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Cicéron

ANTÉCÉDENTS DE LA MORALE  ÉPICURIENNE D'APRÈS DIOGÈNE LAËRCE.

 

VIE D'ARISTIPPE.

 

 

Aristippe était Cyrénéen d'origine. Eschine dit qu'attiré par la réputation de Socrate, il vint à Athènes. Selon Phanias d'Érèse, philosophe péripatéticien, il fut le premier des sectateurs de Socrate qui enseigna par intérêt et qui exigea un salaire de ses écoliers. Ayant un jour envoyé vingt mines à son maître, elles lui furent renvoyées avec cette réponse, que le dieu de Socrate ne lui permettait pas d'accepter de l'argent. En effet, cela déplaisait au philosophe.
Aristippe était d'un naturel qui s'accommodait aux lieux, aux temps et au génie des personnes ; il prenait avec les uns et les autres des manières qui convenaient à leur humeur ; aussi plaisait-il le plus à Denys, parce qu'il savait se gouverner comme il faut en toute occasion, prenant le plaisir quand il se présentait, et sachant aussi s'en passer. C'est pourquoi Diogène l'appelait le chien royal. Timon le pique fort vivement sur sa friandise : "Semblable, dit-il, à l'efféminé Aristippe, qui peut au seul attouchement distinguer le vrai du faux." 

On dit qu'un jour il se fit acheter une perdrix pour cinquante drachmes, en répondant à quelqu'un qui l'en blâmait : Je gage que vous n'en payeriez pas une obole. Celui-là reprit qu'en effet il ne les donnerait pas. Et moi, continua Aristippe, je ne mets aucune différence dans la valeur de l'argent.

 Denys lui ayant craché au visage, il le souffrit sans se plaindre, et répondit à quelqu'un qui en était choqué : "Les pécheurs vont se mouiller d'eau de mer pour prendre du mauvais petit poisson ; et moi, pour prendre une baleine, ne souffrirais-je pas qu'on me mouille le visage de salive ?" 

Comme il passait un jour pendant que Diogène lavait des herbes, le cynique lui adressa ce reproche : Si tu avais appris à préparer ta nourriture, tu ne fréquenterais pas la cour des tyrans. Et toi, lui répliqua Aristippe, si tu savais converser avec des hommes, tu ne t'amuserais pas à nettoyer des légumes. 

Interrogé sur l'utilité qu'il retirait de la philosophie : Celle, dit-il, de pouvoir parler à tout le monde avec assurance. 

S'entendant blâmer de ce qu'il vivait avec trop de somptuosité et de délicatesse : Si c'était là, répliqua-t-il, une chose honteuse, elle ne serait pas en usage dans les fêtes solennelles. 

Qu'est-ce que les philosophes ont de plus extraordinaire que les autres hommes ? lui dit-on. C'est, répondit-il, que et toutes les lois venaient à s'anéantir, leur conduite n'en serait pas moins uniforme (1). 

Pourquoi, lui dit Denys, voit-on les philosophes faire la cour aux riches, et ne voit-on pas les riches la faire aux philosophes ? C'est que ceux-ci, répondit-il, savent de qui ils ont besoin, et que les autres ignorent ceux qui leur sont nécessaires. 

Platon lui reprochait qu'il vivait splendidement. Que pensez-vous de Denys ? lui demanda Aristippe ; est-il homme de bien ? Platon ayant pris l'affirmative : Or, poursuivit-il, Denys se traite beaucoup mieux que moi ; rien n'empêche donc qu'on ne puisse vivre honnêtement en vivant délicatement.

Quelle différence, lui dit-on, y a-t-il entre les savants et les ignorants ? La même, répliqua-t-il, qui est entre des chevaux domptés et d'autres qui ne le sont pas. 

Il croyait que la pauvreté valait mieux que l'ignorance, puisque celle-là n'est qu'une privation de richesses, au lieu que celle-ci est un défaut d'entendement. 

Étant poursuivi par quelqu'un qui l'outrageait de paroles, il doublait le pas : Pourquoi fuis-tu ? lui cria cet homme. Parce que tu as le droit de dire des injures, répondit-il, et que moi j'ai celui de ne les point entendre. 

Un autre se déchaînait contre les philosophes qui assiégeaient les portes des grands. Les médecins, lui dit Aristippe, sont assidus auprès de leurs malades ; cependant il n'y a personne qui aime mieux perdre la santé que guérir d'une maladie. 

Faisant voile pour Corinthe par un gros temps, il s'émut ; ce qui donna lieu à quelqu'un de lui dire : Nous autres, pauvres ignorants, nous n'appréhendons pas le naufrage ; mais vous, philosophes, vous tremblez à la vue du péril. C'est, répondit-il, que vous et nous n'avons pas la même vie à conserver.

 Un autre se vantait d'avoir appris beaucoup de choses : De même, dit-il, que ceux qui mangent avec avidité et qui se donnent beaucoup d'exercice ne se portent pas mieux que d'autres qui se contentent simplement du nécessaire ; aussi ne doit-on pas regarder comme savants ceux qui ont parcouru quantité de volumes, mais ceux qui se sont appliqués à la lecture des livres utiles. 

Un orateur, l'ayant servi dans une cause qu'il avait plaidée et gagnée, lui demanda à quoi lui profitaient les leçons de Socrate ; il lui répondit : A vous avoir fait dire la vérité dans la harangue que vous avez prononcée pour moi.

Un père le consulta sur l'avantage que son fils retirerait de l'étude des sciences. Si elle ne lui apporte d'ailleurs aucune utilité, reprit Aristippe, au moins il aura assez de jugement pour ne pas s'asseoir au théâtre comme une pierre sur l'autre. 

Un autre lui recommanda son fils, pour l'instruction duquel le philosophe exigea cinq cents drachmes. Un esclave ne me coûterait pas davantage, lui répondit le père. Achetez, achetez, interrompit Aristippe ; vous en aurez deux au lieu d'un. 

Il disait qu'il prenait de l'argent de ses amis, non pour s'en servir, mais afin qu'ils apprissent à l'employer utilement. 

Quelques personnes lui reprochant qu'il avait eu recours à un rhéteur pour défendre sa cause : Pourquoi non ? leur dit-il ; je prends bien un cuisinier pour m'apprêter à manger ! 

Un jour Denys voulait le faire parler sur la philosophie. II est ridicule, lui dit-il, que vous me demandiez le raisonnement même, et que vous me prescriviez le temps où il faut que je raisonne. Denys, choqué de cette réponse, lui ordonna d'aller se placer au bas bout de la table. Apparemment, continua Aristippe, que vous avez voulu faire honneur à cette place. 

Il mortifia la vanité d'un homme qui se piquait de savoir bien nager, en lui demandant s'il n'avait pas honte d'être en concurrence pour l'agilité avec les poissons. 

Un autre lui demandait en quoi le sage diffère de l'insensé : Envoyez-les, dit-il, tous deux, nus, chez ceux qui ne les connaissent pas, et ils vous l'apprendront.

Un buveur s'applaudissait de ce qu'il savait beaucoup boire sans s'enivrer : Le mulet en fait autant, lui répondit-il.

Comme il apprit qu'on lui donnait un mauvais renom de ce qu'étant disciple de Socrate, il avait l’âme mercenaire : J'ai raison, dit-il, de vouloir être payé de mes disciples : Il est vrai que Socrate retenait peu de chose pour son usage du blé et du vin dont quelques-uns de ses amis lui faisaient présent, et qu'il renvoyait le superflu ; mais les principaux d'Athènes subvenaient à ses besoins par les provisions qu'ils lui envoyaient ; et moi, je n'ai qu'un esclave, qui est Eulychide.

Il ferma la bouche à un homme qui lui reprochait qu'il aimait les bons repas, en lui disant : Pour vous, je suis sûr que vous n'en donneriez pas trois oboles. Non dit-il. Cela étant, reprit Aristippe, convenez que je suis moins gourmand que vous n'êtes avare.

Simus, trésorier de Denys, homme de mauvais caractère et qui était phrygien de naissance, lui faisant voir la richesse des ameublements et du pavé de sa maison, Aristippe lui cracha au visage. Le trésorier s'en irrita. Pardonnez-moi, lui dit le philosophe, je ne voyais pas où je pusse cracher plus décemment

Quelqu'un voulant savoir comment Socrate était mort, le pria de lui en faire le récit. Plût à Dieu, dit-il, que j'eusse une même fin !

On lit, dans les Exercices de Dion, qu'étant en voyage il dit à son valet de jeter une partie de l'argent dont il était chargé, et de ne garder que ce qu'il pourrait porter commodément.

Dans un autre temps qu'il voyageait sur mer, sitôt qu’il sut que le vaisseau appartenait à un corsaire, il compta son argent, qu'il laissa glisser de ses mains dans l'eau, comme par accident, en déplorant son infortune.

D'autres lui font dire : Il vaut mieux que l'argent périsse pour Aristippe qu'Aristippe pour l'argent.

Denys lui ayant demandé quel sujet l’amenait à sa cour : J'y suis venu, répondit-il, pour vous faire part de ce que j'ai, et afin que vous me fassiez part de ce que vous avez et de ce que je n'ai pas. Au lieu de cette réponse, d'autres lui font dire : Autrefois qu'il me fallait de la science, j'allais chez Socrate ; à présent que j'ai besoin d'argent, je viens auprès de vous.

Il blâmait beaucoup les hommes de ce que, dans les ventes publiques, ils regardaient avec soin les effets qu’ils voulaient acheter, et n'examinaient que superficiellement la conduite de ceux avec qui ils voulaient former des liaisons. D'autres prétendent que cette réflexion est de Diogène.

Il avait un ami en faveur duquel il intercédait auprès du tyran, et comme il ne pouvait obtenir ce qu'il demandait, il se jeta à genoux. On lui reprocha cette bassesse, mais il répondit : Ce n'est pas ma faute, c'est celle de Denys, qui a les oreilles aux pieds.

Aristippe demeurait en Asie, lorsqu'il fut pris par Artapherne, gouverneur de la province. Quelqu'un lui ayant demandé si, après cette disgrâce, il se croyait en sûreté : Vous n'y pensez pas, je n'eus jamais plus de confiance qu'à présent que je dois parler à Artapherne.

Il comparait ceux qui négligeaient de joindre la philosophie à la connaissance des arts libéraux, aux adorateurs de Pénélope, qui espéraient plus de conquérir le cœur de Mélantho, de Polydore et des autres servantes, que d'épouser leur maîtresse.

On dit qu'il tint un discours pareil à Arisle, en lui disant qu'Ulysse, étant descendu aux enfers, y avait eu des entretiens avec presque tous les morts ; mais que, pour leur reine, il n'avait jamais pu la voir.

On lui demanda ce qu'il croyait qu'il était le plus nécessaire d'enseigner aux jeunes gens : Des choses, dit-il, qui puissent leur être utiles quand ils auront atteint l'âge viril.

Un autre lui faisait des reproches de ce que, de l'école de Socrate, il était allé à la cour du tyran de Syracuse. Je fréquente, dit-il, la compagnie de Socrate quand j'ai besoin de préceptes, et celle de Denys lorsque j'ai besoin de relâche.

Étant revenu à Athènes avec une grosse somme d'argent : Où avez-vous pris tout cela ? lui dit Socrate. Et vous, repartit Aristippe, où avez-vous pris si peu de chose ?

Quelqu'un trouvait mauvais qu'il eût obtenu une somme d'argent de Denys, au lieu que Platon n'en avait reçu qu'un livre ; il lui dit : L'argent m'est nécessaire, et Platon a besoin de livres.

Un jour qu'il priait Denys de lui ouvrir sa bourse, le tyran lui fit avouer qu’un sage n'a pas besoin d'argent, et voulut se prévaloir de cet aveu : Donnez-m'en toujours, insista Aristippe, et puis nous viderons la question. Sur quoi Denys lui ayant mis quelques pièces dans la main : A présent, lui dit le philosophe, je n'ai plus besoin d'argent.

Denys lui dit une fois que celui qui allait chez un tyran, d'homme libre devenait esclave. Non, lui dit Aristippe ; s’il y est venu libre, il ne change point de condition. C'est Dioclès qui, dans la Vie des Philosophes, lui attribue cette réponse ; mais d'autres prétendent qu'elle est de Platon.

Ayant eu une dispute avec Eschine, il lui dit peu de temps après : Ne nous raccommoderons-nous point, et ne cosserons-nous point de manquer de raison ? Attendez-vous que quelque bouffon se moque de nous dans les cabarets et nous remette en bonne intelligence ? Soyons amis, dit Eschine j'y consens. Et moi aussi, reprit Aristippe ; mais souvenez-vous que, quoique je sois le plus âgé, je n'en ai pris moins fait les premières avances. En vérité, lui dit Eschine, vous avez raison, et votre cœur est meilleur que le mien ; j'ai été la principale cause de notre querelle, et vous êtes l'auteur de notre réconciliation.

Aristippe définissait la volupté, qu'il établissait pour dernière fin, un mouvement agréable qui se communique aux sens.

Après avoir décrit sa vie, parlons avec ordre des philosophes cyrénéens, ses sectateurs. Les uns se sont appelés hégésiaques, les autres annicériens, d'autres théodoriens.

DOCTRINE DES CYRÉNÉENS.

Ceux qui ont suivi les dogmes d'Aristippe se sont nommés cyrénéens, à cause de Cyrène, qui était la patrie de ce philosophe. Ils croient que l'homme est sujet à deux passions, au plaisir et à la douleur ; ils appellent le plaisir un mouvement doux, et la douleur un mouvement rude ; ils prétendent que tous les plaisirs sont égaux, et que l'un n'a rien de plus sensible que l'autre ; que tous les animaux recherchent le plaisir et fuient la douleur.
Panétius, dans son livre des Sectes, dit qu'ils veulent parler du plaisir corporel, dont ils font la fin de l'homme, et non de celui qui consiste dans la tranquillité, qui est l'effet de la santé et de l'exemption de la douleur : plaisir qui est celui dont Épicure a pris la défense et qu'il établit pour fin (2).
Cependant il semble que ces philosophes distinguent cette fin du souverain bien, puisqu'ils appellent la fin un plaisir particulier, et font consister la vie heureuse ou le bonheur dans l'assemblage de tous les plaisirs particuliers, tant de ceux qui sont passés que de ceux qu'on peut recevoir encore ; ils disent que le plaisir particulier est désirable pour lui-même, et qu'au contraire la félicité n'est point à souhaiter pour elle-même, mais à cause des plaisirs particuliers qui en résultent (3).
Ils ajoutent que le sentiment nous prouve que le plaisir doit être notre fin, puisque la nature nous y porte dès l'enfance ; que nous nous y laissons entraîner sans jugement, et que, lorsque nous le possédons, nous ne souhaitons rien outre la jouissance que nous en avons, au lieu que nous avons pour la douleur une répugnance naturelle qui nous porte à l'éviter (4).
Ils disent encore, comme le rapporte Hippobote dans son livre des Sectes, que le plaisir est un bien, lors même qu'il naît d'une chose déshonnête, et que le caractère douteux de la cause qui le produit n'empêche pas qu'on ne doive le regarder comme un bien.
Au reste, ils ne croient pas, comme Épicure, que la privation de la douleur soit un bien, ni la privation du plaisir un mal, parce que le plaisir et la douleur consistent dans des mouvements de l’âme, et qu'être sans douleur, c'est être dans l'état d'un homme qui dort.
Ils disent qu'il se peut qu'il y ait des personnes qui, dans une aliénation d'esprit, n'aient aucun goût pour le plaisir.
Ils ne font pourtant pas consister tout plaisir et toute douleur dans les sensations corporelles, convenant qu'un homme peut concevoir de la joie, ou au sujet d'un bonheur qui arrivera à sa patrie, ou à cause de quelque avantage qui le regardera personnellement ; mais ils ne conviennent pas que le souvenir ou l'attente d'un bien puisse créer du plaisir, ce qui est l'opinion d'Épicure (5) ; ils se fondent sur ce que le temps dissipe le mouvement de l'âme.
Outre cela, ils disent que le plaisir et la douleur ne peuvent venir des seuls objets qui frappent les organes de l'ouïe et de la vue, puisque nous écoutons volontiers les plaintes de ceux qui contrefont les malheureux, et que nous entendons avec répugnance ceux qui se plaignent de leurs propres maux (6).
Ils donnaient le nom de situation moyenne à la privation de contentement et de douleur (7).
Ils mettaient les plaisirs du corps fort au-dessus de ceux de l'âme, et regardaient les maux corporels comme pis que ceux de l'esprit, disant que c'est par cette raison que les criminels sont punis par les maux du corps (8).
Ils appelaient la douleur un état rude, et la joie une chose plus naturelle ; et de là vient qu'ils apportaient plus de soin à gouverner la joie que la douleur, parce que, quoique le plaisir soit à rechercher par lui-même, il se trouve souvent que les causes qui la produisent sont désagréables ; et c'est ce qui leur faisait dire que l'assemblage de tous les plaisirs particuliers qui constituent le bonheur est difficile à faire (9).
Une de leurs opinions est que le sage n'est pas toujours heureux, ni l'insensé toujours dans la douleur ; mais que cela a lieu la plupart du temps, et qu'il suffit aussi, pour être heureux, qu'on éprouve du plaisir à quelque égard. Ils disent que la sagesse est un bien qu'il ne faut pas désirer relativement à elle-même, mais en considération des avantages qui en reviennent ; qu'on ne doit chérir un ami que par nécessité, à peu près comme on aime ses membres, aussi longtemps qu'ils sont unis au corps ; qu'il y a des vertus qui sont communes aux sages et aux extravagants ; que l'exercice du corps est utile à la vertu (10) ? que l'envie n'a aucune prise sur le sage, qu'il est à l'épreuve de l'impétuosité des passions, et que la superstition ne peut avoir d'empire sur son esprit, parce que tous ces maux dérivent d'un vain préjugé ; qu'il peut cependant ressentir de la crainte et de la douleur, comme étant des sentiments de la nature ; que, quoique les richesses engendrent la volupté, on ne doit pas les souhaiter par rapport à ce qu'elles sont en elles-mêmes. Ils convenaient que l'esprit humain peut comprendre les qualités des passions, mais ils lui refusaient la capacité d'en connaître l'origine.
Ils ne s'attachaient point à la recherche des choses naturelles, parce qu'ils étaient dans l'opinion que c'est inutilement qu'on s'efforce d'y parvenir (11).
Pour la logique, ils la cultivaient à cause de son utilité (12). Méléagre dit pourtant, aussi bien que Clitomaque, qu'ils méprisaient également la physique et la dialectique, dans la persuasion qu'un homme qui a appris à connaître le bien et le mal peut, dans le secours de ces sciences, bien raisonner, se dépouiller de superstition, et s'armer contre les craintes de la mort.
Ils disaient que rien n'est de sa nature juste, honnête ou honteux, mais que la coutume et les lois avaient introduit ces sortes de distinctions (13) ; que cependant un homme de probité ne laisse pas de se garder de faire le mal, ne fût-ce que pour éviter le dommage et le scandale qui en peuvent arriver, et que c'est là ce qui fait le sage.
Ils ne lui ôtent pas non plus les progrès dans les sciences et les beaux-arts.
Enfin ils disent que les hommes sont plus sensibles à la douleur les uns que les autres, et que nos sens ne sont pas toujours de sûrs garants de la vérité (14).

DOCTRINE DES HÉGÉSIAQUES.

Les sectateurs d'Aristippe qui s'appelaient hégésiaques ont été dans les mêmes sentiments que les cyrénéens sur le plaisir et la douleur. Ils disaient que l'amitié, la bonté et la bienfaisance ne sont rien par elles-mêmes, parce que nous les recherchons à cause du fruit qui nous en revient, et non à cause d'elles-mêmes ; et que, dès qu'elles ne nous sont plus utiles, nous n'en faisons plus de cas (15). Ils croyaient qu'une vie tout à fait heureuse n'est pas possible, parce que plusieurs maux viennent du corps, et que l'âme partage tout ce qu'il éprouve ; que d'ailleurs la fortune nous ravit souvent les biens que nous espérons, et que tout cela est cause qu'un vrai bonheur est impossible à trouver ; de sorte que la mort est préférable à la vie (16) Ils disaient encore que rien n'est agréable ou fâcheux par sa nature, mais que la rareté, ou la nouveauté, ou la satiété des choses, réjouissent les uns et attristent les autres ; que la pauvreté et l'opulence ne contribuent point à former le plaisir, et que les riches n'en goûtent pas plus que les pauvres ; que l'esclavage ou la liberté, la naissance relevée ou obscure, la gloire ou le déshonneur, ne font rien pour le degré du plaisir ; que la vie est un bien pour l'insensé, mais non pour le sage, et qu'il fait tout pour l'autour de lui-même, n'estimant personne plus excellent que lui, et regardant les plus grands avantages comme inférieurs aux biens qu'il possède. Les philosophes anéantissaient l'usage des sens par rapport au jugement, comme ne donnant pas une exacte notion des objets ; et ils établissaient pour règle de l'a vérité ce qui paraît le plus raisonnable. Ils prétendaient que les fautes sont pardonnables, parce que personne n'en commet volontairement, mais qu'on y est conduit par les suggestions de quelque passion ; qu'au lieu de haïr quelqu'un, on doit lui enseigner ses devoirs ; que le sage pense moins à se procurer des biens qu'à se préserver des maux, se proposant pour fin d'éviter également la peine et la douleur, ce qui demande qu'on soit indifférent par rapport aux choses qui produisent la volupté. 

DOCTRINE DES ANNICÉRIENS.

Les annicériens recevaient la plupart de ces opinions, et ne s'en écartaient qu'en ce qu'ils ne détruisaient point l'amitié, la faveur, le respect qu'on doit à ses parents, et l'obligation de servir sa patrie ; disant même que ces sentiments sont cause que le sage, malgré les soucis et les affaires de la vie, peut être heureux. Ils disent que le bonheur qui naît de la possession d'un ami n'est point à rechercher en lui-même, parce que les autres n'en peuvent pas juger, et que notre raison est trop faible pour nous fier uniquement à nous-mêmes, et nous persuader que nous jugeons plus sainement que les autres. Ils disent encore que la coutume nous est utile, à cause des défauts de notre disposition. Ils pensent qu'on ne doit pas avoir des amis uniquement pour l'utilité qu'on en peut retirer, en sorte qu'on s'éloigne d'eux lorsqu'on n'a plus d'intérêt à les ménager ; mais qu'on doit aussi leur être attaché par l'affection même qu'on a pris pour eux, et qui doit porter jusqu'à souffrir pour leur service, en sorte que, quoiqu'on ait le plaisir pour fin et qu'on soit affligé d'en être privé, on supporte cela volontiers par l'affection qu'on a pour ses amis.

DOCTRINE DES THÉODORIENS.

Quant aux théodoriens, ils ont pris leur nom de ce Théodore dont nous avons parlé, et ont suivi ses dogmes. Ce philosophe rejeta toutes les opinions qu'on avait des dieux. J'ai lu un ouvrage dont il était auteur, intitulé des Dieux, qui n'est pas à mépriser, et d'où l'on pense qu'Épicure a tiré beaucoup de choses.
Théodore posait pour fins la joie et la tristesse, c'est-à-dire le plaisir qui provient de la sagesse, et la tristesse qui naît de l'ignorance ; il appelait la prudence et la justice des biens, les habitudes contraires des maux, et le plaisir et la peine des sentiments qui tiennent le milieu entre le bien et le mal.
Il n'estimait point l'amitié, parce qu'elle n'est ni réelle dans ceux qui manquent de sagesse, et chez qui elle s'éteint si on leur ôte l'intérêt qu'ils en retirent, ni d'aucun service aux sages, qui se passent d'autant plus aisément d'amis qu'ils se suffisent à eux-mêmes. II trouvait raisonnable qu'on refusât de se sacrifier pour le salut de ses concitoyens, appelant cela renoncer à la sagesse pour l'avantage des ignorants. Il disait que le monde est notre patrie ; que dans l'occasion le sage peut commettra un vol, un adultère, un sacrilège, parce qu'en tout cela il n'y a rien d'odieux, excepté dans l'opinion du vulgaire (17).
Théodore courut risque d'être cité à l'aréopage, et peu s'en fallut qu'il n'éprouvât la sévérité de ce tribunal ; mais Démétrius de Phalère le tira d'embarras. On rapporte pourtant qu'il fut condamné à boire la ciguë. Pendant qu'il était à la cour de Ptolémée fils de Lagus, ce prince l'envoya en ambassade auprès de Lysimaque, qui lui demanda fort librement s'il n'avait pas été chassé d'Athènes. On vous a parfaitement bien informé, lui répondit Théodore : les Athéniens m'ont banni de leur ville, parce qu'ils étaient comme Sémèle, qui fut trop faible pour porter Bacchus. Lysimaque poursuivit : Prenez garde de ne pas revenir ici une autre fois. Je n'y reviendrai point, répliqua Théodore, à moins que Ptolémée ne trouve bon de m'y renvoyer. Myrthus, trésorier de Lysimaque, qui était présent à cette audience, lui dit là-dessus : Il me semble que non seulement vous ne savez pas l'honneur qui appartient aux dieux, mais que vous ignorez même le respect qui est dû aux rois. Je sais si bien, reprit le philosophe, ce qui est dû aux dieux, que je vous regarde comme leur ennemi.
Voilà ce qu'on sait de la vie et des mœurs de ce philosophe (18) .....

(1) Belle pensée, mais peu conforme à l'esprit du cyrénaïsme et de l'épicurisme. - V. les Extraits d'Épicure.

(2) V. le De finibus, l. I, ch. XI ; l. II ch. II et suiv.

(3) C'est sur ce point surtout que se produit l'opposition des deux systèmes d'Aristippe et d'Épicure

(4) Même argument reproduit par Épicure. Voir 1. I. Ch. IX.

(5) V, De finibus, 1. I, ch. XVII, et les Extraits d'Épicure.

(6) C'est encore là, semble-t-il, une objection à Épicure, objection ingénieuse, par laquelle le cyrénaïsme même semble vouloir se montrer moins sensuel que l'épicurisme.

(7) Comme Cicéron. V. De finibus, 1. 1, IV.

(8) Nouvelle opposition entre Aristippe et Épicure. V. De finibus, l. I, XVI.

(9) Objection à Épicure.

(10) Parce qu'il contribue au plaisir du corps, et que plaisir, c’est vertu.

(11) Épicure, au contraire, attachait une importance capitale à la physique..

(12) Épicure la dédaignait comme inutile.

(13) Même doctrine dans Épicure.

(14) Objection à Épicure

(15) Cf. le De finibus, 1. I, ch. XIII et suiv.

(16) Point très remarquable dans la doctrine des hégésiaques, et par où ils s'opposent nettement à Épicure.

(17) Théodore est pont-être sur ce point plus conséquent qu'Épicure.

(18) DIOGENE LAERCE, l. II, 8.