RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

ALLER À LA TABLE DES MATIÈRES DE CICÉRON PHILOSOPHE

Cicéron

DES SUPRÊMES BIENS ET DES SUPRÊMES MAUX.

 

 

EXTRAITS D'HELVÉTIUS.

 

 

I

NÉGATION DE LA LIBERTÉ MORALE PAR HELVÉTIUS.

L'homme libre est l'homme qui n'est ni chargé de fers, ni détenu dans les prisons, ni intimidé, comme l'esclave, par la crainte des châtiments ; en ce sens, la liberté de l'homme consiste dans l'exercice libre de sa puissance : je dis de sa puissance, parce qu'il serait ridicule de prendre pour une non-liberté l'impuissance où nous sommes de percer la nue comme l'aigle, de vivre sous les eaux comme la baleine, et de nous faire roi, pape ou empereur.
On a donc une idée nette de ce mot de liberté, pris dans une signification commune. Il n'en est pas ainsi lorsqu'on applique ce mot de liberté à la volonté. Que serait-ce alors que la liberté ? On ne pourrait entendre par ce mot que le pouvoir libre de vouloir ou de ne pas vouloir une chose ; mais ce pouvoir supposerait qu'il peut y avoir des volontés sans motifs, et par conséquent des effets sans cause. Il faudrait donc que nous pussions également nous vouloir du bien et du mal ; supposition également impossible. En effet, si le désir du plaisir est le principe de toutes nos actions, si tous les hommes tendent continuellement vers leur bonheur réel ou apparent, toutes nos volontés ne sont donc que l’effet de cette tendance. En ce sens, on ne peut donc attacher aucune idée nette à ce mot de liberté. - Mais, dira-t-on, si l'on est nécessité à poursuivre le bonheur partout où on l'aperçoit, du moins sommes-nous libres sur le choix des moyens que nous employons pour nous rendre heureux. Oui, répondrai-je : mais libre n'est alors qu'un synonyme d'éclairé, et l'on ne fait que confondre ces deux notions. Selon qu'un homme saura plus ou moins de procédure et de Jurisprudence, qu'il sera conduit dans ses affaires par un avocat plus ou moins habile, il prendra un parti meilleur ou moins bon ; mais, quelque parti qu'il prenne, le désir de son bonheur le forcera toujours de choisir le parti qui lui paraîtra le plus convenable à ses intérêts, à ses goûts, à ses passions, et enfin à ce qu'il regarde comme son bonheur.
Comment pourrait-on philosophiquement expliquer le problème de la liberté. Si, comme Locke l'a prouvé, nous sommes disciples des amis, des parents, des lectures, et enfin de tous les objets qui nous environnent, il faut que toutes nos pensées et nos volontés soient des effets immédiats ou des suites nécessaires des impressions que nous avons reçues.
On ne peut donc se former aucune idée de ce mot de liberté : appliquée à la volonté ; il faut la considérer comme un mystère, et convenir qu'un traité philosophique de la liberté ne serait qu'un traité des effets sans cause (01).

II

L'INTÉRÊT PERSONNEL, PRINCIPE DES VERTUS ET DES VICES, D'APRÈS HELVÉTIUS.

Quel homme, s'il sacrifie l'orgueil de se dire plus vertueux que les autres à l'orgueil d'être plus vrai, et s'il sonde avec une attention scrupuleuse tous, les replis de son âme, ne s'apercevra pas que c'est uniquement à la manière différente dont l'intérêt personnel se modifie que l'on doit ses vices et ses vertus ? que tous les hommes sont mus par la même force ? que tous tendent également à leur bonheur ? que c'est la diversité des passions et des goûts, dont les uns sont conformes et les autres contraires à l'intérêt public, qui décide de nos vertus et de nos vices ? Sans mépriser le vicieux, il faut le plaindre, se féliciter d'un naturel heureux, remercier le ciel de ne nous avoir donné aucun de ces goûts et de ces passions, qui nous eussent forcés de chercher notre bonheur dans l'infortune d'autrui. Car enfin on obéit toujours à son intérêt ; et de là l'injustice de nos jugements, et ces noms de juste et d'injuste prodigués à la même action, relativement à l'avantage ou au désavantage que chacun en reçoit.
Si l’univers physique est, soumis aux lois du mouvement, l'univers moral ne l'est pas moins à celles de l'intérêt. L’intérêt est, sur la terre le puissant enchanteur qui change aux yeux de toutes les créatures la forme de tous les objets. Ce mouton paisible qui pâture dans nos plaines n'est-il pas un objet d'épouvante et d'horreur pour ces insectes imperceptibles qui vivent dans l'épaisseur de la pampe des herbes ? Fuyons, disent-ils, cet animal vorace et cruel, ce monstre dont la gueule engloutit à la fois et nous et nos abris. Que ne prend-il exemple sur le lion et le tigre ? Ces animaux bienfaisants ne détruisent point nos habitations ; ils ne se repaissent point de notre sang ; justes vengeurs du crime, ils punissent sur le mouton les cruautés que le mouton exerce sur nous. C’est ainsi que des intérêts différents métamorphosent les objets : le lion est à nos yeux l'animal cruel ; aux yeux de l'insecte, c'est le mouton. Aussi peut-on appliquer à l'univers moral, ce que Leibniz disait de l'univers physique, que ce monde toujours en mouvement offrait à chaque instant un phénomène nouveau et différent à chacun de ses habitants.
Ce principe est si conforme à l'expérience que, sans entrer dans un plus long examen, je me crois en droit de conclure que l'intérêt personnel est l'unique et universel appréciateur du mérite des actions des hommes, et qu'ainsi la probité, par, rapport à un particulier n'est, conformément à ma définition, que l'habitude des actions personnellement utiles à ce particulier (02)

III

L'INTÉRÊT, CRITÉRIUM DE L'HONNÊTETÉ, D'APRÈS HELVÉTIUS.

Presque tous les hommes, uniquement attentifs à leurs intérêts, n'ont jamais porté leurs regards sur l'intérêt général. Concentrés, pour ainsi dire, dans leur bien-être, ces hommes ne donnent le nom d'honnêtes qu'aux actions qui leur sont personnellement utiles. Un juge absout un coupable, un ministre élève aux honneurs un sujet indigne : l’un et l'autre sont toujours justes au dire de leurs protégés : mais que le juge punisse ; que le ministre refuse, ils seront toujours injustes aux yeux du criminel et du disgracié (03).

IV

L'HOMME HUMAIN, D’APRÈS HELVÉTIUS.

L'homme humain est celui pour qui la vue du malheur d'autrui est une vue insupportable, et qui, pour s'arracher à ce spectacle, est pour ainsi dire, forcé de secourir le malheureux. L'homme inhumain, au contraire, est celui pour qui le spectacle de la misère d'autrui est un spectacle agréable ; c'est pour prolonger ses plaisirs qu'il refuse tout secours aux malheureux. Or ces deux hommes si différents tendent tous deux à leur plaisir, et sont mus par le même ressort.
Mais, dira-t-on, si l'on fait tout pour soi, l'on ne doit donc point de reconnaissance à ses bienfaiteurs ? Du moins, répondrai-je, le bienfaiteur n'est-il pas en droit d'exiger... C'est en faveur des malheureux et pour multiplier le nombre des bienfaiteurs que le public impose avec raison aux obligés le devoir de la reconnaissance.
Brutus ne sacrifia son fils au salut de Rome que parce que l'amour paternel avait sur lui moins de puissance que l'amour de la patrie. Il ne fit alors que céder à sa plus forte passion,

V

LA CONSCIENCE MORALE RÉDUITE À L'ORGUEIL PAR HELVÉTIUS

Ce n'est pas que certaines sociétés vertueuses ne paraissent souvent se dépouiller de leur propre intérêt pour porter sur les actions des hommes des jugements conformes à l'intérêt public ; mais elles ne font alors que satisfaire la passion qu'un orgueil éclairé leur donne pour la vertu, et par conséquent qu'obéir, comme toute autre société, à la loi de l'intérêt personnel. Quel autre motif pourrait déterminer un homme à des actions généreuses ? Il est aussi impossible d'aimer le bien pour le bien que le mal pour le mal.

VI

LE SALUT PUBLIC, D'APRÈS HELVÉTIUS.

L'humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers. Lorsqu'un vaisseau est surpris par de longs calmes, et que la famine a, d'une voix impétueuse, commandé de tirer au sort la victime infortunée qui doit servir de pâture à ses compagnons, on l'égorge sans remords ; le vaisseau est l'emblème de chaque nation : tout devient légitime et même vertueux pour le salut public (04).

VII

L'AMITIÉ ET L'INTÉRÊT.

Aimer, c'est avoir besoin... Il n'y a pas d'amitié sans besoin : ce serait un effet sans cause. Les hommes n'ont pas tous les mêmes besoins, l'amitié est donc entre eux fondée sur des motifs différents. En conséquence il y a des amis de plaisir, d'argent, d'intrigue, d'es prit et de malheur...
La force de l'amitié est toujours proportionnée au besoin que les hommes ont les uns des autres... Le besoin est la mesure du sentiment...
Mais, dira-t-on, si l'amitié suppose toujours un besoin, ce n'est pas du moins un besoin physique. Mais, répondrai-je, à quoi tient le charme de la conversation d'un ami? Au plaisir d'y parler de soi. La fortune nous a-t-elle placés dans un état honnête, on s'entretient avec son ami des moyens d'accroître ses biens, son honneur, son crédit et sa réputation. Est-on dans la misère, on cherche avec ce même ami les moyens de se soustraire à l'indigence, et son entretien nous épargne du moins le malheur, l'ennui de conversations indifférentes. C'est donc toujours de ses passions ou de ses plaisirs que l'on parle à son ami. Or, s'il n'est de vrais plaisirs et de vraies peines. comme je l'ai prouvé plus haut, que les plaisirs et les peines physiques (05)... il s'ensuit que l'amitié, ainsi que les autres passions, est l'effet immédiat de la sensibilité physique. Les peines et les plaisirs des sens sont le germe productif de tout sentiment.

(01) Voici comment J. -J. Rousseau réfute le fatalisme d'Helvétius : "Nul être matériel n'est actif par lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J'ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux ; cette action réciproque n'est pas douteuse ; mais ma volonté est indépendante de mes sons je consens ou je résiste, je, succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement on moi-même quand je fais ce que j'ai voulu faire, ou quand je ne puis que céder à mes passions. J'ai toujours la puissance de vouloir, non la force d'exécuter. Quand je me livre aux tentations, j'agis selon l'impulsion des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n'écoute que ma volonté ; je suis esclave par mes vices et libre par mes remords ; le sentiment de ma liberté ne s'efface en moi que quand je me déprave ; et que j'empêche enfin la voix de l'âme de s'élever contre la loi du corps."

(02) Voici la réponse de Rousseau aux affirmations gratuites d'Helvétius "Il est au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises ; et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience. Mais à ce mot j'entends s'élever de toute part la clameur des prétendus sages : erreurs de l'enfance, préjugés de l'éducation, s'écrient-ils tous de concert. Il n'y a rien dans l'esprit humain que ce qui s'y introduit par l'expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose, que sur des idées acquises. Ils font plus : cet accord évident et universel, de tous les hommes, ils l'osent rejeter ; et, contre l’éclatante, uniformité de jugement des hommes, ils vont chercher dans les ténèbres quelque exemple obscur et connu d’eux seuls, comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis par la dépravation d’un seul, et que sitôt qu’il est des monstres, l’espèce ne fut plus rien. Chacun, dira-t-on, concourt au bien public par son intérêt ; mais d’où vient donc que le juste y concourt à son préjudice ? Qu’est ce qu’aller à la mort pour son intérêt.
Il est faux, écrivait aussi Turgot, que les hommes, même mes plus corrompus, se conduisent toujours par ce principe Il est faux que les sentiments moraux n'influent pas sur leurs jugements, sur leurs actions, sur leurs affections. La preuve en est qu'ils ont besoin d'effort, pour vaincre leur sentiment, lorsqu'il est en opposition avec leur intérêt ; la preuve en est qu'ils ont des remords ; la preuve en est que cet intérêt qu'ils poursuivent aux dépens de l'honnêteté est souvent fondé sur un sentiment honnête en lui-même et seulement mal réglé; la preuve en est qu'ils sont touchés des romans et des tragédies, et qu'un roman dont le héros agirait conformément aux principes d'Helvétius leur déplairait beaucoup.

(03) De l'Esprit, II, 2. "On sait bien, observe La Harpe avec beaucoup de bon sens, on sait bien que, dans l'antichambre d'un ministre dissipateur, tous ceux qu'il enrichit aux dépens des peuples chanteront ses louanges; mais d'abord ces louanges seront-elles bien sincères ? Je vais plus loin. Est-il bien rare que ceux mêmes qui profitent des profusions et des injustices d'un homme en place soient les premiers à le condamner, non pas en public, mais dans l'intime confiance ? "

(04) Jean Jacques Rousseau, dans ses notes sur le livre De l’Esprit, écrivit, en regard de cette phrase : "Le salut public n'est rien si tous les particuliers ne sont en sûreté. " Déjà, dans son article Économie politique (publié dans l'Encyclopédie en 1755), il avait écrit: "Qu'on nous dise qu'il est bon qu'un seul périsse pour tous, j'admirerai cette sentence dans la bouche d'un digne et vertueux patriote qui se consacre volontairement et par devoir à la mort pour le salut de son pays; mais si l'on entend qu'il soit permis au gouvernement de sacrifier un innocent au salut de la multitude, je tiens cette maxime pour une des plus exécrables que jamais la tyrannie ait inventées, la plus fausse qu'on puisse avancer, la plus dangereuse qu'on puisse admettre et la plus directement opposée aux lois fondamentales de la société. "

(05) Voltaire, malgré l'admiration qu'il professa d'abord pour le livre De l'Esprit, a toujours protesté contre les conclusions d'Helvétius relatives à l'amitié.