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Cicéron

DES SUPRÊMES BIENS ET DES SUPRÊMES MAUX.

LIVRE QUATRE

 

 

 

[4,0] LIVRE QUATRIÈME.

[4,1] I. Après que Caton eut parlé de la sorte, il se tut; et je lui dis : Vous venez de nous exposer une si grande quantité de choses avec une mémoire admirable, et des choses si obscures avec tant de netteté, qu'il faut ou renoncer absolument à vous contredire ou vous demander du temps pour y penser. Car votre doctrine, dont je n'oserais dire encore qu'elle n'est pas vraie, est au moins fondée et construite de telle manière, qu'on ne peut se mettre aisément dans l'esprit tout ce qu'il faut pour la combattre. - Est-ce à vous, reprit-il, à vous excuser de la sorte, vous que j'ai vu, selon la nouvelle loi, répondre le même jour à votre partie et fournir abondamment votre carrière de trois heures? Croyez-vous que je veuille remettre à une autre fois cette cause-ci? elle n'est pas excellente pour vous, j'en conviens, mais vous en avez gagné qui ne valaient guère mieux. Attaquez-la donc; déjà elle a été traitée et par d'autres et par vous-même, et certes vous ne sauriez demeurer court sur un tel sujet. - Je vous assure, lui répondis-je, que je ne me hasarde pas volontiers contre les Stoïciens; non pas que je sois trop de leur sentiment, mais je suis retenu par une espèce de honte, tant ils disent de choses que je n'entends presque pas. - J'avoue, repartit-il, qu'il y a de l'obscurité dans certaines parties de leur doctrine, mais certainement elle n'est pas de leur fait; c'est aux choses elles-mêmes qu'il faut reprocher d'être obscures. - D'où vient donc, répliquai-je, que quand les Péripatéticiens disent absolument les mêmes choses, ils ne prononcent pas un seul mot qu'on n'entende? - Les mêmes choses! reprit-il. Est-ce donc que je n'ai pas assez montré que ce n'est point à l'égard des termes, mais sur le fond même des idées et l'essence de la doctrine, que les péripatéticiens diffèrent des nôtres? - Si vous parvenez à le prouver, Caton, je passe tout entier de votre côté. - Je croyais, dit-il, l'avoir assez démontré. Commencez donc par ce point, si vous le trouvez à propos; si vous en avez d'autres à traiter, ils viendront après. - J'aime mieux, lui dis-je, traiter cette question en son lieu; à moins que ce ne soit une prétention exagérée de vouloir vous répondre comme je l'entends. - Comme il vous plaira, répondit-il; il eût mieux valu commencer parlà, mais rien de plus juste que de laisser chacun libre de choisir sa méthode.

[4,2] II. Il me semble, lui dis-je, Caton, que les premiers disciples de Platon, Speusippe, Aristote, Xénocrate, et les disciples de ceux-ci, Polémon et Théophraste, avaient amplement et assez bien établi leur doctrine pour ne pas donner sujet à Zénon, après avoir été l'auditeur de Polémon, de se séparer de lui, et detous les anciens maîtres qui avaient soutenu ces mêmes dogmes. Que pensez-vous donc qu'il faille changer dans ce système? Je voudrais que vous le fissiez d'abord bien entendre, car, je vous prie, n'attendez pas que je réponde à tout ce que vous avez dit; c'est l'ensemble de leur doctrine que je veux opposer à l'ensemble de la vôtre. Comme ils virent que généralement les hommes sont nés avec une disposition naturelle pour ces vertus, si connues et si louées, la justice, la tempérance, et les autres qui, semblables au reste des arts, ne diffèrent les unes des autres que par la matière à laquelle elles s'appliquent, et le mode de leur exercice ; voyant que nous nous portons à ces vertus avec ardeur et générosité; que nous avons un désir naturel, et comme un besoin inné de connaître; que nous sommes nés pour nous réunir à nos semblables et former en commun la société du genre humain, et que ces sentiments-là reluisent le plus dans les plus grands esprits, les anciens maîtres dont je parle divisèrent toute la philosophie en trois parties; et cette division a été conservée par Zénon. Je néglige pour un moment la partie de la philosophie qui concerne les moeurs, et la question du souverain bien; ce qui est le fond même de notre controverse, ce que je veux dire maintenant, c'est que les anciens Péripatéticiens et les Académiciens qui partageaient les mêmes sentiments sans employer les mêmes termes, ont traité admirablement bien tout ce qui concerne la vie civile, ce que les Grecs nomment politique.

[4,3] III. Combien de livres n'ont-ils pas écrits sur la république et sur les lois! Combien de préceptes et de modèles ne nous ont-ils pas laissés dans l'art de l'éloquence! Car premièrement, tous les sujets où il faut employer une rigouseuse méthode, ils en ont parlé avec élégance et justesse, en se servant de définitions et de divisions, ce que votre école fait aussi, mais d'une manière fort embarrassée, au lieu que les autres sont clairs et intelligibles dans tout ce qu'ils disent. Avec quelle gravité ensuite et quelle magnificence n'ont-ils point parlé des choses qui étaient susceptibles des grands ornements de l'éloquence! Que de beautés brillent dans tout ce qu'ils ont écrit sur la justice, sur la force, l'amitié, la conduite de la vie, la philosophie, l'administration des États, la tempérance ! Ils n'écrivent pas en hommes qui ne font qu'arracher des épines et décharner des os, comme les Stoïciens, mais en hommes qui savent parler noblement des grandes choses, et clairement des petites. Aussi ne sont-ce pas tout autant de merveilles que leurs consolations, leurs exhortations, leurs avertissements et leurs conseils aux grands personnages? Tout comme on voit dans la nature des choses deux ordres de questions, on trouve chez eux deux sortes de travaux différents; car dans tous les sujets qu'on traite, on trouve ou une question générale sans aucune application de personnes ni de temps, ou une question particulière déterminée, de nom, de fait ou de droit. Les anciens s'exerçaient dans ces deux genres d'écrire, et c'est de là que nous sont venus dans l'un et dans l'autre tant d'excellents ouvrages. Mais le second fut entièrement abandonné par Zénon et ses sectateurs, soit impuissance, soit esprit de système. Il est vrai que Cléanthe et Chrysippe lui-même ont écrit des traités de rhétorique; mais à coup sûr, si quelqu'un veut apprendre l'art de se taire, il ne lui faut pas d'autre manuel. Vous voyez vous-même comment ils parlent; ils forgent des mots nouveaux, abandonnent ceux qui sont en usage. - Mais aussi quelles grandes pensées ne veulent-ils pas répandre! Ne disent-ils pas que le monde entier est notre ville? - Oui, mais voyez le bel ouvrage; voilà l'habitant de Circéii qui va croire que le monde entier, c'est son village. - Zénon enflamme donc ceux qui l'écoutent !- Zénon enflammer quelqu'un! donnez-lui un esprit en feu, il l'aura bientôt rendu froid comme glace. Ce que vous avez dit en peu de mots qu'il n'y a de roi, de dictateur, de riche que le sage, m'a semblé plein de bonheur et d'éloquence; mais je sais pourquoi, c'est un emprunt que vous faisiez à la rhétorique. Mais que vos Stoïciens parlent misérablement de la dignité de la vertu ! eux qui cependant en font tant d'estime qu'ils voient en elle seule la source de tout bonheur. Ils piquent avec de courtes interrogations comme avec des pointes acérées; et ceux qui se rendent à ces armes, n'éprouvent aucune impression profonde, et s'en retournent tels qu'ils étaient venus; parce que ces dogmes qui sont peut-être vrais, ou du moins très graves, sont exposés plus sèchement qu'il ne faudrait.

[4,4] IV. Viennent ensuite la dialectique et la physique; car nous arrivons bientôt à ce qui touche le souverain bien, et nous ferons porter toute notre controverse sur cette question. Mais dans les deux parties de la philosophie, il n'était rien que Zénon dût souhaiter bien vivement de changer; de part et d'autre, tout y semble accompli. Qu'est-ce en effet que les anciens avaient oublié sur la dialectique? Ils ont donné une foule de définitions, et en même temps des règles pour bien définir; et quant à la division qui doit suivre la définition, ils nous en ont laissé pareillement des exemples et des préceptes. Ils ont parlé tout aussi complètement des contraires, et de là ils ont passé aux genres et aux essences. A la tête des raisonnements, ils mettent ces propositions qu'ils nomment évidentes; après quoi ils lient la seconde proposition avec la première; et la conclusion met enfin en lumière la vérité renfermée dans les prémisses. Au reste, de combien de sortes d'arguments dont on peut tirer de justes conclusions, ne sont-ils point auteurs? et quelle différence de cela à des interrogations captieuses! Ne déclarent-ils pas aussi en beaucoup d'endroits qu'il ne faut consulter ni les sens sans la raison, ni la raison sans les sens, et que jamais on ne doit les entendre isolément? Et tout ce qu'on enseigne aujourd'hui dans la dialectique, n'est-ce pas eux qui l'ont inventé et lui ont donné cours? C'est une étude dont Chrysippe s'est fort occupé, mais que Zénon avait beaucoup moins cultivée que les anciens; cependant votre Chrysippe n'a jamais été plus loin que nos maîtres, et il a même laissé beaucoup de choses sans y toucher. Et tout ce qui regarde la perfection du raisonnement et du discours se trouvant compris dans l'art de l'invention et dans celui de l'argumentation, les Stoïciens et les Péripatéticiens ont traité du dernier; mais du premier sur lequel ceux-ci ont excellemment écrit, les Stoïciens n'ont pas touché un mot. Ils n'ont pas eu le moindre soupçon des lieux d'où l'on pouvait tirer, comme d'un trésor, les exemples et les preuves; tandis que les Péripatéticiens nous en ont enseigné l'artifice et les ressources; ce qui fait qu'on n'a pas besoin de répéter sans cesse sur le même sujet comme une leçon qu'on aurait apprise et de se tenir constamment dans les amplifications de ses cahiers. Car lorsqu'on sait où se trouve chaque argument, et par quelle voie il est facile de le joindre, on peut tirer à tout instant de la mine les richesses que l'on n'a pas présentes, et en même temps ne cesser jamais d'être soi dans ses discours. Encore qu'il y ait de grands esprits qui, d'eux-mêmes et sans méthode, rencontrent l'éloquence, l'art est cependant un guide plus certain que la nature. Autre chose est de se livrer à son inspiration comme les poètes, autre chose, de parler avec netteté, règle et mesure.

[4,5] V. On peut faire les mêmes réflexions au sujet de la physique que les uns et les autres ont aussi cultivée, non pas seulement, comme le veut Epicure, parce qu'elle délivre des terreurs de la mort et de la superstition, mais parce que la connaissance des choses célestes donne je ne sais quelle sagesse à ceux qui voient la modération et l'ordre dont sont empreints les conseils des Dieux; parce qu'elle inspire de la grandeur d'âme à ceux qui étudient l'oeuvre des immortels; et qu'elle porte à la justice quand on est parvenu à connaître la providence, les décrets et la volonté du Souverain Maître qui gouverne tout, et dont il faut que la raison reproduise en quelque façon les caractères sacrés pour être appelée par les philosophes la véritable et suprême loi. De cette étude de la nature, et des connaissances qu'on en tire, il naît une volupté que l'esprit ne peut jamais épuiser, et qui suffirait seule, lorsque nous avons rempli nos principaux devoirs, et que les affaires humaines ne nous réclament plus, pour embellir et honorer notre vie. Les Stoïciens ont donc suivi les Péripatéticiens dans tout ce que la physique renferme de plus considérable; ils ont admis comme eux qu'il y avait des Dieux et que tout était composé de quatre éléments. Mais ici l'on agitait une question très difficile, celle qui concerne l'existence d'un cinquième élément, d'où la raison et l'intelligence auraient pris leur origine; et par suite celle qui touche la formation et la nature des âmes. Zénon, lui, déclara que l'élément des âmes était le feu; il adopta encore quelques autres opinions, mais en fort petit nombre, différentes de celles des Péripatéticiens; mais sur la plus grave de toutes les questions, sur le gouvernement de l'univers par une nature divine et intelligente, il fut du même sentiment qu'eux. Quant au corps de la doctrine, il n'y a que stérilité et sécheresse parmi les Stoïciens; les Peripatéticiens au contraire, nous présentent une richesse infinie. Combien de découvertes n'ont-ils pas faites et rassemblées sur les diverses races d'animaux, sur leur production, leur figure et la durée de leur vie? combien d'autres sur tout ce qui sort du sein de la terre ? n'ont-ils pas, montré pourquoi une infinité de choses se font et comment elles se font? et ce trésor de leurs découvertes ne nous sert-il pas à expliquer abondamment et certainement la nature de tout au monde? Jusqu'ici donc je ne vois pas que Zénon ait eu un motif plausible de donner à cette doctrine un nom nouveau. Car pour n'être pas en tous points du sentiment des Péripatéticiens, en était-il moins de leur école? C'est ainsi qu'Épicure, dans sa physique, n'est pour moi que l'écho de Démocrite; il introduit bien quelques changements, mais quand il les multiplierait, il ne reproduirait pas moins la plupart des dogmes de Démocrite, et parmi ces dogmes les plus importants. Vos Stoïciens en font tout autant, et ne témoignent pas assez de reconnaissance pour leurs maîtres.

[4,6] VI. Mais brisons là, et arrivons enfin au souverain bien, qui embrasse toute la philosophie, et voyons ce que Zénon peut avoir apporté de nouveau sur ce point-là, qui ait dû l'obliger à se séparer de ses maîtres, comme un fils qui abandonnerait ses parents. Ici, Caton, quoique vous ayez expliqué avec grand soin ce que c'est que le souverain bien, et ce que les Stoïciens entendent par là, vous permettrez que je l'explique aussi à mon tour, afin que nous puissions mieux connaître ce que nous devons à Zénon comme inventeur. Car les anciens, et plus particulièrement Polémon, ayant dit que le souverain bien est de vivre selon la nature, les Stoïciens prétendent que cela signifie trois choses; la première, vivre en réglant sa conduite par la connaissance des choses qui arrivent naturellement, et c'est là, disent-ils, ce que Zénon a entendu , et ce qui répond parfaitement au précepte de vivre conformément à la nature, dont vous nous avez expressément entretenus. La seconde signification, c'est de vivre en observant tous ou la plupart des devoirs intermédiaires comme vous les appelez; cette règle de la vie est bien loin de ressembler à la première, qui en supposant la droiture et la perfection dans ce qu'on fait (c'est ainsi que vous avez rendu g-katorthohma), ne convient qu'au sage; tandis que celle-ci, qui ne demande qu'un bien ébauché et imparfait, peut quelquefois se rencontrer dans ceux qui n'ont pas la sagesse. La troisième enfin est de vivre en jouissant de tous les avantages qui sont selon la nture, ou au moins des plus grands d'entre eux; dernière règle qui nous propose ce qui ne dépend pas de nous; car elle comprend à la fois la vertu et tous ces avantages, conformes à la nature, mais qui ne sont pas en notre pouvoir. Je l'accorde, mais il n'en est pas moins vrai que le souverain bien ainsi défini, et la vie qui se règle d'après lui et dont la vertu est inséparable, ne conviennent absolument qu'au sage. C'est là, comme les Stoïciens eux-mêmes l'ont écrit, le souverain bien tel que l'entendent Xénocrate et Aristote. Et voici à peu près en quels termes ils expliquent cette première institution de la nature où vous prenez aussi votre point de départ.

[4,7] VII. Ils disent donc que toute nature en ce monde tend à se conserver, et à demeurer dans son espèce. De là vient, ajoutent-ils, que les hommes ont inventé les arts pour aider la nature, et surtout l'art de la vie pour conserver ce que la nature nous a donné et acquérir ce qui naturellement nous manque. Ils ont aussi divisé la nature de l'homme en deux parties, l'âme et le corps; et après avoir établi que l'une et l'autre de ces parties a par elle-même un grand prix pour nous, ils ont dit que les bonnes qualités de toutes les deux devaient être recherchées pour leur mérite propre; mais, en même temps comme ils préféraient infiniment l'âme au corps, ils ont mis les bonnes qualités de l'âme fort au-dessus des biens corporels. Et parce qu'ils regardaient la sagesse comme la gardienne et la tutrice de tout l'homme, et comme l'aide et la compagne de la nature, ils ont dit que l'office de la sagesse était de veiller sur cette nature humaine composée d'âme et de corps, de la servir et de la conserver dans chacune de ses parties. Après avoir d'abord établi simplement ces premiers principes, ils sont entrés ensuite dans les détails. Pensant qu'il était facile d'entendre tout ce qui concernait les biens du corps, ils se sont appliqués à traiter avec le plus grand soin des biens de l'esprit. Ils ont trouvé dès l'abord au fond de l'âme des semences de justice, et les premiers de tous les philosophes ils ont enseigné que c'est par une impulsion naturelle que les parents aiment leurs enfants; que c'est pareillement la nature qui par un lien plus ancien joint les hommes et les femmes dans le mariage; et que de ces premières institutions sont venues toutes les affections de famille. Partis de ces premiers éléments, ils ont expliqué l'origine et les développements de toutes les vertus. Bientôt ils ont vu naître la grandeur d'âme, qui nous met en état de tenir tête à la fortune, parce que les plus grands biens du monde sont dans la puissance du sage. Et de fait, un esprit formé par les préceptes des anciens philosophes se met aisément au-dessus des accidents et des injures du sort. Ils nous ont enseigné aussi que les germes déposés par la nature dans nos âmes nous ont excités à l'acquisition de certains biens qui grossissent comme des trésors ; c'est ainsi que nous sommes engagés à la contemplation des secrets de la nature, par un désir inné de connaître qui enflamme nos esprits, et qui nous fait aimer en conséquence à communiquer notre savoir et à démontrer nos convictions. Et parce que de tous les animaux l'homme est le seul qui soit capable de honte et de pudeur, qu'une impulsion naturelle porte à lier société avec ses semblables, et qui prenne garde, dans tout ce qu'il fait et ce qu'il dit, à ne rien laisser échapper qui ne soit honnête et décent; ces tendances naturelles leur ont paru, comme j'ai dit, des semences déposées dans nos âmes pour leur faire porter des fruits de tempérance, de modestie, de justice et de toute sorte de perfections et de vertus.

[4,8] VIII. Voilà, Caton, toute la doctrine des philosophes dont je parle. Après vous l'avoir exposée, je voudrais bien savoir pourquoi Zénon a rompu avec l'ancienne école et ce qu'il a trouvé à blâmer dans ce système. Serait-ce le principe que toute nature tend à se conserver elle-même? que tout être animé est en quelque façon confié à lui-même, et doit pourvoir à son salut et se maintenir dans son espèce? serait-ce ce dogme, que tous les arts ayant pour but de répondre le mieux possible aux voeux de la nature, il en doit être de même du grand art de la vie? ou bien celui-ci, que l'homme étant composé d'âme et de corps, ces deux parties ont chacune, ainsi que leurs qualités, un prix qui leur est propre? Est-ce que cette grande prééminence accordée par les anciens aux qualités de l'âme lui aurait déplu? aurait-il trouvé mauvais tout ce qu'ils disent de la prudence, de la science, de la société du genre humain, et aussi de la tempérance, de la modération, de la grandeur d'âme, en un mot, de toutes les vertus? Les Stoïciens eux-mêmes avoueront que tout cela est parfaitement bien dit, et qu'il n'y a rien jusqu'ici qui ait pu motiver la rupture de Zénon. Mais ils en allégueront sans doute quelques autres sujets importants; ils diront que les anciens étaient dans de grandes erreurs, et que lui, qui cherchait ardemment la vérité, n'a pu les souffrir. En effet, qu'y a-t-il de plus mal entendu, de plus insoutenable et de plus extravagant que de mettre la santé, l'absence de la douleur, l'intégrité de la vue et des autres sens au rang des biens, au lieu de dire qu'entre toutes ces choses-la et leurs contraires il n'est aucune différence véritable? car tous ces prétendus biens ne sont pas des biens, mais des objets préférés. Quant aux qualités du corps, n'y avait-il pas aussi de la folie aux anciens à dire qu'elles sont à rechercher pour elles-mêmes? On peut les prendre, mais non pas les rechercher. Même folie en ce qui touche la vie entière, dont tout le prix est dans la vertu; il ne faut pas dire que la vie où abondent ces avantages conformes à la nature, est plus à rechercher, mais seulement qu'elle est préférable. Enfin quoique la vertu seule rende la vie tellement heureuse qu'elle ne puisse pas l'être davantage, il faut avouer que le sage, alors même qu'il est au comble du bonheur, peut encore manquer de quelque chose; et c'est pourquoi il prend soin d'éloigner de lui les douleurs, les maladies et toutes les infirmités corporelles.

[4,9] IX. O la grande force d'esprit et le juste sujet d'établir une nouvelle doctrine! Mais poursuivons, et nous allons voir paraître ces conséquences que vous avez très méthodiquement exposées vous-même. Voilà que la vanité de l'esprit, l'injustice, tous les vices sont semblables; que toutes les fautes sont égales; et que ceux qui, par un heureux naturel, et par le secours de l'étude, auraient fait de grands progrès dans la vertu, s'ils n'en ont atteint la perfection, sont encore souverainement misérables, et qu'il n'est aucune différence entre leur vie et celle des plus grands scélérats. Ainsi Platon, un si grand homme, s'il n'a pas été véritablement sage, n'a pas mené une vie plus estimable ni plus heureuse que le plus méchant homme du monde. Voilà ce qui s'appelle corriger l'ancienne philosophie et la réformer. Mais quel accès une pareille réforme peut-elle avoir dans la ville, au barreau, dans le sénat? Comment souffrir un homme qui prétendrait enseigner le premier l'art de vivre avec dignité et sagesse en ne faisant que changer les noms des choses; et qui, pensant comme tout le monde, se contenterait de créer un nouveau vocabulaire pour une doctrine dont il ne changerait ni la portée ni l'esprit ; réformant les mots, laissant les opinions intactes? Un avocat, défendant un accusé, irait-il dire, en terminant son plaidoyer, que l'exil, que la confiscation des biens n'est pas un mal? que ce sont là des choses à rejeter, mais non pas à fuir, et qu'un juge ne doit point avoir de pitié? Qu'Annibal soit aux portes de Rome, qu'il lance un javelot pardessus les remparts, un orateur dira-t-il au peuple que ce n'est point un mal d'être pris, vendu, mis à mort, de perdre la patrie? Et quand le sénat décerna le triomphe à l'Africain, quelle mention de sa vertu ou de son bonheur aurait-il pu faire dans le décret, s'il n'y a véritablement de vertu ni de bonheur que dans le sage? Quelle est donc cette philosophie qui parle comme tout le monde en public, et qui dans ses livres a son langage à part; de telle sorte pourtant que les expressions dont elle se sert, ne changent rien à la nature des choses, qui demeurent toujours les mêmes sous des termes différents? Qu'importe en effet que les richesses, le pouvoir, la santé, soient appelés des biens ou des choses à préférer, si celui qui les appelle des biens n'y attache pas plus de prix que vous qui les appelez d'une autre sorte? Aussi un philosophe de beaucoup d'autorité et d'esprit, un homme véritablement digne de l'amitié de Scipion et de Lélius, Panétius, dans le livre qu'il adresse à Tubéron sur le dogme qu'il faut supporter la douleur, ne dit jamais que la douleur ne soit point un mal, ce que cependant il aurait dû écrire en tête de son ouvrage, s'il avait pu raisonnablement le défendre ; il dit seulement ce que c'est que la douleur, quelle en est la force, combien elle est contraire à la nature, et nous enseigne enfin l'art de la supporter. Voilà donc un Stoïcien dont le sentiment me paraît condamner ce qu'il y a de dur et d'étrange dans le langage de son école.

[4,10] X. Mais, Caton, pour me rapprocher de ce que vous avez dit, serrons les choses de plus près et comparons les dogmes que vous avez exposés avec ceux que je préfère. A l'égard des principes qui vous sont communs avec les anciens, tenons-les pour accordés; quant à ceux qui sont en contestation entre nous, examinons-les, s'il vous plaît. - Je le veux bien, répondit-il, et je suis d'avis que nous serrions les choses de plus près, comme vous venez de le proposer. Jusqu'ici tout ce que vous avez dit est bon pour le public; mais j'attends de vous quelque chose de mieux. - De moi? repris-je ; j'y ferai mon possible, mais si je ne suis pas en veine, vous me permettrez d'en revenir au simple bon sens. Avant tout, posons ce principe, que la nature nous a recommandés à nous-mêmes, et que le premier désir qu'elle nous donne est celui de notre conservation. Voilà un point dont nous convenons tous deux. Accordons ensuite qu'il nous faut chercher à savoir qui nous sommes, pour que nous puissions nous conserver tels que nous devons être, c'est-à-dire, comme des hommes composés d'âme et de corps, et faits de telle et telle manière. Il faut que nous aimions ces diverses parties de notre être comme le demande notre premier désir naturel; il faut que, sans en négliger aucune, nous établissions un souverain bien qui offrira, si nos premières impressions sont vraies, la réunion la plus complète et la plus parfaite: des choses conformes à la nature. Voilà le premier principe de la morale stoïcienne, avec cette différence toutefois que votre école l'exprime en moins de paroles que moi ; "Vivre selon la nature", voilà pour elle le souverain bien.

[4,11] XI. Que les Stoïciens nous enseignent maintenant ou plutôt enseignez-nous vous-même (car qui le peut faire mieux que vous?) comment étant partis des mêmes principes que nous, vous arrivez à conclure que vivre honnêtement (c'est-à-dire, selon vous, vivre vertueusement ou conformément à la nature) soit uniquement le souverain bien; comment et en quel endroit vous avez tout à coup abandonné le corps, et tout ce que vous reconnaissez conforme à la nature, mais qui n'est pas en notre puissance; et enfin le devoir lui-même. Je vous demande comment il est arrivé que de si grandes recommandations faites d'abord par la nature, aient été ensuite négligées par la sagesse! Si nous cherchions quel pourrait être le souverain bien, je ne dis pas d'un homme, mais d'un pur esprit (car il est permis de faire des fictions pour trouver plus aisément la vérité), nous verrions que votre souverain bien ne serait pas encore uniquement le sien. Il désirerait encore le bon état de son être, et l'absence de toute douleur; il tendrait de toutes ses puissances à la conservation et au maintien de ses qualités naturelles, et regarderait comme son bien suprême de vivre selon la nature, c'est-à-dire, comme je l'ai déjà expliqué, d'avoir ou toutes les choses qui seraient conformes à sa nature, ou du moins la plupart d'entre elles et les plus considérables. Car de quelque sorte que vous imaginiez un être animé, quand même il serait sans corps, comme nous le supposons ici, il faudrait cependant que ce pur esprit eût en lui quelque trait équivalent à ceux qui se trouvent dans le corps, et par suite que le souverain bien, tel que je l'ai exposé, pût seul lui convenir. Chrysippe parlant des différentes espèces d'êtres animés, dit que les uns excellent par le corps, les autres par l'esprit, et d'autres enfin par l'un et par l'autre; il recherche ensuite quel doit être le bien suprême de chaque espèce. Puis, comme il met l'homme dans la classe des êtres qui excellent par l'esprit , il fait consister le souverain bien de notre nature, non pas à exceller toujours par l'esprit, mais à vivre comme si nous n'étions qu'esprit.

[4,12] XII. De toutes façons on ne pourrait mettre le souverain bien uniquement dans la vertu, que pour un être animé qui serait un pur esprit, à cette condition cependant que ce pur esprit n'aurait en lui rien de conforme à sa nature, comme, par exemple, le bon état de son être. Mais c'est une chose qui ne se peut pas même imaginer, et qui implique contradiction. Si Chrysippe prétend qu'il est certains biens d'une si médiocre importance qu'ils s'évanouissent en comparaison de la vertu, je suis d'accord avec lui. C'est ce que dit Épicure de la volupté, qu'il est des plaisirs si faibles que les grandes voluptés les obscurcissent et les étouffent en quelque sorte. Mais on ne peut mettre dans cette classe une foule d'avantages corporels très considérables par leur prix ou par leur durée. Véritablement pour ceux qui sont si légers qu'à peine on les aperçoit, nous en souvenons volontiers; il est indifférent de les avoir on de ne les avoir pas; c'est comme ce que vous disiez tantôt de la lumière d'un flambeau ajoutée à celle du soleil ou d'une obole de plus dans le trésor de Crésus. Pour les biens qui ont un peu plus d'éclat, il se peut faire encore que leur possession vous intéresse médiocrement. Si l'on donnait un mois de plus de félicité à un homme qui aurait vécu dix ans dans le bonheur; ce surcroît de jouissance aurait son prix et serait un bien; mais retranchez-le et le bonheur ne sera pas détruit pour cela. Il en est à peu près de même des biens du corps; ils ajoutent au bonheur de la vie un complément qui mérite qu'on y travaille. Et les Stoïciens se moquent quand ils disent, que si à une vie vertueuse on ajoute une bouteille ou une étrille de plus, le sage doit donner la préférence à la vie qui se trouve enrichie de cette sorte, et que cependant il n'en sera pas plus heureux. On rit de tels discours, on ne les réfute pas. N'aurait-on pas trois fois raison de se moquer d'un homme qui se mettrait en peine d'une bouteille de plus ou de moins? Mais quel est l'homme qui ne se sentirait pas obligé à celui qui le délivrerait ou d'une paralysie ou d'une violente douleur? Certes, le sage qu'un tyran ferait mettre sur le chevalet, n'aurait pas alors le même visage que s'il venait de perdre une bouteille; mais un homme qui va livrer un grand et difficile combat contre un ennemi aussi terrible que la douleur, il recueillerait en lui-même tout ce qu'il aurait de courage, et il s'armerait de force et de patience pour bien soutenir une si violente attaque. Après tout, il ne s'agit pas ici des avantages que leur peu d'importance rend inaperçus ou indifférents, mais de ceux qui peuvent combler la mesure du souverain bien. Dans une vie toute sensuelle, une volupté de plus est effacée et perdue; mais quelque petite qu'on l'imagine, elle compte cependant parmi les voluptés qui remplissent cette vie. Une obole n'est rien dans les trésors de Crésus, et cependant elle compte parmi ses richesses. Tout pareillement, que dans une vie heureuse, on ne s'aperçoive pas de ces faibles biens, qui sont conformes à la nature, je le veux; mais ils n'en font pas moins partie intégrante du bonheur.

[4,13] XIII. Puisque nous convenons qu'il y a dans l'homme une impulsion naturelle vers les choses qui sont conformes à la nature, toutes ensemble forment une certaine somme de biens que nous devons calculer. Après ce premier travail nous pourrons à loisir estimer leur importance relative, examiner en quoi chacune contribue, selon son excellence, à rendre la vie heureuse, et porter nos regards jusque sur ces biens cachés que leur mediocrité nous laisse à peine entrevoir, ou même nous dérobe entièrement. Mais que dirons-nous de ce principe que personne ne révoque en doute? il est universellement admis que tous les êtres de la nature tendent à une fin semblable et que le souverain bien est le même pour tous. Car tout ce qui est dans la naturc s'aime. Est-il un être qui veuille renoncer à lui-même ou à quelqu'une de ses parties, ou à l'intégrité et au plein exercice de l'un de ses membres, au mouvement, au repos, ou enfin à la moindre des choses qui sont selon la nature? Est-il un être animé qui jamais ait méconnu les lois primitives de sa constitution et de son caractère? Certainement non; tous d'un bout à l'autre de leur vie se montrent toujours semblables à eux-mêmes. Comment donc est-il arrivé que la nature de l'homme seule se soit en quelque façon répudiée elle-même, qu'elle ait oublié entièrement le corps, et qu'au lieu de mettre le souverain bien dans tout l'homme, elle ne l'ait mis que dans une seule partie de l'homme? Que devient alors cet axiome universel dont les Stoïciens eux-mêmes tombent d'accord : que la fin naturelle et dernière des actions, qui fait l'objet actuel de nos recherches, est semblable pour tous les êtres animés? Le seul moyen de maintenir cette similitude serait de déclarer que, pour les autres espèces aussi, le souverain bien est ce qu'il y a de plus excellent dans chacune d'elles. C'est là, ce me semble, où devrait conduire l'opinion des Stoïciens. Pourquoi donc ne réformez-vous pas les premières impulsions de la nature? Pourquoi dites-vous que tout animal, dès qu'il est né, est appliqué tout entier à s'aimer et n'est occupé que du soin de sa conservation? Que ne dites-vous plutôt qu'il ne s'attache qu'à ce qu'il y a plus excellent en lui, ne s'applique qu'à le conserver, et qu'en général la nature ne tend qu'au maintien de ce qu'elle a mis de plus excellent dans chaque espèce? Pourquoi d'ailleurs ce terme de plus excellent, s'il n'y a absolument aucun autre bien? Mais si l'on doit rechercher sans exception tout ce que la nature désire primitivement, pourquoi ne pas faire correspondre le souverain bien à tous ces voeux de la nature ou du moins aux plus considérables d'entre eux? Comme Phidias pourrait avoir commencé une statue et puis la finir, il pourrait aussi l'avoir reçue ébauchée par un autre et puis l'achever. C'est là l'image de la sagesse; elle n'a pas fait l'homme, elle l'a reçu tout ébauché des mains de la nature; elle doit donc, sans perdre de vue la nature, poursuivre son ouvrage, et mettre la dernière main à cette statue qu'on lui confie. Mais comment la nature a-t-elle ébauché l'homme? Que reste-t-il à faire à la sagesse? Que doit-elle achever et mener à terme? S'il n'y a rien en lui à perfectionner que le mouvement de l'esprit, c'est-à-dire la raison, il faut qu'il n'ait point d'autre objet dans toute sa vie que la vertu, qui est la perfection de la raison. S'il n'y a en lui que le corps à développer, alors c'est la santé, c'est l'absence de la douleur, la beauté, en un mot tout ce qui appartient au corps qui doit faire uniquement son objet. Mais c'est du bien de tout l'homme qu'il est maintenant question.

[4,14] XIV. Pourquoi donc n'examinons-nous pas ce qui regarde toute sa nature? Comme on convient universellement que le véritable emploi de la sagesse est d'avoir soin de former l'homme, les uns (car vous ne devez pas vous imaginer que je parle contre les Stoïciens seulement), les uns font consister le souverain bien de l'homme en ce qui ne dépend pas de lui, comme s'il s'agissait de quelque brute ; les autres, au contraire, comme si le corps n'était absolument rien, ne songent uniquement qu'à l'esprit; quoique cependant l'esprit ne soit pas un je ne sais quel souffle sans consistance et pour moi parfaitement incompréhensible, mais un sujet renfermé dans une certaine espèce de corps, à qui par conséquent la vertu ne peut suffire, et qui recherche aussi l'absence de la douleur. De sorte que les uns et les autres sont comme un soldat qui découvrirait le côté gauche pour protéger le droit, ou comme ces philosophes, semblables à Hérille, qui, dans l'esprit lui-même, ne s'inquiéteraient que de la connaissance et négligeraient entièrement l'action. L'opinion de ceux qui, au mépris de la plupart de nos biens, n'en choisissent et n'en glorifient qu'un seul, est, pour ainsi dire, un système boiteux et mutilé, tandis que la doctrine de ceux qui, en recherchant le souverain bien de l'homme, ont compris et consacré à la fois tous les intérêts de l'âme et du corps, est seule entière et complète. Mais, vous autres Stoïciens, parce que la vertu, de notre aveu unanime, est la pièce la plus parfaite et la gloire sans rivale de la nature humaine, et parce que nous regardons les sages comme des hommes accomplis et excellents, vous voulez éblouir nos esprits par l'éclat de la vertu. Il y a dans chaque animal quelque chose en quoi il excelle, témoin les chevaux et les chiens; et cependant, direz-vous que la santé et l'absence de la douleur ne sont pas encore des besoins pour eux? Il en est de même de l'homme; la perfection pour lui, répond à ce qu'il y a de plus parfait et de plus excellent dans sa nature, et réside dans la vertu. Je vous reprocherai donc de ne pas faire assez d'attention à la marche de la nature, et à ses progrès en toute chose. Ce qu'elle fait dans les grains, lorsque l'herbe est montée en épi, qui est de compter alors l'herbe pour rien, elle ne le fait pas dans l'homme lorsqu'elle l'a conduit jusqu'à l'usage et à l'habitude de la raison. Au contraire elle agit toujours en lui de telle sorte que, malgré ses nouvelles conquêtes, elle ne renonce pas à ses premiers biens, et qu'après avoir ajouté la raison aux sens, elle n'abandonne pas les sens. La vigne a besoin de culture, et si cette culture, dont l'objet est de maintenir toutes les parties de la vigne dans le meilleur état possible (car il nous est permis aussi bien qu'à vous de faire des fictions, pour mieux éclaircir les choses), si, dis-je, cet art de cultiver la vigne appartenait tout à coup à la vigne elle-même, cette nouvelle partie voudrait, je crois, tout ce qui pourrait servir à bien entretenir la vigne comme auparavant; et néanmoins elle se préférerait à toutes les autres parties de la plante, jugeant qu'il n'est rien dans la vigne de si excellent qu'elle. De la même sorte, tant qu'il n'y a encore que les sens qui soient unis à la nature de l'homme, ils ont soin de la conserver en se conservant eux-mêmes. Dès que la raison survient, comme elle porte avec elle des titres incomparables de souveraineté, tout ce que la nature avait mis d'abord en l'homme devient soumis à son empire; mais, reine prévoyante, c'est en veillant à la conservation de tous ces biens naturels, qu'elle gouverne la vie humaine. Je ne puis donc assez m'étonner de l'inconséquence des Stoïciens. Ils disent que l'impulsion naturelle qu'ils nomment g-hormehn, que le devoir, et la vertu elle-même, servent à conserver en nous ce qui est conforme à la nature; ensuite, quand ils veulent arriver au souverain bien, ils oublient tout ce qu'ils ont dit, et nous donnent deux ouvrages au lieu d'un, prendre simplement telles choses, en rechercher telles autres, au lieu de soumettre toutes nos actions à une seule et même règle.

[4,15] XV. Mais, dites-vous, il est impossible de fonder la vertu sur la nature, si ce qui est étranger à la vertu peut contribuer au bonheur de la vie. C'est tout le contraire; il n'y a plus de moyen d'établir la vertu, si tout ce qu'elle doit choisir ou rejeter ne se rapporte à une même fin suprême. Car si nous venons à négliger les vœux de la nature, nous tomberons dans les rêves et dans les folies d'Ariston, et nous oublierons quels principes nous avons donnés à la vertu. Si nous ne méprisons pas ces vœux et que cependant nous ne les rapportions pas à l'objet du souverain bien, nous ne serons guère éloignés de la frivolité d'Hérille. Il faudra que nous nous proposions deux sortes de vie, puisqu'il établit deux fins dernières des biens, qui, pour être véritables, ne devraient en composer qu'une seule. Mais voilà que ces deux ordres de biens sont séparés de telle sorte, qu'entre les uns et les autres on ne laisse plus aucun lien : je ne connais rien de plus déplorable. Car certainement la vérité est en contradiction avec vos maximes; et il ne saurait y avoir de vertu, si elle ne répond à tous les premiers vœux de la nature, et ne les regarde tous comme se rapportant au souverain bien. La vertu n'est pas faite pour mutiler la nature, mais pour la conserver; et cependant, selon vous, elle ne prend soin que d'une partie de nous-mêmes, et abandonne l'autre. Que si notre humaine condition pouvait prendre la parole, elle nous dirait certainement : que le premier mobile de ses désirs a été de conserver l'homme dans l'état où la nature l'a fait naître, mais qu'alors le principal vœu de la nature n'était pas encore bien éclairci. Éclaircissons-le donc. Qu'y trouverons-nous, si ce n'est qu'il ne faut négliger aucune partie de notre être? s'il n'y a rien en nous que la raison, il ne faut mettre le souverain bien que dans la vertu. Mais si nous avons de plus un corps, cette lumière portée sur les voeux de la nature, aura-t-elle pour résultat l'abandon de ce qui auparavant partageait nos soins? est-ce donc vivre conformément à la na- ture que de s'écarter d'elle? semblables à ces philosophes qui, des perceptions des sens s'élevant à des conceptions plus nobles et plus divines, abandonnèrent bientôt les sens, vos Stoïciens, quand les vœux de la nature leur ont fait connaître la beauté de la vertu , méprisent tout à coup les sources de cette précieuse connaissance, ne prenant pas garde que les secrètes impulsions de notre nature ont une telle portée, qu'elles embrassent depuis nos premiers désirs jusqu'à la fin dernière de nos actions; et ne comprenant pas qu'en les négligeant ils détruisent le fondement des excellentes choses qu'ils prétendent établir.

[4,16] XVI. C'est pourquoi il me semble que tous ceux qui font consister le souverain bien à vivre honnêtement, se sont trompés, les uns plus, les autres moins; Pyrrhon plus qu'aucun autre, lui qui, en dehors de la vertu, ne laisse absolument rien qu'on puisse désirer; ensuite Ariston, qui, n'osant pas aller jusqu'à cette extrémité, admet une impulsion secondaire qui porte le sage à désirer les avantages naturels, suivant qu'ils frappent son esprit, ou s'offrent à lui dans la carrière. Et véritablement, il est plus raisonnable que Pyrrhon, en ce que du moins il admet quelque espèce de désir; mais il l'est moins que tous les autres, en ce qu'il s'est entièrement écarté de la nature. Les Stoïciens qui mettent le souverain bien uniquement dans la vertu, ressemblent beaucoup par là à ces deux philosophes, mais ils valent mieux que Pyrrhon, en ce qu'ils remontent à la source du devoir; et ils sont plus sensés qu'Ariston, en ce qu'ils n'admettent point que la règle de nos désirs soit le hasard. Cependant, lorsqu'ils ne rattachent pas au souverain bien les choses conformes à la nature, et qui, de leur aveu même, méritent d'être choisies, ils s'éloignent de la nature, et rentrent dans la compagnie d'Ariston. Celui-ci imagine je ne sais quels désirs fortuits ; votre école admet les premières impulsions de la nature, mais elle les sépare du souverain bien et de notre but suprême; quand elle les reconnaît et convient qu'elles peuvent régler les choix du sage, il semble qu'elle suive la nature; mais lorsqu'elle prétend que l'objet de ces voeux ne contribue en rien au bonheur, elle abandonne la nature tout de nouveau. Jusqu'ici je n'ai rien dit que pour marquer le peu de sujet que Zénon avait eu de secouer l'autorité des anciens. Passons maintenant au reste ; si ce n'est, Caton, que vous avez quelque chose à répondre, ou que vous trouviez que j'aie déjà trop parlé. - Ni l'un ni l'autre, me dit-il; car je suis bien aise que vous acheviez ce que vous avez à dire; et vous ne sauriez jamais parler trop longtemps à mon gré. - J'en suis ravi, lui dis-je; et que pourrais-je avoir de plus à souhaiter que de m'entretenir de la vertu avec Caton, le modèle de toutes les vertus? Mais en premier lieu remarquez, s'il vous plaît, que la maxime mère de tout votre système , « qu'il n'y a rien de bien que ce qui est honnête, et que c'est à vivre honnêtement que consiste la souveraine félicité de la vie, » vous est commune avec tous ceux qui mettent le souverain bien uniquement dans la vertu; et ce que vous dites, qu'il ne peut y avoir de vertu, si on attache le moindre prix à ce qui n'est pas l'honnête, ceux que j'ai nommés tout à l'heure le disent comme vous. Il me semble donc que dans la controverse que Zénon soutint contre Polémon, de qui il avait reçu le dogme des premières impulsions de la nature, il eût beaucoup mieux fait, partant des mêmes principes que son maître, de signaler le premier point où il se voyait arrêté, et d'où leur contestation devait naître, que d'employer contre son propre sentiment les termes et les maximes de ceux qui ne voulaient pas même que leurs souverains biens fussent provenus de la nature.

[4,17] XVII. Je n'approuve pas non plus que les Stoïciens, après avoir dit, comme ils font, que le seul bien c'est l'honnête, déclarent ensuite qu'il faut admettre des mobiles d'actions conformes à la nature et en harmonie avec elle, afin que l'art de les bien choisir donne naissance à la vertu. Car il ne fallait pas faire résider la vertu dans cet art de bien choisir, pour arriver à cette contradiction, que le souverain bien eût encore besoin d'acquérir autre chose que lui. Il faut en effet que ce qui est à prendre, à choisir ou à désirer, soit tellement compris dans telle somme parfaite de biens, que celui qui la possède, n'ait plus rien à souhaiter. Voyez comme ceux qui font tout consister dans la volupté, sont éclairés sur ce qu'ils ont à faire ou à ne pas faire. On sait infailliblement à quoi tendent toutes leurs actions, ce qu'ils se proposent de suivre ou d'éviter. Que le souverain bien soit celui que je soutiens maintenant, on voit aussitôt quels seront les devoirs et les mobiles de l'homme. Mais vous qui ne vous proposez uniquement que ce qui est droit et honnête, vous ne sauriez dire d'où vous tirez le principe de tout ce que vous faites; et vous n'êtes pas moins embarrassés là-dessus que ceux dont la devise est de suivre tout ce qui leur vient dans l'esprit et se présente à eux; c'est alors que vous revenez à la nature. Mais elle vous répondra fort justement que c'est une grave erreur de lui demander à elle les principes de nos actions, et de chercher ailleurs le souverain bien; que ces principes et le bien suprême sont intimement unis. Elle dira que, de même qu'on a rejeté l'opinion d'Ariston qui niait la différence naturelle des choses, et soutenait qu'il n'y a au monde d'autre distinction à établir qu'entre les vertus et les vices, de même Zénon s'est trompé en prétendant que rien ne peut servir, même dans la plus faible mesure, à acquérir le souverain bien, si ce n'est la vertu seule; qu'il s'est contredit en refusant toute influence sur le bonheur aux avantages naturels, et en affirmant toutefois qu'il y a en eux je ne sais quel mérite qui porte à les désirer; comme si le désir qu'ils inspirent n'avait pas un rapport nécessaire à l'acquisition du souverain bien! Quoi de moins conséquent que cette maxime des Stoïciens, qu'après être parvenus à reconnaitre le souverain bien, ils retournent à la nature pour prendre d'elle le principe des actions et le fondement du devoir? Car ce n'est point ce que nous faisons qui nous porte à désirer les biens naturels; ce sont au contraire les biens naturels qui excitent d'abord nos désirs, ensuite nos actions.

[4,18] XVIII. Je viens maintenant à vos conclusions vives et courtes, comme vous les nommez; et premièrement à cet argument si court, que rien ne peut l'être davantage : « Tout ce qui est bien est louable; tout ce qui est louable est honnête; donc tout ce qui est bien est honnête. » Voilà un poignard à lame de plomb! Croyez-vous donc que quelqu'un vous accordera votre première proposition? Et si on vous l'accorde, qu'est-il besoin d'un argument en forme? Car si tout ce qui est bien est louable, incontestablement il est honnête. Mais qui vous accordera ce premier point, hormis peut-être Pyrrhon, Ariston, ou leurs semblables, que vous n'approuvez pas? PourAristote, Xénocrate, et tous ceux de la même école, ils ne vous l'accorderont jamais, eux qui mettent la santé, les forces, les richesses, la gloire et tant d'autres avantages au nombre des biens, mais qui ne disent pas que ce soient des choses louables. Il est vrai que s'ils ne font pas consister le souverain bien dans la vertu seule, ils mettent cependant la vertu fort au-dessus de tous les autres biens. Que feront donc, à votre avis, ceux qui ne comprennent point la vertu dans le souverain bien, comme Épicure, Hiéronyme et ceux encore qui soutiennent l'opinion de Carnéade? Et comment enfin, Calliphon et Diodore vous accorderaient-ils votre principe, eux qui ajoutent à l'honnêteté des biens d'une tout autre espèce? Vous voyez donc, Caton, qu'en prenant pour accordé ce qui ne l'est pas, il vous est aisé d'en tirer telle conséquence qu'il vous plait. J'en dis autant du sorite que vous faites (quoique ce soit une sorte d'argument que vous n'approuviez guère) : « Tout ce qui est bien est désirable ; tout ce qui est désirable est à rechercher ; tout ce qui est à rechercher est louable, » et le reste de la gradation; mais je m'arrête à ce terme, et je déclare que personne non plus ne vous accordera que tout ce qui est à rechercher soit louable. C'est encore un de vos arguments, qui ne conclut rien, et qui est émoussé et sans force, que l'on peut se glorifier d'une vie heureuse, ce que l'on ne ferait jamais à bon droit si elle n'était honnête. Zénon invoque ici un principe qui lui sera accordé par Polémon, par son maître et par tous ceux de la même école, et généralement par les philosophes qui préfèrent la vertu à toutes choses, mais qui ne laissent pas de lui donner quelque auxiliaire pour accomplir le souverain bien. Car si la vertu mérite qu'on s'en glorifie comme elle le mérite en effet, si elle l'emporte sur tout au monde plus qu'on ne peut dire, il pourra bien se faire que l'homme doué seulement de la vertu et manquant des autres biens, soit heureux, mais on ne vous accordera pas pour cela que la vertu seule doive être mise au rang des biens. Quant à ceux qui ne comprennent point la vertu dans le souverain bien, ils ne conviendront peut-être pas qu'on puisse à bon droit se glorifier d'une vie heureuse, quoiqu'ils ne laissent pas de se glorifier quelquefois de leurs voluptés.

[4,19] XIX. Vous voyez donc que vous raisonnez sur des principes ou qu'on ne vous accorde point, ou qui ne peuvent vous servir, s'ils vous sont accordés. En entendant tous ces arguments, je ne puis me défendre de croire qu'il serait bien plus digne de la philosophie, et de nous surtout, dans cette recherche du souverain bien, de nous attacher à réformer non pas des termes, mais notre vie, notre conduite et nos sentiments. Quel est l'homme, dites-moi, que ces conclusions courtes et vives, qui vous plaisent tant, feront changer d'opinion? On est attentif, on a le plus vif désir d'apprendre pourquoi la douleur n'est pas un mal; qu'enseignez-vous? que c'est une chose dure, fâcheuse, contraire à la nature, difficile à supporter que de souffrir; mais que la douleur ne renfermant en elle ni fraude, ni improbité, ni malice, ni rien de déshonnête et de honteux, ce n'est point un mal. Si après avoir entendu cette réponse on ne se met point à rire, du moins ne s'en retournera-t-on pas plus ferme qu'auparavant contre les attaques de la douleur. Et cependant vous soutenez que l'on ne peut avoir l'âme forte, si l'on croit que la douleur est un mal. Mais comment pourra-t-on l'avoir plus forte, tant que l'on croira, ce que vous accordez vous-même, que la douleur est une chose fâcheuse et à peine supportable? C'est la chose en elle-même, et non pas ce qu'on en dit, qui rend l'homme faible. Vous prétendez qu'on ne peut changer une seule lettre de votre doctrine, sans qu'à l'heure même elle ne s'écroule toute. Trouvez-vous donc que je n'y change qu'une lettre ou bien des pages entières? Mais quand nos Stoïciens auraient aussi bien observé l'ordre des choses que vous le dites, et que tout serait admirablement lié dans leur doctrine, à quoi sert cette belle conséquence, si le fondement est vicieux? Zénon s'est écarté de la nature dès les premiers pas. Après avoir établi le souverain bien dans l'excellence de l'esprit, que nous appelons la vertu; après avoir dit qu'il n'y a rien de bien que ce qui est honnête; et que la vertu est impossible, si en dehors d'elle les choses sont meilleures ou pires les unes que les autres; il est vrai que dans la suite de la doctrine nous le trouvons très fidèle à ces principes. Vous avez raison ; je ne puis le nier. Mais les conséquences sont si fausses, que de toute nécessité les principes d'où elles sont sorties ne peuvent être vrais. Car vous savez que les Dialecticiens nous apprennent que si une conséquence bien tirée est fausse, le principe est nécessairement faux. Voici le raisonnement qu'ils font; il est incontestable et tellement évident qu'ils croient inutile de l'appuyer de preuves : « Si cela est, ceci est nécessairement; or ceci n'est pas, donc cela n'est pas non plus. » Ainsi, en détruisant vos conséquences, on ruine vos principes. Vous êtes conduits à déclarer : « Que tous ceux qui n'ont pas la sagesse sont également misérables; que tous les sages sont extrêmement heureux; que toutes les bonnes actions sont de même mérite; tous les péchés égaux ; » toutes propositions qui au premier coup d'oeil sont magnifiques, mais qui tombent dès qu'on les examine de près. Le sens commun et la nature y répugnent; la vérité elle-même réclame en quelque sorte contre le niveau absolu imposé aux choses par Zénon.

[4,20] XX. Alors votre Phénicien (car vous savez que ceux de Citium, vos clients, sont originaires de Phénicie), voyant qu'il ne pouvait gagner sa cause, parce que la nature même luttait contre lui, commença à donner un nouveau tour à ses expressions; et d'abord il consentit à ce que ces choses que nous croyons des biens, fussent regardées comme étant propres et convenables à la nature, et en harmonie avec elle; bientôt il reconnaît que le sage, c'est-à-dire, l'homme souverainement heureux, serait encore plus favorisé, s'il avait ce que lui, Zénon, n'ose appeler des biens, mais qu'il avoue être des convenances de la nature; enfin il déclare que Platon, s'il n'avait pas eu la sagesse, n'aurait pas été dans la même condition que Denys le Tyran; que celui-ci, qui devait désespérer de la sagesse, n'avait rien de mieux à faire que de mourir; mais que pour Pluton, à qui un si bel espoir était permis, la raison lui conseillait de vivre. Il disait aussi, que des fautes les unes sont tolérables, les autres, non; parce que les unes transgressent un plus grand nombre des devoirs de la vie, et les autres un moindre; que parmi les insensés, il en est qui ne peuvent jamais devenir sages, d'autres qui atteindraient à la sagesse, s'ils y employaient leurs efforts. Ainsi donc, il parlait autrement que tout le monde, en pensant comme le reste des hommes. Il n'attachait pas moins de prix à ces avantages auxquels il refusait le titre de biens, que ceux qui le leur accordaient. Qu'a-t-il donc prétendu en changeant les dénominations des choses? Encore s'il avait rabattu quelque peu de leur valeur, et s'il en avait fait moins d'estime que les Péripatéticiens, il aurait montré que non seulement il parlait, mais qu'il pensait encore autrement qu'eux. Parlons maintenant du bonheur; car c'est à lui qu'il faut tout rapporter; qu'en disent les Stoïciens? Ils prétendent que le bonheur ne consiste pas dans la possession de tout ce que la nature désire, mais dans la seule vertu. Comme dans toute dispute il s'agit ou de la chose qui est en question, ou du nom qu'on lui donne, la controverse tombe également sur l'une et sur l'autre, si l'on méconnaît la chose, ou qu'on lui donne une fausse dénomination. Mais si aucune sorte d'erreur n'a été admise, il faut alors avoir soin de se servir des termes les plus usités, les plus propres, et qui peuvent le mieux faire entendre ce que l'on veut dire. Mais si les anciens ne se sont point trompés sur les choses, peut on douter qu'ils ne se soient servis d'expressions plus intelligibles? Voyons donc leurs opinions; nous reviendrons ensuite à ce qui regarde les termes.

[4,21] XXI. Ils disent que les désirs sont excités dans l'esprit, quand quelque chose lui paraît être selon la nature; et que tout ce qui est selon la nature est digne d'estime, à proportion de ce que chaque chose en mérite par sa valeur naturelle. Qu'entre les choses conformes à la nature, celles qui ne sont ni honnêtes ni louables, n'excitent en aucune façon le désir dont je viens de parler; celles au contraire qui provoquent le plaisir chez tous les êtres animés, mais sont en même temps réglées par la raison de l'homme, se présentent en grande partie comme convenables, et de plus comme honnêtes, belles et louables. Les premières qu'ils appellent naturelles, venant se joindre à celles qui sont honnêtes, composent et accomplissent le bonheur. De tous ces avantages naturels, dont les philosophes qui les nomment des biens ne font pas plus d'estime que Zénon qui leur refuse ce titre, le plus excellent de beaucoup, est celui qui est honnête et louable. Cependant s'il faut choisir entre deux choses honnêtes dont l'une est en compagnie de la santé, et l'autre de la maladie; on ne peut douter du choix vers lequel notre nature nous portera. Mais dans leur opinion le pouvoir de la vertu est si grand, elle a une telle supériorité et une telle excellence, qu'il n'est au monde ni récompenses ni supplices assez puissants pour détourner le sage de ce qu'il sait être juste. D'un autre côté il n'est ni revers, ni tourments, ni malheurs dont ne puissent triompher les vertus que la nature a mises en germes dans toutes les âmes; non pas que ce triomphe soit facile et cette lutte méprisable, car alors où serait le prix de la vertu? mais pour que nous entendions que ce ne sont pas tous les biens secondaires qui composent la pièce la plus importante du bonheur ou du malheur de la vie. En résumé, les choses que Zénon appelle estimables, acceptables et propres à la nature, les Péripatéticiens les nomment des biens; ils appellent vie heureuse celle qui contient la plupart ou les plus considérables des biens; Zénon n'appelle bien que ce qui mérite par lui-même et par sa propre excellence d'être recherché, et il dit que le bonheur est uniquement dans la vertu.

[4,22] XXII. S'il n'est question ici que des choses, vous voyez, Caton, qu'il n'y a aucun sujet de discussion entre vous et moi; car nous avons absolument les mêmes sentiments aux termes près. C'est ce que Zénon a parfaitement vu lui-même; mais il y avait pour lui de la joie et de l'orgueil à employer ces expressions magnifiques. Que s'il pensait effectivement comme il parle, quelle différence y aurait-il entre lui et Pyrrhon ou Ariston? et s'il n'approuvait pas leur doctrine, pourquoi tenir un autre langage que ceux dont il partageait les sentiments? Que dis-je? si les Platoniciens et tous ceux de la même école pouvaient revivre et venaient vous dire : « Lorsque nous avons appris, M. Caton, que vous cultiviez la philosophie avec une ardeur extrême, que vous étiez un parfait homme de bien, le plus équitable des juges, le plus religieux des témoins, nous avons été fort surpris de savoir que vous nous ayez préféré les Stoïciens dont les sentiments sur les biens et les maux, sont ceux que Zénon leur maître a reçus de Polémon que vous voyez au milieu de nous, et dont le langage nouveau, au premier abord excite l'admiration, mais, après examen, provoque le rire. Si vous pensez comme nous, pourquoi ne pas vous servir des termes naturels et propres? Si l'autorité des noms glorieux avait du pouvoir sur votre esprit, d'où vient qu'à nous tous et à Platon lui-même vous préférez je ne sais quel novateur? Vous surtout qui aviez de légitimes espérances de devenir le premier citoyen de la république, et qui auriez pu recevoir de nous d'excellentes instructions pour l'administrer d'une manière digne de vous. Car nous avons traité avec un soin particulier de la politique, et prodigué sur ce sujet enseignement et préceptes; nous avons marqué les principes, les constitutions, le développement naturel de tous les genres de gouvernement; lois, institutions, mœurs, nous n'avons rien négligé ! Et quant à l'éloquence, qui est d'un si grand ornement aux chefs de l'Etat, et en laquelle nous avons ouï dire que vous excelliez, combien n'auriez-vous pas trouvé de secours et de modèles dans nos écrits? » Si ces grands hommes vous parlaient de cette sorte, que pourriez-vous leur répondre? - Je vous prierais, me dit-il, vous qui avez fait le discours pour eux, de faire aussi pour moi la réponse, ou plutôt je vous demanderais un peu de temps pour la leur adresser moi-même, si je n'aimais beaucoup mieux vous entendre maintenant, et leur répondre plus tard en même temps qu'à vous.

[4,23] XXIII. Mais, Caton, si vous vouliez dire la vérité, voici, je crois, ce que vous répondriez Que vous n'avez garde de n'estimer pas des hommes de tant de génie et d'autorité; mais que le temps reculé où ils vivaient les avait empêchés de bien connaître ce que les Stoïciens depuis ont parfaitement démêlé; que les maximes de ces derniers sont beaucoup plus graves et plus fortes, et qu'ils ont parlé avec plus de pénétration et de justesse; que les premiers ils ont dit que la santé n'est pas à rechercher, mais qu'il est permis de la choisir, non pas véritablement comme un bien, mais comme n'étant pas indigne de toute estime; quoique au fond, ceux qui l'appellent un bien, n'y aient pas attaché plus de prix. Que vous n'avez pu souffrir que ces philosophes, ces anciens à la longue barbe, comme nous le disons de nos aïeux, aient cru que si un homme sage et vertueux était de plus en bonne santé, qu'il eût une bonne réputation et qu'il fût riche, il mènerait une vie plus souhaitable et plus digne d'estime que celui qui avec autant de vertus serait accablé de toutes sortes de maux comme l'Alcméon d'Ennius, « En proie aux douleurs, exilé, sans pain.» Ils ont parlé en hommes peu éclairés, quand ils ont dit que la vie du premier était préférable, meilleure et plus heureuse. Les Stoïciens déclarent au contraire qu'une telle existence est seulement à préférer, non pas qu'elle soit au fond plus heureuse, mais parce qu'elle est plus conforme à la nature. Ils ajoutent que tous ceux qui n'ont pas la sagesse sont également misérables. Voilà ce que les Stoïciens ont bien vu, tandis que leurs devanciers n'avaient pas découvert que des gens souillés de crimes et de parricides n'étaient pas pourtant plus malheureux que ceux qui, menant d'ailleurs une vie irréprochable, n'auraient pas encore atteint une sagesse parfaite. Ici, Caton, vous avez allégué des comparaisons dont votre école se sert ordinairement; et qui sont les plus fausses du monde. Qui ignore, dites-vous, que de plusieurs gens qui se noient et veulent se sauver, ceux qui approchent le plus de la surface de l'eau sont plus près de respirer que les autres? Comme cependant en réalité ils ne respirent pas plus que ceux qui sont au fond, de même on n'est pas plus avancé pour avoir fait quelques progrès dans la vertu, tous ceux qui n'ont pas la parfaite sagesse, étant souverainement malheureux. Et comme les petits chiens sur le point de voir, sont encore aussi aveugles que ceux qui ne font que de naître, ainsi Platon, qui ne voyait pas encore la pure sagesse, était aussi aveugle des yeux de l'esprit que Phalaris.

[4,24] XXIV. Ces sortes de comparaisons-là, Caton, dans lesquelles le mal dont vous voulez vous tirer, est toujours le même, jusqu'à ce que vous soyez complètement dehors, sont toutes fausses. Certainement celui qui se noie ne peut respirer: qu'il ne soit hors de l'eau; et les petits chiens avant de commencer à voir sont aussi aveugles que s'ils devaient toujours l'être. Mais voici les comparaisons que l'on peut faire : Un homme a mal aux yeux, un autre a la fièvre; bien traités, ils se trouvent soulagés tous deux, l'un reprend chaque jour des forces, l'autre voit plus clair de jour en jour. Il en est de même de ceux qui travaillent à devenir vertueux; ils se corrigent de leurs vices, ils reviennent de leurs erreurs. A moins que vous ne pensiez que Tib. Gracchus le père qui ne songeait qu'à bien affermir la république ne fût pas plus heureux que son fils qui ne travaillait qu'à la ruiner. Et pourtant le père n'était pas encore parvenu à la parfaite sagesse; (qui donc y est parvenu? où? et quand?) mais ses guides étaient l'honneur et la gloire, et il avait fait beaucoup de progrès dans la vertu. Comparons Drusus votre aïeul avec C. Gracchus son contemporain. Toutes les plaies que celui-ci faisait à la république, l'autre s'appliquait à les guérir. Or s'il n'est rien qui rende les hommes si misérables que l'impiété et le crime, de telle sorte que tous ceux qui n'ont pas la sagesse soient misérables, comme ils le sont en effet; cependant il faut avouer que celui qui travaille au salut de sa patrie, ne peut être aussi misérable que celui qui travaille à la détruire. Le vice diminue donc à mesure que l'on fait quelques progrès dans la vertu. Vos philosophes admettent bien du progrès dans la vertu, mais de la diminution dans le vice, point. L'argument dont ils se servent pour prouver leur opinion est curieux. « Si une chose parfaite, disent-ils, peut recevoir augmentation, celle qui lui est opposée en peut recevoir aussi; or on ne peut rien ajouter à une vertu parfaite, donc le vice qui lui est opposé, ne peut non plus recevoir d'accroissement. » Est-ce là éclaircir le doute par l'évidence ou obscurcir l'évidence par le doute ? Ce qui est évident pour tout le monde, c'est qu'il y a des vices plus grands les uns que les autres; ce qu'il y a de douteux, c'est qu'on ne puisse rien ajouter à ce que vous appelez le souverain bien. Ainsi, au lieu de faire succéder la lumière à l'obscurité, vous vous efforcez de mettre l'obscurité à la place de la lumière. Mais je vais vous prendre au même piège où je vous ai déjà pris. Vous dites que tous les vices sont égaux et qu'on n'y peut rien ajouter, parce qu'on ne peut rien ajouter au souverain bien tel que vous l'établissez; et moi je dis qu'il est évident que les vices ne sont pas égaux, et que par conséquent il faut que vous changiez de souverain bien. Car nous ne pouvons abandonner ce principe, que lorsqu'une conséquence est fausse, la proposition sur laquelle elle est fondée est nécessairement fausse aussi.

[4,25] XXV. Mais quelle est la cause des embarras où Zénon se jette? L'ostentation et la gloriole d'établir un souverain bien. Car dès que l'on soutient qu'il n'y a d'autre bien que ce qui est honnête, dès lors il faut abandonner le soin de sa santé, négliger ses intérêts privés, laisser là les affaires publiques; plus de conduite, plus de conseils, plus de devoirs ; l'honnête lui-même, qui est tout pour vous, l'honnête vous échappe de toutes parts. C'est ce que Chrysippe a fort bien remarqué contre Ariston. Et voilà la difficulté qui a fait naître toutes ces façons de parler ambiguës et menteuses, comme le dit Attius. Car la sagesse n'ayant plus où mettre pied dès que les devoirs de la vie sont retranchés (et n'est-ce pas retrancher les devoirs que de supprimer les différences des choses, de rendre impossible le choix de l'esprit, et de soumettre tout dans le monde à un même niveau?) les Stoïciens, pour se tirer d'embarras, furent obligés de tenir un langage plus détestable encoreque celui d'Ariston. Au moins ce qu'il dit est franc, tandis que vos réponses sont pleines d'artifice. Demandez à Ariston si l'absence de la douleur, les richesses, la santé, sont des biens, il vous dira que non. Et leurs opposés sont-ils des maux? non plus. Faites ensuite les mêmes questions à Zénon, vous aurez absolument les mêmes réponses. Étonnés, nous leur demanderons à tous deux, comment il faudra se conduire dans la vie; si nous croyons qu'il n'importe pas que nous soyons malades ou en santé, que la douleur nous épargne ou nous accable, que nous puissions ou non nous défendre du froid et de la faim? Vous mènerez une existence superbe, dit Ariston; vous n'aurez qu'à faire tout ce qui vous viendra dans l'esprit, et jamais vous n'éprouverez ni tourments, ni désirs, ni craintes. Que dira Zénon? que ce sont là des monstruosités, et qu'on ne peut en aucune façon vivre de la sorte; mais qu'entre ce qui est honnéte et ce qui est honteux, il y a une si grande différence qu'on ne peut pas se l'imaginer, qu'entre tout le reste il n'y en a aucune. Ce n'est pas tout, écoutez le surplus, et empêchez-vous de rire si vous pouvez. Parmi toutes ces choses intermédiaires entre lesquelles il n'est aucune différence, il y eu a quelques-unes à choisir, d'autres à rejeter, d'autres encore à négliger complètement, de telle façon, que le sage voudra les unes, écartera les autres, et ne s'inquiètera nullement des dernières. - Mais vous venez de dire qu'entre les unes et les autres il n'y a aucune différence. - Je le répète, répondrez-vous; mais cela s'entend par rapport au vice et à la vertu.

[4,26] XXVI. Voilà bien une grande nouvelle! nous l'ignorions, sans doute? Mais écoutons encore. La santé, les richesses, l'absence de la douleur, je ne les appelle pas des biens, dit Zénon, mais, dans ma langue, je les nomme g-proehgmena (ce que nous pouvons traduire, élevées en dignité, ou plutôt préférables et principales, expressions plus supportables et plus douces); et l'indigence, la maladie, la douleur, je ne les appelle pas des maux, mais si vous le voulez, des choses à rejeter. C'est pourquoi je ne dis pas que je rejette les unes, mais que je les choisis, ni que je les désire, mais que je les accepte; je ne dis pas non plus que je fuis les autres, mais seulement que je les écarte. Que disent Aristote et les autres disciples de Platon? Qu'ils appellent biens tout ce qui est conforme à la nature, et maux tout ce qui y est contraire. Vous voyez donc que votre Zénon parle comme Ariston, quoiqu'il ne pense pas comme lui; et qu'il pense comme Aristote et les Platoniciens, quoiqu'il parle tout autrement qu'eux. Pourquoi donc, puisqu'il a les mêmes sentiments que nous, ne pas parler comme tout le monde? Que Zénon m'apprenne au moins en quoi je serai plus disposé à mépriser les richesses, si je vois seulement en elles des choses à préférer, que si je les mets au rang des biens; et comment je serai plus ferme contre la douleur, en disant que c'est une chose fâcheuse, difficile à supporter et contraire à la nature, qu'en disant que c'est un mal. Pison, notre ami, disait plaisamment en parlant aux Stoïciens : Vous niez que les richesses soient un bien, vous les appelez seulement des choses préférables, à quoi bon cela ? les hommes en deviennent-ils moins avares? Que si nous voulons ne regarder que les mots, d'abord préférable est un plus grand mot que bien. Qu'est-ce que cela fait à la chose? direz-vous. Cela n'y fait rien, je le veux; mais c'est du moins un terme plus emphatique. Pour le mot de bien, je ne sais pas trop d'où il est tiré, mais préférable, qui marque une supériorité reconnue sur d'autres choses, me semble un terme bien fort. Il disait donc que Zénon, en mettant les richesses parmi les choses à préférer, les traite plus avantageusement que ne fait Aristote en avouant que c'est un bien, mais un bien très médiocre, méprisable en comparaison de la vertu, et qui ne mérite pas qu'on le recherche vivement. Enfin, en examinant ainsi tous les nouveaux termes de votre école, il disait que les noms inventés par Zénon donnent plus d'attrait aux choses qu'il refuse d'appeler des biens et rendent plus repoussantes celles qu'il ne veut point nommer des maux. C'est ainsi que parlait Pison, cet homme excellent et qui avait, comme vous le savez, tant d'attachement pour vous. Je n'ai plus qu'un mot à ajouter et j'achève; car il serait trop long de répondre à tout ce que vous avez dit.

[4,27] XXVII. C'est de ce même jeu de paroles que vous viennent vos royaumes, vos commandements, vos richesses, et des richesses si grandes que tout ce qu'il y a dans le monde appartient au sage. De plus il n'y a que lui de beau, de libre et de citoyen, à ce que vous dites. Tous les défauts et toutes les misères accablent ceux qui n'ont pas la sagesse, et que vous appelez même des insensés. Voilà ce que vous nommez des paradoxes, nous, des choses merveilleuses. Qu'ont-elles pourtant de si merveilleux quand on les regarde de près? Je vais examiner avec vous ce que vous entendez par chaque mot, et nous n'aurons plus la moindre dispute ensemble. Vous dites que tous les péchés sont égaux. Je ne plaisanterai pas maintenant là-dessus, comme lorsque je plaidais contre vous pour Muréna que vous accusiez. Je parlais alors devant des ignorants; il fallait bien donner quelque chose à la multitude; aujourd'hui raisonnons en philosophes. Tous les péchés sont égaux. Comment cela? C'est, dites-vous, qu'il n'y a rien de plus honnête que ce qui est honnête, ni rien de plus honteux que ce qui est honteux. Ce n'est pas là une chose sans contestation, mais continuez et faites-nous voir par quel argument tout particulier vous démontrez l'égalité des fautes. Si, dans un instrument de musique, dit Zénon, toutes les cordes sont si mal montées qu'on n'en puisse tirer d'harmonie, toutes sont mal d'accord également; il en est de même des fautes ; comme chaque faute produit une dissonance morale, toutes sont pareillement discordantes, et partant toutes sont égales. Mais ici nous sommes dupes d'une ambiguïté de mots. Je veux que toutes les cordes d'un instrument soient mal d'accord, il ne s'ensuit pas qu'elles le soient toutes également. Ainsi votre comparaison ne sert de rien. Car encore que toutes les avarices soient également des avarices, il ne s'ensuit pas pour cela que toutes soient égales entre elles. Voici encore une autre de vos comparaisons qui ne prouve rien. Comme un pilote qui fait périr un vaisseau, pèche, dites-vous, également contre son art, que le vaisseau soit chargé de paille ou qu'il soit chargé d'or; ainsi, celui qui maltraite son esclave sans sujet pèche tout autant que celui qui outrage son père. Mais ne voyez-vous pas que la charge d'un navire n'a aucun rapport avec l'art de le gouverner? qu'il soit rempli d'or ou de paille, qu'est-ce que cela fait à l'habileté ou à la maladresse du pilote? Mais tout le monde sait et doit savoir combien il y a de disproportion entre un père et un esclave. Ainsi donc si dans le gouvernement d'un navire peu importe sur quel objet tombent les conséquences de la faute, dans l'accomplissement des devoirs de la vie, rien au contraire de plus important à considérer. Supposé pourtant que la négligence du pilote a fait périr le vaisseau, la faute est plus grande si le vaisseau était chargé d'or que s'il était chargé de paille, n'y ayant point d'art qui ne demande dans ceux qui le professent une certaine prudence, et une plus grande attention suivant les choses dont il s'agit; de sorte que, même dans l'exemple que vous proposez, la faute des deux côtés n'est pas égale.

[4,28] XXVIII. Ils insistent pourtant et ne se rebutent point. Comme toutes les fautes, disent-ils, viennent d'imbécillité et de légèreté, et que ces défauts-là sont égaux dans tous ceux qui n'ont pas la sagesse, il faut nécessairement que toutes les fautes qu'ils commettent soient égales. gomme si on demeurait d'accord avec eux que les vices sont égaux dans tous ceux qui n'ont pas la sagesse; et que l'on puisse reprocher la même imbécillité et la même légèreté à L. Tubulus et à P. Scévola qui le fit condamner; ou comme s'il n'y avait aucune différence à faire entre les choses dans lesquelles on manque; et que les fautes ne soient pas plus on moins grandes suivant que leurs objets et leurs conséquences sont plus ou moins considérables. Ainsi, car il est temps de finir, il me semble que vos Stoïciens ont principalement tort en ce qu'ils veulent qu'on leur accorde deux propositions toutes contraires. En effet, quoi de plus contradictoire que de soutenir qu'il n'est rien de bien que ce qui est honnête, lorsqu'on déclare en même temps que le désir des choses convenables à la vie a sa source dans la nature. Lorsqu'ils veulent être conséquents à leur première proposition, ils tombent dans les extravagances d'Ariston. Dès qu'ils les veulent éviter, ils soutiennent en effet les mêmes principes qu'Aristote; mais attachés à leurs termes, ils n'en veulent pas démordre; et pour ne se les pas laisser arracher l'un après l'autre, ils en deviennent plus hérissés, plus âpres et plus farouches dans leurs discours et dans leurs moeurs. Aussi Panétius, ne pouvant s'accommoder de leurs manières sauvages, ni approuver la dureté de leurs sentiments et la sécheresse de leurs discours épineux, était bien plus modéré qu'eux dans ses opinions et bien plus clair et plus intelligible dans tout ce qu'il disait; nous voyons même par des écrits qu'il avait toujours à la bouche Platon, Aristote, Xénocrate, Théophraste et Dicéarque, à la lecture desquels je crois de toutes les forces de ma conviction que vous devriez, vous aussi, consacrer sérieusement vos soins. Mais parce qu'il se fait tard, et qu'il faut que je retourne à ma campagne, en voilà assez pour à présent. Une autre fois et le plus souvent que nous pourrons, nous nous entretiendrons sur ce sujet. Pour moi, très volontiers, dit Caton, car que pourrions-nous faire de mieux? Mais je vous demande une chose, c'est que je puisse d'abord vous réfuter à mon tour. Souvenez-vous cependant que vous approuvez tout de nos Stoïciens, hormis les termes dont ils se servent; mais que de vos philosophes je n'approuve quoi que ce soit. C'est une pierre, lui dis-je, que vous jetez dans mon chemin ; mais nous nous reverrons. Là-dessus nous nous séparâmes.