Aristote : Physique

ARISTOTE

PHYSIQUE.

TOME UN : LIVRE I : DES PRINCIPES DE L'ÊTRE

Traduction française : BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.

 

 

 

I PLAN DES TOPIQUES.

LIVRE PREMIER.

DE LA DIALECTIQUE.

DES QUESTIONS DIALECTIQUES. — DES INSTRUMENTS DIALECTIQUES.

L'art de la dialectique a pour but d'enseigner à raisonner méthodiquement sur toute espèce de sujets, en se serrant de propositions simplement probables. C'est avec des propositions de ce genre que, des deux interlocuteurs, celui qui interroge attaque la thèse en discussion ; c'est aussi avec elles que celui qui répond se défend, en prenant bien garde de ne jamais se contredire lui-même. On sait ce qu'est le syllogisme ordinaire, indifférent, dans ses formes toujours les mêmes, au vrai  II  et au faux. On sait ce qu'est le syllogisme démonstratif, qui ne part jamais que de prémisses nécessaires. Le syllogisme dialectique se contente de prémisses qui n'ont pour elles que la probabilité. L'on doit regarder comme probable ce qui semble tel, soit à tous les hommes, soit au plus grand nombre, soit aux sages ; et parmi les sages, soit à tous, soit à la majorité, soit tout au moins aux plus illustres d'entre eux. Le syllogisme n'est pas même dialectique, il n'est que contentieux et sophistique, lorsque ses prémisses ne sont probables qu'en apparence, et qu'elles n'ont pas même en réalité ce premier degré de vraisemblance qui résulte de l'opinion vulgaire. Le syllogisme devient un paralogisme, lorsque, tout en empruntant ses principes à la matière même qu'on discute, il ne sait pas choisir ces principes, et ne prend dans le genre mis en Question que des principes faux.

La dialectique, du reste, tout imparfaits que sont ses moyens, ne laisse pas que d'être utile. Elle apprend, d'abord, à discuter dans l'un et l'autre sens ; puis, elle nous aide dans les simples conversations qu'amène la vie de chaque jour, où, sans aucun appareil régulier de discussion, les opinions ont cependant à se produire et à se défendre ; enfin, la dialectique petit servir à la III philosophie elle-même, parce qu'en agitant les questions comme elle le fait, dans les deux sens, elle met la vérité davantage en lumière; mais surtout, et le service est considérable, parce qu'une fois les principes atteints, la démonstration et la science n'ayant plus sur eux aucune prise, c'est la dialectique seule qui peut encore essayer de leur donner plus de clarté qu'ils n'en ont par eux-mêmes.

On ne veut point prétendre que la dialectique soit toujours à même de rendre de si complets services : tout ce qu'on peut exiger du dialecticien, c'est qu'il possédé parfaitement tous les détails de la méthode qui doit les rendre.

Dans toute discussion, on ne peut jamais que se proposer l'une des quatre questions suivantes : Quel est l'attribut propre du sujet? quelle est la définition du sujet? quel est le genre du sujet? quel est J'attribut accidentel du sujet? Il n'y a donc que quatre questions dialectiques ; et par conséquent aussi, quatre sortes de propositions, qui répondent une à une aux quatre questions. La proposition se prononce pour l'une des deux parties de la contradiction que la question laisse indécises. De plus, la proposition reste dans les prémisses; la question produit la conclusion. C'est donc avec les propositions qu'on fait les IV syllogismes ; mais c'est pour les questions qu'on les fait.

La définition est, comme on sait, l'explication essentielle de la chose, le défini pouvant, d'ailleurs, être représenté par un seul mot ou une phrase entière, tout comme la définition, ou les parties de la définition même. Le propre, et la définition n'est, à vrai dire, qu'une espèce de propre, est l'attribut qui, sans exprimer l'essence de la chose, n'appartient cependant qu'à la chose seule, et est, par suite, aussi étendu et pas plus étendu qu'elle, le propre pouvant être d'ailleurs absolu ou simplement relatif et temporaire. Le genre est l'attribut qui appartient essentiellement aux choses de même espèce. L'accident, enfin, qui n'est ni définition, ni propre, ni genre, est l'attribut qui peut être aussi bien que n'être pas au sujet.

On pourrait traiter ces quatre attributs dialectiques par une seule méthode; mais cette méthode unique serait obscure ; il vaut mieux instituer une méthode particulière pour chacun d'eux. L'usage de ces méthodes spéciales sera plus commode que ne le serait une méthode générale, qui prétendrait embrasser à elle seule les quatre questions.

On peut se convaincre que les questions dialectiques sont au nombre de quatre, ni plus ni V moins, d'abord, par l'induction, en prenant une à une les questions dialectiques, et en s'assurant, sur un certain nombre de cas, que ce sont elles qui s'appliquent uniquement aux objets indiqués. On peut, en outre, s'en convaincre par le syllogisme, et directement. En effet, tout attribut est égal, en extension, à son sujet, ou il lui est inégal. S'il lui est égal et essentiel, c'est une définition ; s'il lui est égal et non essentiel, c'est un propre. D'autre part, s'il lui est inégal et essentiel, c'est un genre, en comprenant .aussi la différence dans le genre ; enfin, s'il lui est inégal et non essentiel, c'est un accident. Il n'est pas possible de faire une cinquième supposition.

Quant aux sujets de ces attributs, ils sont toujours dans l'une des dix catégories : substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, situation, manière d'être, action ou passion. Quand le sujet et l'attribut sont dans la même catégorie, l'attribution est essentielle; sinon, elle n'est qu'accidentelle.

On voit, d'ailleurs, qu'une proposition, qu'une question n'est dialectique que quand elle peut être soutenue par des gens sensés. Si l'erreur est trop manifeste, elle n'est point dialectique, parce que personne ne consentirait à la défendre. Sans être probable, une proposition peut être dialec-  VI tique, si elle ressemble à une proposition probable; ou si, contredisant une proposition probable, elle est mise sous forme contraire; ou enfin, si elle a pour elle, dans une science spéciale, dans un art particulier, l'assentiment des habiles.

La proposition, ou question dialectique, peut avoir pour but de nous déterminer à fuir certaines choses, à en rechercher certaines autres. C'est un but tout pratique : témoin toutes les questions de morale. Parfois, son but est différent; elle se borne à nous faire savoir les choses : témoin les questions de physique et de logique. Morale, physique, logique, ce sont là, en effet, les trois ordres entre lesquels toutes les propositions se partagent, soit qu'on aborde le sujet directement, soit que, sans l'aborder immédiatement, on s'adresse à un autre , dont la connaissance est préalablement indispensable, et mène à celle du premier. La thèse est toujours une proposition paradoxale, qui doit avoir pour elle l'autorité de quelque grand nom en philosophie. On ne doit point d'ailleurs souffrir, même en dialectique, ces questions qui, par leur immoralité, réclament une sorte de châtiment, un blâme énergique; ni celles qui, par leur naïveté même, indiquent une lacune dans la sensibilité de celui qui les fait. VII Doit-on honorer les Dieux? Sur cette question d'un esprit dépravé, il n'y a point de discussion à établir. Il faut faire rougir l'interlocuteur qui la pose par le juste blâme dont on le châtie. La neige est-elle blanche? A cette question, il n'est qu'une réponse ; c'est de renvoyer celui qui la fait au témoignage de ses sens. Une question cesse aussi d'être dialectique quand elle est trop difficile , et qu'il ne faudrait pas moins, que toutes les ressources de la démonstration pour la bien traiter.

La dialectique peut, d'ailleurs, comme la science elle-même, faire usage, soit du syllogisme, soit de l'induction: celle-ci, plus claire, parce qu'elle est plus rapprochée des sens, plus accessible au vulgaire et plus persuasive ; celui-là, plus puissant auprès des esprits éclairés, et plus fort dans la réfutation.

A côté des quatre questions que la dialectique se pose, elle emploie quatre procédés pour arriver à les résoudre, et ces procédés sont ce qu'on pourrait appeler ses instruments. Savoir choisir les propositions convenables ; connaître les divers sens que les mots peuvent offrir; discerner les différences des choses ; enfin, discerner les ressemblances : tels sont les quatre moyens par lesquels la dialectique arrive à son but. Le premier VIII est le plus important de tous ; les trois autres ne sont que secondaires.

Les propositions à choisir sont les propositions probables, qu'on reconnaît aux caractères indiqués plus haut; ce sont aussi les propositions Traies, qui ne sont pas exclues de la dialectique, bien qu'elles n'y soient pas indispensables. Ces opinions probables doivent être recueillies, d'abord, dans les discussions des hommes distingués ; elles doivent être extraites aussi avec soin de leurs ouvrages; et il faut savoir les classer avec ordre et clarté, suivant la nature diverse des sujets sur lesquels elles portent : morale, logique et physique.

En signalant les divers sens des mots, il faut aussi en donner les motifs et signaler les causes auxquelles ils tiennent. Ainsi, les opposés, dans toutes leurs nuances, contraires, contradictoires, privatifs et possessifs, relatifs, etc. ; ainsi, les conjugués, les genres, les définitions; ainsi même, la comparaison, pourront fort bien donner lieu à des homonymes, dont il importe de se rendre compte sous toutes les faces.

On peut discerner des différences entre les choses, soit dans un même genre, et c'est là qu'elles sont le moins faciles à reconnaître, à cause de la proximité même où elles sont, soit dans des IX genres différents, voisins ou éloignés les uns des autres.

Enfin, les ressemblances sont surtout à rechercher dans les genres distincts, parce qu'on les y découvre moins aisément ; ce qui ne veut pas dire qu'on ne puisse aussi en trouver dans un même genre.

L'emploi des trois derniers instruments dialectiques est utile pour apprendre plus clairement, à l'interlocuteur qui répond le sujet qu'il défend, et à l'interlocuteur qui interroge, l'objet véritable de ses attaques, qui doivent porter, non sur le mot, mais sur la chose même. A tous deux, il leur enseigne à ne point se perdre dans des paralogismes purement verbaux, à ne point s'arrêter à des discussions sans importance, plus convenables au sophiste qu'au dialecticien. L'un et l'autre, ils discerneront mieux ainsi la véritable essence des choses, et ils sauront établir alors leurs inductions, leurs syllogismes et leurs définitions, sur des bases plus solides.

Tel est donc le domaine de la dialectique; tel est son but; telles sont les questions qu'elle se pose; tels sont les procédés qu'elle emploie; telle est, en un mot, sa méthode. Voici maintenant les lieux d'où elle tire les solutions générales qu'elle applique à chaque question :

X LIVRE SECOND.

LIEUX COMMUNS DE L'ACCIDENT.

L'accident étant le plus ordinaire des attributs dialectiques, c'est de lui qu'il faut d'abord s'occuper. Le premier lieu consiste à bien distinguer l'accident des autres attributs dialectiques, et surtout à ne pas le confondre avec le genre, qu'on prend trop souvent pour lui. Et c'est ici, surtout, qu'il faudra se défendre de parler, comme le vulgaire le fait, avec peu de justesse et de discernement. Il faudra s'énoncer comme s'énoncent les habiles et les sages. L'homonymie pourra causer des méprises, soit qu'elle échappe à l'interlocuteur, soit que, découverte par lui, elle puisse fausser, particulièrement ou universellement, l'un des sens ou tous les sens du sujet en discussion. L'alternative peut d'ailleurs porter, non pas seulement sur un mot, mais sur une proposition tout entière. On peut profiter aussi du rapport des mots pour substituer un mot plus commode à un autre qui embarrasse davantage, soit pour attaquer, soit pour soutenir la thèse, Pour apprendre à ne point confondre l'accident avec le genre, on XI peut étudier quels sont, au vrai, les rapports de l'espèce au genre, du genre à l'espèce, et se rendre compte, par là, des rapports que l'accident soutient avec l'un et avec l'autre. Quand la discussion engagée, pour défendre ou combattre l'accident, n'offre pas tous les arguments qu'on désire, il faut savoir faire passer l'interlocuteur à un sujet voisin, mais différent, pour lequel on aura des arguments en abondance à lui opposer. C'est un procédé, il faut le dire, qui convient beaucoup plus au sophiste qu'au dialecticien; mais, pourvu que le déplacement de la discussion semble nécessaire, et souvent il le paraît, la dialectique peut en faire loyalement usage. Si elle a recours à cette ressource, c'est ordinairement dans les cas où l'interlocuteur ne sait pas accorder les propositions absolument indispensables à la discussion où il s'est engagé. Il faut aussi, pour ne pas confondre l'accident avec tout autre attribut, bien savoir ce qu'on doit entendre par accident, et les divers modes suivant lesquels l'accident peut être au sujet. Parfois, l'interlocuteur pousse l'ignorance sur ce point jusqu'à faire du sujet l'accident même du sujet, sous une autre nom, il est vrai, mais parce qu'il ne voit pas que ce nouveau mot signifie la même chose absolument que celui dont il le fait l'accident. Les XII combinaisons des contraires, bien observées, peuvent apprendre aussi dans quel cas l'accident peut ou ne peut pas être au sujet. Ainsi, quand le contraire de l'accident est actuellement au sujet, l'accident ne peut être au sujet actuellement, puisque les contraires ne sont jamais simultanés, etc. Il suffit que l'accident entraîne à sa suite quelque conséquent contraire au sujet pour qu'il ne puisse pas être au sujet. Bien plus, si le contraire de l'accident ne peut être au sujet, l'accident lui-même ne pourra point y être non plus ; car tout sujet est susceptible des contraires. On peut encore s'éclairer sur la fausseté ou la justesse de l'accident attribué, en consultant les règles qui président à la consécution des opposés, soit contradictoires, soit contraires, soit relatifs, etc. ; à la consécution des conjugués et des cas ; et, enfin, en consultant les rapports que soutiennent toujours entre elles la production et la destruction des choses, la naissance et la perte. Ainsi, la chose est bonne, si la production en est bonne, si la destruction en est mauvaise ; elle est mauvaise, si la production en est mauvaise, si la destruction en est bonne. Ici, consécution directe ; là, consécution renversée, etc. L'accident, d'ailleurs, doit toujours suivre les diverses phases d'intensité ou de rémission par lesquelles passe XIII son sujet ; bien entendu qu'il s'agit d'un seul accident pour un seul sujet. Si un même accident s'applique à deux sujets, et qu'il ne soit pas à celui auquel il semble être le plus, à plus forte raison ne sera-t-il point à celui auquel il semble être le moins ; à l'inverse, s'il est à celui auquel il semble être le moins, à plus forte raison sera-t-il à celui à qui il semble être le plus. Raisonnements analogues, si deux accidents sont à un seul et même sujet, et que l'un des accidents soit plus et l'autre moins au sujet; ou, si deux accidents sont à deux sujets avec les mêmes conditions. L'accident ajouté au sujet, et lui communiquant une qualité, ou augmentant une qualité qui est dans ce sujet, a nécessairement aussi cette qualité. Si l'accident est plus ou moins au sujet, on doit dire aussi qu'il y est absolument parlant. Enfin, quand un accident est au sujet avec une condition quelconque, une restriction de temps, de relation, etc., on doit pouvoir dire aussi qu'il y est absolument, quoique ce lieu puisse donner matière à bien des objections.

Tels sont les lieux principaux de l'accident considéré d'une manière absolue, universelle. Mais l'accident peut être, non plus en soi, mais comparativement à quelqu'autre ; il peut, en outre, être particulier.

XIV LIVRE TROISIÈME.

SUITE DES LIEUX COMMUNS DE L'ACCIDENT.

La comparaison doit toujours s'établir entre des accidents rapprochés les uns des autres et presque semblables. S'ils sont fort éloignés, les différences sont de toute évidence, la supériorité de l'un Sur l'autre est incontestable, et la discussion n'a point à s'en occuper. Ainsi, un accident, une chose est préférable à une autre, quand c'est un bien plus durable, moins passager; quand elle a pour elle l'assentiment, l'opinion générale ou celle des sages ; quand elle est désirable en soi, et que l'autre n'est désirable qu'en vue d'une chose différente ; quand elle produit directement de bons effets, au lieu dé ne les produire que médiatement par une autre ; quand elle est absolument bonne, au lieu de ne l'être qu'à certains égards, etc., etc., etc.

Une chose est encore préférable à une autre, quand ses conséquents sont meilleurs ; quand elle amène du plaisir à sa suite ; quand elle n'entraîne pas de douleur après elle ; quand elle suffit à elle seule pour rendre heureux ; quand elle est d'ac- XV quisition plus difficile ; quand elle est superflue ; quand on peut l'acquérir par soi seul, sans l'intervention des autres.

Enfin, une chose est préférable à une autre, lorsque, dans le même genre ou la même espèce, l'une â la vertu propre de cette espèce et que l'autre ne l'a pas; ou bien, quand l'une l'a plus que l'autre; quand elle rend bonne la chose à laquelle elle est, tandis que l'autre n'a pas la même puissance ; quand c'est une chose supérieure à laquelle elle donne ainsi de la bonté ; quand elle est vraiment désirable en soi, et non point seulement par vanité ; quand elle donne à la fois honneur, utilité, plaisir, et que l'autre ne peut assurer qu'un ou deux de ces avantages, etc., etc.,etc.

On peut, du reste, avec les mêmes lieux, savoir, en retranchant toute idée de comparaison, les choses qui sont à fuir et celles qui sont à rechercher.

On peut, en outre, avec de très légers changements, adapter tous les lieux de questions morales à des questions physiques, à des questions logiques : il suffirait, pour cela, de leur donner une forme un peu plus générale.

Enfin, il est facile aussi d'employer tous les lieux universels sous forme particulière, parce XVI que les propositions particulières se rapportent toujours aux propositions universelles, qui affirment ou qui nient comme elles. Les lieux universels dont on pourra le plus aisément tirer des lieux particuliers, sont ceux qui concernent le? opposés dans toutes leurs nuances, les conjugués et les cas, les comparaisons, etc., etc.

Tels sont les lieux de l'accident universel et particulier.

LIVRE QUATRIÈME.

LIEUX COMMUNS DU GENRE.

Les lieux du genre doivent être étudiés après ceux de l'accident, et avant ceux du propre et de la définition, parce que le propre et la définition ne pourraient se former sans le genre lui-même. Les lieux du genre se confondent avec les règles qui le régissent nécessairement. Ainsi, d'abord, le genre doit pouvoir être attribué à toutes les espèces qui lui sont subordonnées. Il est toujours dans la même catégorie qu'elles. Le genre communique sa définition à ses espèces, mais il ne reçoit pas la leur. Le genre est toujours XVII  attribué à ce à quoi l'espèce est attribuée. Le genre est toujours plus large que l'espèce et que la différence spécifique. Le genre est commun à toutes les espèces qu'il renferme. Si donc, le terme donné pour genre ne peut être attribué à l'une des espèces, c'est que ce terme n'est pas véritablement genre. Le genre est, de plus, attribué essentiellement à ses espèces ; il ne peut jamais être en dehors de ses espèces.

Quand deux genres sont à une seule espèce, l'un de ces genres est subordonné à l'autre. Quand un genre subordonné est l'attribut d'un sujet, tous les termes supérieurs sont aussi les attributs de ce sujet. Quand le genre est attribué, sa définition aussi peut l'être. Le genre ne peut être confondu avec la différence, pas plus que la différence ne peut être confondue avec l'espèce : elle ne participe pas du genre. Le genre ne peut donc être sujet de la différence ; mais, du moment que le genre est attribué, il faut aussi qu'une des différences de ce genre le soit également. Le genre est naturellement antérieur à l'espèce, et l'espèce peut être détruite sans que le genre le soit L'espèce ne quitte jamais le genre, et ne peut, par conséquent, participer au contraire du genre. Le genre peut recevoir tous les attributs des espèces. Tout genre renferme plusieurs espèces. Le XVIII genre ai les espèces sont toujours synonymes. Tout genre est attribué proprement et non métaphoriquement à ses espèces.

Il suit de ces règles que, si le genre en question n'ayant pas de contraire, le contraire de l'espèce n'est pas dans ce même genre, c'est que le raisonnement est faux; que si le genre ayant tel contraire, le contraire de l'espèce n'est pas dans le genre contraire, on s'est également trempé ; que si le genre et l'espèce ayant un contraire, les genres contraires ont des intermédiaires sans que lés espèces en aient, la proposition est réfutable; qu'elle l'est également, si le genre et l'espèce contraires ayant des intermédiaires ne les ont pas dans le même rapport ; qu'au contraire, le genre a été bien donné, si le genre n'ayant pas de contraire et l'espèce en ayant un, en a placé le contraire sous ce genre, etc.

On peut encore tirer les lieux du genre, des conjugués, des causes et des effets, des opposés dans toutes leurs nuances, contradictoires, relatifs, etc. Si, par exemple, tous les conjugués de l'espèce sont bien sous les conjugués du gente, la proposition est vraie. Si la cause est bien le genre de la cause, l'effet sera bien le genre de l'effet. Si l'espèce est un relatif, il faut que le genre en soit un ; ou autrement l'on s'est trompé. XIX  Si le genre n'est pas relatif de la façon que l'est l'espèce, c'est que le genre n'a pas été bien indiqué, etc. , etc., etc.

Le genre de l'acte ne peut être le genre dé M faculté, ni réciproquement. La puissance qui suit la faculté n'est pas le genre de cette faculté. Le conséquent qui n'est pas toujours avec son antécédent , ne peut être le genre de cet antécédent. Le genre est tout entier à l'espèce et n'y est pas seulement en partie. La partie ne peut être le genre du tout. Ce qui est sous deux genres ne peut être convenablement placé sons un seul.

Ce qui ne se communique point à des espèces différentes ne peut être pris pour genre. Ce qui est le genre de tout, l'être, l'un, le bien, etc, ne peut être pris pour le genre de quoi que ce soit en particulier. Ce qui est dans le sujet ne peut être le genre du sujet. Ce qui n'est point attribué synonymiquement n'est point genre. Ce qui peut être également rapporté à deux genres doit être rapporté au meilleur. Le genre, enfin, est ce qui étant constamment le conséquent du sujet, sans lui être réciproque, est plus étendu que lui.

Tels sont donc les principaux lieux du genre. On peut, suivant leur nature, suivant aussi les besoins de la discussion, les employer à réfuter ou à soutenir la thèse. Les uns peuvent servir  XX dans les deux sens; quelques autres ne peuvent servir que dans un seul. C'est à l'interlocuteur de les distinguer, et d'en faire un habile usage, suivant les positions diverses que la discussion peut lui donner.

LIVRE CINQUIÈME.

LIEUX COMMUNS DU PROPRE.

Le propre peut être distingué en quatre espèces, dont chacune prête à la dialectique des ressources plus ou moins faciles, plus ou moins considérables. Le propre peut être donné pour la chose prise en soi et indépendamment de toute relation. Le propre peut être donné pour une chose comparée à une autre ; il peut être donné comme perpétuel ; il peut enfin être donné comme simplement temporaire. Le propre en soi isole et sépare complètement le sujet de tout autre ; le propre relatif ne l'isole que d'un autre sujet spécial et limité. Le moins dialectique de ces quatre propres, c'est le propre temporaire, qui ne peut fournir matière qu'à un très petit nombre de questions. Quant au propre relatif, les lieux qui le concernent sont précisément les mêmes que ceux de l'accident; XXI parce qu'il est lui-même plutôt un accident qu'un propre. Reste donc uniquement à traiter le propre en soi et le propre perpétuel.

Tous les lieux sur le propre peuvent se réduire à deux principaux : Le propre a-t-il été bien donné? Le propre donné est-il bien un propre? Le propre est mal donné, il est mal exposé, si on le tire de termes moins connus que le sujet ; car on ne donne le propre du sujet que pour faire mieux connaître le sujet même. Si, par exemple, on dit que le propre du feu c'est de ressembler à l'âme, ce propre est moins connu que le sujet ; car nous connaissons le feu plus que nous ne connaissons l'âme. Parfois le propre donné peut être connu, mais l'on ignore qu'il appartienne au sujet, et alors le propre n'est pas mieux donné. Il ne faut donc pas que les mots dont on se sert pour exprimer le propre soient homonymes, ou que la phrase soit amphibologique. Il faut veiller aussi aux diverses significations que le sujet lui-même peut présenter. Il ne faut pas davantage que le propre renferme de tautologie, vice qui souvent échappe même à la plus scrupuleuse attention. Le propre ne doit point surtout renfermer des attributs qui puissent être appliqués à toute chose. Enfin il ne faut pas davantage confondre plusieurs propres en un seul.

XXII Le propre est mal donné s'il contient le sujet ou une partie du sujet, si même il contient un terme simultané au sujet ; et c'est ainsi que le contraire est mal donné pour le propre du contraire. Le propre est mal donné, si, n'étant pas perpétuel, on le donne sans indiquer la limitation de temps, et d'une manière absolue. On ne peut donner pour propre ce qui n'est connu que par la sensation, et est par conséquent aussi instable qu'elle. Enfin, il ne faut pas que le propre donne l'essence; car on le confondrait arec la définition ; et pourtant il doit donner le genre et les différences, mais ces différences né doivent pas être essentielles .

Le propre donné est-il réellement un propre? Pour répondre à cette question, on pourra remarquer que ce qui n'appartient à aucune des espèces du sujet ne peut être le propre du sujet : que ce qui ne peut être pris réciproquement pour le sujet n'est pas un propre : que le sujet ne peut être donné pour le propre d'une de ses espèces : que le genre et la différence essentielle ne peu¬vent être donnés pour des propres ; que ce qui est antérieur ou postérieur au sujet, et non simultané, ne peut en être le propre : que pour des choses identiques le propre doit être identique, etc., etc. On pourra remarquer que le propre n'est point XXIII réellement propre, si Ton n'a point dit dans quel sens on l'entend : par exemple, si Ton n'a point dit qu'il s'agit d'un propre de nature, ou d'un propre temporaire, ou d'un propre immédiat qui est au sujet sans intermédiaire, etc., etc.

Si quatre termes sont dans ce rapport, que le second soit le contraire ou le relatif du premier et le quatrième du troisième, si le troisième est le propre du premier, le quatrième sera le propre du second, etc., etc.

Si les quatre termes sont des conjugués deux à deux, le troisième étant le propre du premier, le quatrième le sera du second, etc., etc.

Le propre qui ne repose que sur une simple puissance du sujet est rarement bien donné, parce qu'on pourrait alors l'appliquer au non être. Le propre donné par le superlatif n'est pas mieux donné ; car il n'appartient pas au sujet seul, puisque ce sujet venant à disparaître, il en restera toujours un autre, qui présentera la qualité dont il s'agit à un degré comparativement supérieur.

Tels sont donc les lieux principaux par lesquels on prouvera que le propre a été bien on- mal donné, et qu'il est ou qu'il n'est pas réellement le propre cherché.

XXIV LIVRE SIXIÈME.

LIEUX COMMUNS DE LA DÉFINITION.

Les lieux de la définition peuvent être partagés en deux grandes classes: les uns pour F attaquer, les autres pour la défendre.

La définition peut offrir cinq défauts : elle peut de pas s'appliquer à tout le défini, ne pas donner le genre propre du défini, n'être point applicable au seul défini, ne point exprimer l'essence de la chose, enfin n'être point régulière dans sa forme. Les trois premiers défauts doivent être attaqués par les lieux de l'accident, ceux du genre et ceux du propre; les deux derniers sont spéciaux à la définition. C'est par le cinquième qu'il faut commencer , et ce défaut peut se diviser lui-même en deux espèces : ou la définition est obscure, ou elle contient des éléments inutiles.

La définition est obscure quand elle contient des termes homonymes; et ces termes homonymes peuvent être soit dans la définition elle-même, soit dans le défini. La définition est obscure aussi quand elle emploie des métaphores, ou des mots inusités, ou des mots impropres. On peut affirmer XXV encore qu'elle est obscure, quand elle ne fait pas connaître le contraire du défini aussi bien que le défini lui-même, et quand elle ne fait pas con¬naître l'essence de la chose. Elle est alors comme ces mauvais tableaux au-dessous desquels il faut écrire en toutes lettres le nom de l'objet que le peintre a prétendu représenter.

La définition contient des éléments inutiles, quand les mots dont elle se sert sont communs et pourraient convenir à toute autre chose que le défini; quand on peut,eu retrancher une partie sans en altérer le sens ; quand une partie ne peut convenir à toutes les espèces de défini ; quand il y a tautologie patente ou cachée.

Telles sont les irrégularités que la définition peut présenter dans sa forme. Mais le plus grave défaut qu'elle puisse avoir c'est de ne point donner l'essence de la chose, et alors elle cesse d'être une vraie définition.

. Toute définition qui ne se compose pas d'éléments antérieurs au défini et plus connus que lui, est mauvaise. Il faut d'ailleurs, comme on sait, que ces éléments soient antérieurs et plus connus, non pas seulement par rapport à nous, mais en nature. C'est là ce qui fait que le repos ne peut être défini par le mouvement; qu'une chose ne peut être définie par son contraire pas. plus que XXVI par elle-même ; que les espèces de même ordre ne peuvent être définies les unes par les autres ; que ce qui est d'une catégorie supérieure ne peut être défini par la catégorie inférieure, parce qu'alors on emploie le défini dans la définition même qu'on prétend en donner.

La définition est mauvaise, quand elle a omis de donner le genre du défini ; si elle n'a pas suivi le défini dans toutes ses relations ; si elle n'a considéré le défini que dans son rapport le moins élevé, lorsqu'il en a plusieurs ; si elle n'a pas donné le genre le plus prochain du défini, indispensable pour en faire connaître l'essence.

On peut encore attaquer la définition, si elle n'a pas donné les différences du genre, ou si elle n'a pas donné les différences propres. Ainsi toute différence doit avoir une différence opposée dans la même division qu'elle et applicable au genre; toute différence jointe au genre doit constituer une espèce ; la différence n'est jamais une espèce; elle n'est jamais un genre ; jamais elle n'exprime l'essence de la chose ; jamais elle n'est accidentelle ; jamais elle n'a le genre pour attribut, non plus qu'elle n'a jamais l'espèce; elle est antérieure à l'espèce ; une même différence ne peut s'appliquer à deux genres subordonnés, à moins que ces. genres ne soient eux-mêmes sous un XXVII genre commun ; elle ne peut tenir uniquement au lieu, à une simple modification ; elle tient au sujet primitif de la chose.

La définition est mauvaise, si elle s'applique moins bien au défini qu'à une autre chose ; si, le défini s'accroissant, la définition ne s accroît pas avec lui ou à l'inverse ; si elle rapporte le défini à deux choses distinctement.

Si elle omet la relation que contient le défini, la fin à laquelle il tend et à laquelle il se rapporte, les circonstances qui le font être ce qu'il est, la condition de l'apparence, dans certains cas où elle est indispensable, etc.

La définition du concret doit faire connaître l'abstrait, et réciproquement ; celle de l'opposé doit être opposée, bien qu'on ne puisse définir te contraire par son contraire, etc., etc.

Les cas pareils de la définition doivent convenir aux cas pareils du défini ; la définition doit convenir à l'idée du défini aussi bien qu'au défini lui-même ; l'identité de la définition constitue les synonymes, etc.

Quand on enlève à la définition une partie qui répond à une partie du défini, ce qui reste de la définition doit convenir à ce qui reste du défini. Mais pourtant la définition est mauvaise et n'éclaircit rien si elle a juste autant de membres que XXVIII le défini ; si elle substitue des mots à des mots. Le vice est plus grand encore, si elle substitue des mots obscurs à des mots clairs, ou des mots qui ont un sens différent.

L'être est mal défini par le non être. La chose est mal définie, si la définition ne la considère que dans ce qu'elle a de meilleur. Ce qui est désirable en soi est mal défini par ce qui n'est désirable qu'en vue d'un autre.

La définition qui laisse une alternative sur l'essence du défini est mauvaise ; elle ne doit pas dire que le défini est telle ou telle chose, elle doit apprendre qu'il est telle chose uniquement. Elle est mauvaise, quand elle indique plusieurs éléments du défini sans savoir unir les éléments et en faire un tout, etc.

Enfin la définition est mauvaise, lorsque, indiquant que le défini est le résultat d'une composition , elle ne fait pas connaître le mode de cette composition ; lorsque le défini recevant les contraires, elle ne l'explique que par un seul, etc.

xxix LIVRE SEPTIÈME

QUESTION DE L'IDENTITÉ.

MÉTHODE POUR DÉFENDRE LA DÉFINITION.

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LES LIEUX COMMUNS.

La question de l'identité ou de la différence des choses peut se rattacher à celle de la définition, parce qu'il s'agit toujours, quand on discute une définition, de savoir si elle est identique au défini, ou si elle en est différente.

Seulement, si les lieux qui établissent la différence ou détruisent l'identité, détruisent aussi la définition, attendu que la définition et le défini doivent être identiques, les lieux qui établissent l'identité ne suffisent pas pour établir la définition. C'est qu'il ne suffit pas, pour établir la définition , de montrer qu'elle est identique au défini ; elle doit encore remplir certaines antres conditions dont il a été parlé plus haut.

Après avoir fait voir comment on peut attaquer la définition, il resterait à montrer comment on peut la défendre, soin que l'on prend rarement, parce qu'en général les définitions sont posées comme des principes. C'est là ce qui fait aussi que les lieux par lesquels on peut soutenir la défini- XXX tion, sont peu nombreux, et se tirent surtout des opposés, des conjugués et des cas, et enfin de la comparaison.

Ce sont là, du reste, en général, non pas seulement pour la définition, mais aussi pour les trois autres questions dialectiques,. les lieux les plus utiles, les plue universels. Ce sont ceux-là surtout qu'il faut étudier, et qu'il faut retenir de mémoire, afin de les avoir toujours à sa disposition.

Il est plus facile de détruire la définition que de l'établir. En effet, ce n'est pas chose aisée que de prouver que la définition contient bien tous les éléments qui doivent la composer, genre et différences essentielles. Or, il faut prouver tous ces éléments un à un pour établir la définition ; il suffit, pour la détruire, de montrer qu'un seul est faux. Pour l'établir, il faut montrer qu'elle n'est à aucune partie du défini, ou qu'elle n'est pas à tout le défini. Mêmes remarques pour le genre et le propre, qu'il est beaucoup plus facile de réfuter que d'établir. Ceci d'ailleurs est général ; et, en toutes choses, renverser est bien moins difficile que de construire. Quant à l'acci¬dent , il est soumis aussi à cette règle quand il est universel ; mais lorsqu'il est particulier, il est beau¬coup plus aisé de l'établir que de le renverser. XXXI 0e toutes les questions dialectiques, c'est la définition qui offre le plus de prise à l'attaque, à cause des nombreuses conditions qu'elle doit remplir. De plus, tous les lieux qui servent à renverser les autres questions, pourront servir aussi contre elle, tandis que la réciproque n'est pas vraie. Par la même raison, c'est elle qu'il est le plus difficile d'établir. Puis après elle, vient le propre. La plus facile des questions à établir, c'est celle de l'accident ; et par là même, c'est la plus difficile à renverser.

Ici, finissent les lieux communs de la dialectique proprement dite. Il ne reste plus qu'à voir comment il faut les employer dans la discussion, et quelles sont les règles de l'interrogation et de la réponse.

LIVRE HUITIÈME.

DE LA PRATIQUE DIALECTIQUE.

Après tout ce qui précède, il ne reste plus qu'à dire l'ordre qu'on doit suivre dans la discussion et dans les interrogations qu'on pose à l'interlocuteur, les devoirs de celui qui répond * et enfin XXXII les exercices auxquels les deux interlocuteurs doivent se livrer avant d'en venir à la lutte dialectique. Il faut donc d'abord, quand on interroge, trouver le lieu d'où l'on doit tirer son argument, et ne poser sa demande qu'après avoir bien examiné comment on peut conduire toute l'argumentation. Parmi les propositions qu'on peut avoir à choisir, les unes sont nécessaires, et ce sont celles sans lesquelles le syllogisme ne se¬rait pas possible ; les antres ne sont pas indispensables, mais elles servent, soit à préparer une induction, soit à orner le discours, soit à cacher la pensée qu'on ne veut pas laisser voir, soit à éclairer celle qu'on veut mettre dans tout son jour. Il faut se garder de demander sur-le-champ à son antagoniste les propositions nécessaires ; car, selon toute probabilité, il ne les concéderait pas. On doit alors recourir, soit à des propositions supérieures à celles-là, soit à des propositions inférieures , qu'on obtient bien plus aisément. Il ne faut demander les propositions nécessaires, que dans le cas où elles sont d'une telle évidence que l'adversaire ne peut les refuser. Quant aux propositions non nécessaires, on ne doit j« demander qu'en vue des autres. C'est surtout quand on veut cacher sa pensée et le but qu'on poursuit, qu'il faut déployer toute son adresse. La

dialectique offre ici les plus délicates ressources, sans manquer cependant un seul instant h la loyauté, que le sophiste seul peut méconnaître.
11 faut, du reste, se servir de syllogismes avec les gens éclairés, et d'inductions avec les gens moins habiles. Les syllogismes et les inductions sont soumis à des règles qu'il sera bon d'observer avec soin, si l'on veut que la discussion soit régu¬lière et féconde.
Les thèses qui sont faciles à défendre sont fort difficiles à réfuter. Ce sont, d'un côté, les pre¬miers principes d'où Ton part pour discuter; ce sont, d'un autre côté, les conclusions dernières auxquelles on arrive. Ce qui rend une thèse dif¬ficile à combattre, c'est lorsque les termes qui la composent ont besoin de définition ou d'éclair¬cissement. Le premier soin qu'il faut prendre alors c'est d'expliquer les mots obscurs, et surtout ceux qui tiennent de près aux premiers principes.
L'interlocuteur qui interroge n'a jamais qu'un but, c'est de pousser l'adversaire aux assertions les plus absurdes ; et celui-ci, quand il est tombé dans le piège, n'a qu'un seul parti à prendre, c'est de prouver que ce n'est pas par sa faute person¬nelle, mais bien par la nature même de la thèse, qu'il a été amené à ces insoutenables assertions.
Selon que la discussion a pour but ou d'ins-
IV. c


JUXIV PLAN DBS TOPIQUES.
traire les interlocuteurs, ou de montrer la force de l'un et la faiblesse de Γ autre, ou de les exercer simplement tous deux, il faut n'accorder que des propositions qui semblent vraies, ou faire tous ses efforts et employer tous les moyens pour ob¬tenir la victoire. 11 faut, d'ailleurs, distinguer quand on répond, entre les diverses espèces de propositions : improbables, probables, sans carac¬tère déterminé ni dans l'un ni dans l'autre sens, ou bien simplement probables pour l'interlocu¬teur, ou pour quelque philosophe dont il atteste l'autorité.
. Il faut varier aussi ses réponses selon que la proposition, d'ailleurs probable ou improbable, tient ou ne tient pas au sujet. En un mot, bien répondre ce sera de toujours accorder à l'adver¬saire ce qu'on doit lui accorder, et lui refuser toujours ce qu'on lui doit refuser»
Si la proposition est obscure, il ne faut pas craindre de dire qu'on ne la comprend pas, et de demander des éclaircissements. Si elle a plusieurs sens, il faut indiquer avec soin celui de tous dans Jequel on la prend : et, si l'on a omis de faire cette distinction au début, il faut encore la faire même quand la conclusion a été tirée par l'ad¬versaire.
Quand on doit répondre à une induction et non plus à un syllogisme, il faut réfuter l'universel tiré des cas particuliers discutés, eii montrant
I
par une objection, que tel cas particulier qu'on cite, ne rentre pas dans l'universel, ou bien en soutenant une proposition contraire. Si Ton ne fait ni d'objetion, ni de proposition contraire, et .qu'on repousse cependant l'universel, on paraîtra n'élever qu'une chicane peu loyale.
Du reste, avant de soutenir Une thèse, il est bon de s'être fait a soi-même toutes les objections qu'elle peut soulever; et il faut l'abandonner tout à fait si elle est improbable. .. Une fois déterminé à la défendre, on peut em¬ployer deux moyens, ou détruite l'argument élevé .contre elle, ou empêcher la conclusion. Pour em¬pêcher la conclusion, on peut ou aller droit à la cause erronnée qui l'a produite , ou opposer à l'adversaire une objection qu'il ne peut résoudre* ou ne point signaler les propositions indispen¬sables à la conclusion que l'adversaire ne sait pas trouver, ou enfin, ce qui est le plus mauvais moyen, alléguer que le temps ne suffit pas. pour une discussion aussi grave.
On peut, d'ailleurs, s'en prendre, soit au rai* sonnement lui-même, soit à l'interlocuteur qui ne sait pas bien le conduire.
On est toujours en droit d'exiger que l'argur
mentation soit parfaitement claire et qu'elle ne soit point fausse.
Jamais elle ne doit contenir ni pétition de principes ni pétition de contraire, dans aucune des nuances que Tune et l'autre de ces deux pé¬titions peuvent revêtir.
Reste enfin, et pour terminer toute la dialec¬tique , à indiquer les exercices principaux aux¬quels les deux interlocuteurs, soit qu'ils répon¬dent, soit qu'ils interrogent, doivent se livrer. D'abord, il faut qu'ils s'habituent à convertir les syllogismes suivant les règles, qui sont bien con¬nues, pour se rendre plus rapides dans la discus¬sion et savoir ainsi multiplier les arguments. Une dièse quelconque étant posée, il faut savoir trou¬ver des arguments pour et contre, avec les solu¬tions convenables dans l'un et l'autre sens ; et ceci est utile tout aussi bien pour la philosophie et les études scientifiques que pour la discussion. Ensuite, il faut se préparer surtout des arguments sur les sujets qui se reproduisent le plus fréquem¬ment. Il faut aussi faire provision nombreuse de définitions, et retenir par cœur les lieux les plus ordinaires de la dialectique. On doit s'appliquer encore à savoir d'un seul argument en faire plu* sieurs, et de plusieurs n'en faire qu'un seul, sui¬vant le besoin. Il faut s'habituer à tirer de toute argumentation des propositions qui plus tard pourront servir la thèse qu'on soutient. 11 faut encore apprendre à choisir ses interlocuteurs, et ne pas se commettre avec des gens peu éclairés. Enfin, s attacher surtout à recueillir des argu¬ments sur les questions où ils sont peu nombreux.


I







PLAN


DES RÉFUTATIONS


DES SOPHISTES.







PREMIÈRE SECTION.





ESPÈCES DIVERSES DES PARALOGISMES.

Une réfutation sophistique est celle qui parait seulement réfuter, mais qui, au fond, ne réfute pas. Elle n'a pour elle que l'apparence , comme ces gens qui n'ont de la santé que les dehors, comme ces métaux trompeurs qui n'ont de l'or et de l'argent que l'éclat. La véritable réfutation est celle qui contredit vraiment la conclusion d'abord avancée. La fausseté de la réfutation tient le plus ordinairement à une équivoque purement ver¬bale. Mais ces réfutations ne sont qu'à l'usage du sophiste, c'est-à-dire du faux sage, qui veut se donner l'extérieur de la science et de la vertu > afin de tirer un lucre des prétendues qualités qu'il n'a pas. Pour atteindre son but, il a deux moyens : cacher d'abord les ruses honteuses qu'il emploie, et, en second lieu, donner à son adversaire, du moins à l'apparence, les torts de raisonnement qu'il a lui-même.
11 n'est pas besoin de dire que l'argumentation sophistique est la dernière de toutes; car elle ne se propose ni, comme l'analytique, d'instruire l'interlocuteur en le conduisant au vrai ; ni comme la dialectique, de l'éclairer par le probable ; ni même d'essayer ses forces. Elle ne se propose que de le tromper; le syllogisme qu'elle fait est pu¬rement contentieux.
On peut dire que le sophiste poursuit toujours Fune de ces cinq choses : ou il veut réfuter son interlocuteur et l'amener à se contredire ; ou il veut le pousser à soutenir une thèse fausse, ou tout au moins paradoxale ; ou il veut le contraindre à fairç des fautes de langue, des soiécismes; ou,

enfin, il veut l'amener à de raines et ridicules re¬dites. On sent que, de ces cinq objets, c'est sur¬tout le premier que le sophiste recherche avec ardeur.
Les réfutations sophistiques sont de deux es¬pèces : ou purement verbales, ou en dehors des mots. Les réfutations fausses et purement ver¬bales viennent : de Γ homonymie, quand on fait équivoque sur les divers sens d'un mot: de l'am¬phibologie, quand on fait équivoque sur les di¬vers sens d'une phrase : de la composition, quand on réunit des mots qui devraient être séparés : de la division, quand on sépare des mots qui de¬vraient être réunis : de la prosodie, quand on pro¬nonce ou qu'on écrit un mot avec une inflexion qui en dénature le sens ordinaire : enfin, de la forme même du mot, quand, sur la foi d'une simple terminaison, on change le genre et la na¬ture grammaticale du mot.
Les paralogisme* en dehors des mots, et qui ne viennent pas d'une erreur verbale, ont lieuse-Ion qu'on les tire : de l'accident, quand on suppose que les attributs d'un sujet doivent être aussi les at¬tributs de tous les accidents de ce sujet : de la con¬fusion de l'absolu et du relatif, quand on prend pour vrai absolument ce qui n'est vrai qu'en partie : de l'ignorance de la réfutation, quand on ne sait pas d'une manière très-précise ce qu'est le vrai syllogisme, la vraie réfutation : de la pétition de principe : de la consécution erronée de certains termes, que l'on croit, à tort, réciproquement conséquents l'un de l'autre, erreur qui se repro¬duit bien fréquemment en rhétorique et même en philosophie : de la méprisé sur la cause de la con¬clusion , quand on réfute une proposition comme si elle produisait la conclusion fausse, tandis que c'est une autre proposition qui la produit : enfin, de la réunion de deux questions en une seule, quand elles devraient l'une et l'autre être dis¬tinctes et séparées.
On peut, du reste, ramener tous les paralo-gismes à une cause unique : l'ignorance de la ré¬futation , la troisième de celles que nous avons énumérées en dernier lieu. Verbales ou réelles, les réfutations sophistiques ne paraissent réfuter que parce que l'interlocuteur ne se rend pas bien compte de ce qu'est la réfutation. Qu'on définisse ce qu'on doit entendre par réfutation, et l'on verra sur-le-champ la fraude peu loyale dont ou est victime. Qu'on parcoure une à une toutes les espèces de paralogismes, et l'on se convaincra que toutes peuvent être repoussées par une dis¬tinction exacte sur ce point.
On peut rapporter à cette cause unique, non pas seulement les syllogismes irréguliers et faux par la forme, mais tous les syllogismes faux par la matière, c'est-à-dire, tous ceux où lés proposi¬tions ne sont pas vraies. Àu fond, la réfutation sophistique, fausse comme elle l'est, n'en peut devenir une que par la faiblesse ou l'ignorance de l'interlocuteur, qui concède à son déloyal ad¬versaire ce qu'il ne devrait pas lui accorder.
Chaque science a des réfutations qui lui sont propres, comme elle a des syllogismes qui ne sont qu'à elle. Autant de réfutations possibles que de syllogismes : c'est-à-dire que les réfutations sont en nombre infini. Mais ces réfutations sont vraies, tandis que celles des sophistes sont complètement fausses.
Fausses ou vraies, les réfutations ne s'adressent jamais uniquement aux mots, comme quelques-uns le soutiennent ; du mot, elles vont jusqu'à la pensée. Elles peuvent bien s'appuyer seulement sur les mots, ainsi que nous l'avons fait voir, mais elles vont au-delà. Et d'une manière générale, la réfutation porte à la fois sur la pensée tout a ssi bien que sur les expressions qui la font com¬prendre.
11 faut du reste distinguer avec soin les para-logismes qui se forment dans chaque science par des principes qui, tout faux qu'ils sont, appar¬tiennent cependant à cette science, et les para-logismes qui ne viennent que de principes com¬muns. Ces derniers sont les plus ordinaires parce qu'ils sont à la portée même des gens les moins éclairée.
Tel est le premier objet que se propose le so¬phiste : la réfutation apparente de ses interlocu¬teurs.
Le second et le troisième, c'est de les amener à soutenir le faux, ou tout au moins un paradoxe. Pour y parvenir, le sophiste laisse d'abord la thèse dans le vague, et n'en précise ni les termes ni le sujet; puis il multiplie tant qu'il peut ses inter¬rogations; il feint de vouloir s'instruire parles réponses qu'on lui fait, et séduit ainsi la bonne foi du novice auquel il s'adresse. Il s'appuie, pour faire accepter le paradoxe, sur les opinions sou¬vent contradictoires des philosophes, sur la dis¬tinction des intentions et des paroles, surtout sur la distinction, si chère à tous les sophistes, de la nature et de la loi, sur l'opposition des sages et du vulgaire, dont les uns ne suivent que la vérité, et dont les autres obéissent aveuglément à l'opi¬nion.
La tautologie, quatrième écueil sur lequel les sophistes poussent leur adversaire, tient surtout à la confusion des relatifs. Comme aussi, les fautes de langue, les solécismes tiennent le plus souvent à la confusion des genres, laquelle est surtout facile avec le pronom neutre démonstratif, qui s'adresse encore tout aussi bien au masculin et au féminin.
Il est bon aussi de voir quelle est la méthode que suit le sophiste dans ses interrogations, afin de se mettre en garde contre ses pièges : prolixité de l'exposition, volubilité de paroles, provoca¬tion à l'interlocuteur pour le mettre hors de lui par l'impatience ou la colère, désordre, dissimu¬lation., emploi de propositions qui n'ont pas été formellement concédées, distinctions captieuses, déplacement de la discussion, etc., etc. : tels sont les moyens mis en œuvre par le sophiste, et contre lesquels il faut nous savoir défendre.









DEUXIÈME SECTION.







SOLUTION DES PARALOGISMES.


Savoir résoudre les paralogisme?, est utile non pas seulement contre les sophistes : la philosophie elle-même peut y profiter. On connaît mieux les choses quand on sait ainsi connaître les mots ; et l'on se trompe moins soi-même dans ses études personnelles, quand on sait ainsi réfuter les er¬reurs des autres.
Il faut bien se dire que, de même que la réfu¬tation , la solution peut être vraie ou seulement apparente; et cette dernière, tout imparfaite qu'elle est, doit être aussi quelquefois employée contre les sophistes. La réfutation, quand elle est véritable, est par cela même insoluble. La vraie solution consiste le plus ordinairement à faire dès le début les distinctions nécessaires : et c'est un soin de la plus haute importance devant le¬quel il ne faut jamais reculer, etc., etc.
Il faut, pour donner la solution vraie, regarder d'abord à la forme du syllogisme, et s'assurer qu'elle est bien régulière : puis ensuite au fond, et s'assurer s'il est faux ou vrat. On doit, du reste, être aussi rapide que possible dans la dis¬cussion , et s'habituer à trouver sur-le-champ la solution convenable, sans accorder à la réflexion un temps que le sophiste ne manquerait pas de mettre à profit.
Les paralogismes par homonymie sont faciles à résoudre, que l'erreur soit d'ailleurs dans les pré¬misses ou dans la conclusion, en montrant que le sophiste a fait porter la réfutation sur un sens dont il n'était pas question.
Pour la combinaison et la division, il suffit de diviser les mots quand le sophiste les réunit, de les réunir quand il les divise.
Les paralogismes de prosodie sont plus rares ; mais on les résout aussi aisément en faisant les distinctions convenables, d'après la prononciation diverse des mots.
On résout ceux qui tiennent à la forme gram¬maticale des mots, en rétablissant les genres véri¬tables des choses que le sophiste confond à des¬sein, en séparant les catégories qu'il mêle par une simple analogie dans les terminaisons, etc., etc.
En général, pour les paralogismes de mots, il suffit de toujours soutenir le contraire de ce qu'a soutenu le sophiste.
Pour les paralogismes tirés de l'accident, la so¬lution consiste à nier que les attributs de l'acci¬dent appartiennent nécessairement au sujet de cet accident. Cette statue, disent les sophistes, est à vous ; or cette statue est une œuvre, donc cette statue est une œuvre à vous, elle est votre œuvre. Ce chien, ajoutent-ils, est à vous : or ce chien est père, donc il est père à vous, il est votre père. Pas le moins du monde : cette statue, ce chien ne sont œuvte et père que par accident: donc l'œuvre et le père ne m'appartiennent pas, mais seulement la statue et le chien m'appar¬tiennent, etc., etc.
La solution des paralogismes formés par con¬fusion de l'absolu et du relatif, s'obtiendra en dis¬tinguant soigneusement l'un de l'autre. De ce qu'une chose est limitativement telle chose, il ne s'ensuit pas qu'elle est absolument. Ainsi, le non* être est concevable ; mais ceci ne veut pas dire qu'il est, etc., etc.
Quand le paralogisme tient à l'ignorance de la réfutation, il suffit de comparer la réfutation à la thèse soutenue et de prouver qu'elle ne la con¬tredit pas réellement.
La pétition de principe est résolue par cela même qu'on la signale.
Pour la consécution erronée, il faut faire voir que le sophiste raisonne, en effet, d'après cette consécution, qui n'est point exacte. On peut con¬clure de l'existence de l'antécédent à l'existence du conséquent, et de la destruction du conséquent a celle de l'antécédent ; mais on ne peut récipro¬quement conclure de l'existence du conséquent à celle de l'antécédent, ni de la perte de l'antécé¬dent à celle du conséquent.
Pour prouver qu'on s'est attaché a une cause fausse, à une cause qui n'est pas cause, on n'aura qu'à montrer, que, même en enlevant cette pro¬position , la conclusion n'en subsiste pas moins.
Pour la confusion de plusieurs interrogations en une seule, il suffit de les distinguer les unes des autres, et de répondre à chacune séparément.
On évitera les répétitions inutiles et ridicules, en montrant que le mot isolé n'a pas la même signification que lorsqu'il est réuni à d'autres.
On évitera les solécismes en distinguant avec soin les genres et les cas.
Il ne faut pas, du reste, s'y méprendre : si quel¬ques paralogismes sont grossiers et faciles à ré¬soudre, il en est dont la solution est extrêmement difficile. On voit bien que le raisonnement est faux; mais en quoi est-il faux? c'est ce que sou¬vent on ne saurait dire. Les plus embarrassants sont ceux qui soulèvent le plus de doutes, etc. ,etc.








TROISIÈME SECTION.






RÉSUMÉ GÉNÉRAL DE LA LOGIQUE.


Nous voici maintenant arrivés, non pas seule¬ment à la fin de cette étude sur la sophistique, non pas seulement à la fin de nos études sur la dialectique, mais à la fin de toutes nos re¬cherches sur la science du raisonnement. Ces re¬cherches ont été bien longues, elles nous ont coûté bien des labeurs et bien du temps ; car per¬sonne ne nous avait frayé la route; et nous n'a¬vions point ici, comme pour l'art de la rhétorique, des travaux antérieurs aux nôtres. Nous avions tout à faire. Que ce soit notre excuse pour les lacunes que notre ouvrage doit encore présenter ; que ce soit notre titre à la reconnaissance de tous ceux qui nous liront, pour les découvertes que nous avons faites, sans que d'autres mains les eussent préparées.