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Cicéron

 

DES SUPRÊMES BIENS ET DES SUPRÊMES MAUX.

EXTRAITS D'ÉPICURE

 

 

LETTRE D'ÉPICURE A HÉRODOTE.

I.

NÉCESSITÉ D'UN ABRÉGÉ DE LA PHYSIQUE ÉPICURIENNE.

Comme il y a des gens, savant Hérodote, qui ne peuvent absolument se résoudre à examiner toutes les questions que nous avons traitées sur la nature, ni à donner leur attention aux grands ouvrages que nous avons publiés sur ce sujet, j'ai réduit toute la matière en un abrégé, afin qu'il leur serve de moyen pour se rappeler facilement mes opinions en général, et que, par ce secours, ils retiennent en tout temps ce qu'il y a de plus essentiel, selon le degré auquel ils auront porté l'étude de la nature.
Ceux même qui ont fait quelques progrès dans la contemplation de l'univers doivent avoir présente à l'esprit toute cette matière, qui consiste dans ses premiers éléments, puisque nous avons plus souvent besoin d'ides générales que d'idées particulières. Nous nous attacherons donc à cette matière et à ces éléments, afin que, traitant les questions principales, on se rappelle les particulières, et qu'on s'en fasse de justes idées par le moyen des actions générales dont on aura conservé le souvenir.
D'ailleurs, l'essentiel dans ce genre d'étude est de pouvoir se servir promptement de ses idées lorsqu'il faut se rappeler les éléments simples et les termes, parce qu'il est impossible que l'on traite abondamment les choses générales, si on ne rait pas réduire le tout en peu de mots, et comprendre en raccourci ce qu'on a auparavant soigneusement examiné par parties. Ainsi cette méthode sera utile à tous ceux qui se seront appliqués à l'étude de la nature ; et comme cette étude contribue à divers égards à la tranquillité de la vie, il est nécessaire que je fasse un pareil abrégé, dans lequel je traite de tous les dogmes par leurs premiers éléments.

II.

DE LA MÉTHODE.

Pour cela, il faut premièrement, Hérodote, acquérir la connaissance des choses signifiées par les mots, afin de pouvoir juger de celles dont nous concevons quelque opinion ou quelque doute, ou que nous cherchons à connaître, et afin qu'on ne nous mène pas jusqu'à l'infini, ou que nous-mêmes ne nous bornions point à des mots vides de sens : car il est nécessaire que nous soyons au fait de tous les termes qui entrent dans une notion antécédente, et que nous n'ayons besoin de la démontrer à aucun égard. Par ce moyen, nous pourrons l'appliquer, ou à la question que nous agitons, ou au doute que nous avons, ou à l'opinion que nous concevons.
La même méthode est nécessaire par rapport aux jugements qui se font par les sens, et par les idées qui viennent tant de l'esprit que de tel autre caractère de vérité que ce soit.
Enfin, il faut agir de la même manière touchant les passions de l’âme, afin que l'un puisse distinguer les choses sur lesquelles il faut suspendre son jugement et celles qui ne sont pas évidentes. Cela étant distinctement compris, voyons ce qui regarde les choses qui ne sont pas connues.

III.

RIEN NE VIENT DE RIEN.

Premièrement, il faut croire que rien ne se fait de rien ; car, si cela était, tout se ferait de tout, et rien ne manquerait de semence. De plus, si les choses qui disparaissent se réduisaient à rien, il y a longtemps que toutes choses seraient détruites, puisqu'elles n'auraient pu se résoudre dans celles que l'on suppose n'avoir pas eu d'existence. Or l'univers fut toujours tel qu'il est et sera toujours dans le même état, n'y ayant rien en quoi il puisse se changer. En effet outre l'univers, il n'existe rien en quoi il puisse se convertir et subir un changement...

IV.

TOUT EST MATÉRIEL.

L’univers est corporel. Qu'il y ait des corps, c'est ce qui tombe sous les sens, selon lesquels nous formons des conjectures, en raisonnant sur les choses qui nous sont cachées, comme on l'a dit plus haut. S il n'y avait point de vide ni de lieu, ce qu'autrement nous désignons par le nom de nature impalpable les corps n'auraient point d'endroit où ils pourraient être, ni où ils pourraient se mouvoir, quoiqu'il soit évident qu'ils se meuvent. Mais hors de là, iI n'y a rien qu'on puisse concevoir, ni par la pensée, ni par voie de compréhension, ni par analogie tirée des choses qu'on a comprises ; rien, non de ce qui concerne les qualités ou les accidents des choses, mais de ce qui concerne la nature des choses en général...

V.

DE LA NATURE DES CORPS.

Quant aux corps, les uns sont des assemblages, les autres des corps dont ces assemblages sont formés. Ceux-ci sont indivisibles et immuables, à moins que toutes choses ne s'anéantissent en ce qui n'est point, mais ces corps subsisteront constamment dans les dissolutions des assemblages, existeront par leur nature, et ne peuvent être dissous, n'y ayant rien en quoi et de quelle manière ils puissent se résoudre. Aussi il faut de toute nécessité que les principes des corps soient naturellement indivisibles.

VI.

INFINITÉ DE L'UNIVERS.

L'univers est infini ; car ce qui est fini a une extrémité, et ce qui a une extrémité est conçu borné par quelque chose. Donc ce qui n'a point d'extrémité n'a point de bornes, et ce qui n'a nulles bornes est infini et sans terme. Or l'univers est infini à deux égards, par rapport au nombre des corps qu'il renferme et par rapport à la grandeur du vide : car si le vide était infini et que le nombre des corps ne le fût pas, les corps n'auraient nul lieu où ils pussent se fixer, et ils erreraient dispersés dans le vide, parce qu'ils ne rencontreraient rien qui les arrêtât et ne recevraient point de répercussion. D'un autre côté, si le vide était fini et que les corps fusent infinis en nombre, celle infinité de corps empêcherait qu'ils n’eussent d'endroit à se placer...

VII.

MOUVEMENT DES ATOMES.

Les atomes sont dans un mouvement continuel, et Épicure dit plus bas qu'ils se meuvent avec la même vitesse, parce que le vide laisse sons cesse le même pansage au plus léger qu'au plus pesant. Les uns s'éloignent des autres à une grande distance ; les autres tournent ensemble lorsqu'ils sont inclinés à s'entrelacer, ou qu'ils sont arrêtés par ceux qui les entrelacent. Cela se fait par le moyen du vide, qui sépare les atomes les uns des autres, ne pouvant lui-même rien soutenir. Leur solidité est cause qu'ils s'élancent par leur collision, jusqu'à ce que leur entrelacement les remette de celle collision.

VIII.

LES ATOMES, PRINCIPES DU MONDE.

Les atomes n'ont point de principe, parce qu'avec le vide ils sont la cause de toutes choses. Épicure dit aussi plus bas qu'ils n'ont point de qualité, excepté la figure, la grandeur et la pesanteur ; et dans le douzième livre de ses Éléments, que leur couleur change selon leur position. Ils n'ont pas non plus toutes sortes de grandeurs, puisqu'il n'y en a point dont la grandeur soit visible. L'atome, ainsi conçu, donne une idée suffisante de la nature.

IX.

LES MONDES EN NOMBRE INFINI.

Il y a des mondes à l'infini, soit qu'ils ressemblent à celui-ci ou non ; car les atomes, étant infinis, comme on l'a montré, sont transportes dans le plus grand éloignement ; et comme ils ne sont pas épuisés par le monde qu'ils servent à former, n'étant tous employés ni à un seul ni à plusieurs mondes bornés, soit qu'ils soient semblables, soit qu'ils ne le soient pas, rien n'empêche qu'il ne puisse y avoir à l'infini des mondes conçus de cette manière

X.

LES IDÉES-IMAGES.

Il y a encore des formes qui, par la figure, ressemblent aux corps solides, et surpassent de beaucoup par leur ténuité les choses sensibles. Car rien n'empêche qu'il ne se forme dans l'air des émanations de parties qui conservant la même position et le même ordre qu'elles avaient dans les solides. Ces formes sont ce que nous appelons des images : leur mouvement qui se fait dans le vide, ne rencontrant rien qui l'arrête, a une telle vélocité, qu'il parcourt le plus grand espace imaginable en moins de temps qu'il soit possible...
Il faut encore remarquer que ces images se forment en même temps que naît la pensée, parce qu'il se fait continuellement des écoulements de la superficie des corps, lesquels ne sont pas sensibles aux sens, trop grossiers pour s'en apercevoir. Ces écoulements conservent longtemps la position et l'ordre des atomes dont ils sont formés, quoiqu'il y arrive quelquefois de la confusion. D'ailleurs ces assemblages se font promptement dans l'air, parce qu'il n'est pas nécessaire qu'ils aient de profondeur. Outre ces manières, il y en a encore d'autres dont se forment ces sortes de natures.
Rien de tout cela ne contredit les sens, si on considère la manière dont les images produisent leurs effets, et comment elles nous donnent un sentiment des objets extérieurs. Il faut supposer aussi que c'est par le moyen de quelque chose d'extérieur que nous voyons les formes et que nous en avons une idée distincte ; car un objet qui est hors de nous ne peut nous imprimer l'idée de sa nature, de sa couleur et de sa figure autrement que par l'air qui est entre lui et nous, et par les rayons ou espèces d'écoulements qui parviennent de nous jusqu'à l'objet. Nous voyons donc par le moyen des formes qui se détachent des objets mêmes, de leur couleur, de leur ressemblance, et qui pénètrent, à proportion de leur grandeur et avec un mouvement extrêmement prompt, dans la vue ou dans la pensée.
Ensuite, ces formes nous ayant donné de la même manière l'idée d'un objet unique et continu, et conservant toujours leur conformité avec l'objet dont elles sont séparées, nourries d'ailleurs par les atomes qui les produisent, l’idée que nous avons reçue dans la pensée ou dans les sens, soit d'une forme, soit d'un accident, nous représente la forme même du solide par le moyen des espèces qui se succèdent.

XI.

DES CAUSES DE L'ERREUR.

Il y a erreur dans ce que nous concevons, s'il n'est confirmé par un témoignage ou sil est contredit par quelque autre, c'est-à-dire, si ce que nous concevons n’est pas confirmé par le mouvement qui s'excite en nous-mêmes conjointement avec l'idée qui nous vient, et qui est suspendu dans les cas où il y a erreur ; car la ressemblance des choses que nous voyons dans leurs images, ou en songe, ou par les pensées qui tombant dans l'esprit, ou par le moyen de quelque autre caractère de vérité, ne serait pas conforme aux choses qu'on appelle existantes et véritables, s'il n'y en avait pas d'autres auxquelles nous rapportons celles là et sur lesquelles nous jetons les yeux. Pareillement, il n'y aurait point d'erreur dans ce que nous concevons, si nous ne recevions en nous-mêmes un autre mouvement qui est bien conjoint avec ce que nous concevons, mais qui est suspendu. C'est de ce mélange d'une idée étrangère avec ce que nous concevons, et d'une idée suspendue, que provient l'erreur dans ce que nous concevons, et qui fait qu'il doit ou être confirmé ou n'être pas contredit. Au contraire, nos conceptions sont vraies lorsqu'elles sont confirmées ou qu'elles ne sont pas contredites. Il importe de bien retenir ces principes, afin qu'on ne détruise pas les caractères de vérité en tant qu'ils concernent les actions, ou que l'erreur, ayant un égal degré d'évidence, n'occasionne une confusion générale.

XII.

DES DIVERS SENS. DE L'OUÏE.

L’ouïe se fait pareillement par le moyen d'un souffle qui vient d'un objet parlant, ou résonnant ou qui cause quelque bruit, ou en un mot de tout ce qui peut exciter le sens de l’ouïe. Cet écoulement se répand dans des parties similaires qui conservent un certain rapport les unes avec les autres, et étendent leur faculté comme une unité, jusqu'à ce qui reçoit le son, d’où naît la plupart du temps une sensation de la chose qui a envoyé le son, telle qu'elle est ; ou, si cela n'a pas lieu, on connaît seulement qu'il y a quelque chose au dehors ; car, sans une certaine sympathie transportée de l'objet qui résonne, il ne se ferait point de semblable sensation. On ne doit donc pas s'imaginer que l'air reçoit une certaine figure par la voix ou par les choses semblables qui frappent l'ouïe... : c'est la percussion, que nous éprouvons à l’ouïe, d'une voix, laquelle se fait par le moyen d'un écoulement de corpuscules...

XIII.

L'ODORAT.

Il en est de l'odorat comme de cet autre sens, puisque nous n'éprouverions aucune sensation s'il n'y avait des corpuscules qui, se détachant des objets qui nous les communiquent, remuent les sens par la proportion qu'ils ont avec eux ; ce que les uns font d'une manière confuse et contraire, les autres avec ordre et d'une façon plus naturelle.

XIV

LES ATOMES SONT IMMUABLES.

Outre cela, il faut croire que les atomes ne contribuent aux qualités des choses que nous voyons que la figure, la pesanteur, la grandeur, et ce qui fait nécessairement partie de la figure, parce que toute qualité est sujette au changement, au lieu que les atones sont immuables. En effet, il faut que dans toutes les dissolutions des assemblages de matière il reste quelque chose de solide qui ne puisse se dissoudre et qui produise les changements, non pas en anéantissant quelque chose ou en faisant quelque chose de rien, mais par des transpositions dans la plupart des objets, et par des additions et des retranchements dans quelques autres. Il est donc nécessaire que les parties des corps qui ne sont point sujettes à transposition soient incorruptibles, aussi bien que celles dont la nature n'est point sujette à changement, mais qui ont une masse et une figure qui leur sont propres. Il faut donc que tout cela soit permanent, puisque, par exemple, dans les choses que nous changeons nous-mêmes de propos délibéré, on voit qu'elles conservent une certaine forme, mais que les qualités qui ne résident point dans le sujet même que l'on change n'y subsistent pas, et qu'au contraire elles sont séparées de la totalité du corps. Les parties qui se maintiennent dans le sujet ainsi changé suffisent pour former les différences des compositions, et il doit rester quelque chose, afin que tout ne se corrompe pas jusqu'à s'anéantir...

XV.

DE LA GRANDEUR DES ATOMES.

Il ne faut pas croire que les atomes renferment toutes sortes de grandeurs, car cela serait contredit par les choses qui tombent sous les sens ; mais ils renferment des changements de grandeur, ce qui rend aussi mieux raison de ce qui se passe par rapport aux sentiments et aux sensations. Il n'est pas nécessaire encore, pour la différence des qualités, que les atomes aient toutes sortes de grandeurs. Si cela était, il y aurait aussi des atomes que nous devrions apercevoir ; ce qu'on ne voit pas qui ait lieu ; et on ne comprend pas non plus comment on pourrait voir un atome.

XVI.

DE LA DIVISIBILITÉ DES CORPS.

Il ne faut pas aussi penser que dans un corps terminé il y ait une infinité d'atomes, et de toute grandeur. Ainsi, non seulement on doit rejeter cette divisibilité à l'infini qui s'étend jusqu'aux plus petites parties des corps, ce qui va à tout exténuer, et, en comprenant tous les assemblages de matière, à réduire à rien les choses qui existent ; il ne faut pas non plus supposer, dans les corps terminés, de transposition à l'infini et qui s'étende jusqu'aux plus petites parties, d'autant plus qu'on ne peut guère comprendre comment un corps qu'on supposerait renfermer des atomes à l'infini ou de toute grandeur peut être ensuite supposé avoir une dimension finie...

XVII.

LE HAUT ET LE BAS DANS L'ESPACE INFINI.

Il ne peut se faire de mouvement des atomes tout d'un côté ; et, lorsqu'un parle du haut et du bas par rapport à l'infini, il ne faut pas proprement l'appeler haut et bas, puisque ce qui est au-dessus de notre tête, si on la suppose aller jusqu'à l'infini, ne peut plus être aperçu, et que ce qui est supposé au-dessous se trouve être en même temps supérieur et inférieur par rapport au même sujet, et cela à l'infini. Or, c'est de quoi il est impossible de se former d'idée ; il vaut donc mieux supposer un mouvement à l'infini qui aille vers le bas, quand même ce qui, par rapport à nous, est supérieur, toucherait une infinité de fois les pieds de ceux qui sont au-dessus de nous, et que ce qui, par rapport à nous, est inférieur, toucherait la tête de ceux qui sont au-dessous de nous ; car cela n'empêche pas que le mouvement entier des atomes ne soit conçu en des sens opposés l'un à l'autre à l'infini.

XVIII.

ÉGALE VITESSE DES ATOMES DANS LE VIDE.

Les atomes ont tous une égale vitesse dans le vide, où ils ne rencontrent aucun obstacle. Les légers ne vont pas plus lentement que ceux qui ont plus de poids, ni les petits moins vite que les grands, parce que, n'y ayant rien qui en arrête le cours, leur vitesse est également proportionnée, soit que leur direction les porte vers le haut ou qu'elle devienne oblique par collision, ou qu'elle tende vers le bas en conséquence de leur propre poids...

XIX.

L'ÂME EST CORPORELLE.

Après tout ceci, il est à propos d'examiner ce qui concerne l'âme relativement aux sens et aux passions, par là on achèvera de s'assurer que l'âme est un corps composé de parties fort menues et dispersées dans tout l'assemblage de matière qui forme le corps. Elle ressemble à un mélange d'air et de chaleur tempéré de manière qu'à quelques égards elle tient plus de la nature de l'air, et qu'à d'autres elle participe plus de la nature de la chaleur.
En particulier, elle est sujette à beaucoup de changements, à cause de la petitesse de ces parties dont elle est composée et qui rendent aussi d'autant plus étroite l'union qu'elle a avec le corps.
Les usages de l’âme paraissent dans ses passions, dans la facilité de ses mouvements, dans ses pensées et autres fonctions dont le corps ne peut être privé sans mourir.

XX.

L'ÂME PRINCIPE DE LA SENSATION.

La même chose paraît encore en ce que c'est l'âme qui est la principale cause de la sensation : il est bien vrai qu'elle ne la recevrait pas si elle n'était revêtue du corps. Cet assemblage de matière est nécessaire pour la lui faire éprouver ; il la reçoit d'elle, mais il ne la possède pas de même, puisque, lorsque l’âme quitte le corps, il est privé de sentiment. La raison en est qu'il ne la possède pas en lui-même, mais en commun avec cette autre partie que la nature a préparée pour lui être unie, et qui, en conséquence de la vertu qu'elle en a reçue, formant par son mouvement le sentiment en elle-même, le communique au corps par l'union qu'elle a avec lui, comme je l'ai dit. Aussi, tant que l’âme est dans le corps, ou qu'il n'arrive pas de changement considérable dans les parties de celui-ci, il jouit de tous les sens ; au contraire, elle périt avec le corps dont elle est revêtue, lorsqu'il vient à dire dissous, ou en tout, ou dans quelque partie essentielle à l'usage des sens. Ce qui reste alors de cet assemblage, soit le tout, soit quelque partie, est privé du sentiment qui se forme dans l’âme par un concours d'atomes. Pareillement cette dissolution de l’âme et du corps est cause que l’âme se disperse, perd les forces qu'elle avait, aussi bien que le mouvement et le sentiment. Car il n'est pas concevable qu'elle conserve le sentiment...
Épicure enseigne encore la même doctrine dans d'autres endroits, et ajoute que l’âme est composée d'atomes ronds et légers, fort différents de ceux du feu ; que la partie irraisonnable de l’âme est dispersée dans tout le corps, et que la partie raisonnable réside dans la poitrine : ce qui est d'autant plus évident que c'est là où la crainte et la joie se font sentir.

XXI

IL N'Y A BIEN D'IMMATÉRIEL.

Rien n'est par lui-même incorporel, hormis le vide, lequel aussi ne peut ni agir ni recevoir d'action ; il ne fait que laisser un libre cours aux corps qui s'y meuvent. De là il suit que ceux qui disent que l'âme est incorporelle s'écartent du bon sens, puisque, si cela était, elle ne pourrait ni avoir d'action ni recevoir de sentiment. Or nous voyons clairement que l'un et l'autre de ces accidents ont lien par rapport à l'âme. Si on applique tous ces raisonnements à la nature de l’âme, aux passions et aux sensations, en se souvenant du ce qui a été dit dans le commencement, on connaîtra assez les idées qui sont comprises sous cette description pour pouvoir se conduire sûrement dans l'examen de chaque partie de ce sujet.

XXII.

LES QUALITÉS DES CORPS.

On ne doit pas croire que les figures, les couleurs, les grandeurs, la pesanteur et les autres qualités qu'on donne à tous les corps visibles et connus par les sens, aient une existence par elles-mêmes, puisque cela ne se peut concevoir. On ne doit point les considérer comme un tout, en quel sens ils n'existent pas, ni comme des choses incorporelles résidant dans le corps, ni comme des parties du corps, il ne faut les envisager que comme des choses en vertu desquelles le corps a une nature constante, et non pas comme si elles y étaient nécessairement comprises. On ne doit pas les regarder sur le même pied que s'il en résultait un plus grand assemblage d'atomes, ou qu'elles fussent les principes de la grandeur du tout ou de la petitesse d'une partie. Elles ne font, comme je dis, que contribuer à ce que le corps ait par leur moyen une nature constante.

XXIII.

L'IDÉE DE TEMPS.

Ainsi qu'il paraît, tous les corps ont des accidents qui n'ont point de suite nécessaire ni d'ordre naturel, et qui doivent être considérés tels que les sens se les représentent. Il faut avoir attention à ce principe, parce que nous ne devons pas rechercher la nature du temps de la manière dont nous recherchons les autres choses qui sont dans quelque sujet, en les rapportant aux notions antécédentes que nous en avons en nous-mêmes. On en doit parler selon l'effet même qui nous le fait appeler court et long, sans chercher là-dessus d'autres manières de nous exprimer, comme si elles étaient meilleures. Il faut se servir de celles qui sont en usage, et ne point dira d'autres choses sur ce sujet, comme si elles étaient signifiées par le langage ordinaire, ainsi que, font quelques-uns. Il n'y a seulement qu'à prendre garde que dans ces expressions nous joignions ensemble l'idée propre du temps, et que nous le mesurions. En effet, ce n'est pas ici un sujet où il s'agisse de démonstration ; il ne demande que de l'attention. Par les jours, les nuits et leurs parties, nous joignons le temps ensemble. Et comme les passions, la tranquillité, le mouvement et le repos que nous éprouvons nous font joindre quelque chose d'accidentel avec ces sentiments, de même aussi, lorsque nous pensons de nouveau à ces parties de la durée, nous leur donnons le nom de temps.

XXIV.

DURÉE ET DIVERSITÉ DES MONDES.

Il ajoute à ce que nous avons dit ci-devant, qu'il faut croire que les mondes ont été produits depuis un temps indéfini, suivant toutes les sortes de compositions, semblables à celles que nous voyons et différentes les unes des autres par des changements qui leur sont propres, soit grands ou moindres, et que pareillement toutes choses se dissolvent, les unes promptement, les autres plus lentement, les unes et les autres par diverses causes et de différente manière. Il parait de là qu'Épicure faisait consister la corruptibilité des mondes dans le changement de leurs parties.

XXV

LE PROGRÈS DANS L'HUMANITÉ.

Il croit aussi que les hommes se sont beaucoup instruits par les circonstances des choses qui les environnent et par la nécessité ; et que le raisonnement, s'étant joint ensuite à cette instruction, a examiné les choses plus soigneusement, faisant des découvertes plus promptes sur certaines choses, et plus tardives sur d'autres ; de sorte qu'il y en a qu'il faut placer dans des temps infiniment éloignés, et d'autres dans des temps moins éloignés.

XXVI.

ORIGINE DU LANGAGE.

De là vient, dit-il, que les noms ne furent pas d'abord imposés sur choses à dessein, comme ils le sont, mais que les hommes, ayant dans chaque pays leurs propres idées, les exprimèrent par un son articulé convenablement à ces sentiments et à ces idées ; que cette articulation se trouva même différentes selon les lieux ; qu'ensuite on convint dans chaque pays d'imposer certains noms aux choses, afin de les faire connaître aux autres d'une manière moins équivoque et de les exprimer d'une façon plus abrégée ; et que ces expressions servirent à montrer des choses qu'on ne voyait point à ceux qui savaient les y appliquer...

XXVII.

DES CAUSES DES PHÉNOMÈNES CÉLESTES.

Quant aux corps célestes, à leurs mouvements, leurs changements, les éclipses, le lever et le coucher du soleil, et autres phénomènes compris dans cette classe, on ne doit point s'imaginer qu'ils se fassent par le ministère de quelque être qui les ordonne, les arrange, et qui réunit en lui-même la béatitude et l'immortalité : car les occupations, les soucis, les colères et la joie ne sympathisent point avec la félicité ; tout cela ne peut venir que d'infirmité, de crainte et du besoin des choses nécessaires. On ne doit pas croire non plus que ce soient des natures de feu, qui, jouissant de la félicité, se soient accordées à recevoir volontairement ces mouvements. Il faut observer tout cet arrangement de manière que ces sortes d'idées ne renferment rien qui paraisse contraire à la beauté de l'arrangement, cette contrariété ne pouvant que produire beaucoup de trouble dans nos esprits. Ainsi il faut penser que ces mouvements s'exécutent suivant des lois établies dès l'origine du monde, et que ce sont des mouvements périodiques qui se font nécessairement. L'étude de la nature doit être regardée comme destinée à nous développer les causes des principaux phénomènes, et à nous faire envisager les choses célestes sous une face qui contribue à notre bonheur, nous portant à considérer, pour en acquérir une meilleure connaissance, l'affinité qu'elles ont avec d'autres causes, et nous faisant observer que la manière diverse dont se font ces mouvements, ou dons ils peuvent se faire, pourrait encore renfermer d'autres différences ; mais qu'il nous suffit de savoir que la cause de ces mouvements ne doit point être cherchée dans une nature bienheureuse et incorruptible, qui ne saurait renfermer aucun sujet de trouble. Il ne s'agit que de penser pour concevoir que cela est ainsi. Il faut dire de plus que la simple connaissance des causes du lever et du coucher du soleil, des solstices, des éclipses et d'autres phénomènes semblables à ceux-là ne produit point une science heureuse, puisque ceux qui les connaissent ne laissent pas d'être également craintifs, quoique les uns ignorent de quelle nature sont ces phénomènes, et que les autres n'en savent point les véritables causes ; outre que, quand même ils les connaîtraient, ils n'en auraient pas moins de crainte, la simple connaissance à cet égard ne suffisant pas pour bannir la terreur par rapport à l'arrangement de ces choses principales. De là vient que nous trouvons plusieurs causes des solstices, du coucher et du lever du soleil, des éclipses et d'autres mouvements pareils, tout comme nous en trouvons plusieurs dans les choses particulières, quoique nous ne supposions pas que nous ne les avons point examinées avec l'attention qu'elles demandent, en tant qu'elles concernent notre tranquillité et notre bonheur. Ainsi, toutes les fois que nous remarquons quelque chose de pareil parmi nous, il faut considérer qu'il en est de même des choses célestes et de tout ce que nous ignorons, et mépriser ceux qui prétendent savoir qu'elles ne peuvent se faire que d'une seule manière, qui ne parlent point des divers accidents qui nous paraissent y arriver, à cause de l'éloignement où nous en sommes, et qui ne savent pas moins dire dans quel aspect les phénomènes célestes ne doivent pas nous effrayer. En effet si nous croyons que ces phénomènes, se faisant d'une certaine manière, ne doivent pas nous troubler, ils ne devront pas non plus nous causer de l'inquiétude dans la supposition qu'ils peuvent se faire de plusieurs manières.

XXVIII.

COMMENT S'ACQUIERT L'ATARAXIE.

Après cela, il faut absolument attribuer la principale cause des agitations de l'esprit des hommes à ce qu'ils croient qu'il y a des choses heureuses et incorruptibles, et qu'en même temps ils ont des volontés contraires à cette croyance, qu'ils supposent des causes opposées à ces biens et agissent directement contre ces principes, surtout en ce qu'ils croient des peines éternelles sur la foi des fables, soit qu'ils s'assurent qu'ils ont quelque chose à craindre dans la mort, comme si l’âme continuait à exister après la destruction du corps, soit que, n'admettant point ces idées, ils s'imaginent qu'ils souffriront quelque autre chose par une persuasion déraisonnable de l’âme, qui fait que ceux qui ne définissent point ce sujet de crainte sont aussi troublés que d'autres qui ajoutent foi à ces idées. L'exemption de trouble consiste à se préserver de ces opinions et à conserver l'idée des choses principales et universellement reconnues. Aussi il faut en tout avoir égard à ce qui est actuellement et aux sens, à tous les sens en général pour les choses générales, à chacun en particulier pour les choses particulières, et en général à l'usage de quelque caractère de vérité que ce soit. Si on prend garde à tout cela, on s'apercevra d'où viennent le trouble et la crainte qu'on ressent, et on s'en délivrera, soit qu'il s'agisse des choses célestes, ou des autres sujets qui épouvantent les hommes, et dont on saura rendre raison.
Voilà, Hérodote, ce que nous avons réduit en abrégé sur la nature de l'univers. Si ces considérations sont efficaces et qu'on ait soin de les retenir, je crois que, quand même on ne s'appliquerait pas à toutes les parties de cette étude, on ne laissera pas de surpasser le reste des hommes en force d'esprit ; car tel parviendra lui-même à plusieurs vérités particulières en suivant cette route générale que nous traçons ; et s'il se les imprime dans l'esprit, elles l’aideront toujours dans l'occasion. Ces considérations sont aussi telles que ceux qui ont déjà fait des progrès dans l'étude particulière de la nature pourront en porter plus loin la connaissance générale, et que ceux qui ne sont point consommés dans cette science, ou qui s'y sont adonnés sans l'aide d'un maître, ne laisseront pas, en repassant ce cours de vérités principales, de travailler efficacement à la tranquillité de leur esprit.