, dans le taureau brillant de Phalaris, s'écrierait : Le tourment est doux, il ne vient pas jusqu'à moi." Peut-on s' étonner de me voir représenter comme également heureux celui qui se repose la table et celui qui supporte courageusement la gêne, lorsque, chose bien plus incroyable ! Épicure prétend que tes tortures ont des douceurs ? Moi, je réponds qu'il existe une grande différence entre la joie et la douleur. Si j'avais à choisir, je rechercherais l'une et j'éviterais l'autre : car la première est conforme à la nature, la seconde y est contraire. A ne considérer les choses que sous ce point de vue, l'intervalle qui sépare la joie et la douleur est immense ; mais quand on en vient à la vertu, qu'elle marche sur des fleurs ou sur des épines, on la trouve toujours la même. Les tourments, la douleur, le mal, quel qu'il soit n'ont plus d'importance : la vertu domine tout. De même que le soleil par son éclat obscurcit lu lumière des flambeaux, ainsi la vertu efface et écrase par sa grandeur tout ce qui est douleur, persécution, injure ; elle brille, et soudain tout ce qui lui est étranger est éclipsé ; enfin, les misères humaines vinssent-elles fondre toutes ensemble sur elle, elle ne s'en ressentirait pas plus que l'Océan d'une ondée passagère.

(Lettre LXVI.)

XXI.

DES BIENS.

L’école d'Épicure reconnaît deux espèces de biens d'où résulte la félicité suprême ; savoir : un corps exempt de souffrance, une âme sans trouble. Ces biens ne peuvent s'accroître quand ils sont complets : le moyen, en effet, d'ajouter à ce qui est complet ? Si le corps est sans souffrance, que peut-on ajouter à cette absence de douleur ? Si l’âme est calme et en paix avec elle-même, que peut-on ajouter à cette tranquillité ? De même que le ciel ne saurait briller de plus d'éclat qu'alors que, dégagé de tout nuage, sa sérénité est parfaite ; ainsi, pour l'homme soigneux de son corps et de son âme, et qui fait dépendre son bonheur de leur bien-être, c'est un état parfait, c'est le terme de ses désirs qu'une âme sans agitation et un corps sans souffrance. Si la fortune vient répandre d'ailleurs sur lui quelques-unes de ses faveurs, elles n'ajoutent rien à sa félicité suprême ; elles ne font que l'assaisonner, la relever, si je puis m'exprimer ainsi ; car, dès lors que l'homme entend le bonheur absolu de cette manière, il a tout ce qu'il lui faut quand il jouit de la paix du corps et de l'âme.
Vous trouverez encore dans Épicure une division des biens toute semblable à la nôtre. Ainsi, il y a des biens qu'il souhaite de préférence, comme cette tranquillité du corps que ne trouble aucune incommodité, et ce calme de l'âme qui jouit de la contemplation de ses propres biens. Il y en a d'autres dont il est loin de désirer la présence, mais qu'il loue et prise néanmoins : par exemple, celui dont je vous parlais tout à l'heure, cette patience au milieu de la maladie et des souffrances les plus graves, telle qu'on la voit dans Épicure au dernier jour de sa vie, qui en fut aussi le plus heureux. Il nous dit, eu effet, que "sa vessie et son ventre ulcérés lui causèrent des souffrances telles qu'il n'y avait pas d'accroissement possible à sa douleur, et que cependant ce jour ne laissa pas d'être un jour heureux pour lui." Or, il n'y a de jours heureux que pour celui qui jouit du bien suprême. Il résulte de là qu'Épicure reconnaissait comme nous cette espèce de biens dont on se passerait volontiers, mais qui, la circonstance étant donnée, doivent être loués, chéris et égalés aux plus grands biens. Certes, on ne saurait le placer au-dessous des premiers de tous, ce bien, qui couronne une vie heureuse, et auquel la voix mourante d'Épicure adresse des actions de grâces.
Permettez-moi, Lucilius, ô le meilleur des hommes ! d’aller plus loin encore. S'il était possible qu'il y eût des biens plus grands les uns que les autres, je préférerais ceux qui semblent pénibles à ceux que recommandent leurs douceurs et leurs agréments. Il y a plus de mérite à surmonter l'adversité qu'à se montrer sage dans la prospérité. C'est par le même principe, je le sais, qu'on domine la bonne ou la mauvaise fortune. Le guerrier qui veille tranquillement sur les remparts, loin des attaques de l'ennemi, peut être aussi brave que celui qui, les jambes coupées, se traîne sur ses genoux et s'obstine à ne pas rendre ses armes ; mais les acclamations sont pour ceux qui reviennent sanglants du combat. Aussi préféré-je la vertu énergique, éprouvée, qui s'est mesurée avec la fortune. (Lettre LXVI.)

XXII.

LA SAGESSE ET LA GLOIRE.

Quels qu'aient été les sages, ils seront égaux et semblables ; chacun aura les qualités qui lui sont propres : celui-ci sera plus affable, celui-là plus actif ; l'un aura la parole plus facile, l’autre, plus éloquente ; mais la qualité essentielle, celle qui donne le bonheur, se trouvera au même degré chez tous. Votre Etna peut-il s'affaisser et s'écrouler sur lui-même ? Cette montagne élevée, que l'on découvre à une grande distance en mer, est-elle minée par l'action continuelle du feu ? je l'ignore ; mais ce que je sais bien, c'est qu'il n'est ni flamme ni écroulement qui puissent abaisser la vertu. C'est la seule grandeur qui ne connaisse pas de diminution, la seule qui ne puisse jamais ni avancer ni reculer...
La gloire est l'ombre de la vertu ; elle l'accompagne même malgré elle. Mais, de même que notre ombre tantôt nous précède, tantôt nous suit ; ainsi la gloire tantôt devant nous se montre à découvert, tantôt derrière nous se dérobe aux yeux ; et elle est d'autant plus grande, qu'elle est plus tardive, lorsque l'envie s'est retirée et ne lui fait plus obstacle. Combien de temps Démocrite a-t-il passé pour un fou ! A peine si la renommée a rendu justice à Socrate. Combien de temps Caton fut-il méconnu de Rome ! Elle le repoussait, et ne le comprit qu'après l'avoir perdu. L'innocence et la vertu de Rutilius seraient ignorées sans l’injustice qu'il a subie ; la persécution lui donna de l'éclat. Ne dut-il pas remercier le destin, et chérir son exil comme un bienfait ? Je parle de ceux que la fortune a illustrés en voulant les abaisser. Combien en est-il dont les vertus ne se sont révélées qu'après leur mort ! combien en est-il que la renommée a dû déterrer !
Voyez Épicure, si fort admiré, non seulement des gens instruits, mais encore de la foule des ignorants. Eh bien ! Il était inconnu, même à Athènes, prés de laquelle il vivait dans l'obscurité. Aussi, ayant survécu de plusieurs années à Métrodore, termina-t-il une lettre où il rappelait avec plaisir l’amitié qui l'avait uni à ce philosophe, par celle déclaration, "qu'au milieu de tant de jouissances, ils ne s'étaient pas mal trouvés d’être demeurés inconnus et comme ignorés parmi les Grecs." Eh bien ! n'a-t-on pas su le découvrir après sa mort ? Sa doctrine en a-t-elle eu moins d'éclat ! Métrodore fait le même aveu dans une de ses lettres ; il dit "qu'Épicure et lui n'avaient pas été suffisamment appréciés ; mais que, par suite, ils auraient un nom illustre et honoré, de même que ceux qui voudraient suivre leurs traces."
La vertu ne reste pas enfouie, mais ce n'est pas un mal pour elle de l'avoir été. Un jour viendra, qui la tirera de l'oubli où l'avait plongée l'injustice de son siècle. C'est être né pour bien peu de monde que d'être trop préoccupé de ses contemporains. Des milliers d'années, des milliers de peuples nouveaux viendront après vous ; c'est là qu'il faut jeter la vue. Quand même l'envie imposerait silence à tous vos contemporains, il viendra des juges qui vous apprécieront sans animosité ni faveur, Si la gloire est le prix de la vertu, elle doit, comme elle, ne jamais périr.
Il y a des hommes que la vertu a récompensés de leur vivant et après leur mort ce sont ceux qui l'ont suivie de bonne foi ; qui ne se sont ni parés ni fardés ; qu'un a toujours vus les mêmes, soit qu'ils fussent sur leurs gardes, soit qu'on les eût pris au dépourvu et à l'improviste. La dissimulation ne sert de rien ; la teinte légère d'un enduit qui couvre extérieurement le visage ne trompe que peu de monde : la vérité, de quelque côté qu'on la regarde est toujours la même. Les faux-semblants n'ont point de consistance. Rien de plus mince que le mensonge : avec un peu d'attention, on peut voir au travers. (Lettre LXXIX.)

XXIII.

LA RECONNAISSANCE DU SAGE.

Tout le monde ne sait pas être reconnaissant d'un bienfait : il peut arriver qu'un fou, qu'un homme grossier, ou sorti de la foule, éprouve, sous l'influence récente du bienfait, une gratitude passagère ; mais il ignore jusqu'à quel point il est redevable : il est donné au sage seul de savoir apprécier chaque chose à sa juste valeur. Car le fou dont je parlais tout à l'heure, quelque bonne intention qu'il ait, ou rend moins qu'il ne doit, ou ne rend pas à propos : le bienfait qu'il devrait vous rapporter, il le jette à l'aventure et sans convenance.
Il y a des mots merveilleusement propres pour exprimer certaines choses : notre vieux langage avait pris à tâche d'en faire comme autant de symboles efficaces qui instruisissent l’homme de ses devoirs. Ainsi nous disons : Ille illi gratiam retulit "un tel a rapporté son bienfait à un tel." Referre veut dire apporter de soi-même ce qu'on doit. Nous ne disons pas gratiam reddidit, "il a rendu le bienfait," car nous rendons les choses, ou parce qu'on nous les a redemandées, ou malgré nous, ou à notre volonté, ou par les mains d'un autre. Nous ne disons pas non plus reposuit beneficium, "il a remis le bienfait qu'il a reçu, " ni solvit, "il a acquitté;" nous n'avons point voulu de mot qui indique une dette. Le mot referre veut dire rapporter à celui qui a donné : il exprime un acte volontaire ; celui qui a rapporté s'est sommé lui-même. Le sage pèsera au-dedans de lui-même toutes les circonstances d'un bienfait : le temps, le lieu, le mérite de la personne dont il l'a reçu et la façon dont on l'a offert. Voilà pourquoi nous prétendons qu'il n'y a que le sage qui sache referre gratiam, reconnaître le bienfait. Lui seul aussi sait distribuer ses bienfaits, mais il n'est sage qu'autant qu'il est plus aise de donner qu'un autre de recevoir.
Il me semble entendre quelqu'un dire que cette proposition est du nombre de ces assertions hasardées que les Grecs ont appelées paradoxes, puis ajouter : "Personne que le sage ne sait donc reconnaître un bienfait. Il n'y a donc que lui qui sache restituer à un créancier ce qu'il lui doit ? II n'y a donc que lui qui, lorsqu'il achète un objet, en sache payer le prix au marchand ?" - Or, pour qu'on ne nous querelle point, sachez qu'Épicure soutient la même chose : du moins, Métrodore dit : "que le sage seul sait reconnaître un bienfait." Puis il s'étonne que nous disions : "Le sage seul sait aimer, le sage seul mérite le nom d'ami." Pourtant la reconnaissance est un acte d'amour et d'amitié ; il y a mieux, elle est plus ordinaire, et s'adresse à plus de monde que l'amitié véritable. (Lettre LXXXI.)

XXIV.

LA VERTU ET LE BONHEUR.

S'il n'y a de bien que ce qui est honnête, tout la monde conviendra que la vertu suffit pour vivre heureusement ; et, d'un autre côté, si la vertu seule donne le bonheur, on ne disconviendra pas qu'il n'y ait de bien que ce qui est honnête. Xénocrate et Speusippe pensent que la vertu seule suffit pour rendre heureux; mais ils ne demeurent point d'accord qu'il n'y ait de bien que l'honnête. Épicure aussi est d'avis qu'on est heureux avec la vertu : mais il ajoute que "la vertu seule ne suffit point pour le bonheur, parce que le bonheur est produit par la plaisir, lequel, s'il découle de la vertu, n'est pourtant pas la vertu même." - Distinction puérile ! car lui-même convient "que la vertu ne se trouve jamais sans le plaisir." Or, si la vertu est toujours unie au plaisir, si elle en est inséparable, il est évident que seule elle suffit, car elle apporte avec elle la volupté, sans laquelle elle n'est jamais, alors même qu'elle est toute seule. Or c'est une absurdité de dire qu'on sera heureux avec la seule vertu, mais non parfaitement heureux. Je ne vois pas en effet comment cela serait possible.
(Lettre LXXXV.)