table des matières de l'œuvre d'Aristote
table des matières de l'histoire des animaux
ARISTOTE HISTOIRE DES ANIMAUX
PRÉFACE
PRÉFACE Opinions de Buffon, de Cuvier et de plusieurs autres savants sur la zoologie d'Aristote; critique de M. Lewes; analyse sommaire de l'Histoire des Animaux ; plan d'Aristote ; ses devanciers, Alcméon de Crotone, Empédocle, Anaxagore, Diogène d'Apollonie, Démocrite, Hippocrate, Xénophon, Platon ; les successeurs d'Aristote, Pline, Élien; Albert-le-Grand ; Belon et Rondelet, Wotton d'Oxford, Conrad Gesner, Linné, Buffon, Cuvier; style d'Aristote; sa méthode comparée à la méthode de la zoologie moderne; ordre à suivre dans la classification des animaux ; échelle des êtres et Transformisme ; problème de la vie universelle ; admiration d'Aristote pour la nature ; anatomie pratiquée par Aristote ; dessins anatomiques ; état actuel de la zoologie ; idée de la science, privilège de la Grèce ; opinions des historiens de la philosophie sur l'histoire naturelle d'Aristote. - Conclusion. Avant d'apprécier à notre tour la zoologie d'Aristote, il est bon de voir ce qu'en pensent les juges les plus autorisés et les plus récents. Nous recueillerons d'abord le témoignage de ces illustres représentants de la science; et, comparant le point où la zoologie est actuellement parvenue avec son point de départ, nous mesurerons l'intervalle qu'elle a parcouru depuis vingt-deux siècles. Par là, nous comprendrons mieux son origine et ses progrès ; l'opinion des plus fameux zoologistes des temps modernes guidera la nôtre, et leur compétence nous répondra de leur impartialité. Linné n'a point parlé d'Aristote, bien qu'il l'ait nécessairement connu. Mais, à son défaut, nous interrogerons Buffon et Cuvier, en compagnie de plusieurs autres savants, qu'on peut citer à côté d'eux, sans qu'ils soient leurs égaux. Buffon est non seulement un grand naturaliste ; mais encore il est un des meilleurs écrivains de notre langue. L'habileté du style, qui est aussi bien placée dans l'histoire naturelle que partout ailleurs, ne peut jamais nuire; elle assure aux choses leur véritable caractère et leur importance relative, sans les dénaturer, tout en les embellissant. Buffon, dans son Discours sur la manière d'étudier l'histoire naturelle, jette un regard sur le passé, et il est heureux de lui rendre hommage :
« Les Anciens, dit-il, qui ont écrit sur l'histoire naturelle
étaient de grands hommes, qui ne s'étaient pas bornés à cette seule
étude ; ils avaient l'esprit élevé, des connaissances variées,
approfondies, et des vues générales. S'il nous paraît, au premier
coup d'œil, qu'il leur manque un peu d'exactitude dans de certains
détails, il est aisé de reconnaître, en les lisant avec réflexion,
qu'ils ne pensaient pas que les petites choses méritassent autant
d'attention qu'on leur en a donné dans les derniers temps. Quelques
reproches que les Modernes puissent faire aux Anciens, il me semble
qu'Aristote, Mais cette première vue ne suffit pas à Buffon ; et il croit devoir un examen plus étendu à l'œuvre d'Aristote ; il poursuit donc : « Alexandre donna des ordres, et il fit des dépenses très considérables pour rassembler des animaux et en faire venir de tous les pays ; il mit Aristote en état de les bien observer. Il paraît, par son ouvrage, qu'il les connaissait peut-être mieux, et sous des vues plus générales, qu'on ne les connaît aujourd'hui. Quoique les Modernes aient ajouté leurs découvertes à celles des Anciens, je ne vois pas que nous avons sur l'histoire naturelle beaucoup d'ouvrages qu'on puisse mettre au-dessus d'Aristote. Mais comme la prévention qu'on a pour son siècle pourrait persuader que ce que je viens de dire est avancé témérairement, je vais faire en peu de mots l'exposition du plan de son ouvrage. « Aristote commence par établir des différences et des ressemblances générales entre les divers genres d'animaux ; au lieu de les diviser par de petits caractères, comme l'ont fait les Modernes, il expose historiquement tous les faits et toutes les observations qui portent sur des rapports généraux et sur des caractères sensibles; il tire ces caractères de la forme, de la couleur, de la grandeur, et de toutes les qualités extérieures de l'animal entier, et aussi du nombre et de la position de ses parties, de la grandeur, du mouvement, de la conformation de ses membres, et des relations qui se trouvent entre ces mêmes parties comparées. Il donne partout des exemples pour se faire mieux entendre. Il considère aussi les différences des animaux par leur façon de vivre, leurs actions et leurs mœurs, leurs habitations, etc. Il parle des parties qui sont communes et essentielles aux animaux, et de celles qui peuvent manquer, et qui manquent en effet, à plusieurs espèces. « Ces observations générales et préliminaires font un tableau où tout est intéressant; et ce grand philosophe dit qu'il les a présentées sous cet aspect pour donner un avant-goût de ce qui doit suivre et faire naître l'attention qu'exige l'histoire particulière de chaque animal, ou en général de chaque chose. « Il commence par l'homme, plutôt parce qu'il est l'animal le plus connu, que parce qu'il est le plus parfait. Il l'étudie dans toutes ses parties extérieures et intérieures. Puis, au lieu de décrire chacun des animaux spécialement, il les fait connaître tous par les rapports de leur corps avec le corps de l'homme. A l'occasion des organes de la génération, il rapporte toutes les variétés des animaux dans la manière de s'accoupler, d'engendrer, de porter, de mettre bas, etc. A l'occasion du sang, il fait l'histoire des animaux qui en sont privés; et suivant ainsi ce plan de comparaison, dans lequel l'homme sert de modèle, et ne donnant que les différences qu'il y a de chaque partie des animaux à chaque partie de l'homme, il retranche à dessein les descriptions particulières; il évite par là toute répétition; il accumule les faits. et il n'écrit pas un mot qui soit inutile. « Aussi, a-t-il compris dans un petit volume un nombre presque infini de faits. Je ne crois pas qu'il soit possible de réduire à de moindres termes tout ce qu'il y avait à dire sur cette matière, qui paraît si peu susceptible de cette précision qu'il fallait un génie comme le sien pour y conserver, en même temps, de l'ordre et de la netteté. « Cet ouvrage d'Aristote s'est présenté à mes yeux comme une table des matières, qu'on aurait extraite, avec le plus grand soin, de plusieurs milliers de volumes, remplis de descriptions et d'observations de toute sorte. C'est l'abrégé le plus savant qui ait jamais été fait. Quand même on supposerait qu'Aristote aurait tiré de tous les livres de son temps ce qu'il a mis dans le sien, le plan de l'ouvrage, sa distribution, le choix des exemples, la justesse des comparaisons, une certaine tournure dans les idées, que j'appellerai volontiers le caractère philosophique, ne laissent pas douter un instant qu'il ne fût lui-même bien plus riche que ceux dont il aurait emprunté. » (Buffon, ib., ibid. pages 85 et suiv.) L'éloge est sans réserve; et l'on pourrait y joindre, en forme de complément, toutes ces discussions éparses et nombreuses où Buffon consulte Aristote sur des détails, et où tantôt il l'approuve et tantôt il le réfute, ne s'éloignant de « ce grand homme » qu'à regret, et non sans quelque crainte de se tromper, quand il doit se séparer de lui au nom de la vérité. Les mêmes sentiments, justifiés par des motifs si solides, sont encore plus forts chez Cuvier; ou, du moins, ils se traduisent par des expressions plus vives. Dans une solennité officielle, la distribution des Prix décennaux en 1810, Cuvier, remettant son rapport à A l'Empereur, y rappelle la munificence d'Alexandre, jadis vantée par Pline; et il conseille à l'histoire naturelle de faire revivre les principes d'Aristote, si elle veut atteindre toute sa perfection, et réaliser complètement la méthode dont il a posé les fondements immuables. Vers la même époque à peu près, Cuvier donnait, dans la Biographie universelle de Michaud, un article signé de son nom, où on lit le passage suivant : « De toutes les sciences, celle qui doit le plus à Aristote, c'est l'histoire naturelle des animaux. Non seulement il a connu un grand nombre d'espèces; mais il les a étudiées et décrites d'après un plan vaste et lumineux, dont peut-être aucun de ses successeurs n'a approché, rangeant les faits, non point selon les espèces, mais selon les organes et les fonctions, seul moyen d'établir des résultats comparatifs. Aussi, peut-on dire qu'il est non seulement le plus ancien auteur d'anatomie comparée dont nous possédions les écrits, mais encore que c'est un de ceux qui ont traité avec le plus de génie cette branche de l'histoire naturelle, et celui qui mérite le mieux d'être pris pour modèle. Les principales divisions que les naturalistes suivent encore dans le règne animal sont dues à Aristote, et il en avait déjà indiqué plusieurs auxquelles on est revenu dans ces derniers temps, après s'en être écarté mal à propos. « Si l'on examine le fondement de ces grands travaux, l'on verra qu'ils s'appuient tous sur la même méthode, laquelle dérive elle-même de la théorie sur l'origine des idées générales. Partout, Aristote observe les faits avec attention; il les compare avec finesse, et il cherche à s'élever vers ce qu'ils ont de commun. » Biographie universelle de Michaud, 2e édition, tome II, p. 222.) Dans le Discours qui précède les Recherches sur les ossements fossiles, Cuvier, déjà dans toute sa gloire, n'hésite pas à dire que « l'histoire de l'éléphant est plus exacte dans Aristote que dans Buffon » ; et en parlant du chameau, il loue Aristote d'en avoir parfaitement décrit et caractérisé les deux espèces. Mais c'est surtout dans ses Leçons sur l'histoire des sciences naturelles, professées au Collège de France, à la fin de sa vie, que Cuvier se montre un admirateur passionné du naturaliste grec. Nous ne pouvons pas reproduire les expressions propres dont se sert l'incomparable professeur, puisque ses Leçons n'ont pas été rédigées de sa main; mais si elles n'ont pas conservé les formes de son style, elles nous donnent du moins sa pensée, et elles gardent la trace fidèle de l'enthousiasme le plus ardent et le plus réfléchi. A ses yeux, « Aristote est le géant de la science grecque; avant Aristote, la science n'existait pas; il l'a créée de toutes pièces. On ne peut lire son Histoire des Animaux sans être ravi d'étonnement. Sa classification zoologique n'a laissé que bien peu de choses à faire aux siècles qui sont venus après lui . Son ouvrage est un des plus grands monuments que le génie de l'homme ait élevés aux sciences naturelles ». Ces louanges réitérées sont décisives. Ainsi que Buffon, Cuvier se plaît à les répéter et à les fortifier en discutant les opinions d'Aristote toutes les fois qu'il les rencontre, dans son admirable ouvrage du Règne animal, ou dans son Anatomie comparée. Buffon et Cuvier, commentant Aristote, se font à eux-mêmes autant d'honneur qu'à lui; ils se grandissent en l'élevant modestement, et justement, au-dessus d'eux. Après Cuvier, après Buffon, il semble qu'on pourrait s'arrêter; mais à ces autorités toutes-puissantes, on peut en ajouter d'autres qui ne sont pas sans valeur, bien qu'elles ne viennent qu'à une assez longue distance de ces deux-là; ce sont des échos qu'il ne faut pas laisser perdre. Ainsi, Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, qui proclame Aristote « le prince des naturalistes de l'Antiquité », déclare qu'il est une exception unique dans l'histoire de l'esprit humain, parce qu'il a tout à la fois reculé les limites des sciences, et qu'il en a pénétré les profondeurs les plus intimes. Par un privilège accordé à lui seul entre tous, il est encore pour nous, vingt et un siècles après sa mort, un auteur progressif et nouveau. (Histoire naturelle générale des Règnes organiques, 1851, pages 19 et suiv.) Ainsi Flourens, rendant compte des travaux immortels de Cuvier, affirme que « le génie d'Aristote n'avait négligé aucune partie du règne animal, et que, depuis lui, on n'a guère étudié due les vertébrés En parlant de l'anatomie comparée, qui a fait surtout la grandeur de Cuvier, Flourens assure que, dans cette partie de la science, on ne doit compter que trois noms, Aristote, Claude Perrault et Cuvier, et qu'Aristote a fondé la vraie méthode par la comparaison des êtres selon les organes et non selon les espèces (Flourens, Éloge de Cuvier, avec les notes, pp. 9, 22 et 128). Ainsi, Laurillard parle d'Aristote avec la même chaleur dans son Éloge de Cuvier, dont il était l'élève. Ainsi, Littré, prenant les choses à un point de vue médical, s'exprime en ces termes : « La physiologie naquit de la médecine, à peu près vers l'époque où florissait Hippocrate. Toutefois le premier travail physiologique qui nous soit parvenu appartient à Aristote, et ce premier travail est un chef-d'œuvre. Description d'un nombre immense d'animaux, comparaison des parties entre elles, vues profondes sur les propriétés essentielles à la matière vivante, tout cela se trouve dans les admirables ouvrages du précepteur d'Alexandre... Aristote n'a pas eu de successeurs jusqu'au XVIe siècle. (Littré, la Science au point de vue philosophique, pages 200 et 216.) La voix des contemporains s'unit à celle de leurs devanciers; et elle n'est pas moins favorable. Dans un Rapport de 1867 sur les progrès récents des sciences zoologiques en France, M. Milne Edwards dit que « la manière large, rigoureuse et philosophique d'envisager l'histoire du règne animal, date de l'Antiquité, et qu'Aristote, en créant la zoologie, a placé de prime abord cette science sur un terrain dont elle n'aurait jamais dû abandonner aucune partie... En lisant ses écrits, on est étonné du nombre immense de faits qu'il lui a fallu constater, peser et comparer attentivement, potin pouvoir établir plus d'une règle que les découvertes de vingt siècles n'ont pas renversée. » Si nous sortons de France, nous pouvons demander aux zoologistes les plus instruits leur opinion sur Aristote, et ils nous répondront comme les nôtres. Un professeur de zoologie et d'anatomie comparée à l'Université de Vienne, auteur d'un traité de zoologie qui passe pour le plus conforme à l'état présent de la science, M. le docteur C. Claus, juge ainsi Aristote : « L'origine de la zoologie remonte à une très haute antiquité. Aristote cependant peut être regardé comme le véritable fondateur de cette science; car c'est lui qui recueillit les connaissances éparses de ses prédécesseurs, les enrichit des résultats de ses curieuses recherches, et les coordonna scientifiquement, dans un esprit philosophique. Contemporain de Démosthène et de Platon (384-322), il fut chargé par Philippe de Macédoine de l'éducation de son fils, Alexandre. Plus tard, la reconnaissance de son élève lui procura des moyens uniques pour faire explorer les contrées soumises par le conquérant, et y rassembler des matériaux considérables pour l'histoire naturelle des animaux. Les plus remarquables de ses écrits zoologiques traitent de la Génération des animaux, des Parties des animaux et de l'Histoire des animaux. « On ne doit pas chercher dans Aristote un zoologue exclusivement descriptif, ni dans ses œuvres, un système suivi jusque dans ses moindres détails. Ce grand penseur ne pouvait se renfermer dans cette manière étroite de traiter la science. Il voyait surtout dans l'animal un organisme vivant; il l'étudia dans tous ses rapports avec le monde extérieur, observa son développement, sa structure, et les phénomènes physiologiques dont il est le siège, et créa une zoologie comparée, dans la plus vaste acception du mot, qui, à tous les égards, sert encore de base première à la science. Se proposant pour but de tracer un tableau de la vie du règne animal, il ne se contenta pas d'une simple et aride description des parties et des phénomènes extérieurs; il s'appliqua à observer comparativement la structure des organes internes et leurs fonctions; il exposa les mœurs, l'histoire de la reproduction et du développement, et soumit à une étude approfondie les activités psychiques, les penchants et les instincts, procédant toujours du particulier au général, et établissant les rapports réciproques et les liens intimes des phénomènes. « On peut aussi considérer l'œuvre de ce grand maître comme une biologie du règne animal, appuyée sur une masse énorme de faits positifs, inspirée par l'idée grandiose de reproduire en un vaste tableau harmonique la vie animale, dans ses modifications infinies, et dominée par cette conception du monde qui suppose une fin rationnelle aux lois de la nature. A un pareil dessein, devait correspondre une division des animaux en groupes naturels, qu'il traça avec une perspicacité admirable, si l'on tient compte du nombre relativement restreint de matériaux dont on disposait à cette époque. » (M. le docteur Claus, Traité de zoologie, zoologie descriptive, page 49, trad. de M. Moquin-Tandon, 1878.) Après M. le docteur Claus, on peut encore citer deux savants auteurs de l'Histoire de la zoologie : Spix, qui écrivait en 1811, et M. Victor Carus, professeur d'anatomie comparée à l'Université de Leipzig. « Malgré des erreurs qu'il est facile de reconnaître, dit M. Carus, le mérite d'Aristote n'en reste pas moins très considérable. Le premier, en effet, il a apporté dans l'étude du règne animal, la méthode et la science. C'était rendre possibles, c'était même préparer des recherches ultérieures; mais c'était surtout placer la zoologie et l'anatomie comparée, pour la première fois, parmi les sciences inductives, et contribuer ainsi à leur développement. » (M. V. Carus, Histoire de la zoologie, p. 58, trad. française, 1880.) Il serait inutile de pousser plus loin, bien qu'il fût aisé d'accumuler une masse d'autorités unanimes. Mais â côté de l'éloge, on doit entendre aussi la critique ; et puisque tant de zoologistes, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, ont vanté le génie d'Aristote, la vérité exige qu'on voie équitablement si d'autres zoologistes n'en ont pas porté un jugement tout contraire. De notre temps, l'attaque la plus vive est celle de M. Lewes, mort il y a trois ou quatre ans à peine. Médecin, romancier, philosophe, historien, érudit, physiologiste, M. Lewes est, malgré des titres si variés, un auteur très sérieux. L'ouvrage qu'il a publié sur Aristote, comme fragment d'une histoire générale des sciences, témoigne des intentions les meilleures. Au nom de la plus franche impartialité, l'auteur prétend démontrer que les œuvres scientifiques d'Aristote ne méritent pas la gloire dont elles sont entourées. Il ne voudrait pas non plus les déprécier iniquement, et il s'efforce de tenir la balance égale entre les aveugles enthousiasmes du Moyen-âge, et les dénigrements systématiques auxquels on s'est livré trop souvent depuis la Renaissance. Dans cette vue très louable, il étudie sur le texte directement, et en helléniste fort instruit quinze des ouvrages d'Aristote qui ont surtout le caractère scientifique : Physique, météorologie, mécanique, etc., etc. Pour l'objet qui nous occupe, il convient de ne s'arrêter qu'aux trois derniers ouvrages qu'a étudiés M. Lewes, et qui sont l'Histoire des Animaux, le Traité des Parties des Animaux, et le Traité de la Génération des Animaux. Il les analyse minutieusement livre par livre, chapitre par chapitre, alléguant tout au long les passages sur lesquels il s'appuie. Pour l'Histoire des Animaux, voici la conclusion de M. Lewes, qui blâme Cuvier et tant d'autres de l'avoir admirée, et qui, pour sa part, n'y voit que des généralisations audacieuses, des faits sans suite et une complète absence de classification. « L'analyse qui précède, dit M. Lewes, mettra le lecteur en mesure de juger jusqu'à quel point l'opinion de Cuvier est acceptable, et s'il est bien justifié de dire que « l'Histoire des Animaux est un des plus grands monuments que l'esprit humain ait élevés à la science de la nature ». Sans doute, c'est un merveilleux monument si l'on regarde à l'époque où il a paru, et à la multiplicité des œuvres que l'auteur a produites. Mais ce n'est pas là un motif pour le regarder comme un grand monument de la science; ce n'est pas plus un monument qu'un four à briques n'en est un comparativement à l'édifice qu'élève l'architecture. Il y a dans cet ouvrage une multitude de faits : les uns, exacts; les autres vulgaires; et beaucoup de faux. Il n'y a aucun lien entre ces faits nombreux ; il n'y a pas entre eux un seul principe général qui puisse en faire un système de quelque utilité, et former un travail de science réelle. A sa date, c'était certainement une chose importante pour un penseur éminent de consacrer tant de soins à recueillir des faits; mais ce ne pouvait être là que des matériaux préparés pour la science â venir; et un seul principe bien clair vaut mieux que des milliers de faits sans liaison; car ce principe contient en lui les germes de milliers de découvertes. « Or il n'y a pas, dans Aristote, un seul principe qui puisse conduire ceux qui l'étudient à faire de nouvelles découvertes, ou à mieux comprendre les anciennes. On aurait beau savoir ce livre par cœur, on ne serait pas en état de classer même provisoirement le moindre nouvel animal et d'expliquer le moindre phénomène biologique. La meilleure réponse qu'on puisse faire aux admirateurs d'Aristote, c'est d'invoquer le témoignage de l'histoire, qui nous montre que la science de la zoologie n'a pas même commencé bien des siècles après lui. Si en effet Aristote avait posé des bases éternelles, s'il avait placé aux mains des hommes un nouvel instrument de recherches, la zoologie aurait l'ait les mêmes progrès que l'astronomie depuis Hipparque jusqu'à Ptolémée. « Mais encore une fois, dit M. Lewes, je veux rappeler au lecteur que ces objections ne sont pas dirigées contre Aristote, et qu'elles ne le sont que contre ses aveugles panégyristes. « (G. H. Lewes, Aristotle, p. 290, § 354, 1864, 8°.) M. Lewes est certainement fort décidé à être impartial ; pourtant on doit trouver qu'il est bien sévère à l'égard de l'Histoire des animaux. Mais comme cet ouvrage d'Aristote n'est pas le seul que M. Lewes attaque, il vaut mieux différer la réponse pour la faire plus générale et plus claire. L'Histoire des animaux se complète par le Traité des Parties et par celui de la Génération ; c'est là le vaste domaine de la zoologie aristotélique ; et il faut le parcourir tout entier, ne serait-ce que sommairement, pour voir ce que valent les objections. M. Lewes est un peu plus indulgent pour le Traité des Parties que pour l'Histoire des animaux ; et après une analyse aussi minutieuse que la première, et aussi exacte, voici comment il conclut : « Pour nous résumer, nous devons remarquer que ce Traité des Parties des animaux, tout éloigné qu'il peut être des règles modernes, n'en offre pas moins un grand intérêt pour l'histoire de la science, non pas seulement par les matériaux qu'il lui fournit, mais aussi comme un des premiers essais tentés pour fonder la biologie sur l'anatomie comparée. Bien que, pendant de longs siècles, les animaux aient été étudiés comme des curiosités plutôt que comme des données scientifiques, et que jusqu'à ces derniers temps la zootomie ait formé une branche non reconnue des recherches biologiques, Aristote en a néanmoins compris, de bonne heure, la vraie position ; et il a recherché les lois de la vie dans tous les êtres organisés. Il reconnaîtrait les Modernes pour ses héritiers, et il serait heureux d'apprendre que c'est à la zootomie que nous devons presque toutes nos importantes découvertes en anatomie et en physiologie. » M. Lewes nomme ensuite. parmi les plus illustres inventeurs, Harvey, Aselli, Pecquet, Rudbeck, Bartholini, Malpighi, etc., etc.; puis il ajoute ces mots : « Dans toutes les découvertes modernes, Aristote aurait retrouvé comme la réalisation de ses rêves ; et l'on peut dire qu'avoir compris de si bonne heure l'importance de l'anatomie comparée, est une preuve de plus, parmi tant d'autres, de sa prodigieuse sagacité en fait de science. Mais une remarque importante pour la méthode, c'est qu'Aristote, bien que voyant l'étendue et la fécondité de ce champ d'investigation, et quoique comprenant combien elle s'identifiait avec l'étude même de la vie dans l'homme, n'a pas personnellement fait la moindre découverte en physiologie. ni vu le moindre fait anatomique qui ne fût déjà de toute évidence aux veux du vulgaire. » (Lewes, Aristotle, page 323.) Reste le Traité de la Génération des animaux. M. Lewes y applique les mêmes procédés ; mais son jugement, déjà beaucoup adouci pour le Traité des Parties, s'adoucit encore bien davantage. L'auteur, qui, tout à l'heure, était si rude aux admirateurs d'Aristote, passe dans leurs rangs, sans peut-être le vouloir, entraîné par la vérité même, et probablement aussi par une pratique plus longue des idées du philosophe grec. « Le Traité de la Génération des animaux, dit M. Lewes, est une production vraiment extraordinaire. Pas un ouvrage ancien et bien peu d'ouvrages modernes ne l'égalent pour l'étendue des détails et pour la profondeur de sagacité spéculative. Nous y pouvons trouver quelques-uns des problèmes les plus obscurs de la biologie étudiés d'une manière magistrale ; et l'on petit s'en étonner à bon droit, quand on se rappelle quelle était dans ce temps la condition de la science. Il y a sans doute encore bien des erreurs, bien des lacunes, et trop peu d'attention à admettre certains faits ; mais pourtant cette œuvre est fréquemment au niveau, et, quelquefois même, au-dessus des spéculations de nos embryologistes les plus avancés. » M. Lewes se défend, et avec toute raison, d'être disposé à découvrir dans l'Antiquité des idées supérieures à celles de la science moderne ; mais ici son enthousiasme l'emporte jusqu'à mettre Aristote au-dessus d'Harvey, le fondateur, dit-il, de la physiologie moderne, si ce n'est, pour l'anatomie, du moins pour l'esprit philosophique, qui rapproche bien davantage Aristote de notre époque. Puis M. Lewes dit encore, page 375: « Nous terminerons notre analyse du Traité de la Génération des animaux en répétant avec conviction que c'est le chef-d'œuvre scientifique d'Aristote. Si on le consulte en ne connaissant préalablement que les auteurs modernes, on le trouvera plus d'une fois bien sec et même passablement faux ; mais si l'on s'est familiarisé avec les écrivains des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, ce monument apparaîtra dans sa véritable grandeur; et quoiqu'on soit au courant des résultats et des théories de l'embryologie la plus récente, on sera surpris, je l'affirme, et charmé de voir combien de fois Aristote est au niveau de la spéculation la plus haute. » Enfin, M. Lewes conclut en déclarant (pages 376 et suiv.) que, s'il était donné â Aristote de revenir à la vie, il serait parmi nous, aux côtés de Galilée et de Bacon. et qu'avec eux il serait l'adversaire des aristotéliciens. On peut n'en être pas aussi sûr que M. Lewes ; et si Aristote ressuscité consentait à fréquenter Galilée, il est peu probable qu'il se plût dans la société de Bacon, son ennemi systématique et son calomniateur acharné. Mais peu importe ; tout ce qui nous intéresse en ceci, c'est de constater qu'au milieu d'un concert unanime, c'est à peine si, de notre temps, une voix dissidente s'est élevée ; et encore a-t-elle été forcée bientôt de se joindre aux autres, après quelque résistance. Ce qui a pu causer l'erreur de M. Lewes et fausser ses vues, c'est qu'il est un des adeptes de la doctrine de M. Auguste Comte ; il a traduit en anglais les six gros volumes de la Philosophie positive ; et il en accepte tous les principes. Or, ces principes n'aident point à bien juger du passé des sciences, ni à comprendre, comme il convient, la marche qu'elles suivent dans leurs progrès incessants. Supposer gratuitement que la science est d'abord théologique, puis qu'elle devient métaphysique, et qu'après ces deux aberrations, elle devient enfin positive, c'est admettre aussi que la science est toute récente, et qu'elle date en quelque sorte du XIXe siècle, où le Positivisme l'aurait enfin tirée de ses égarements. Rien n'est moins vrai que cette hypothèse ; et en face de monuments tels que ceux d'Aristote et d'Hippocrate, sans même parler d'Hérodote et de Thucydide, il faut être bien égaré par l'esprit de système pour y découvrir quoi que ce soit de métaphysique ou de théologique. Ce qui est vrai, c'est que la science à ses débuts est chancelante et faible, ainsi que tout ce qui commence ; elle observe insuffisamment, et les explications qu'elle essaye sont insuffisantes, parce que les faits sur lesquels elle s'appuie sont trop peu nombreux et pas assez bien observés. Mais au fond le procédé est toujours le même. L'esprit humain est nécessairement condamné â ne jamais faire de théorie qu'après avoir observé. Seulement, l'observation est plus ou moins bien faite ; l'analyse est portée plus ou moins loin ; voilà tout ; mais toujours le germe de la science se développe par degrés successifs, comme tout autre germe. C'est donc méconnaître radicalement l'histoire de l'intelligence que de supposer qu'elle a changé sur la route, et qu'elle marche aujourd'hui en d'autres conditions que celles qu'elle a subies dans l'Antiquité grecque et dans le monde entier. Croire au prétendu état positif de la science, après deux autres états inférieurs, c'est recommencer sous une autre forme l'erreur insoutenable de Bacon et du Novum Organum. C'est un excès d'orgueil dont les Modernes doivent savoir se défendre, au nom même de cette méthode d'observation qu'on préconise, et qu'on applique si peu quand on émet de pareils jugements. S'il est un fait certain, c'est qu'Hippocrate et Aristote ont observé comme nous, parfois moins bien que nous, si l'on veut ; mais c'est de même que nos successeurs observeront mieux que nous encore, en s'aidant de ce que nous aurons découvert, comme nous nous aidons, plus ou moins consciemment, de tout ce qui nous a précédés. Si M. Lewes avait fait ces réflexions, il aurait mieux apprécié l'Histoire des Animaux. Mais n'anticipons point; cette question de la marche de la science et de ses méthodes en zoologie se retrouvera plus tard, et nous l'approfondirons autant que nous le pourrons, quand le moment sera venu de la discuter. Après avoir écouté la critique et l'éloge, nous pouvons les vérifier l'une et l'autre, en considérant le monument tel qu'il est et en le jugeant nous-mêmes. Dans cet examen sommaire, nous ferons des emprunts comme M. Lewes à d'autres ouvrages qui le complètent et l'éclaircissent, moins renommés, mais non moins beaux : le Traité des Parties des animaux, le Traité de la Génération, le Traité de l'Âme, et quelques Opuscules. Dans leur ensemble, ils nous fourniront tous les éléments essentiels de la zoologie aristotélique. Mais, qu'on le sache, rien ne peut suppléer la lecture directe de ces livres inestimables; ils valent tous la peine d'être médités attentivement ; et aussi, ne s'agit-il maintenant pour nous que d'en parcourir, avec le plus de concision et de clarté possible, les lignes principales et les théories les plus fécondes. Écoutons Aristote. Dans le corps de tous les animaux, on distingue des parties qui sont complexes, et d'autres parties qui ne le sont pas. Les parties complexes se subdivisent en d'autres parties, dans lesquelles ne se trouve plus la forme de celles d'où on les a tirées. Le visage ne se divise pas en visages, mais en nez, en bouche, en yeux, en front, tandis qu'au contraire les parties simples comme le sang, les os, les nerfs, les cartilages, ne donnent jamais, quelque divisées qu'elles soient, que des parties toujours similaires, du sang, des os. des os, des nerfs, etc. Les parties complexes sont parfois des membres, qui se divisent en plusieurs portions : ainsi le bras, pris dans sa totalité, comprend le haut du bras, l'avant-bras et la main, qui se subdivise elle-même en plusieurs autres parties secondaires, telles que les doigts. Les parties complexes ou simples, qui se retrouvent dans tous les animaux, sont tantôt semblables dans les individus de la même espèce, ne différant alors que du plus au moins; tantôt elles ne sont qu'analogues dans des espèces différentes : par exemple, l'arête chez les poissons joue le même rôle que les os chez les quadrupèdes. Les parties similaires sont tantôt sèches et solides, tantôt molles et liquides : ici l'os, la corne, les cheveux, etc.; là le sang. la bile, le lait, la lymphe, etc. Si tous les animaux se ressemblent sous ces premiers rapports, on peut observer entre eux des différences frappantes dans leur genre de vie, dans leurs actes, dans leur caractère, etc. Les uns vivent sur terre; les autres sont aquatiques ; d'autres sont amphibies; ceux-ci restent toujours en place, tandis que ceux-là peuvent se mouvoir; ceux-ci marchent sur le sol, tandis que ceux-là volent dans l'air; les uns ont des pieds ; les autres en sont dépourvus; les uns vivent en troupe; les autres sont solitaires; tantôt ils habitent constamment les mêmes lieux; tantôt ils en changent; tantôt ils sont carnivores, tantôt frugivores; les uns sont domestiques; les autres sont sauvages; tantôt ils ont une voix ; tantôt ils sont muets. Leur caractère n'est pas moins varié que leurs habitudes. Douceur ou férocité, courage ou timidité, intelligence ou stupidité, et une foule d'autres qualités semblables, se manifestent en eux à des degrés divers. Mais aucun animal, si ce n'est l'homme, n'est doué de raison ; l'homme est un être à part. Il y a dans tout animal deux parties absolument indispensables : l'une, pour recevoir la nourriture, qui le fait vivre, sous forme de fluide; l'autre, pour en rejeter le superflu. Tous les animaux sont sensibles; mais tantôt ils ont tous les sens; tantôt ils n'en possèdent qu'un seul, qui, alors et sans aucune exception, est toujours le toucher, répandu dans le corps tout entier et ne résidant pas comme les autres sens dans un organe spécial. Au toucher, il faut joindre le sens du goût, qui est indispensable pour l'alimentation. Quant à la reproduction, les animaux sont, ou vivipares, ou ovipares, ou vermipares. Les genres les plus étendus et les plus remarquables sont les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons, les cétacés, qui tous ont du sang; puis, viennent les genres qui n'ont pas de sang, mollusques, crustacés, testacés et insectes. Telle est la première esquisse qu'on peut tracer du règne animal, dit Aristote; mais il faudra revenir en détail sur chacun de ces traits généraux, et étudier les animaux les uns après les autres, afin de pouvoir se faire une méthode conforme à la nature, et d'appuyer les théories que l'on tente sur l'observation exacte des faits. C'est pour cela qu'en histoire naturelle, il faut commencer par l'homme, attendu que, de tous les animaux, c'est celui qui nous est le plus accessible et le mieux connu. On décrira donc toutes les parties du corps de l'homme, depuis la tête jusqu'aux extrémités, ses parties droites et gauches, antérieures et postérieures, intérieures et extérieures. Afin de faire mieux comprendre les descriptions, on y joindra des dessins anatomiques, qui expliqueront aux yeux ce que l'esprit aurait eu d'abord quelque peine à saisir. On a reproché à Aristote de n'avoir pas de plan, et d'entasser au hasard des monceaux de faits, sans les relier par aucun principe commun. Mais son plan, le voilà; et c'est si bien le cadre où le philosophe a l'intention de se mouvoir que la zoologie moderne n'en a pas d'autre. Pour étudier les animaux, il faut de toute nécessité commencer par des généralités sur l'animal. Après ces généralités, est-ce par l'homme qu'il convient de débuter? Ou bien est-ce par les organisations inférieures? C'est là une toute autre question, qui viendra en son lieu ; mais on peut s'assurer, ne serait-ce que d'après ce premier livre de l'Histoire des Animaux, qu'Aristote a une méthode, et que, dans le vaste champ de l'histoire naturelle, il s'est prescrit un chemin, qu'il a toujours suivi et qui ne l'a pas plus égaré que ceux qui, comme Linné, Buffon et Cuvier, ont marché sur ses traces, guidés eux aussi par la vérité et par leur génie. Mais poursuivons. L'homme étant pris pour modèle, Aristote étudie les parties extérieures et intérieures de quelques animaux parmi ceux qui ont du sang; et il les compare avec les parties analogues du corps humain. S'arrêtant au singe plus longuement qu'à tout autre, à cause de la ressemblance, il décrit les quatre mains de ce singulier être, sans, du reste, lui donner précisément le nom de quadrumane. Mais le philosophe, tout en rapprochant l'homme et le singe, se garde bien de les identifier; et il n'a pas la fantaisie, trop caressée de nos jours, de vouloir faire du singe un homme imparfait, ou de l'homme un singe perfectionné. Puis, passant des parties non-similaires, dans l'homme et dans l'animal, aux parties similaires, il traite spécialement du sang et des vaisseaux qui le contiennent et le portent dans toutes les parties du corps. A ce propos, il discute trois théories : celle de Syennésis de Chypre, celle de Diogène d'Apollonie, et celle de Polybe, le gendre d'Hippocrate. A ces théories, qui faisaient partir toutes les veines, soit du nombril, soit de la colonne vertébrale, soit de la tête, il en substitue une plus réelle, qui ramène toutes les veines au cœur, dont il donne une anatomie assez exacte. Après le sang, viennent d'autres parties qui sont similaires, ainsi que lui, nerfs, fibres, cartilages, ongles, poils, membranes, chair, graisse et suif, moelle, lait, liqueur séminale, le tout observé sur les animaux qui ont du sang. A la suite de ceux-là, le naturaliste passe aux animaux qui n'ont pas de sang; et il s'arrête également aux parties internes et externes des mollusques, des crustacés, des testacés et des insectes. Comme, sur ces animaux, les organes sont moins distincts et les observations plus délicates, Aristote recommande d'étudier les phénomènes sur les animaux qui sont les plus gros, afin de mieux voir les choses, qui deviennent presque insaisissables dans les êtres les plus petits. C'est ce qu'il fait pour lui-même, par application de cette règle éminemment pratique, en étudiant les sens dans la série animale tout entière; et après les sens, le sommeil et la veille, la voix dans toutes ses variétés, et les sexes, séparés en mâle et femelle. Comme suite de cette dernière question, trois livres sont consacrés à exposer les modes de reproduction qui, dans tous les degrés de la vie animale, sont destinés à continuer les espèces et à leur assurer, par la génération, une perpétuité qui les rend presque immortelles. Mais ici le philosophe nous avertit expressément qu'il croit devoir renverser l'ordre qu'il a précédemment adopté. Au lieu de commencer par l'homme, c'est par lui qu'il compte finir, après avoir montré comment tous les autres animaux se reproduisent. Il débute donc par les testacés, pour passer aux crustacés, aux mollusques, aux insectes; de ceux-ci, il passe aux poissons, des poissons aux oiseaux, des oiseaux aux quadrupèdes; et enfin, des quadrupèdes à l'homme, cet animal privilégié entre tous les êtres de la nature. Quelle prodigieuse quantité de faits a rassemblés Aristote sur toutes les espèces d'animaux qu'il connaît, et sur tous les phénomènes qui se rattachent â la génération, c'est ce dont on ne saurait se faire une idée qu'en lisant l'ouvrage même. Modes variés et saisons des accouplements; âges où les accouplements deviennent possibles; durée de la gestation; frai des poissons; œufs et nids des oiseaux; parturition des petits: éclosions, jusqu'au dernier des insectes et des animalcules, rien n'est omis; et si tout n'est pas classé aussi régulièrement qu'on pourrait le désirer, il n'y a nulle part la moindre obscurité dans ces descriptions multipliées, où l'abondance le dispute à l'exactitude. C'est surtout aux oiseaux, et au travail successif qui se fait dans l'œuf, que le naturaliste grec demande le secret de cette fonction. Il suit le développement de l'œuf jour par jour, comme peuvent le faire aujourd'hui nos embryologistes les plus attentifs: s'il n'en sait pas autant qu'eux, il sent tout aussi bien l'importance de cette analyse, qui petit révéler des mystères, dont il se préoccupe autant que personne. Il note scrupuleusement toutes les évolutions que le contenu de l'œuf parcourt, jusqu'au moment où le poussin, après avoir épuisé le jaune, dont il s'est nourri, peut enfin briser sa coquille. Pigeon, vautour, hirondelle, aigle, milan, épervier, corbeau, coucou, paon, voilà les principaux oiseaux qu'il décrit, de même que, parmi les insectes, il a décrit les abeilles, les guêpes, les frelons, les araignées, les sauterelles, les cigales, etc. Mêmes études sur les Sélaciens, auxquels Aristote, le premier, a imposé le nom qu'ils portent encore; mêmes études sur les cétacés, les dauphins, les baleines, etc., etc.; sur les poissons de mer et d'eau douce, notamment sur les anguilles, dont on ne peut pas plus de nos jours découvrir la génération que les Anciens ne l'ont découverte. En traitant de la génération des quadrupèdes terrestres, Aristote signale tout d'abord les ardeurs irrésistibles que les besoins du sexe et de la reproduction font naître chez tous les êtres animés. Nous voyons de près ces emportements chez les animaux domestiques, qui vivent avec nous et nous servent si utilement, porcs, brebis, chèvres, chiens, taureaux, chevaux, ânes, mulets des deux origines, chameaux; nous pouvons les voir moins bien, mais tout aussi violents et aussi enflammés, chez les bêtes sauvages, éléphants, cerfs, ours, lions, hyènes, renards, loups, chacals, etc. Toutes ces espèces de quadrupèdes sont successivement décrites, avec des détails plus ou moins longs, suivant leur importance. Arrivé à la génération de l'homme, Aristote semble s'y complaire, par les mêmes raisons qui lui ont fait prendre l'homme pour modèle et pour type; il lui consacre un livre tout entier, le septième, ainsi qu'il se l'était promis. Il s'occupe en premier lien de la puberté, qu'il appelle, avec Alcméon de Crotone, « la floraison de l'être humain », devenant nubile vers son second septénaire; comme la plante doit fleurir avait de porter sa graine et son fruit. Du mâle, sur lequel il a peu de choses à dire après tous les détails anatomiques et physiologiques qu'il a déjà donnés, il s'arrête, dans tout le reste de ce livre, à la femme; et il analyse avec le plus grand soin l'évacuation mensuelle, la grossesse, le développement progressif du fœtus, la durée de la gestation, les naissances plus ou moins heureuses, à sept, huit ou neuf mois, sans même négliger celles qui vont â dix mois, quelque rares qu'elles soient. Il indique la position du fœtus dans le sein maternel, et la façon dont il se présente le plus ordinairement, quand il en sort; il décrit les phases de l'accouchement, que peut aider beaucoup l'adresse des sages-femmes. Une fois l'enfant né, l'auteur traite du lait, qui doit le faire vivre à ses premiers moments, et il explique les relations étroites qu'a le lait avec les menstrues de la mère. Puis, il parle de la diversité des sexes, du nombre des enfants, de la fécondité variable des adultes, des ressemblances des enfants aux parents; et il termine par quelques renseignements sur les convulsions des enfants, lesquelles viennent presque toujours d'une nourriture exubérante. Après tout ce qui précède, et conformément au plan annoncé dès le début, Aristote n'a plus à exposer que les actes, les mœurs et le caractère des animaux. C'est ce qu'il fait dans deux derniers livres, avec une richesse de détails qui étonne encore, même après tout ce qu'on vient de voir. Il remarque d'abord que les animaux dans leurs actes ont quelque chose des qualités et de l'intelligence qui sont l'apanage de l'homme. L'animal se distingue par la sensibilité, dont il est doué à des degrés divers, et qui le met fort au-dessus de la plante, bien que quelques animaux se distinguent à peine du végétal, les éponges par exemple. L'homme lui-même dans son enfance est assez rapproché de l'animal, agissant, comme lui, par instinct aveugle et sans raison. La vie des animaux, diversifiée comme elle l'est, tient beaucoup au milieu dans lequel ils vivent, à la nourriture qu'ils prennent, solide ou liquide, à la façon même dont ils prennent cette nourriture. Les mollusques, les testacés, les poissons, les oiseaux, les serpents ont chacun des modes d'alimentation différents. Les quadrupèdes vivipares, loup, hyène, ours, lion, ont le leur. Ils ne boivent pas tous de la même façon, cochons, bœufs, chevaux, ânes, mulets, chameaux, éléphants, moutons, chèvres. Les insectes diffèrent également entre eux sous tous ces rapports. Les animaux émigrent, surtout les oiseaux et les poissons, quelques espèces du moins, si ce n'est toutes les espèces. Ils ont besoin de chercher la température qui leur convient, et sans laquelle ils ne resteraient point en santé. C'est pour la même cause qu'ils hivernent, se cachant durant la froide saison, reparaissant lorsque la saison devient plus douce. Il en est qui, comme les reptiles, changent de peau. Mais quelque soin que prennent les animaux, sous l'impulsion de l'instinct, ils n'évitent pas certaines maladies qui leur sont spéciales, et qu'on peut observer assez facilement chez les chiens, les chevaux, les ânes, les éléphants, ou même chez les insectes. Outre la nourriture et les saisons, il y a d'autres influences très puissantes qu'exercent les lieux, le sexe, la gestation, qui modifient aussi la chair des animaux domestiques ou sauvages. Reste enfin la dernière question qu'Aristote s'est proposée, celle du caractère et de l'industrie des animaux. Après quelques mots sur les guerres qu'ils se font entre eux, pour se disputer les aliments et pour vivre, il dépeint un certain nombre d'espèces, avec des couleurs que Buffon devait plus tard employer comme lui. Il admire beaucoup les oiseaux dans la confection de leurs nids, parmi lesquels il cite notamment le nid de l'hirondelle, celui de l'halcyon et celui de la huppe. En parlant de l'industrie particulière de quelques animaux plus habiles encore, il consacre aux abeilles une étude qu'on peut regarder comme le digne préliminaire des fameux travaux de Réaumur et de François Huber, au dernier siècle et dans le nôtre. A côté de ces insectes, si curieux mais si faibles, l'auteur peint le caractère du lion, du bison, de l'éléphant, du chameau, du dauphin; et la dernière considération à laquelle il se livre est l'action décisive que la castration exerce sur le caractère de l'animal. Sur ces matières diverses, Aristote présente les considérations les plus sagaces et les plus nombreuses. Avec elles se termine son Histoire des Animaux; et ainsi, est accompli le cercle immense, et parfaitement défini. des investigations qu'il s'était proposées dès ses premiers pas. Cependant l'Histoire des Animaux, quelle que soit sa valeur, ne renferme pas toute la zoologie d' Aristote. A côté d'elle, au-dessus d'elfe peut-être, il faut placer le Traité des Parties des Animaux et le Traité de la Génération. Tout le premier livre du Traité des Parties est rempli par la question de la méthode en histoire naturelle ; Aristote la discute aussi bien que pourrait le faire le zoologiste le plus profond des temps modernes. Il a même cet avantage sur tous ses imitateurs et ses émules qu'il est le créateur de la logique; et pour des questions de ce genre, il a une compétence que personne ne peut lui disputer. Buffon estimait beaucoup la tournure d'esprit philosophique qui se montre dans l'Histoire des Animaux. A cet égard, il ne se trompait pas; car la méthode n'est plus un sujet de zoologie; c'est un sujet qui relève de la philosophie uniquement. Aristote établit deux grands principes de méthode : l'un tout général; l'autre un peu plus spécial. D'abord, il faut constater les faits avant de risquer des théories, comme les mathématiciens nous en donnent déjà l'exemple dans la science astronomique; et en second lieu, il faut, pour exposer convenablement l'histoire naturelle, se borner aux fonctions générales qui sont communes à tous les animaux, afin de ne pas se perdre dans des détails interminables, et d'éviter des répétitions inutiles et fatigantes. Les faits une fois bien constatés, il nous sera plus facile d'en découvrir la cause et le pourquoi, en vertu d'un troisième principe, non moins vrai que les deux autres. Ce troisième principe, c'est que, dans la nature, tout être a une fin en vue de laquelle est fait l'ensemble de son organisation. La fin d'une chose se confond avec le bien de cette chose; et comme la nature ne fait jamais rien en vain, on est sûr de pouvoir le plus souvent bien comprendre ce qu'elle veut, en s'éclairant, dans chaque cas, de l'idée du mieux, qu'elle réalise sans cesse. Il n'y a pas de hasard en elle ; il n'y a pas davantage de nécessité ; ou du moins, il n'y a qu'une nécessité purement hypothétique, c'est-à-dire qu'un certain but étant donné, il y a des conditions nécessaires pour l'atteindre. Aussi, Aristote blâme-t-il les philosophes qui prétendent. témérairement remonter â l'origine des choses, et qui essayent d'expliquer ce qui a été, au lieu de s'astreindre à observer ce qui est. L'être parfait et entier existe avant le germe qui vient de lui ; c'est tout ce que nous pouvons affirmer dans ces obscurités, qui demeurent impénétrables à tous nos efforts. Au contraire, en étudiant les réalités actuelles, on est sûr de ne point faire de faux pas, surtout si l'on cherche à comprendre les êtres dans ce qu'ils sont par eux-mêmes, comme l'ont fait Démocrite et Socrate, et non pas simplement dans leur matière, comme le faisait Empédocle. Aristote repousse non moins vivement la méthode de division, que proposait l'école Platonicienne, et qui consistait à diviser toujours les genres en deux espèces : l'une, qui avait une qualité précise; et l'autre, qui était privée de cette même qualité. A cette méthode factice, qu'il a souvent combattue, parce qu'elle confond tout, en divisant tout arbitrairement, comme Platon le fait dans la définition du Sophiste et du Politique, il substitue la méthode naturelle, qui classe les êtres selon leurs ressemblances et selon leurs fonctions communes, sans d'ailleurs oublier leurs différences non moins réelles. Cette discussion générale sur la méthode en zoologie donne â ce premier livre du Traité des Parties un caractère tellement spécial et tellement haut qu'on a eu la pensée d'en faire le préambule de toute l'histoire naturelle, et qu'on aurait voulu le placer en tête de l'Histoire des Animaux. Ce déplacement n'est pas nécessaire; et c'est là une de ces audaces inutiles que la philologie ne doit passe permettre. Aristote lui-même la désavoue, puisque en ouvrant son second livre du Traité des Parties, il prend la peine d'expliquer comment ce traité se rattache à l'Histoire des Animaux, et comment il en est la suite. Dans l'Histoire des Animaux, on a décrit simplement les parties dont les animaux se composent; le traité nouveau a pour objet propre d'analyser les fonctions de ces parties, similaires ou non-similaires, et de faire voir clairement, pour chacune d'elles, comment la nature adapte toujours les moyens qu'elle emploie à la fin de chacun des êtres qu'elle produit, avec une sagesse et une prévoyance infinies. Il est inutile de suivre le Traité des Parties dans tous ces détails, où, prenant encore la constitution de l'homme pour point de départ, Aristote en explique d'abord les fonctions principales, et rapporte ensuite, à ce type primordial et supérieur, les fonctions pareilles ou analogues qui se rencontrent dans la série entière des animaux, jusqu'aux insectes, étudiant successivement tous les viscères intérieurs, après les parties et les organes externes, et éclairant toujours sa marche à la lumière des principes que la philosophie et la raison lui ont dictés. Comme suite et complément des deux précédents ouvrages, le Traité de la Génération des Animaux, si vivement admiré par M. Lewes, peut passer en effet pour le chef-d'œuvre d'Aristote en zoologie. Mais, comme le Traité des Parties, il ne fait que reproduire les analyses que nous avons déjà vues dans l'Histoire des Animaux; seulement, il les développe davantage, et il les approfondit. La fonction de la génération, le plus grand mystère, dit Cuvier, que nous offre l'économie des corps vivants, est si essentielle que le philosophe croit devoir y apporter une insistance toute particulière. Il n'est pas un zoologiste, pas un esprit quelque peu éclairé, qui puisse sur un tel sujet être d'un autre avis qu'Aristote, ou le blâmer d'en avoir fait une seconde étude, plus étendue encore et plus précise que la première. Après avoir décrit les organes de la génération dans les deux sexes, soit pour les animaux qui ont du sang, soit pour les exsangues, après avoir discuté tout au long l'origine physiologique de la liqueur séminale et son action sur le germe qui en reçoit la vie, l'auteur, en commençant le second livre de la Génération, justifie ce retour sur des choses déjà dites, et il s'exprime en ces ternies : « Nous avons établi que la femelle et le mâle sont les principes et les auteurs de la génération ; nous avons, en outre, expliqué quelle est la fonction de chacun d'eux, et quelle est leur définition essentielle. Mais d'où vient cette existence de la femelle et du mâle? Pourquoi a-t-elle lieu? C'est là une question que la raison doit essayer d'éclaircir en faisant un pas de plus. Elle doit reconnaître, d'une part, qu'il y a dans ces deux êtres une nécessité et un premier moteur; et d'autre part, qu'il faut remonter encore plus haut qu'eux, en s'élevant jusqu'au principe du mieux et jusqu'à l'idée d'une cause finale. En effet, à considérer l'ensemble des choses, les unes sont éternelles et divines, tandis que les autres peuvent être ou ne pas être. Le beau et le divin sont toujours, par leur nature propre, causes du mieux dans les choses qui ne sont simplement que possibles. Ce qui n'est pas éternel est néanmoins susceptible d'exister ; et, pour sa part, il est capable d'être, tantôt moins bien, et tantôt mieux. « Or, l'âme vaut mieux que le corps ; l'être animé vaut mieux que l'être inanimé ; être vaut mieux que n'être pas ; vivre vaut mieux que ne pas vivre. Ce sont là les causes qui déterminent la génération des êtres vivants. Sans doute, la nature des êtres de cet ordre ne saurait être éternelle; mais une fois né, l'être devient éternel dans la mesure où il est possible qu'il le soit. Le nombre n'y fait rien, puisque l'existence de ces êtres est tout individuelle ; et si le nombre y faisait quelque chose, ils seraient éternels ; mais au point de vue de l'espèce, cette éternité est possible ; et c'est ainsi que se perpétuent à jamais les hommes, les animaux et les plantes. » Il faut donc approuver Aristote d'être revenu à plusieurs reprises sur une fonction dont les conséquences sont si graves, et de lui avoir réservé, dans ses travaux, toute la place qu'elle tient dans la nature. Aussi, redouble-t-il toutes ses observations de détail et toutes ses généralités sur la reproduction des vivipares, sur l'embryon et ses accroissements, sur les hybrides dans les espèces voisines les unes des autres, sur les œufs des oiseaux et des poissons ; et après avoir parcouru toutes les classes des êtres animés, il consacre les deux derniers livres, sur cinq, à l'être humain, considéré tour à tour dans son état normal et dans ses déviations, soit dans la mère, soit dans l'enfant : durées et maladies de la gestation, môles, altérations du lait, difformités monstrueuses du produit, membres en surnombre, membres en moins, acuité ou faiblesse des sens, superfétations et accidents de toute sorte, qui n'affectent pas seulement l'individu, mais qui peuvent aussi modifier la race et la dénaturer, diversités de couleurs, de voix, de denture chez les animaux, etc., etc. On le voit; l'étendue de la zoologie telle qu'Aristote vient de nous la montrer, est déjà bien considérable ; et les trois ouvrages que nous avons analysés brièvement nous en apprennent déjà bien long. Mais toutes ces vues sur les animaux, sur leurs formes, sur leurs fonctions, sur leur caractère et leurs mœurs, ne sont encore que particulières. Tout cela se rattache à un principe supérieur et unique, qui est le principe même de la vie, ou comme Aristote l'appelle dans son traité spécial, l'Âme, qui communique à l'être animé, le plus relevé ou le plus infime, la sensibilité et la nutrition. L'âme est l'achèvement du corps ; elle est son Entéléchie, pour emprunter l'expression du philosophe, c'est-à-dire que, sans l'âme, le corps n'est pas plus un corps qu'une main de pierre ou de bois n'est une véritable main, pas plus qu'un objet représenté en peinture n'est l'objet réel. Le corps sans l'âme n'est qu'un cadavre ; car c'est l'âme qui, dès que l'être est né, lui assure tout au moins, la nutrition, et le développement de ses facultés, de même que, quand elle l'abandonne, l'être est détruit et meurt. D'ailleurs, l'union de l'âme et du corps est si étroite qu'il a sur elle la plus grande influence, malgré la supériorité évidente de la vie sur la matière. En histoire naturelle, cette distinction de l'âme et du corps sert à classer tous les êtres que la nature présente à nos regards. Quelque nombreux qu'ils soient, ils se répartissent nécessairement en deux classes, qui les comprennent tous sans exception, ainsi qu'on le faisait dans la dichotomie platonicienne : ici, les êtres doués de vie ; et là, les êtres privés de vie. A ce point de vue, les plantes et les animaux se confondent ; car la plante a des organes ; elle se nourrit et vit comme l'animal, si, du reste, elle n'a pas comme lui la sensibilité et le mouvement. Le règne organique et le règne inorganisé sont ainsi profondément séparés, parce que, dans l'un, il y a encore, même aux degrés les plus bas, une sorte d'âme, tandis que, dans l'autre, l'âme est complètement disparue et absente. Aristote avait traité des plantes et des minéraux pour achever, comme il le dit, « la philosophie de la nature » ; mais le temps nous a envié ces ouvrages, que Buffon regrettait, et que nous ne regrettons pas moins que lui. A ces pertes déjà bien cruelles, nous pourrions en joindre d'autres qui le sont également: trois livres sur la nature, et trente-huit autres livres, où par ordre alphabétique et sous forme de dictionnaire, le philosophe avait rangé tout ce qu'il avait appris sur les phénomènes naturels et leurs lois. Il était même remonté, comme il le rappelle dans sa Météorologie, aux phénomènes célestes, afin d'embrasser tout ce que l'homme peut savoir, depuis ce qu'il observe dans les cieux jusqu'aux faits, plus voisins de lui, que la terre lui présente. La zoologie est une partie considérable du spectacle divin qui s'offre à noire contemplation ; mais ce n'est qu'une partie de cet ensemble miraculeux. Parvenu à ces sommets et voyant de si haut la place que tient la vie dans le monde animal, nous pouvons nous faire une opinion plus générale et plus juste de la zoologie d'Aristote. En face d'un monument aussi beau et aussi colossal, la plus forte impression qu'on éprouve, c'est encore l'étonnement, que sentait si vivement Cuvier. Trois siècles et demi avant l'ère chrétienne, voilà où en est la science de la nature, et plus particulièrement, la science des animaux; voilà tout d'un coup trois sciences, zoologie, physiologie, anatomie, créées avec leurs principes fondamentaux, leur méthode, leurs classifications élémentaires, leurs cadres, leurs principaux détails ! Les voilà, créées de telle sorte qu'elles semblent d'abord sans précédents, et qu'elles demeurent ensuite plus de vingt siècles sans recevoir le moindre accroissement ! La zoologie proprement dite, la physiologie et l'anatomie comparées sont restées jusqu'à nous telles à peu près qu'Aristote les a constituées ; et si, de nos jours, elles ont fait d'immenses progrès, c'est en restant fidèles à la voie qu'il leur avait indiquée. La première idée qui s'offre à l'esprit pour expliquer ce prodige, à peu près unique dans l'histoire de la science, c'est celle que semble avoir conçue Buffon : Aristote a dû avoir des devanciers, auxquels il a fait les plus larges emprunts. Ceci ne diminuerait pas sa gloire aux yeux de notre grand naturaliste, non plus qu'aux nôtres. Mais cette explication même n'est pas possible ; il en faudra trouver une autre ; car on peut affirmer que, dans la philosophie antérieure telle qu'elle nous est connue, Aristote n'a pas pu rassembler des matériaux pour son édifice. Avant lui, il n'y a rien, peut-on dire ; de même qu'après lui les siècles ne produisent rien, en dehors ou à côté de son œuvre. Jetons un coup d'œil, pour nous en convaincre, sur ses devanciers et ses contemporains, y compris son maître Platon ; et voyons ce qu'ils ont pu lui fournir. Ici, et puisque l'occasion s'en présente, disons de nouveau combien sont fausses et iniques les accusations de Bacon, calomniant Aristote, dont il fait l'assassin de ses frères, les autres philosophes : « Il a étouffé leur gloire, dit Bacon, de même que les Sultans de Constantinople se débarrassaient jadis des frères qui portaient ombrage à leur pouvoir. » Aristote est si loin de cette basse jalousie qu'il a nommé ses prédécesseurs en foule, dans ses ouvrages zoologiques, aussi bien que dans tous ses autres ouvrages. Il a même tiré de l'oubli des noms qui sans lui nous seraient restés absolument ignorés. Qui connaîtrait Syennésis de Chypre, par exemple, et Léophane, sans la citation faite par Aristote, d'un écrit du premier sur le système des veines, et d'une théorie du second sur les causes de la différence des sexes? Alcméon de Crotone, Empédocle, Anaxagore, Parménide, Diogène d'Apollonie, Héraclite, Démocrite, il les a tous cités, â vingt reprises, toutes les fois que leurs théories lui ont semblé, soit en opposition, soit en accord avec les siennes. Aristote montre même, dans cette recherche d'un passé qui peut l'éclairer, une sollicitude qui, des philosophes, s'étend jusqu'aux poètes ou aux historiens, quand ils ont fait des allusions à quelques animaux, ou rapporté des faits qui les concernent. C'est ainsi qu'il a cité Musée sur le nombre des œufs de l'aigle ; Homère, sur le chien d'Ulysse, sur l'âge du bœuf, sur l'aigle de Priam, sur les cornes des béliers, sur le caractère du lion, sur la crinière du cheval ; Hésiode, sur l'aigle de Ninus ; Simonide et Stésichore, sur l'halcyon ; Eschyle, sur la huppe. Auprès des poètes, il a cité aussi les historiens : Hérodote sur les Éthiopiens et sur l'accouplement des poissons ; Ctésias sur les éléphants et les animaux de l'Inde, et même sur le fabuleux Martichore ; puis, il allègue encore les sophistes, Hérodore et Bryson, sur les vautours et sur l'hyène ; les fabulistes, comme Ésope, sur les cornes des taureaux. En un mot, Aristote ne néglige aucun témoignage de quelque valeur ; et il est prêt à se lier aux autres aussi bien qu'à lui-même. Mais c'est aux philosophes et aux médecins qu'il s'adresse plus particulièrement, parce que leurs études et les siennes sont communes. Pythagore ne semble pas s'être occupé de zoologie ; mais, dans son école, Alcméon de Crotone, un peu plus jeune que lui, comme nous l'apprend Aristote dans sa Métaphysique, passe pour être le premier qui ait osé faire des dissections. C'était une rare audace dans ces temps reculés ; aujourd'hui même, c'en est encore une pour bien des gens, et aussi pour des nations entières, où cette application de la science, quelque nécessaire qu'elle soit, inspire une insurmontable répugnance. Alcméon était médecin ; et son art le menait tout naturellement à étudier les animaux après l'homme. Mais il ne semble pas que ses connaissances zoologiques fussent très profondes. Aristote, qui avait écrit un traité spécial sur les doctrines d'Alcméon, a dû réfuter quelques-unes de ses théories, qui sont en effet insoutenables. Ainsi, il prétendait que les chèvres respirent par les oreilles, et il trouvait que, dans l'œuf des oiseaux, le blanc jouait le même rôle que le lait dans les mammifères, tandis que c'est le jaune, et non pas le blanc, qui nourrit le poussin. Nous avons vu un peu plus haut une charmante comparaison d'Alcméon, rapprochant la puberté dans l'homme de la fleur dans la plante. Aristote, qui recueille cette expression avec soin, nomme encore Alcméon, non sans estime, à propos de la théorie des contraires selon les Pythagoriciens, et sur la question de l'immortalité de l'âme. Alcméon ne se bornait donc pas à la médecine ; il faisait aussi de la zoologie, de la psychologie et de la métaphysique. Mais dans la science particulière des animaux, il ne paraît pas avoir eu des idées systématiques, si d'ailleurs, il a pu observer quelques détails assez curieusement. Empédocle d'Agrigente, deux siècles après Alcméon, a fourni à la zoologie encore moins de renseignements positifs. Aristote mentionne fréquemment Empédocle, non dans son Histoire des animaux, mais dans le Traité des Parties, et surtout dans le Traité de la Génération. Les sujets touchés par Empédocle, avec plus ou moins d'exactitude, sont assez nombreux : intensité variable de la chaleur dans l'homme et la femme, développement du fœtus, distinction des sexes, position différente des embryons mâles et femelles dans le sein de la mère, différence d'acuité de la vue selon que les yeux sont noirs ou bleus, habitations et genres de vie des animaux, respiration des animaux, croissance des plantes, voilà des sujets fort intéressants ; et Empédocle paraîtrait avoir quelque droit à être compté parmi les naturalistes ; mais il écrit encore en vers, et la poésie n'a jamais été l'instrument de la science. On peut même trouver qu'Aristote a montré bien de la condescendance en s'occupant si souvent d'opinions zoologiques émises sous cette forme, qui ne peut jamais devenir assez didactique, même quand elle a la prétention de l'être, par le génie de poètes tels que Lucrèce et Virgile. Ce qu'il y a peut-être de plus remarquable dans Empédocle, c'est le pressentiment qu'il semble avoir eu de cette création primordiale que les fossiles nous ont révélée récemment. Mais le peu qu'en dit le poète sicilien et le chaos d'êtres, de formes et d'éléments qu'il imagine à l'origine des choses, sont des données tellement vagues, et tellement arbitraires, qu'Aristote n'en a pu rien tirer, et que nous-mêmes, malgré toutes les lumières nouvelles, nous ne pouvons pas estimer ces données plus qu'il ne les estime. Au fond, Empédocle croit au hasard dans cette création spontanée des êtres; et il y a peu de doctrines aussi antipathiques que celle-là aux croyances inébranlables d'Aristote, vantant sans cesse la divine prévoyance de la nature dans toutes ses œuvres. Parménide d'Élée, contemporain d'Empédocle, écrit en vers ainsi que lui, et il est encore plus insuffisant en ce qui regarde les animaux; il pense à peu près de même sur quelques détails; mais, en somme, ce n'est pas un zoologiste, et s'il occupe un rang assez élevé en métaphysique, il n'en a aucun en histoire naturelle. On serait fondé à attendre davantage d'Anaxagore. Aristote a fait de lui un magnifique éloge, qui a retenti à travers les siècles, et qui est arrivé jusqu'à nous. Le sage de Clazomènes a le premier proclamé l'action de l'Intelligence dans le monde; et cette grande parole, venue de si loin, est d'autant plus vraie qu'on l'examine et qu'on l'approfondit de plus en plus. Aristote en a fait un de ses principes les plus sûrs et les plus clairs. Mais en zoologie, Anaxagore est loin d'être ce qu'il est en métaphysique. Quand il prétend que les corbeaux et les ibis s'accouplent par le bec, et que c'est par la bouche que la belette fait ses petits, Aristote ne peut s'empêcher de mêler quelque raillerie à sa réfutation. Il le réfute également sur d'autres points, peut-être avec moins de raison, quand il croit que, dans l'union des sexes, le mâle seul fournit la matière, et que la femelle ne fait que prêter le lieu où se développe le germe. Parfois aussi, Aristote invoque l'anatomie contre Anaxagore, pour lui prouver que, dans certains animaux, ce n'est pas le foie et la bile qui produisent les maladies qu'il leur attribue, puisque ces animaux n'ont pas de foie ni de bile. C'est encore par l'anatomie qu'il lui prouve que le mâle ne vient pas de la droite dans l'utérus; et la femelle, de la gauche. Enfin. Anaxagore a sur les fonctions de la main de l'homme une théorie qu'Aristote rectifie, sans d'ailleurs la désapprouver tout à fait. Mais comme nous retrouvons cette théorie un peu plus tard, il n'est pas besoin d'y insister actuellement. Diogène d'Apollonie, qui se rattache à Mais en zoologie, Anaxagore est loin d'être ce qu'il est en métaphysique. Quand il prétend que les corbeaux et les ibis s'accouplent par le bec, et que c'est par la bouche que la belette fait ses petits, Aristote ne peut s'empêcher de mêler quelque raillerie à sa réfutation. Il le réfute également sur d'autres points, peut-être avec moins de raison, quand il croit que, dans l'union des sexes, le mâle seul fournit la matière, et que la femelle ne fait que prêter le lieu où se développe le germe. Parfois aussi, Aristote invoque l'anatomie contre Anaxagore, pour lui prouver que, dans certains animaux, ce n'est pas le foie et la bile qui produisent les maladies qu'il leur attribue, puisque ces animaux n'ont pas de foie ni de bile. C'est encore par l'anatomie qu'il lui prouve que le mâle ne vient pas de la droite dans l'utérus; et la femelle, de la gauche. Enfin. Anaxagore a sur les fonctions de la main de l'homme une théorie qu'Aristote rectifie, sans d'ailleurs la désapprouver tout à fait. Mais comme nous retrouvons cette théorie un peu plus tard, il n'est pas besoin d'y insister actuellement. Diogène d'Apollonie, qui se rattache à l'école Ionienne, parait avoir eu sur l'organisation des animaux des notions un peu plus précises, et l'on petit conjecturer qu'il avait fait des dissections. C'est Aristote qui, en citant un passage de Diogène sur le système des veines, nous a révélé ses travaux; sans ce témoignage, nous les eussions ignorés. D'ailleurs, Aristote combat les explications de Diogène d'Apollonie; mais cette réfutation même, quelque juste qu'elle soit, atteste que ses recherches zoologiques n'étaient pas sans mérite. Il avait étudié aussi la respiration chez les poissons et même chez les huîtres. Parmi tous les prédécesseurs d'Aristote, Démocrite est celui à qui il a pu faire le plus d'emprunts. De l'aveu de tout le inonde, Démocrite, né à Abdère, petite ville de Thrace, inconnue avant qu'il ne l'eût illustrée, a été le plus savant des Grecs avant Aristote. Ses ouvrages très nombreux, puisqu'on en compte au moins soixante, touchent à tout : morale, physique, astronomie, mathématiques, psychologie, histoire des animaux et des plantes, médecine, agriculture, beaux-arts, musique, art militaire, etc. Les connaissances de Démocrite semblent avoir été aussi variées, si ce n'est aussi profondes, que celles d'Aristote; et parmi ces œuvres de genre si divers, celles qui nous intéressent directement sont encore en assez grand nombre : un traité en deux livres sur la nature de l'homme ou sur la chair; un traité en trois livres sur les causes des animaux, et quelques traités de médecine, sans parler de ses traités sur les plantes et sur les pierres . Démocrite avait beaucoup voyagé; il avait visité l'Égypte, et il y était resté cinq ans au moins. C'était certainement alors le pays qui, par suite de ses croyances religieuses, s'était le plus occupé et de l'anatomie de l'homme et de celle des animaux. Démocrite a pu y recueillir les matériaux les moins communs. Ce qu'était la zoologie de Démocrite, il nous serait difficile d'en juger d'après les rares fragments qui nous en restent. Aristote le cite dans le Traité des Parties des animaux, et surtout dans celui de la Génération. Le plus ordinairement, c'est pour le contredire; assez souvent aussi, c'est pour le louer. Parfois, Aristote a tort dans ses critiques: et par exemple, quand il reproche à Démocrite d'avoir soutenu que les insectes et les animaux privés de sang ont des intestins comme les autres, et que, si l'on nie l'existence de ces viscères, c'est qu'on ne les voit pas à cause de leur petitesse. Mais Aristote a raison lorsque, discutant contre Démocrite la position du fœtus dans le sein maternel, il affirme que c'est par le cordon ombilical, et non par d'autres parties, que le fœtus se nourrit. Il est encore d'un autre avis que Démocrite sur les causes de la différence des sexes, sur la stérilité relative des mulets, sur l'action de la liqueur séminale, sur les causes de la chute des dents. Mais il le loue d'avoir un des premiers tenté de décrire les êtres par leur essence plutôt que par leur matière, sans d'ailleurs avoir toujours bien compris le but et la fin que se propose la nature. Aristote faisait assez de cas de Démocrite pour avoir consacré une étude spéciale à ses opinions; mais ce livre ne nous est pas plus parvenu que celui qui était relatif aux doctrines d'Alcméon, le Crotoniate.
Pour compléter ce qu'Aristote nous apprend sur la zoologie de
Démocrite, on peut recourir à Élien, qui semble avoir eu encore ses
ouvrages sous les yeux, en compilant le sien. Cet écrivain n'est pas
toujours une autorité, tant s'en faut; mais son témoignage est
acceptable quand il s'agit de simples citations. Voici donc
quelques-unes des opinions de Démocrite sur les animaux, si l'on en
croit Élien. Selon lui, le lion est le seul animal dont les petits
naissent les yeux tout grands ouverts; les poissons de mer se
nourrissent non pas de l'eau salée, mais de cette portion d'eau
douce que l'eau salée renferme, opinion qu'Aristote et Théophraste
ont reproduite; les chiennes et les truies n'ont tant de petits que
parce qu'elles ont plusieurs matrices, que le mâle emplit
successivement; les mules sont infécondes, parce que leur matrice
est faite autrement que celle des autres animaux; les mulets ne sont
pas un produit naturel; ils ne sont qu'une invention audacieuse des
hommes et un adultère; en Libye, où les ânes sont de très grande
taille, ils ne couvrent jamais que des juments rasées de tous leurs
crins, assertion que Pline répète d'après Démocrite; car si elles
avaient encore cet ornement qui les pare si bien, elles ne
recevraient pas de tels maris, à ce que disent les gens expérimentés
de ces contrées; les avortements sont bien plus fréquents dans les
lieux où règne la chaleur que dans ceux où il fait froid, Telles sont à peu près toutes les observations de zoologie dont on ait conservé le souvenir, et qui sont bien celles de Démocrite, puisque Élien cite ses propres paroles. On ne peut pas supposer que ces observations fussent les seules; et selon toute apparence, Démocrite avait dû observer bien d'autres faits. Ceux-ci suffisent, à défaut du reste, pour nous montrer quelles étaient l'étendue et la direction des recherches de Démocrite, et aussi combien il restait à faire après lui pour fonder définitivement la science zoologique. Aristote n'a pas eu l'occasion de nommer Hippocrate, ou, du moins il ne le nomme que dans sa « Politique ». (IV, 4, 3, p. 210, 3e édit. de ma traduction.) Il le reconnaissait pour un grand médecin; mais en histoire naturelle, Hippocrate a fait très peu de recherches; il n'est presque pas question des animaux dans ses œuvres, bien que, de son temps, l'art vétérinaire se confondît avec la médecine. L'école de Cnide, qui avait précédé celle de Cos, ne paraît pas davantage s'être livrée à la zoologie. Cependant, dans l'intérêt de la santé, la médecine est forcée de beaucoup observer le corps humain, tout au moins sous le rapport physiologique. La chirurgie, qui commence en Grèce avec Machaon et Podalire, fils d'Esculape, au siège de Troie (Iliade, II, vers 732), est bien forcée aussi de faire de l'anatomie. Les amputations, les blessures pénétrantes, les luxations, les fractures, les opérations de tous genres, pratiquées dès cette époque, depuis celle du trépan jusqu'à celle de la pierre, exigeaient absolument qu'on ne s'arrêtât pas à la surface du corps, et qu'on essayât de scruter les parties cachées qu'il renferme. Mais il est avéré que l'école hippocratique a fort peu disséqué des cadavres humains; on ne saurait croire qu'elle ait disséqué davantage des animaux, dont l'organisation lui importait beaucoup moins, quoique l'on en tirât bien des remèdes, comme on les tirait des plantes. Aristote ne pouvait donc trouver dans Hippocrate que très peu de ressources pour l'histoire naturelle et la physiologie générale. Il faut en outre distinguer dans la collection Hippocratique, telle que nous l'avons aujourd'hui, des traités qui sont postérieurs à Aristote, et qui ont été fabriqués à Alexandrie, comme la correspondance prétendue de Démocrite et d'Hippocrate. Mais à côté de ces apocryphes, bien des ouvrages authentiques ont pu être consultés par Aristote. Selon Littré, qui est la première des autorités en ces matières, ce seraient quelques-uns des traités suivants : De la génération, de la nature de l'enfant, des maladies des femmes, des maladies des jeunes filles, de la stérilité chez la femme, etc. On pourrait en citer quelques autres encore, si l'attribution n'en était pas incertaine : Le fragment sur l'Organe du cœur, les traités sur l'incision du fœtus, sur le fœtus de sept et de huit mois, sur la nature de la femme, sur la nature de l'homme, sur la superfétation, sur la nature de l'os, etc. Joignez-y une foule de considérations de détail qu'Aristote a pu lire avec profit, et dont il devait plus que personne sentir la haute valeur, à la fois en ce qui concerne l'organisation humaine, et aussi la constitution générale des êtres animés qui se rapprochent de l'homme, leur type le plus élevé. Si Aristote n'a trouvé dans Hippocrate et son école que très peu de zoologie, il a pu en recevoir une bien féconde leçon en fait de méthode et d'observation. Il est dans la nature des choses que la médecine, dès ses premiers pas, soit profondément observatrice et méthodique; il s'agit de la santé et de la maladie; bien plus, il s'agit de la vie et de la mort, dans tout ce que l'art essaye pour soulager ou sauver le malade. Quel intérêt peut être supérieur à celui-là? Et si quelque motif peut jamais aiguiser l'attention de l'intelligence, en est-il de plus puissant? Si dans des questions aussi obscures et aussi délicates que toutes celles qui se rapportent à l'hygiène et à l'existence des hommes, l'observation ne peut pas être, du premier coup, parfaitement exacte ni complète, elle est du moins aussi sérieuse et aussi pratique qu'elle le peut. Hippocrate dit solennellement au début de ses Aphorismes : « La vie est courte, l'art est long, l'occasion fugitive, l'expérience trompeuse, le jugement difficile. » Ce sont là les devoirs inévitables de l'art médical; et comme les erreurs peuvent y être homicides, nulle autre science n'est tenue à autant de précautions pour ne pas se tromper. La méthode la plus rigoureuse lui est donc imposée. C'est là le grand enseignement qu'Aristote a pu recevoir de la médecine, comme il le recevait spontanément de son génie personnel. Sans doute, il n'avait besoin de personne pour comprendre que l'observation des faits est la première condition de la science et de la méthode; mais en voyant les applications heureuses qui en avaient été faites dans la pratique médicale, il devait s'attacher d'autant plus fermement à des principes qui avaient déjà produit des résultats si bienfaisants. Il y a dans les œuvres de Xénophon deux traités qui annoncent des connaissances très précises, si ce n'est très étendues, sur les animaux, et spécialement sur le cheval et sur le chien. Ce sont les deux traités de l'Équitation et de la Chasse. L'élégante cavalcade du Parthénon nous fait croire que les Athéniens devaient être d'excellents écuyers, tout à fait dignes du beau présent que Neptune leur avait offert. Mais l'ouvrage de Xénophon prouve, mieux encore, que leurs études pratiques sur le noble animal que le dieu leur avait donné, étaient poussées presque aussi loin que celles des sportsmen de nos jours. Xénophon signale en premier lieu les moyens qu'il faut prendre pour n'être pas trompé dans l'achat d'un jeune cheval. Examen des jambes, pieds, sabots, paturons, canons; examen du poitrail, du cou, de la tête, de la ganache, des deux barres; examen des yeux, des naseaux, du front, des oreilles; examen des reins, des côtes, de la croupe, il ne faut rien omettre afin d'éviter toutes les fraudes et tous les pièges d'adroits maquignons. Si, au lieu d'acheter un jeune cheval, on achète un cheval tout dressé, il faut s'assurer de son âge, de sa souplesse, de sa docilité, de sa douceur, de sa constance au travail. A ces sages avis, Xénophon en joint d'autres sur l'installation d'une bonne écurie, sur la nourriture, sur le pansage, sur le lavage régulier du corps, les jambes exceptées, sur les exercices de manège, tant pour les chevaux de guerre que pour les chevaux de parade. Toutes ces recommandations minutieuses et ces renseignements, destinés à former le cavalier accompli, sont le fruit d'une longue et intelligente pratique, où la physiologie du cheval a sa part, bien qu'elle ne soit pas le but de l'ouvrage. Un autre traité qui fait suite à celui-là et qui le complète, « le Commandant de la cavalerie », est un manuel de tactique militaire, aussi judicieux que le précédent, mais qui a un objet purement technique. Au contraire, le traité de la Chasse a, comme le traité de l'Équitation, une partie zoologique. Le chien y est étudié avec autant de soin que le cheval, et à un point de vue non moins exclusif. Il y a deux espèces principales de chiens de chasse, dont l'une est très supérieure à l'autre; l'auteur indique les caractères qui les distingue et les formes qu'il faut préférer dans les chiens dont on doit se servir. Mais il est bien difficile de parler du chien de chasse sans dire aussi quelque chose des bêtes qu'il poursuit. Xénophon parle donc du lièvre, qu'on chassait même en hiver; des faons et des cerfs, pour lesquels il fallait des chiens indiens; des sangliers, contre lesquels on doit choisir les chiens les plus capables de faire tête à la bête; des lions, des léopards, et autres bêtes sauvages. Dans les conseils donnés aux chasseurs, on peut recueillir bien des détails de pure zoologie. sur les habitudes du lièvre, sur sa fécondité exceptionnelle, sur ses ruses pour échapper au chasseur, sur ses espèces diverses, sur sa vue mauvaise, sur son agilité, qui l'empêche de jamais marcher au pas, sur sa conformation si bien calculée pour la course et pour le saut. D'autres détails non moins curieux sont donnés sur les biches, conduisant leurs faons en bande au printemps, et les défendant à outrance contre les chiens; sur la bauge du sanglier, sur sa force redoutable dans la lutte qu'on engage avec lui, surtout quand le père et la mère se réunissent pour défendre les jeunes. Quant aux lions, léopards, lynx, panthères, ours, et autres animaux féroces. Xénophon est très bref: mais de ce qu'il dit, on peut conclure que de son temps, il y avait encore des lions en Grèce, dans les monts Pangées et sur le Pinde, au nord-ouest de la Macédoine. Aristote atteste plusieurs fois la même chose; et son assertion, qui pouvait passer pour douteuse, est confirmée par celle de Xénophon. Mais aujourd'hui, et depuis longtemps, l'Europe ne nourrit plus de ces carnassiers. Aristote a nommé Socrate dans le Traité des Parties; et c'est. à la fois un éloge et une critique qu'il lui adresse, en compagnie de Démocrite. Il le loue d'avoir essayé de définir les êtres, non plus d'après leur matière, mais d'après leur essence et leur idée. Mais, en même temps, il le blâme de s'être détourné de l'étude de la nature pour se livrer entièrement à la dialectique et à la science morale. Le reproche, si c'en est un, est fondé ; mais Socrate ne s'en serait pas inquiété. Dans le Phédon, il explique, quelques instants avant de mourir, comment, dans sa jeunesse, il s'était passionné pour la physique, et comment, ensuite, il s'en était dégoûté. Plein d'enthousiasme pour la sublime pensée d'Anaxagore, il avait espéré, guidé par lui, pouvoir comprendre le monde et trouver le secret de ses merveilles. Mais quelle n'avait pas été sa déception. quand il s'était aperçu qu'Anaxagore, après avoir proclamé l'intervention de l'Intelligence dans l'univers, ne faisait aucun usage de ce grand principe! Pour lui, il avait déserté une étude si décevante, pour contempler tout. son aise l'idée du bien, qui éclate et resplendit en toutes choses, et surtout dans la raison de l'homme, plus clairement encore que dans la nature. Plus loin, on reviendra sur quelques-unes des opinions physiologiques de Socrate que nous a conservées Xénophon dans ses Mémoires. Mais si Socrate a, pour ces graves motifs, négligé l'étude de la nature, tout en l'aimant et la comprenant merveilleusement, Platon a essayé de continuer et d'agrandir les voies ouvertes par Démocrite; et dans le Tintée, où il entreprend d'expliquer le monde, il s'occupe de la formation de tous les animaux, dispersés par Dieu dans les airs, dans les eaux et sur la terre. Il décrit longuement le corps de l'homme, tant admiré par son maître Socrate : la tête d'abord, le visage. la voix, le cou, la poitrine, le diaphragme, le cœur, principe des veines, le poumon avec la trachée-artère, le foie, la rate, l'estomac, la chair, les os, la moelle, les vertèbres, la liqueur séminale, les nerfs, la peau, le sang, la santé et la maladie. Du corps humain, Platon passe aux animaux qu'il divise en quelques classes principales : quadrupèdes, oiseaux, serpents, poissons, etc. A la suite du règne animal, Timée dit aussi quelques mots sur les plantes; car la création tout entière, qu'il vient d'esquisser, lui semble une œuvre divine, pleine de raison, de science et de beauté. On ne saurait méconnaître dans le Timée, qui est sans doute la dernière expression de la sagesse de Platon, des aperçus profonds dignes de lui et de Socrate, des théories ingénieuses, qui pourtant annoncent plus de perspicacité d'esprit que de connaissance des faits. Mais toutes ces notions de zoologie et de physiologie sont viciées dans leur principe, parce qu'elles ne sont pas faites pour elles-mêmes. Timée ne cherche pas précisément à savoir ce que sont les animaux, ni comment l'homme est organisé. S'il décrit le corps de l'homme, c'est surtout pour découvrir, s'il se peut, l'influence dangereuse que le corps exerce sur l'âme, dont il est le perfide compagnon. S'il décrit les animaux, c'est surtout pour y retrouver la métempsycose. L'homme, en se dégradant par le vice, se transforme, et revêt le corps des animaux inférieurs, selon les qualités qu'il a montrées durant la vie. Ainsi, les hommes timides transmigrent dans des corps de femmes; les hommes frivoles et légers, dans des corps d'oiseaux; les hommes violents et cruels, dans des corps d'animaux féroces. On conçoit qu'une zoologie faite dans cette vue ne peut guère aboutir à la science et à la vérité et quoique Aristote ait été le disciple de Platon pendant vingt ans, il s'est bien gardé d'adopter une méthode qui faussait tout par des idées préconçues, et qui tirait, d'observations superficielles, des conséquences qu'elles ne contenaient pas. Aristote n'a pas parlé du Timée et de cette physiologie dans son Histoire des Animaux, ni dans les Traités des Parties et de la Génération; mais il l'a réfutée tout au long dans le Traité de l'Âme (pp. 129 et suiv. de ma traduction). Il semble en avoir fait assez peu de cas, du moins en ce qui concerne plus particulièrement la psychologie. C'est que pour Aristote l'âme est plutôt le principe vital que le principe pensant. C'est tout le contraire pour Platon, que la morale touche infiniment plus que l'histoire naturelle. De là, une différence essentielle entre les théories du maître et celles du disciple. Mais Aristote a dû être frappé, comme nous le sommes même encore aujourd'hui, de la grandeur de la pensée qui anime tout le Timée. Remonter jusqu'à l'auteur des choses, et rattacher toutes les créatures à Dieu, « leur artisan et leur père », c'est la dernière et la plus sublime conquête de la raison; ce n'est pas une audace démesurée que l'homme se permet, Pennis non homini datis; c'est une nécessité de l'esprit, qui tend irrésistiblement à embrasser, autant qu'il le peut, l'ensemble des choses, et qui ne s'arrête pas avant d'être parvenu au terme extrême. Aristote aussi est monté à ces hauteurs, si peu fréquentées même des philosophes; et dans la Métaphysique, il s'est expliqué sur quelques-uns de ces problèmes, en un langage qui égale presque celui de Platon et de Socrate, sans d'ailleurs rien emprunter, ni à l'un, ni à l'autre. Mais le Timée, malgré ses lacunes et ses erreurs en physiologie, a pu lui inspirer le désir de chercher dans l'univers l'empreinte divine, et de l'y trouver depuis l'homme jusqu'au plus débile des êtres. De là peut-être, dans Aristote, cet optimisme, qui ne se dément jamais; et ce culte pour la sagesse infinie de la nature, qui ne fait rien en vain. Avant Platon, la philosophie grecque avait bien essayé de remonter à l'origine des choses; mais elle n'avait guère dépassé, dans ces impénétrables mystères, les légendes de la mythologie et les croyances vulgaires. Après avoir exposé, dans cette revue sommaire, ce qui avait été tenté avant l'Histoire des Animaux, et sans nier le génie d'un Anaxagore, d'un Démocrite, d'un Platon, nous pouvons confirmer, pour notre part, ce légitime éloge adressé à Aristote, qu'avant lui la science de la zoologie n'existe pas, et qu'il en est le fondateur. Mais alors revient plus insoluble et plus pressante la question posée au début de cette enquête rétrospective : « Comment l'Histoire des Animaux, avec les autres ouvrages de zoologie, a-t-elle été possible? Comment expliquer ce phénomène intellectuel, et, l'on peut dire, ce prodige? » Cette question s'est présentée dès la plus haute antiquité, bien que peut-être on ne sentit pas alors, comme nous sentons nous-mêmes, la beauté et la solidité extraordinaires de ce monument unique. C'est à cette préoccupation que répondait la tradition recueillie par Pline sur la générosité d'Alexandre, dépensant des sommes immenses pour procurer à son maître tous les animaux des contrées conquises par lui. Alexandre aurait été le collaborateur d'Aristote, en lui facilitant ses investigations d'histoire naturelle. On peut croire sans peine qu'Alexandre était capable de donner à la science cette protection éclairée, et l'on a raison de l'attendre de lui, quand on se rappelle que, dans le sac de Thèbes, prise d'assaut, il épargnait la seule maison de Pindare, et qu'après la victoire d'Arbelles, il réservait la cassette de Darius à l'Iliade d'Homère. Mais en admettant même que la tradition ne se trompe point, elle ne serait pas encore satisfaisante; elle ne résout pas la question posée. Sans parler des difficultés, presque insurmontables, même de nos jours, qu'aurait dû rencontrer le transport de tant de bêtes vivantes ou mortes, à de telles distances; sans parler de ces difficultés d'un autre ordre qu'Aristote aurait eues à les recevoir et à les garder pour ses études, il ne suffisait pas de ces collections, quelque riches qu'on les suppose, quelque régulières qu'elles aient pu être, sous la main d'un homme qui, le premier en Grèce, avait imaginé une bibliothèque. Voir les objets les plus instructifs, ce n'est pas tout; il faut les comprendre. Quel usage un ignorant ferait-il des richesses accumulées dans nos Musées, mises à sa disposition? Il pourrait les admirer; mais il lui serait interdit de s'en servir, quand même elles resteraient sous ses veux plus longtemps que n'ont pu rester sous les veux d'Aristote les envois présumés d'Alexandre. Il faut donc laisser la tradition pour ce qu'elle est, et tenter une explication différente. Il n'y en a qu'une de plausible, sans que d'ailleurs celle-là même soit complète : c'est le génie d'Aristote, qui nous a en quelque sorte accoutumés â ces complètes inattendues de la science, plus étonnantes encore que les conquêtes de son belliqueux élève. L'histoire naturelle n'est pas la seule surprise de ce genre. Peut-on oublier qu'à côté d'elle, Aristote a créé une foule d'autres sciences, non moins difficiles à définir et à constituer, soit naturelles, soit morales ou psychologiques? La zoologie ne fait pas exception; et ce qui doit nous étonner, ce n'est pas qu'Aristote l'ait fondée, mais que son génie ait été si fécond, et, dans la plupart de ces grands sujets, si original et si neuf. En logique, il n'avait aucun prédécesseur, comme il le déclare lui-même fort modestement, pour excuser ses lacunes; et cependant, il a si bien approfondi toutes les parties de la logique que les siècles n'y ont rien ajouté, et que, de l'aveu même de Kant, Aristote est le plus accompli des logiciens. Mais le domaine de la logique est purement rationnel; et il est plus aisé de le parcourir dans toute son étendue que le domaine de l'histoire naturelle, où l'esprit, quelque puissant qu'il soit, doit avant tout s'appuyer sur des faits extérieurs et les observer attentivement, en un nombre presque infini. Ce qui frappe le plus nos zoologistes modernes, c'est justement cette multiplicité inouïe de faits, dès lors observés avec tant d'exactitude et déjà classés dans un ordre si régulier. L'admiration redouble â mesure qu'on veut s'en rendre compte; et c'est en quelque sorte un de ces spectacles lumineux où l'on est d'autant plus ébloui qu'on les regarde plus longtemps. Peut-être, un moyen de pénétrer un peu plus avant dans cette énigme, c'est de s'enquérir auprès d'Aristote et d'apprendre de lui quelles impressions il recevait de la nature, et quel concours une curiosité passionnée pouvait apporter au génie. Il semble qu'à cet égard il est très difficile de savoir ce qu'il en a été; et comme les Anciens sont généralement très sobres de ces détails intimes, dont les Modernes sont si fort épris, on s'attend à ce qu'une telle recherche soit parfaitement vaine; l'austérité habituelle d'Aristote n'est pas faite pour nous encourager. Pourtant, en l'absence de témoignages directs et de confidences, on peut découvrir, même dans des œuvres si sévères, des indications, qui, pour n'être pas absolument personnelles, n'en sont pas moins décisives. Certainement, Aristote ne se met pas en scène de sa personne, comme le ferait un auteur de notre temps; mais on ne peut pas méconnaître l'émotion profonde de sa pensée dans les pages suivantes extraites du Traité des Parties. Il a réfuté la méthode platonicienne de division, procédant de deux en deux, et il vient de montrer en quoi la dichotomie peut, malgré ses défauts, avoir encore quelque utilité ; il veut cependant y substituer un principe nouveau ; et il poursuit en ces termes : « Ce principe nouveau, c'est que les substances formées par la nature sont, les unes incréés et impérissables de toute éternité, et que les autres sont soumises à naître et à périr. Pour les premières, quelque admirables et quelque divines qu'elles soient, nos observations se trouvent être beaucoup moins complètes; car à leur égard, nos sens nous révèlent excessivement peu de choses, qui puissent nous les faire connaître, et répondre à notre ardent désir de les comprendre. Au contraire, pour les substances mortelles, plantes ou animaux, nous avons bien plus de moyens d'information, parce que nous vivons avec elles, et que, si l'on veut appliquer à ces observations le travail indispensable qu'elles exigent, on peut en apprendre fort long sur les réalités de tout genre. D'ailleurs, ces deux études, bien que différentes, ont chacune leur attrait. Pour les choses éternelles, dans quelque faible mesure que nous puissions les atteindre et les toucher, le peu que nous en apprenons nous cause, grâce à la sublimité de ce savoir, bien plus de plaisir que tout ce qui nous environne, de même que, pour les personnes que nous aimons, la vue du plus insignifiant et du moindre objet nous est mille fois plus douce que la vue prolongée des objets les plus variés et les plus beaux. Mais pour l'étude des substances périssables, comme elle nous permet tout ensemble de mieux connaître les choses, et d'en connaître un plus grand nombre, elle passe pour être le comble de la science; et comme, d'autre part, les choses mortelles sont plus conformes à notre nature et nous sont plus familières, cette étude devient presque la rivale de la philosophie des choses divines. Mais ayant déjà traité de ce sujet et ayant exposé ce que nous en pensons, il ne nous reste plus ici qu'à parler de la nature animée, en ne négligeant, autant qu'il dépend de nous, aucun détail, quelque infime ou quelque relevé qu'il soit. C'est que, même dans ceux de ces détails qui peuvent ne pas flatter nos sens, la nature, qui a si bien organisé les êtres, nous procure, à les contempler, d'inexprimables jouissances, pour peu qu'on sache remonter aux causes, et qu'on soit réellement philosophe. Quelle contradiction et quelle folie ne serait-ce pas de se plaire à regarder les simples copies de ces êtres en admirant l'art ingénieux qui les a reproduits, en peinture ou en sculpture, et de ne point se passionner encore plus vivement pour la réalité de ces êtres, que crée la nature, et dont il nous est donné de pouvoir découvrir les causes! « Aussi, ce serait une vraie puérilité que de reculer devant l'observation des êtres les plus infimes; car, dans toutes les œuvres de la nature, il y a toujours place pour l'admiration, et l'on peut toujours leur appliquer le mot qu'on prête à Héraclite, répondant à des étrangers qui venaient pour le voir et s'entretenir avec lui. Comme en l'abordant, ils le trouvèrent qui se chauffait au feu de la cuisine : « Entrez sans crainte, entrez toujours, leur dit le philosophe; les Dieux sont ici comme partout. » De même dans l'étude des animaux, quels qu'ils soient, il n'y a jamais non plus à détourner nos regards dédaigneux, parce que, dans tous sans exception, il y a quelque chose de la puissance de la nature et de sa beauté. Il n'est pas de hasard dans les œuvres qu'elle nous présente; toujours ces œuvres ont en vue une certaine fin, et il n'y en a pas où ce caractère éclate plus éminemment qu'en elles: Or. la fin en vue de laquelle une chose subsiste ou se produit, est précisément ce qui constitue, pour cette chose, sa beauté et sa perfection. « Que si quelqu'un était porté à mépriser comme au-dessous de lui l'étude des autres animaux, qu'il sache que ce serait aussi se mépriser soi-même; car ce n'est pas sans grande difficulté qu'on parvient â connaître l'organisation de l'homme, sang, chairs, os, veines, et tant d'autres parties de même genre. » (Traité des Parties des Animaux, livre I, chap. V, p. 98, édit. du docteur de Frantzius, 1853; édit Langkavel, p. 15, 1868.) Ailleurs, il dit encore avec non moins d'émotion et de bonheur d'expression : « Dans les animaux qui ont du sang, c'est d'abord la masse supérieure du corps qui est formée dès la naissance; puis avec le temps, la partie inférieure prend son entier développement. Pour tout cela, il n'y a d'abord que de simples linéaments et des contours; puis ensuite, viennent la couleur, la mollesse ou la dureté des diverses parties. Dans cette esquisse d'abord imparfaite, on dirait que la nature dessine et qu'elle fait comme les peintres, qui se contentent premièrement de tracer des lignes, et qui n'appliquent que plus tard les diverses couleurs à l'objet qu'ils représentent. » (Traité de la Génération des Animaux, liv. II, 94, p. 184, édit. Aubert et Winner.) Quel est celui des naturalistes modernes qui renierait de telles pages? Ou plutôt, qui ne voudrait les avoir écrites? Elles feraient honneur au plus sage et au plus instruit. Aristote a eu bien rarement de ces effusions; mais quand il s'y laisse aller, elles n'en sont que plus précieuses. Il aimait la nature autant qu'il l'admirait; et dans les études qu'il lui consacrait, le cœur tenait sans doute autant de place que l'esprit. II est assez singulier que les Modernes se soient figuré quelquefois qu'ils étaient les premiers et les seuls à aimer la nature. Schiller prétend que les Grecs, malgré toutes leurs qualités, ont été étrangers à ces émotions délicates, et que le spectacle des choses a captivé leur « intelligence bien plus que leur sentiment moral ». Humboldt adresse à l'Antiquité la même critique, qui, après lui et après Schiller, est devenue un lieu commun de littérature courante. Il a été entendu que l'amour de la nature était un privilège de notre temps, un monopole récemment découvert à notre usage, sans doute depuis Jean-Jacques et même depuis Obermann. Littré a déjà réfuté ce paradoxe de notre vanité; et il lui a suffi de rappeler quelques passages d'Homère de Platon et de Pline, pour en faire justice. Il pouvait rappeler encore les idylles de Théocrite, les pages sublimes de Cicéron dans son Traité de la Nature des Dieux, les Géorgiques de Virgile après Lucrèce, tant de vers charmants d'Horace, et les éloquentes amplifications de Sénèque. Mais Aristote eût-il été le seul à parler de la nature ainsi que nous venons de le voir, il semble qu'une telle profession de foi démontre assez clairement que les Anciens ont senti, aimé et célébré la nature aussi bien que nous. Seulement, ils ont été moins personnels, moins littéraires et moins déclamateurs. En général, ils sont occupés exclusivement du sujet qu'ils traitent; et l'individu se produit fort peu; l'égoïsme de l'écrivain ne se trahit pas. C'est peut-être là un des plus grands charmes de l'Antiquité. Chez nous, Rousseau adresse à l'univers ses Confessions, qu'il croit imiter de saint Augustin; chez les Grecs, un Platon, un Aristote ne nous apprennent pas un mot d'eux-mêmes; et si, pour les connaître, nous en étions réduits à ce qu'ils nous en disent, notre ignorance serait entière. Il est vrai que leurs œuvres nous dédommagent, quoiqu'elles soient muettes sur ceux qui les composent, à leur plus grande gloire et au grand profit de l'esprit humain. Ainsi donc, pour expliquer la composition de l'Histoire des Animaux, Prolem sine patre creatam, le meilleur argument est encore le génie de l'auteur, fécondé par une admiration sans bornes pour la nature. La réalité ne change pas; et les animaux de tout ordre qu'observait Aristote posaient sous ses yeux tels qu'ils posent encore sous les nôtres. Les phénomènes à peu près innombrables qu'ils offrent à notre étude ne peuvent pas être aperçus d'un seul coup, ni analysés en une fois ; mais le regard de l'homme de génie est si pénétrant, si étendu, si rapide, qu'il peut, dans la courte durée de la vie individuelle, embrasser une multitude de faits que les siècles précédents n'avaient pas vus, et que les siècles suivants ne verront pas davantage. Au début de notre XIXe siècle, nous avons été les témoins émerveillés de ce que Cuvier a pu faire en paléontologie ; c'est toute une science nouvelle, qui, devant nous, est née de ses labeurs, plus limités, mais aussi féconds en leur genre que ceux d'Aristote. Cuvier n'avait pas un génie universel comme celui du philosophe grec. Mais ce qu'il a réalisé, dans cette branche de savoir inconnue jusqu'à lui, nous permet de mesurer ce qu'Aristote a pu accomplir, sur une échelle beaucoup plus vaste et avec un succès, s'il est possible, encore plus grand. Cela est si vrai que l'œuvre d'Aristote, qui était sans antécédents, n'a été ni continuée, ni même comprise par les temps qui ont suivi. Il a fallu plus de vingt siècles pour que l'esprit humain, après une foule d'épreuves et d'hésitations, reprit la route que le génie avait. prématurément ouverte; et c'est seulement, au milieu du siècle dernier, qu'on a retrouvé des traces qui semblaient presque perdues. Si la stérilité des prédécesseurs d'Aristote a pu nous étonner, la stérilité des successeurs est bien plus surprenante encore. La science une fois fondée, il paraissait assez simple qu'on la cultivât, dans la voie où elle avait été mise. Mais le premier pas avait été si gigantesque que personne n'a pu le prendre, quelque facile que fût l'imitation, après de tels exemples et avec un tel guide. Pline est, sous quelque rapport, un grand écrivain; mais ce n'est pas un naturaliste, malgré le renom qu'on lui a fait; lui-même n'élève pas cette prétention; et il se donne pour le fidèle compilateur des œuvres d'Aristote, comme il l'est de tant d'autres. Il se cache si peu de ce rôle, modeste mais fort utile, surtout entre ses mains, qu'il énumère avec la plus sincère exactitude, toutes les sources auxquelles il puise, d'ailleurs avec plus ou moins de discernement. Son plan embrasse le monde entier, ou le Cosmos, comme nous disons avec les Pythagoriciens; le plan d'Aristote est moins large, puisqu'il se borne à la zoologie, réservant pour plus tard l'astronomie, la botanique et les minéraux. Pline aborde toutes ces sciences, en colorant de son style les idées d'autrui. Pour la partie de son ouvrage qui est relative aux animaux, il reproduit presque toujours Aristote, en le traduisant quelquefois mot à mot. Quand il ajoute aux faits déjà observés des faits nouveaux, sans dire de qui il les tient, ces faits ne sont ordinairement, ni très exacts, ni même très sérieux. C'est souvent de la zoologie à la façon d'Élien, c'est-à-dire, des curiosités plus ou moins vraisemblables sur le caractère et les mœurs des animaux, réels ou fabuleux. Pline, qui se raille de la crédulité des Grecs, non sans quelque droit, ne se doute pas qu'il est parfois d'une crédulité bien plus aveugle encore. Buffon en a donc fait beaucoup trop d'estime; et le jugement que porte Littré, dans la préface de sa traduction et de son édition, est bien plus équitable et beaucoup moins flatteur. Pline, en reprenant sa vraie place, n'en doit pas moins être pour nous un des auteurs les plus importants de l'époque romaine; mais il ne faut pas le surfaire; il peut se passer de cette injustice. Son ouvrage est digne de tout notre intérêt; et il serait très regrettable qu'il nous manquât ; mais ce n'est pas là de la science, ni comme l'entendait Aristote, ni comme nous l'entendons. A plus forte raison, peut-on appliquer cette critique aux deux ouvrages d Élien, dont l'un n'est pas plus de l'histoire que l'autre n'est de la zoologie. Son traité en dix-sept livres sur la Nature des animaux est un recueil d'anecdotes, qui se succèdent sans aucune forme, et qui sont, pour la plupart, d'une invraisemblance puérile. Élien ne les a pas inventées, et il a bien soin de nous avertir, dans son Préambule, que bon nombre d'auteurs ont écrit avant lui sur le même sujet. Il se propose, en les prenant pour guides, de montrer dans les brutes certaines qualités admirables, qu'elles partagent avec l'homme; et il se flatte que, sans dépasser les autres, il fera du moins, après eux, une œuvre de quelque utilité. Avant de se séparer de ses lecteurs, et en leur adressant ses adieux, il s'applaudit de la façon dont il a accompli son dessein, et il trouve que le désordre de la composition est un ornement de plus, par la variété qu'il jette sur les choses. Sa conclusion semble bien dire que l'animal vaut mieux que l'homme; et il se croit digne d'éloges pour avoir fait Élien les merveilles de la nature, qui a donné à la plupart des animaux « beauté, intelligence, industrie, justice, tempérance, courage, affection, amour, piété même », en un mot, une foule de vertus que l'humanité trop souvent ne possède pas dans une mesure égale. On aurait tort néanmoins de dédaigner absolument Élien; et l'on peut encore glaner dans ses récits quelques faits authentiques, et des citations utiles. On ne saurait guère demander davantage à Athénée, qui, à l'occasion du Banquet de ses Sophistes, s'occupe plus de cuisine que d'histoire naturelle, et qui, en parlant des oiseaux et des poissons, songe avant tout aux mets exquis que la gourmandise sait en tirer. Plutarque, dans son dialogue sur l'Adresse des Animaux, est beaucoup plus sérieux qu'Élien et qu'Athénée; il rapporte des traits nombreux de l'instinct de l'animal et il est sensé dans toutes ses observations, sans jamais prétendre à être un naturaliste. Avec Plutarque, Élien et Athénée, finit l'Antiquité; et vers leur époque, commence dans l'Empire romain cette longue agonie qui aboutit enfin à la disparition de la civilisation antique, au triomphe des Barbares et au Moyen-âge. Ce que devient la zoologie dans ce long désordre, on peut se le figurer en voyant ce qu'elle était devenue dans des temps meilleurs, sous Titus et sous les Antonins. Les historiens de la zoologie, Beckmann (1766), Spix (1811) et M. Carus (1880), nous apprennent en détail quelles traditions informes survivaient alors, et alimentaient dans les couvents les naïves études de quelques moines. La culture de l'histoire naturelle recommence, avec tout le reste, par des leçons sur les livres d'Aristote. Albert-le-Grand en fait un ample commentaire, qui sans doute y ajoute fort peu, mais qui du moins ressuscite, entretient, et propage les idées du philosophe. On n'a peut-être pas assez rendu justice à ces labeurs, qui n'ont rien de brillant, mais qui, au milieu de ces épaisses ténèbres, ont conservé quelques reflets de lumière. Sous ce rapport, comme sous bien d'autres, le fameux professeur de Cologne et de la Montagne Sainte-Geneviève mérite la glorieuse épithète qu'on a jointe à son nom. Il fut possible, grâce à lui, d'étudier la nature sous un maître tel qu'Aristote. C'était beaucoup; et la vérité pouvait luire aux yeux de quelques disciples. C'était également d'après Aristote qu'avait été compilé ce manuel de zoologie qui, sous le titre de « Physiologus» a traversé tout le Moyen-âge, moins développé et moins savant que l'enseignement d'Albert, mais plus à la portée du vulgaire. Vincent de Beauvais, dans son « Miroir du monde », ne peut aussi que reproduire Aristote, qui lui fournit toute l'histoire naturelle de son encyclopédie. Deux siècles environ après Albert-le-Grand et Vincent de Beauvais, Théodore Gaza traduisait l'Histoire des Animaux en un excellent latin, avec la fidélité d'un Grec connaissant à fond la langue qu'il professait. Tout cela n'est encore qu'un bégaiement; on se contente de répéter tant bien que mal ce qu'a écrit Aristote; on n'y ajoute rien; on ne consulte pas la nature, comme il l'avait consultée. La science indépendante et originale ne reparaît qu'au milieu du XVIe siècle; et ce sont deux zoologistes français, Belon et Rondelet, qui reprennent la méthode aristotélique, dans son énergie pratique et son vrai caractère. Ils ne copient plus Aristote; ils le continuent. dans la mesure où ils le peuvent, en observant, ainsi que lui, la réalité, et en interrogeant directement les faits. Belon voyage pendant plusieurs années en Italie, en Grèce, en Asie Mineure, en Palestine, en Egypte; et comme il est à la fois médecin, zoologiste et botaniste, il recueille avec exactitude et sagacité une foule d'observations, dans quelques-unes des contrées qu'Aristote avait habitées aussi et parcourues, dix-huit siècles auparavant. C'est surtout à l'étude des poissons de la Méditerranée qu'il s'attache; il élucide ses descriptions par des gravures, qui rendent bien la forme des animaux. Belon écrit soit en latin, soit en français, dans un fort bon style. Protégé par les plus puissants personnages du clergé, il aurait poussé beaucoup plus loin ses remarquables recherches, s'il n'était mort jeune, assassiné à l'âge de 47 ans. Les travaux de Rondelet, médecin de Montpellier, ressemblent beaucoup à ceux de Belon, dont il est le contemporain. C'est aussi à l'ichtyologie qu'il se dévoue; et il entreprend l'histoire entière des Poissons. Il voyage également sur les bords de la Méditerranée, surtout sur les côtes de l'Italie, de la France et de l'Espagne. Il écrit en latin ; et il fait traduire son livre en français. Il l'accompagne de gravures meilleures, où les poissons de mer, de rivières et d'étangs sont représentés avec une ressemblance que Buffon et Cuvier ont louée souvent. Rondelet, qui est fort érudit, a donné pour la nomenclature des poissons connus des Anciens une synonymie, qui peut éclaircir de nombreux passages d'Aristote. Conrad Gesner, ami de Rondelet, et comme lui médecin de Montpellier, quoique Suisse de naissance, a composé le plus laborieux ouvrage d'histoire naturelle qu'il ait vu le XVIe siècle, avant celui d'Aldrovande. Il y parcourt toute la zoologie depuis les quadrupèdes vivipares et ovipares, les oiseaux, les poissons et les animaux aquatiques, jusqu'aux reptiles; il devait faire un dernier livre sur les insectes; mais la mort le prévint. Il est plus savant encore que ses deux contemporains ; il range les animaux par ordre alphabétique, et sur chacun d'eux il cite, avec prolixité, tout ce que les Anciens nous en ont appris, mais aussi avec une exactitude irréprochable. Cuvier faisait la plus grande estime de l'Histoire des Animaux de Conrad Gesner ; et il la considérait comme la première base de toute la zoologie moderne C'est un superbe éloge de la part d'un juge tel que Cuvier. Édouard Wotton, médecin d'Oxford, publia en même temps que Conrad Gesner, et à peu près sur les mêmes fondements, un ouvrage moins développé, qui n'eut pas un succès aussi grand, mais qui représente plus fidèlement encore le plan d'Aristote. Wotton traite d'abord des parties communes à tous les animaux, comme Aristote le fait en commençant son histoire naturelle: avec lui encore, il divise les êtres animés en deux seules classes : ceux qui ont du sang et ceux qui n'en ont pas. Il passe ensuite à l'homme, aux quadrupèdes vivipares et ovipares; aux serpents, aux oiseaux; aux animaux aquatiques, cétacés et poissons; et il termine par les animaux exsangues, mollusques, crustacés et zoophytes. Ce n'est pas plus neuf, ni plus original que Conrad Gesner ; mais c'est plus régulier et moins long que lui, et surtout que l'interminable compilation d'Aldrovande. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les travaux anatomiques de Vésale et d'Ambroise Paré facilitent indirectement les progrès de la zoologie, en faisant mieux connaître les organes du corps humain. Le XVIIe siècle n'apporte pas à l'histoire naturelle tous les perfectionnements qu'on pouvait espérer de l'invention du microscope, devenue très vite féconde entre les mains de Malpighi, de Swammerdam et de Leuwenhoeck, découvrant les animalcules spermatiques. C'est dans le XVIIe siècle que se fondent chez plusieurs nations les Académies scientifiques, les musées, les parcs zoologiques, les ménageries, qui pouvaient être d'un utile secours pour les sciences: mais il ne paraît pas d'ouvrage qui systématise la zoologie et en fasse avancer l'ensemble. C'est alors aussi que commencent ces monographies, presque innombrables, qui se multiplient chaque jour de plus en plus, en recueillant une quantité de détails dont la science générale s'enrichit. Vers la lin de ce siècle, Claude Perrault, l'architecte de la Colonnade du Louvre, a sur la « Mécanique des animaux » et sur bien des questions d'histoire naturelle des vues profondes, qu'il n'eut pas le temps de développer autant qu'on pouvait l'attendre de son génie. Il faut arriver à Linné et à Buffon, vers le milieu du XVIIIe siècle, pour trouver un progrès considérable dans la science zoologique. Linné, qui a fait beaucoup plus encore pour les plantes que pour les animaux, est avant tout un classificateur ; et son « Systema naturae. » embrasse les trois règnes. Le plus court dans son ouvrage est encore le règne animal; la botanique et la minéralogie y tiennent le plus de place. C'est surtout une nomenclature qu'établit le génie du naturaliste suédois; il ne décrit rien, et quelques mots lui suffisent pour chaque chose, quelle que soit sa piété admiratrice en présence des œuvres de Dieu, à qui il dédie son livre et qu'il appelle Jéhovah. Il est passionné pour la nature au moins autant qu'Aristote: ce sentiment, ardent et sincère, anime tous ses écrits, et en exclut en partie la sécheresse, malgré la forme qu'il leur a donnée. A peine consacre-t-il une dizaine de lignes à l'homme, tout en le mettant à la tête de la création; c'est qu'il laisse à l'homme le soin de se connaître lui-même, selon le divin précepte emprunté par Socrate à l'oracle de Delphes; il nous recommande de nous étudier sous les rapports théologique, moral, naturel, physiologique, diététique et pathologique. C'est à cette condition, selon Linné, qu'on est homme; et qu'on se distingue absolument de tous les autres êtres. De l'homme, il passe au singe, dont il énumère seize espèces, et au Paresseux (Bradypus), qu'on ne s'attendait guère à voir placer si haut dans la série animale. Tel est le premier ordre, celui des animaux anthropomorphes . Linné en établit ensuite cinq autres. parmi les quadrupèdes : bêtes féroces, bêtes sauvages, bêtes du genre des loirs, bêtes de somme et bétail. Après la classe des quadrupèdes, vient celle des oiseaux, également divisée en six ordres, des oiseaux de proie aux passereaux. Puis, viennent les amphibies, divisés en serpents et reptiles. Les poissons, partagés en cinq ordres, forment la quatrième classe; les insectes, partagés en sept, forment la cinquième. La dernière classe est celle des vers (Vermes), où se trouvent réunis des reptiles, des zoophytes, des testacés et des plantes-pierres (Lithophyta). Après le règne animal, Linné classifie également les plantes, selon leurs organes de fécondation, depuis la monandrie jusqu'à la cryptogamie, en vingt-quatre classes; et enfin le règne des pierres (lapideum regnum), où il admet trois classes : les pierres, les minéraux, et les fossiles. On conçoit sans peine qu'un système zoologique tel que celui qu'on vient de rappeler, ait suscité de très graves objections. C'est surtout Buffon qui se chargea de les formuler, avec une vivacité qui parut quelquefois dépasser les bornes et trahir la jalousie d'un rival. D'ailleurs, les critiques de Buffon n'en étaient pas moins justes. Les six classes de Linné ne suffisaient pas pour les animaux; il en fallait au moins le double. si l'on ne voulait pas s'exposer à des confusions, ou à des exclusions inexplicables. Les serpents ne sont pas des amphibies; les crustacés ne sont pas des insectes, pas plus que les coquillages ne sont des vers. Tous les quadrupèdes ne sont pas mammifères. Il est bien étrange aussi de mettre, parmi les anthropomorphes, le lézard écailleux à côté du Paresseux; la chauve-souris, la taupe et le hérisson, parmi les bêtes féroces; le castor et le rat, parmi les loirs; le cochon et la musaraigne, parmi les bêtes de somme; enfin le cerf, parmi le bétail, avec le bœuf, le bélier et le chameau. Toutes ces objections sont vraies, comme celles que Buffon élève contre le système botanique de Linné; mais elles ne diminuent pas la gloire de Linné ; son nom n'en est pas moins un des plus illustres de la science. En effet, c'était un progrès immense qu'un système qui s'étendait aux trois règnes de la nature, avec une nomenclature aussi régulière. Elle est peut-être trop concise; mais les traits essentiels de la définition sont si bien choisis que le laconisme n'ôte rien à la clarté. Linné a, en outre, sur la nature entière, et sur chacun des trois règnes, des principes généraux, qui le guident sûrement dans cette infinité d'êtres et de phénomènes. Il expose ces principes aussi brièvement que le reste, et avec la même autorité. Ce sont à peu près ceux d'Aristote; et Linné se fait de l'histoire naturelle et de sa méthode une idée non moins haute. Mais il ne connaît pas suffisamment le passé, puisqu'il déclare que jusqu'à lui « la zoologie n'a guère été qu'un recueil de récits fabuleux, racontés d'un style diffus, exposés dans des descriptions aussi imparfaites que les dessins et les figures dont parfois on les accompagne ». Linné n'excepte de cette condamnation que Francis Willoughy et John Ray, qui, un demi-siècle auparavant, avaient fait, en collaboration, de très heureux essais dans diverses branches de l'histoire naturelle. Il semble que cette indulgence de Linné pouvait remonter jusqu'aux essais d'Aristote; et il est à croire qu'il devait les estimer, s'il les avait lus, au moins autant que ceux des deux naturalistes qu'il préfère. Buffon est tout l'opposé de Linné. Il se défie des classifications, qu'il repousse, parce qu'elles sont trop arbitraires et trop incomplètes; il ne cherche pas davantage la régularité méthodique d'une nomenclature universelle, qu'il croit impossible. Il se plaît surtout aux descriptions: parfois, il les revêt d'un style magnifique, quand le sujet comporte cette parure et ce développement; mais d'ordinaire sa narration est pleine de naturel et d'une constante simplicité, qu'on méconnaît quand on ne juge Buffon que sur quelques morceaux, choisis parmi les plus brillants. On le prend pour un littérateur, tandis qu'il a, sans relâche, consacré sa vie laborieuse à des observations et à des expériences, dont il expose les résultats avec un infatigable amour de la vérité, qui est sa qualité dominante. Il fait précéder l'histoire des animaux de celle du globe, sur lequel ils vivent. Il comptait embrasser aussi les trois règnes; mais il n'a pu parcourir que quelques parties de ce trop vaste sujet. Sans adopter une classification proprement dite, il met néanmoins un certain ordre dans ses descriptions. D'abord, il traite de l'animal en général; et après avoir étudié le problème de la génération sous toutes ses faces, il démit l'homme dans l'individu et dans l'espèce ; et après l'homme, les quadrupèdes et les oiseaux; il n'a pas pu aller jusqu'aux poissons. ni aux insectes. Si le but de l'histoire naturelle est de nous faire connaître et aimer la nature et spécialement les animaux, on doit convenir que la manière de Buffon, qui est aussi la manière d'Aristote, est très supérieure à celle de Linné. Après l'observation directe et personnelle des réalités, la description, qui transmet à autrui ce qu'on a vu soi-même, est, sans comparaison, ce qui peut le mieux nous instruire et nous intéresser. La nomenclature, quelque bien faite qu'elle soit, n'est destinée qu'à rappeler le souvenir de ce qu'on sait déjà; la maigre instruction qu'elle procure serait insuffisante, de tous points, sans la notion complexe qui a dû la précéder. En ceci, Buffon a parfaitement raison contre Linné, la classification est sans doute fort utile; mais la description l'est encore bien davantage; et elle seule est essentielle. Un peu plus loin, ou devra revenir sur cette question. Pour le moment, nous achevons cette histoire rapide de la zoologie par quelques mots sur Cuvier, et sur l'état actuel de la science. On s'accorde généralement à regarder Cuvier comme le premier entre les naturalistes des temps modernes, et le plus grand depuis Aristote. Par la forme qu'il imprime à la science, il tient une sorte de milieu entre Buffon et Linné; il écrit excellemment, sans écrire aussi bien que Buffon; mais, s'il est moins littéraire, il est plus scientifique et plus concis. Il y a des pages de son Discours sur les Révolutions du globe, de son Règne animal, et de son Anatomie comparée, qui peuvent compter parmi les plus belles de notre langue appliquée aux matières scientifiques; ce sont des modèles qu'on ne surpassera point, et que bien peu de savants pourront jamais égaler. Il a ouvert, à la zoologie générale une carrière toute nouvelle, et une mine inépuisable par ses travaux sur les animaux fossiles, nous révélant, dans les bouleversements alternatifs de notre globe, deux ou trois créations antérieures à celle dont nous faisons partie. Dans la zoologie proprement dite, il a été un classificateur plus profond encore que Linné ; et l'on doit reconnaître, avec M. Claus, que « sa classification est le plus grand progrès que la science ait fait depuis l'Antiquité ». Il a divisé le règne animal en types ou plans généraux, d'après l'anatomie des organes, et d'après d'autres conditions secondaires. C'est là encore la base la plus solide que la science ait jamais trouvée; et quoique depuis un demi-siècle on ait voulu la modifier, on ne l'a point renversée. Répartissant les êtres organisés en deux divisions, les animaux et les végétaux, comme l'avait fait Aristote, il traite d'abord, ainsi que son devancier, des éléments corporels de l'animal et des combinaisons principales de ces éléments, sans oublier les fonctions matérielles et intellectuelles. Les quatre divisions du règne animal répondent à quatre l'ormes principales : les vertébrés, les mollusques, les articulés et les rayonnés. Dans la première de ces formes, qui est celle de l'homme et des animaux qui lui ressemblent le plus, le cerveau et le tronc principal du système nerveux sont renfermés dans une enveloppe osseuse, qui se compose du crâne et des vertèbres. Dans la deuxième forme, il n'y a pas de squelette; la peau à laquelle les muscles sont attachés, forme une enveloppe molle, ou quelquefois pierreuse; et le système nerveux se compose de masses éparses, réunies par des filets. Dans la troisième forme, celle des articulés, insectes et vers, le système nerveux consiste en deux cordons régnant le long du ventre et renflés d'espace en espace en nœuds ou ganglions. Enfin, dans la dernière forme, qui contient tous les zoophytes, il n'y a plus, comme dans les êtres précédents, un axe sur lequel sont disposés des deux côtés les organes du mouvement et de la sensibilité; ils sont simplement placés comme des rayons autour d'un centre; l'on n'y aperçoit que des vestiges de système nerveux, de circulation et d'appareil respiratoire, presque toujours répandu à la surface du corps entier. Après ces généralités, Cuvier distribue les vertébrés en quatre classes, selon leurs mouvements et la quantité de respiration : mammifères, oiseaux, reptiles et poissons ; la première étant vivipare, et les trois autres étant ovipares. Puis, il subdivise ces classes en ordre, neuf pour les mammifères, six pour les oiseaux, quatre pour les reptiles, et huit pour les poissons. Il établit des divisions et subdivisions analogues pour les mollusques, les articulés et les rayonnés. Mais outre ce qu'il a dit des poissons dans son Règne animal, il leur a consacré un ouvrage spécial, qui est de beaucoup le plus complet de tous sur cette partie de l'histoire naturelle, de même qu'il a enrichi la science d'une foule de mémoires, où sa puissante intelligence porte la lumière sur tous les sujets qu'elle touche. On a souvent rapproché Cuvier d'Aristote ; la comparaison est parfaitement juste, si on la limite à l'étude des animaux ; et par la courte analyse qu'un vient de voir, on peut se convaincre qu'à deux mille ans de distance et plus, ces deux génies s'entendent, et que le second poursuit et étend l'œuvre du premier, guidé à son tour par l'observation attentive des choses et par les traditions du passé. Depuis Cuvier jusqu'à nos jours, on a essayé une multitude de classifications nouvelles. On en pourrait énumérer quinze ou seize au moins, si l'on s'en rapporte à la liste dressée par M. Agassiz, et répétée par M. Claus. Il y a même à augurer que l'imagination scientifique ne s'arrêtera pas dans cette production incessante de systèmes, qui ne sont pas tous très heureusement conçus, mais qui exigent toujours des connaissances étendues et des labeurs très considérables. Cette ardeur prouve deux choses : d'abord que cette entreprise est une des plus difficiles de la science ; et en second lieu, que, jusqu'à cette heure, aucun système n'a été ni assez clair ni assez justifié pour s'imposer souverainement, et se substituer aux systèmes antérieurs, avec quelque chance de durer plus qu'eux. Dans l'état présent de la zoologie, à la fin du XIXe siècle, la science n'a donc pas encore adopté de classification définitive. Ce desideratum ne sera peut-être jamais comblé; nous essayerons de dire pourquoi, en traitant un peu plus loin de la méthode zoologique, et des conditions auxquelles il est possible de classer toutes les espèces d'êtres, que la nature recèle dans son sein en nombre illimité. Mais avant d'agiter ces nouvelles questions, arrêtons-nous un instant, et voyons bien où nous en sommes arrivés. Avant Aristote, la philosophie grecque, malgré sa merveilleuse activité et sa curiosité très ingénieuse, n'a pu rien fonder de scientifique en zoologie ; après Aristote, l'esprit humain étant trop débile pour le suivre, c'est au dernier siècle seulement que la science enfantée par lui a pu renaître et grandir. De ces deux faits incontestables, nous pouvons tirer une conséquence importante ; c'est qu'Aristote doit être traité par nous comme un contemporain, et que ce zoologiste, vieux de deux mille deux cents ans, est pour nous aussi jeune que s'il était d'hier. C'est le privilège d'un génie incomparable ; et l'on ne peut que répéter ce que disait Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire en termes heureux : « Aristote est encore un auteur progressif et nouveau. » Aussi, de même que tout à l'heure nous interrogions ses successeurs et ses émules, Linné, Buffon, Cuvier, nous pouvons l'interroger, avec un profit au moins égal, sur son style, sur sa méthode, et sur les grandes vues que lui dicte la nature. Le style d'Aristote est peut-être le meilleur modèle qu'un savant puisse se proposer; c'est une leçon de goût que la zoologie recevrait de la Grèce, à qui nous en devons tant d'autres. Simple, clair, grave, toujours sobre, toujours facile et naturel, il n'a ni la sécheresse, ni la surabondance de quelques autres écrivains scientifiques. Buffon remarquait que, dans Aristote, il n'y a pas un mot inutile. On doit ajouter que le mot propre ne lui manque jamais; et cette qualité, qu'on peut acquérir par l'étude ou tenir de la nature, contribue beaucoup â la concision et à la netteté du style ; l'expression juste n'a pas besoin d'être redoublée ; la prolixité n'est qu'un signe de faiblesse et une cause d'obscurité. La synonymie, si difficile à établir, peut être un obstacle à bien comprendre Aristote ; mais cette difficulté de fait ne vient pas de lui ; elle tient nécessairement à la différence des langues, des climats et des temps. L'art du style, pris dans sa généralité, ne consiste pas uniquement dans le choix et l'arrangement des mots ; il consiste plus encore dans la disposition des pensées et des matières. Sauf quelques rares passages, dont le désordre remonte à la destinée bien connue des manuscrits d'Aristote, l'Histoire des Animaux, le Traité des Parties, et le Traité de la Génération, sont irréprochables. Sans doute, ce n'est pas tout à fait notre style moderne; mais la sculpture de Phidias n'est pas non plus notre sculpture ; et cependant, nos artistes s'en inspirent, sans rien abdiquer de leur indépendance et de leur originalité. Le style d'Aristote peut nous rendre le même service, puisqu'il a aussi la double empreinte, et du génie de l'auteur, et du génie de la race. Il n'est pas non plus de zoologiste qui ait su rendre l'histoire naturelle plus attachante ; et les pages qui ont été citées plus haut nous livrent le secret à la fois de celui qui les a écrites, et de l'intérêt qu'il excite dans ses lecteurs, par l'intérêt qu'il ressent lui-même. C'est parce qu'il aime la nature qu'il la fait aimer en la décrivant. La question de la méthode, comme on l'a déjà dit, n'est pas une question de zoologie; c'est une question générale, c'est-à-dire philosophique. Mais dans l'histoire naturelle, où le nombre des espèces d'êtres à observer n'a pas de limites, la méthode, qui trace la route pour établir entre eux un certain ordre relatif, est plus importante que dans toute autre science. C'est en outre la méthode, qui, en zoologie, détermine la classification. Aussi, n'est-il pas un naturaliste qui n'ait exposé, avec plus ou moins de développement, les principes d'après lesquels il entendait se diriger. Aristote y est revenu à plusieurs reprises, et l'on a déjà vu, du moins, en partie, quelle est sa doctrine systématique. Linné a la sienne, en dépit de son laconisme ; Buffon a fait de la méthode une étude explicite ; Cuvier non plus ne s'en est pas abstenu, bien que la pente de son esprit ne le portât guère à ces considérations, trop éloignées de ses travaux habituels. Tous ont éprouvé ce besoin, et l'ont satisfait chacun à sa manière. Selon Aristote, la règle suprême de la méthode, c'est d'observer les faits, dans toute leur étendue et dans leur simplicité, tels qu'ils s'offrent à notre sensation. On ne doit vouloir les expliquer qu'après cette analyse essentielle et préliminaire. La science est tenue de constater d'abord la réalité; et ce n'est qu'ensuite qu'elle peut se demander pourquoi et en vue de quelle fin les choses sont telles qu'elles sont. Vingt fois, Aristote est revenu avec insistance sur ce principe indispensable ; il l'a perpétuellement opposé aux théories prématurées et téméraires des philosophes, ses devanciers, qui se sont presque toujours perdus en se flattant vainement de pouvoir remonter à l'origine des choses. Au lieu de faire des tentatives inutiles pour savoir ce qui a été, ils auraient dû s'enquérir de ce qui est actuellement. Aristote ne s'est pas tenu à ce conseil déjà fort sage, et sur lequel il n'a jamais hésité; il a de plus, donné l'exemple ; et tous ses ouvrages zoologiques sont des monuments d observation il est aisé de s'en assurer, en les lisant. Quant à nous, si nous tenons à réitérer cette apologie d'Aristote et de l'Antiquité, c'est que la prévention contraire est aussi tenace qu'erronée; et qu'il est passé en une sorte d'axiome que les Modernes seuls ont pratique la méthode d'observation, révélée à l'esprit humain par Bacon et son école. Après cette première règle, qui est universelle, Aristote donne les règles qui sont spéciales à la zoologie. Par où doit-elle commencer l'étude des animaux ? Quel est l'animal qu'elle doit d'abord étudier et décrire? Aristote répond : L'histoire des animaux doit débuter par l'homme. Il allègue de cette préférence deux raisons péremptoires, sur lesquelles aucune autre ne saurait l'emporter. De tous les animaux, c'est l'homme qui nous est le mieux connu, puisque nous sommes hommes nous-mêmes. D'autre part, comme l'organisation humaine se retrouve en grande partie dans une foule d'animaux, voisins quoique différents, Geoffroy Saint-Hilaire l'homme c'est connaître ces animaux par analogie; l'étude qui lui est consacrée s'étend beaucoup plus loin que lui, et elle nous facilite l'étude de toutes les organisations qui se rapprochent de la sienne. Cette règle fondamentale de la science zoologique a été adoptée, depuis Aristote, par tous les grands naturalistes, Linné, Buffon, Cuvier, imités par une foule d'autres. Dans ces derniers temps, on a cru devoir renverser cette méthode et commencer la zoologie par la Cellule. C'est là une conception que la raison ne saurait approuver, et qui choque tous les principes de la logique. Bien des savants s'en sont engoués aujourd'hui ; mais cette mode, on peut l'espérer, ne durera pas plus que les modes ne durent ordinairement, dans les systèmes de la science, aussi bien que dans les coutumes des nations. Le côté faible de la zoologie aristotélique, c'est la classification. L'auteur ne l'a jamais exposée d'une manière systématique ; et il serait assez hasardeux de chercher à l'extraire des ouvrages où elle est dispersée. Cependant, Aristote n'a pas confondu toutes les espèces dans un désordre commun ; entre elles, il a indiqué positivement des classes, bien que ces classes soient trop peu nombreuses et trop peu distinctes. Les principales, que nous avons déjà signalées, sont celles des animaux qui ont du sang et des animaux qui n'en ont pas ; celles des vivipares, des ovipares et des vermipares ; celles des quadrupèdes, des oiseaux. des reptiles, des cétacés, des poissons, des insectes ; celle enfin des mollusques, des crustacés, des testacés et des zoophytes. Ce n'est pas là, on doit l'avouer, une classification dans le sens rigoureux de ce mot ; mais si l'on songe aux difficultés que présente la classification, même pour la science de notre temps, on sera porté à l'indulgence ; et l'on excusera dans Aristote un défaut que compensent tant d'autres mérites. Un arrangement régulier de tous les êtres animés était impossible à l'époque où il écrivait, quel que fût son génie ; il y fallait une multiplicité d'observations de détail que le temps seul pouvait accumuler ; et aujourd'hui même, les matériaux ne sont pas encore suffisants. Mais quelque incomplète que soit la classification d'Aristote, elle doit toujours figurer dans l'histoire de la science, parce qu'elle est la première en date, et qu'elle renferme les principaux éléments de toutes celles qui ont suivi. Elle vient immédiatement avant les classifications de Linné et de Cuvier, comme l'ont très bien vu les historiens de la zoologie. De tous les naturalistes, c'est Buffon qui s'est le plus occupé de la méthode ; il a placé, en tète de ses œuvres, un long « Discours sur la manière d'étudier et de traiter l'histoire naturelle ». Les principes par lesquels il entend se diriger dans ses trois études, « la Théorie de la terre, la formation des Planètes, et la Génération des animaux», sont à peu près identiques aux principes d'Aristote. Ainsi que le philosophe grec, Buffon recommande avant tout l'observation des faits ; il faut les recueillir dans le plus grand nombre possible, les considérer d'abord en eux-mêmes et isolément, puis dans leurs rapports; bien définir les êtres et les bien décrire ; les grouper selon leurs affinités réelles et selon leurs différences, sans parti pris et sans idées préconçues; et enfin, les ordonner, d'après toutes ces conditions, en espèces, en genres, en classes, de plus en plus compréhensives. D'ailleurs, Buffon ne croit pas qu'une classification, quelque générale qu'elle soit, puisse embrasser à jamais tous les êtres ; et prenant pour exemple celle de Linné, en botanique et en zoologie, il s'efforce d'en démontrer l'insuffisance et les erreurs. La nature est tellement diverse, elle procède par des nuances tellement insensibles, que l'homme ne saurait, ni les comprendre, ni même les observer toutes, malgré l'attention qu'il y apporte. Cependant, Buffon ne désapprouve pas les labeurs auxquels se sont livrés les savants, et il ne nie pas entièrement l'utilité des méthodes; elles peuvent servir à faciliter l'étude et à aider la mémoire ; mais elles ne peuvent avoir la prétention de représenter toute la nature dans ses formes innombrables ; et comme le tableau qu'on en essaierait serait toujours fort incomplet, il vaut mieux s'abstenir d'un effort qui doit échotier. Aussi, Buffon se garde de faire une classification systématique; et se rapprochant des Anciens plus que des Modernes, il se contente de ranger les animaux d'après le degré d'utilité que nous en tirons, et le degré de facilité que nous avons à les connaître. C'est conformément à cette règle qu'après l'homme il étudie, en premier lieu, les animaux domestiques, vivant avec nous et nous servant de tant de manières; puis, les animaux sauvages, qui nous sont encore assez familiers; et enfin, les animaux féroces, que nous devons combattre et détruire pour notre propre salut. Buffon ne veut pas aller au delà; il n'admet pas la prétendue échelle des êtres, et il voit un grand inconvénient à vouloir soumettre à des lois arbitraires les lois de la nature, à la diviser dans des points où elle est indivisible, et à mesurer ses forces sur notre faible imagination. L'ordre factice que nous imposons aux faits particuliers est relatif à notre propre nature, plutôt qu'il ne convient à la réalité des choses. Buffon a raison quand il veut éviter « cette multiplicité de noms et de représentations qui rend la langue de la science plus difficile que la science elle-même »; mais il a tort quand il soutient qu'il n'y a dans la nature que des individus, et que les genres, les ordres, les classes n'ont d'existence que dans notre esprit. En ceci, Buffon est nominaliste, probablement sans y songer. Cuvier n'a pas pour les classifications le dédain de Buffon; mais il est opposé, au moins autant que lui, à la prétention de classer les êtres de manière à en former une seule ligne, ou à marquer leur supériorité réciproque. Il regarde toute tentative de ce genre comme inexécutable; il ne voit dans les divisions et subdivisions de la science que l'expression graduée de la ressemblance des êtres; et, à son avis, ce qu'on appelle l'Échelle des êtres n'est qu'une application erronée d'observations partielles à la totalité de la création. Cette application a nui extrêmement aux progrès de l'histoire naturelle. Cuvier s'élève aussi énergiquement contre cet autre abus des nomenclatures, qui varient sans cesse, et qui menacent de ramener dans l'histoire naturelle le chaos qui y régnait antérieurement, les naturalistes français et étrangers négligeant le soin de s'entendre, et chacun d'eux multipliant et changeant, sans la moindre nécessité, les noms des genres et des espèces, chaque fois qu'ils ont l'occasion d'en parler. Sur ces points essentiels, Cuvier n'a jamais varié ; et les discussions très vives que ces questions ont fait naître, vers la fin de sa vie, ne l'ont jamais ébranlé. C'est en conformité de ces vues qu'il a établi ses divisions successives dans le règne animal tout entier. Comme Aristote, il fait de l'histoire naturelle une science qui s'appuie avant tout sur l'observation; le calcul et l'expérience, qui sont les instruments des mathématiques et de la chimie, ne sont presque point à son usage. « Le calcul, dit-il, commande, en quelque sorte, à la nature; l'expérience la contraint à se dévoiler; l'observation l'épie, quand elle est rebelle et cherche à la surprendre. » Mais si l'histoire naturelle ne peut faire usage, ni de l'expérience, ni du calcul, Cuvier lui rappelle qu'elle possède un principe qui lui est particulier, qui est tout rationnel, et qu'elle applique avec avantage dans beaucoup de cas. C'est le principe des conditions d'existence, vulgairement nommé : le principe des Causes finales. Cuvier ne craint pas d'employer ce mot, fort décrié; et au scandale sans doute de plus d'un naturaliste, il réhabilite ce principe supérieur, qu'Aristote avait proclamé sous une autre forme, en affirmant que la nature ne fait jamais rien en vain, axiome que Leibnitz a pris pour base de sa théodicée et de son optimisme. Comme rien ne peut exister s'il ne réunit les conditions qui rendent son existence possible, les différentes parties de chaque être, ajoute Cuvier, doivent être coordonnées de manière à rendre possible l'être total, non seulement en lui-même, mais dans ses rapports avec les êtres qui l'entourent; et l'analyse de ces conditions conduit souvent à des lois générales, tout aussi démontrées que celles qui naissent du calcul et de l'expérience. Outre ce principe des conditions d'existence ou des causes finales, l'histoire naturelle en possède un second, qui ne lui est guère moins utile, et qui l'aide puissamment dans ses classifications : c'est le principe de la subordination des caractères, dérivé de celui des conditions d'existence. Dans l'immense catalogue de la zoologie, il faut que tous les êtres portent des noms convenus; il faut qu'on puisse les reconnaître par des caractères distinctifs, tirés de leur conformation. Les caractères qui exercent sur l'ensemble de l'être l'action la plus marquée, sont les caractères les plus importants, ou, comme Cuvier les appelle, « les caractères dominateurs »; les autres sont subordonnés à ceux-là, et sont de divers degrés. Les caractères importants se montrent à ce signe qu'ils sont les plus constants, et les derniers qui varient dans chaque espèce. C'est leur influence et leur constance qui doivent les faire préférer pour délimiter les grandes divisions de même que, pour distinguer les subdivisions inférieures, on descend aux caractères subordonnés et variables. C'est à l'aide de ces deux principes essentiels que Cuvier espère fonder la méthode naturelle, qui est l'idéal de la science, bien qu'elle en soit peut-être la pierre philosophale. Par la méthode naturelle, il entend un arrangement dans lequel les êtres d'un même genre seraient plus voisins entre eux que de ceux de tous les autres genres; et cette règle s'appliquent également, après les genres, aux ordres, aux classes, et ainsi de suite. Ce serait là l'expression exacte et complète de la nature entière, où chaque être serait déterminé par ses ressemblances et ses différences avec d'autres êtres; et tous ces rapports seraient parfaitement rendus dans l'arrangement que Cuvier entrevoit, et qu'il s'est efforcé de réaliser, mais sans se flatter d'y réussir plus que tant d'autres. Comme exemple de cette méthode naturelle, et comme premier pas dans cette voie, il cite la répartition générale des êtres en deux divisions : les êtres vivants et les êtres bruts; ou, comme on dit à cette heure, les êtres organiques et les êtres inorganiques. C'est là le plus ample de tous les principes de classification, parce que la vie est la plus importante de toutes les propriétés des êtres. Dans tous les temps, les hommes ont reconnu cette division frappante; la science la recevait de la spontanéité du sens commun, dès l'époque d'Aristote et de Pline. Depuis un demi-siècle que Cuvier est mort, la zoologie n'a pas produit de système qui rallie tous les suffrages et qui fasse loi. Mais au milieu des innombrables observations de détail, et des monographies que chaque jour amène, et qui s'amoncèlent sans fin et sans ordre, une tendance se manifeste ; c'est de changer le point de départ de la science entière, et au lieu de la faire commencer par l'homme, avec Aristote, Pline, Linné, Buffon et Cuvier, on la fait, au contraire, aboutir en dernier lieu à cet être, le plus parfait de tous. On étudie d'abord les êtres les plus élémentaires, pour monter graduellement jusqu'à lui. On débute par les Protozoaires pour finir par les Primates, parmi lesquels on range l'homme, à la tète des singes. Comme l'organisation des Protozoaires ou Protistes, à l'extrême limite, est ce qu'il y a de moins complexe dans la vie animale, et que cette organisation consiste en une matière informe et purement contractile, on a cru y trouver, avec le degré le plus infime de l'animalité, le premier degré de la classification; et c'est sur cette base étroite et obscure qu'on a essayé d'asseoir tout l'édifice. Ce renversement radical de la méthode a eu deux conséquences excessivement graves : la première, de confondre deux règnes, qui semblaient devoir être à jamais distincts, l'animal et la plante; et la seconde, de donner, de ce grand problème de la vie, une explication fausse et dangereuse. Entre les corps vivants et les corps inanimés, on admet des différences essentielles, qui se rapportent à leur origine, à leur mode de conservation et à leur structure. Dans l'état présent des choses, l'être vivant vient toujours d'êtres semblables à lui; la vie vient toujours de la vie; ou, comme s'exprime Aristote : « L'homme engendre l'homme. » En second lieu, il y a, dans l'être vivant, un perpétuel échange de matériaux, empruntés au dehors et expulsés du dedans, après avoir servi à fa croissance et à la conservation de l'être, jusqu'au moment où il meurt. Enfin. l'être vivant se distingue de l'être inanimé par la manière dont ses diverses parties sont unies entre elles, c'est-à-dire par son organisation. Au contraire, pour ce qui regarde la plante et l'animal, on ne voit plus de différence des animaux inférieurs aux plantes rudimentaires. Ni la forme générale, ni les types, ni le mode de reproduction, ni l'échange moléculaire, ni le mouvement et la sensibilité, ne sont des critériums assez sûrs pour établir une démarcation bien tranchée entre les deux règnes. Sur cette pente, la botanique et la zoologie en arrivent à n'être plus qu'une seule et unique science; la vie, qui réside dans l'objet de l'une et de l'autre, suffit pour les unifier ; et les anciens règnes de la nature sont réduits de trois à deux. On peut douter que la simplification portée à cet excès soit fort utile à la science; elle choque le bon sens, en même temps que toutes les opinions qui sont reçues, depuis que l'homme a pu jeter un regard sur la nature et sur les êtres qui la composent autour de lui. On est allé encore plus avant; et le végétal ayant tout aussi bien quo l'animal des organes et des tissus, qui, d'élimination en élimination, ont pour substance dernière une Cellule, c'est la Cellule qui est prise indistinctement pour la première forme des animaux et des plantes, et pour l'organisme le pus simple dans l'un et l'autre règne, ou plutôt dans un règne unique, formé des deux. C'est elle qui renferme la vie à son état embryonnaire et universel. La Cellule a les facultés de se nourrir et d'excréter; elle croît et se meut; elle se modifie et se multiplie. On proclame donc que « la Cellule est la forme organisée particulière à la vie, et que la vie est dans l'activité propre de la Cellule ». La seule distinction que l'on mette entre les Cellules végétales et les Cellules animales, c'est que le contenu des unes est appelé le Protoplasma; et le contenu des autres, le Sarcode. Protoplasma, Sarcode, ce ne sont là que des mots. Au fond, on identifie le végétal et l'animal, dans ce début insondable de la vie. Bien plus, on déclare ce pleinement justifiée l'hypothèse d'après laquelle les êtres les plus simples se seraient formés, à une certaine époque, au sein de la matière inorganique; et l'on conclut hardiment que les éléments chimiques de la matière sont les mêmes que ceux qui entrent dans la composition des organismes». Peut-être ne s'aperçoit-on pas que c'est revenir, par cette voie détournée, à la génération spontanée, qui a été une des erreurs de l'Antiquité grecque et d'Aristote, et qu'on croyait à jamais condamnée par de récentes expériences, absolument décisives. Tout ce que les partisans de la Cellule nous concèdent, c'est que, dans l'ignorance où nous sommes des forces physiques, qui ont concouru à la formation de ces premiers êtres si simples, on ne peut affirmer qu'il y ait une conformité fondamentale, quant à l'origine et au mode d'accroissement, entre le cristal et la Monère. Dans ce langage nouveau et assez bizarre, on appelle du nom de Monères des corps homogènes qui, sous les grossissements les plus forts, paraissent dépourvues de toute structure, et n'en sont pas moins des organismes animés, si l'on en juge d'après leurs manifestations vitales.
Cette théorie, tendant à faire naître la vie d'éléments chimiques et
physiques, qui cependant ne contiennent pas la vie, n'est peut-être
pas aussi originale qu'on le croit; elle ne fait que nous reporter à
ces temps où la philosophie grecque essayait ses pas chancelants, On pensera peut-être qu'il ne convient pas d'attacher tant d'importance à cette question d'ordre, et qu'il est assez indifférent de commencer par la Cellule, en finissant par les Primates, ou de commencer par l'homme, en finissant par les Protozoaires. Mais il y a ici une considération capitale que la raison ne peut à aucun prix écarter. Si l'on exile l'intelligence de l'origine des choses, si la vie avec tous ses développements matériels et moraux naît simplement de l'action des forces chimiques, comment peut-on s'imaginer qu'on retrouvera plus tard l'intelligence dans l'homme, à qui l'on ne saurait pourtant la refuser? Comment de la Monère arriver, par une suite non interrompue de transformations, par l'Évolutionnisme, aux chefs-d'œuvre de l'esprit humain, et aux qualités morales qui sont la grandeur et l'apanage exclusif de notre espèce? Il est vrai qu'on a toujours la ressource de confondre l'intelligence avec l'instinct, qui est encore de l'intelligence à un moindre degré. Mais cet expédient même ne sert de rien; car l'instinct, tout inférieur qu'il est, ne s'explique pas plus que l'intelligence à son degré le plus sublime; l'instinct ne sort pas plus qu'elle de la Monère et de la Cellule; ou, s'il en sort par voie de transmutations successives, le germe qui recèle de si merveilleux développements, et les mystères d'une évolution si productive, n'est pas moins surprenant, ni moins admirable, que l'être supérieur qui en est le terme le plus accompli. La Cellule, douée de ces inconcevables puissances, est encore plus incompréhensible que le Créateur, dont on voudrait se passer; et la théorie de la création a cet avantage éminent que, plaçant l'intelligence à l'origine, on n'a plus aucune peine à en retrouver les traces dans la nature, et à l'y constater comme le veut Aristote, et comme la raison le veut avec lui; car l'effet ne peut avoir ce que la cause n'a pas. Tout bien considéré, tenons-nous-en à l'exemple d'Aristote, et suivons-le, ainsi que l'ont fait les plus grands naturalistes, en l'imitant; avec eux tous, laissons l'homme au sommet de la vie animale. Nous avons, pour justifier cette préférence, de bien fortes raisons. D'abord, celle que nous en donne le philosophe grec : l'homme est de tous les animaux celui qui nous est le mieux connu. Partir de ce qu'on connaît pour comprendre ce qu'on ne connaît pas, est une méthode infaillible, lumineuse, tandis que la méthode inverse s'adresse à la nuit, en abandonnant la lumière; « Obscurum per obscurius. » Nous serons toujours très loin de savoir sur l'homme tout ce que nous voudrions. Mais sur l'animal, dans lequel nous ne sommes pas, tandis que nous sommes en nous, que sait-on? Sans les données intelligibles que nous transportons toujours de nous à l'animal, et que nous lui prêtons en l'étudiant, que saurions-nous de lui? La question de la prééminence de l'homme n'est pas neuve; elle a été agitée jadis, sous une forme un peu différente, par la philosophie grecque. Ce n'est pas même Aristote qui l'a soulevée, non plus que son maître Platon; c'est Anaxagore, et peut-être d'autres philosophes encore plus anciens. C'est certainement Socrate aussi, comme nous l'apprend Xénophon, son élève, quand il nous rapporte l'entretien avec Aristodème, où le sage a fait, de l'organisation de l'homme et de sa supériorité, un tableau exact et sublime. (Mémoires sur Socrate, livre I, ch. iv.) Aristote, après Anaxagore, après Socrate, reconnaît l'homme pour le plus parfait des animaux; et c'est par l'homme qu'il compte expliquer tous les autres êtres qui sont organisés sur son modèle; mais Aristote apprenait de la philosophie antérieure que l'homme est le seul être doué de raison; et c'était là un second et puissant motif pour considérer l'humanité comme le type auquel il faut ramener tout le reste. Dans le Traité des Parties des Animaux, dont on a déjà lu plus haut une page bien belle, il s'en trouve une autre qui ne l'est pas moins, à propos d'une opinion d'Anaxagore, soutenant que l'homme doit à ses mains la supériorité incontestable dont il jouit. C'est une thèse qu'a renouvelée Helvétius, dans notre XVIIIe siècle, sans se douter qu'elle fût aussi vieille. Mais Aristote y avait répondu, avec une finesse et une solidité qui auraient dû empêcher qu'on ne la reprît jamais. « L'homme, a reçu de la nature des bras et des mains, en place des membres antérieurs et des pieds de devant, qu'elle donne à certains animaux. Entre tous les êtres, l'homme est le seul qui ait une station droite, parce que sa nature et son essence sont divines. Le privilège du plus divin des êtres, c'est de penser et de réfléchir. Mais ce n'eût pas été chose facile que de penser, si la partie supérieure du corps avait été trop lourde et trop considérable. Le poids rend le mouvement bien difficile pour l'esprit, et pour l'action générale des sens. Quand la pesanteur et le matériel viennent à l'emporter, il est inévitable que le corps s'abaisse vers la terre; et voilà comment la nature a donné aux quadrupèdes leurs pieds de devant, au lieu de bras et de mains, pour qu'ils puissent se soutenir. Anaxagore prétend que l'homme est le plus intelligent des êtres, parce qu'il a des mains; mais la raison nous dit, au contraire, que l'homme n'a des mains que parce qu'il est si intelligent. Les mains sont un instrument; et la nature, comme le ferait un homme sage, attribue toujours les choses à qui peut s'en servir. N'est-il pas convenable de donner une flûte à qui sait jouer de cet instrument, plutôt que d'imposer, à celui qui a un instrument de ce genre, d'apprendre à en jouer? La nature a accordé le plus petit au plus grand et au plus puissant, et non point du tout le plus grand et le plus précieux au plus petit. Si donc cette disposition des choses est meilleure, et si la nature vise toujours à réaliser ce qui est le mieux possible, dans les conditions données, il faut en conclure que ce n'est pas parce que l'homme a des mains qu'il a une intelligence supérieure; mais que c'est, au contraire, parce qu'il est éminemment intelligent qu'il a des mains. C'est en effet le plus intelligent des êtres qui pouvait se bien servir du plus grand nombre d'instruments. Or, la main n'est pas un instrument unique ; c'est plusieurs instruments à la fois; elle est, on peut dire, l'instrument qui remplace tous les instruments. C'est donc à l'être qui était susceptible de pratiquer le plus grand nombre d'arts et d'industries que la nature a concédé la main, qui, de tous les instruments, est applicable au plus grand nombre d'emplois. On a bien tort de croire que l'homme est mal partagé, et qu'il est au-dessous des animaux, parce que, dit-on, il n'est pas chaussé aussi bien qu'eux, parce qu'il est nu, et parce qu'il est sans armes pour sa défense. Mais tous les animaux, autres que l'homme, n'ont jamais qu'une seule et unique ressource pour se défendre; il ne leur est pas permis d'en changer pour en prendre une autre; et il faut nécessairement que, de même que toujours l'animal dort tout chaussé, il fasse aussi le reste dans les mêmes conditions; il ne peut jamais changer le mode de protection donné à son corps, ni l'arme qu'il peut avoir, quelle qu'elle soit. Au contraire, l'homme a pour lui une foule de ressources et de défenses ; il peut toujours en changer à son gré, et avoir à sa disposition l'arme qu'il veut, et toutes les fois qu'il la veut. » (Traité des Parties des Animaux, livre IV, ch. X, édit. du docteur de Frantzius, p. 222; édit. de Langkavel, p. 122.) Ainsi, bien longtemps avant les beaux vers du poète, célébrant, au temps d'Auguste, le visage humain, bien avant les nobles inspirations de Cicéron et de Pline sur la grandeur et l'infirmité de l'homme, la philosophie grecque avait presque tout dit. Aristote, inspiré par Socrate, ne se trompait pas en mettant l'homme au frontispice de son histoire naturelle; et la science contemporaine ferait sagement de nous attribuer sans contestation cette place, qui nous est due à tant de titres. Une autre conséquence non moins fâcheuse de ce bouleversement des méthodes, c'est la confusion générale de tous les êtres par l'effacement et la destruction des espèces. Un zoologiste français, Lamarck, avait insisté, plus que personne avant lui (1809), sur les variations que les diverses espèces d'animaux subissent sous l'action continue des circonstances où ils sont placés. Non moins aventureux dans sa philosophie zoologique que dans sa chimie, Lamarck avait exagéré la variabilité de l'espèce jusqu'à cette hypothèse de faire sortir d'une même et seule origine tous les êtres vivants; les modifications, amenées par la suite indéfinie des temps, se fixaient et se transmettaient par l'hérédité, sans qu'il y eût de terme assignable à la transformation et au perfectionnement. Ces vues audacieuses avaient été évidemment suscitées par les découvertes récentes de la paléontologie. Aussi, Cuvier fut-il le premier à les combattre; il ne les discuta pas expressément, parce qu'il ne les croyait pas dignes d'une réfutation scientifique. Mais ces idées, indiquées plutôt qu'élucidées par l'auteur, ne devaient pas périr de si tôt; favorisées par le système de Geoffroy Saint-Hilaire sur l'unité de composition, également repoussé par Cuvier, elles vécurent assez obscurément dans le monde savant, jusqu'à ce que, reprises et élargies par M. Darwin, elles y reparurent avec éclat et y excitèrent un mouvement qui dure encore, et qui n'est pas près de cesser. Entre Lamarck et Darwin, il y a cette différence très notable que le premier admet résolument la génération spontanée (Archigonie), et que le second, dont le cœur était fort religieux, croit à l'action primordiale d'un Créateur, qui a communiqué la vie à la matière, impuissante à la produire par ses seules forces. Sauf ce dissentiment fondamental, le Darwinisme, nommé aussi le Transformisme, n'est que la doctrine de Lamarck, corroborée d'une masse énorme d'observations, qui peuvent nous intéresser bien plutôt que nous convaincre. Supposer que tous les êtres organisés, animaux et végétaux, quelque diversifiées que leurs formes nous paraissent aujourd'hui, viennent d'un premier germe, Sarcode et Protoplasma, c'est une sorte de rêverie qui nous reporte aux théories puériles d'Empédocle, victorieusement combattues par Aristote et chantées par Lucrèce, ou à cette fantaisie non moins étrange de l'Œuf du monde, imaginé par les Brahmanes. Quelle opinion le zoologiste grec aurait-il eue du Transformisme, on peut se le figurer d'après ses ouvrages, et aussi d'après la condamnation sévère qu'a prononcée Cuvier. Il faut se dire, d'ailleurs, que le Transformisme est un problème de cosmogonie, et non de zoologie; la preuve, c'est qu'il s'appuie surtout, comme le remarque Littré, sur l'embryogénie et sur la paléontologie. Quelque idée qu'on se forme de l'origine des choses, la zoologie n'a pas à se prononcer sur ces obscurités impénétrables, qui se perdent dans la nuit des siècles écoulés; elle doit se borner au spectacle actuel que nous offre la nature, assez varié et assez clair pour satisfaire notre curiosité et notre science. Sous peine de ruiner la zoologie de fond en comble, et de ne pouvoir se faire comprendre, le Transformisme, tout en partant de la Cellule ou du Blastème, n'en doit pas moins conserver les types, les classes, les sous-classes, les ordres, les genres, les espèces, etc., comme le fait la zoologie la plus vulgaire. Seulement, il multiplie les types, puisqu'il en fait huit, au lieu des quatre de Cuvier; il multiplie les classes, puisqu'il en fait cinq pour les seuls vertébrés; et les ordres, puisqu'il en fait quatorze, rien que pour les Mammifères. Le seul avantage du Transformisme, si c'en est un, c'est de tenter de refaire l'échelle des êtres un peu plus régulièrement qu'on n'avait pu l'établir jusqu'ici. Des Protozoaires aux Protistes et à l'homme, toute l'animalité semble se tenir par une série sans lacunes, à laquelle on compte sans doute rattacher plus tard et la botanique et la minéralogie, si, pour le moment, on doit s'en tenir provisoirement aux êtres animés. La question de l'échelle des êtres n'est pas plus récente que celle de la prééminence de l'homme; elle aussi remonte tout au moins jusqu'à Aristote, qui, sans en faire l'objet d'une théorie spéciale, l'a bien des fois laissé entrevoir. C'est qu'elle se présente infailliblement à la raison même. quand la raison ne porte que des regards superficiels sur les êtres animés; entre eux, il y a des affinités, des analogies, des ressemblances, qui frappent tout d'abord; et après quelques rapides observations, on est obligé d'introduire un certain ordre entre tous ces êtres, non pas seulement pour les discerner, mais parce que les uns semblent, de toute évidence, subordonnés à d'autres, plus parfaits qu'eux. De l'homme, on descend nécessairement aux quadrupèdes; des quadrupèdes, aux oiseaux; des oiseaux, aux reptiles, aux poissons, aux insectes. C'est cette première vue de l'esprit humain, sur les réalités qu'exprime Aristote, quand il dit par exemple : « La nature passe des êtres sans vie aux êtres animés par des nuances tellement insensibles que la continuité nous cache la limite commune des uns et des autres, et qu'on est embarrassé de savoir auquel des deux extrêmes on doit rapporter l'intermédiaire. Ainsi, après la classe des êtres animés, vient d'abord celle des plantes. « Déjà, si l'on compare les plantes entre elles, les unes semblent avoir une plus grande somme de vie que certaines autres ; puis, la classe entière des végétaux doit paraître presque animée comparativement à d'autres corps; mais en même temps, quand on la compare à la classe des animaux, elle parait presque sans vie. D'ailleurs, le passage des plantes aux animaux présente si peu d'intervalle que, pour certains êtres qui habitent la mer, on hésite et l'on ne sait pas si ce sont vraiment des animaux ou des plantes. Ainsi, l'éponge produit absolument l'effet d'un végétal; mais c'est toujours par une différence très légère que ces êtres, les uns comparés aux autres, semblent avoir de plus en plus la vie et le mouvement.» (Aristote, Histoire des Animaux, liv. VIII, ch. 1, § 4.) Aristote est revenu bien souvent à cette observation; et il met une grande persévérance à prouver que la nature procède toujours par degrés. C'est la pensée que Leibniz, après tant d'autres, exprimera plus tard dans cette formule, « que la nature ne fait jamais de sauts ». Le philosophe grec est aussi de cet avis; et il semble redoubler d'attention quand il étudie ces êtres équivoques qui, placés sur la frontière de deux règnes, ne sont, à vrai dire, ni des animaux, ni des plantes, tenant des uns et des autres également. Telles sont les Téthyes, qu'Aristote a décrites à plusieurs reprises, et qu'il n'a pas confondues avec les polypes à polypiers, erreur commise par quelques naturalistes modernes. Il a parfaitement distingué dans cette organisation, qu'il déclare fort singulière, les deux espèces de trous : les uns, presque fermés, qui servent à l'entrée de l'eau; les autres, béants, qui sont destinés à la sortie du liquide. C'est ce qu'on peut appeler la bouche, et l'orifice excrétoire, de ces animaux. Aristote entre, à cette occasion, dans plus de détails que n'en donne la science de nos jours sur ces productions bizarres de la nature; et après s'y être arrêté assez longuement, il ajoute : « Il n'y a presque pas de différence entre l'organisation des téthyes et celle des plantes, bien que les téthyes doivent être considérées comme des animaux, à plus juste titre que les éponges; car ces dernières offrent absolument les conditions d'une plante. C'est que la nature passe sans discontinuité des êtres privés de vie aux animaux vivants, par l'intermédiaire d'êtres qui vivent, et qui sont animés, sans être cependant de vrais animaux. Ces êtres étant fort rapprochés entre eux, il semble qu'ils ne présentent qu'une différence imperceptible. Ainsi, par cette propriété qu'a l'éponge de ne pouvoir vivre qu'en s'attachant quelque part, et de ne plus vivre dès qu'on la détache, elle est tout à fait comme les plantes. Les Holothuries et les Poumons-marins, comme on les appelle, et d'autres animaux de ce genre qu'on trouve dans la mer, diffèrent aussi bien peu des plantes, et présentent le même phénomène quand on les arrache. Ces êtres n'ont pas trace d'une sensibilité quelconque, et ils vivent, comme des végétaux détachés du sol. Parmi les plantes que nourrit la terre, il en est en effet qui vivent et poussent, tantôt sur d'autres plantes, et tantôt même après qu'on les a arrachées. C'est le cas de la plante du Parnasse qu'on appelle la Pierreuse (Epipètre); elle vit très longtemps encore sur les poteaux où on la suspend. De même les téthyes, et les êtres qui y ressemblent, se rapprochent beaucoup de la plante, en ce que, d'une part, ils ne peuvent vivre qu'en s'attachant comme elle, bien que, d'autre part, un puisse y découvrir une certaine sensibilité, puisqu'elles ont une partie qui est de la chair. De là, l'embarras qu'on éprouve à les classer. » (Traité des Parties des Animaux, édit. du Dr. de Frantzius, p. 200, livre IV, ch. v; et édit. Langkavel, p. 108.) Voilà bien l'échelle des êtres, quoique sous une autre forme; mais Aristote, averti par l'instinct du génie, ne pousse pas cette théorie plus avant que Buffon et Cuvier, éclairés par une science plus étendue, n'ont voulu la pousser. C'est l'excès qu'ils désapprouvaient; ce n'est pas l'idée elle-même. Il est incontestable que la nature a mis des degrés de perfection et d'imperfection entre les êtres qu'elle crée; mais qu'elle les ait tous rangés dans une série unique, depuis la Cellule jusqu'à l'homme, depuis l'échelon le plus bas jusqu'au plus élevé, rien n'est moins démontré; et la science est bien téméraire quand elle essaye d'imposer à la nature un plan que la nature ne nous montre pas plus nettement. La chaîne continue qu'on voudrait établir s'interrompt et se brise à chaque pas; il y manque une foule d'anneaux, que des observations ultérieures ne retrouveront sans doute jamais, pas plus que la découverte des fossiles ne nous les a procurés. Les espèces enfouies dans la terre par les révolutions que notre globe a subies, ne sont pas les ancêtres des espèces actuelles; entre ces créations diverses, il y a des lacunes infranchissables, ainsi qu'entre les espèces de la création présente. Les quatre types constitués par Cuvier, et fondés sur l'anatomie, doivent nous prouver que l'échelle des êtres, exagérée au sens d'une série complète et sans lacunes, n'est qu'un roman, dont il serait prudent de se défendre, parce qu'il ne répond pas à la réalité. C'est dans une mesure non moins restreinte qu'Aristote a touché la question de l'unité de composition, après celle de l'échelle des êtres. Cette discussion faisait grand bruit au début de ce siècle; aujourd'hui, elle s'est beaucoup refroidie ; et Cuvier l'a emporté sur ses contradicteurs. L'unité de composition n'a plus guère de partisans, même appliquée au seul ordre des vertébrés; elle on a moins encore, appliquée à l'ensemble des êtres vivants. Ceci ne veut pas dire qu'elle soit entièrement fausse; mais un en abuse et l'on dépasse toutes les bornes. Il est bien clair que les quatre membres de l'homme se reproduisent en partie dans les quadrupèdes, avec la différence qu'exige une station horizontale, au lieu d'une station droite; les pattes de devant sont les équivalents de nos bras, comme les pattes de derrière sont les équivalents de nos jambes. Il est tout aussi clair que les ailes des oiseaux représentent jusqu'à un certain point les bras humains et les membres antérieurs des quadrupèdes. On peut encore en dire autant des nageoires de quelques poissons. Mais ces analogies éloignées n'autorisent pas à croire que tous les animaux ont été construits et organisés sur un seul modèle, se répétant pour tous d'une façon plus ou moins reconnaissable. Ici comme pour l'échelle des êtres, il faut se préserver des écarts de l'imagination. Aristote ne s'y est pas laissé entraîner, quoiqu'il ait remarqué, lui aussi, des coïncidences manifestes. Ainsi, en recherchant les rapports que l'organisation des animaux qui ont du sang, peut présenter avec celle d'animaux privés de ce fluide, il se borne à dire :
« Si l'on veut se rendre compte de ces deux organisations, on n'a
qu'à imaginer une ligne droite qui représenterait la structure des
quadrupèdes et celle de l'homme. D'abord, au sommet de cette droite,
serait la bouche indiquée par la lettre A; puis l'œsophage, indiqué
par B, le ventre, par C; et l'intestin, dans toute sa longueur,
jusqu'à l'issue des excréments. indiqué par D. Telle est la
disposition des organes dans les animaux qui ont du sang et chez
lesquels on distingue la tête et ce qu'on appelle le tronc. Quant à
toutes les autres parties, c'est en vue de celles-là et aussi en vue
du mouvement, que la nature les a ajoutées, et qu'elle en a fait des
membres antérieurs et postérieurs. Dans les crustacés et dans les
insectes, la ligne droite tend à se retrouver également pour les
organes intérieurs; et ils ne diffèrent des animaux qui ont du sang
que par la disposition des organes extérieurs, consacrés à la
locomotion. Mais les mollusques et les testacés turbinés, s'ils se
rapprochent entre eux par leur organisation, en ont une tout opposée
à celle des quadrupèdes. La fin s'infléchit vers le commencement,
comme si sur la ligne E, on ramenait la droite en la pliant de D
vers A. Les parties intérieures, étant alors ainsi disposées, se
trouvent enveloppées par cette partie que l'on appelle le manteau,
dans les mollusques, et que dans les polypes exclusivement on
appelle la tête. » (Traité des Parties des Animaux, livre IV,
ch. ix, édit. du docteur de Frantzius, Cette explication, que la science actuelle devrait recueillir soigneusement, est fort ingénieuse et fort. simple. L'organisation animale, dans sa totalité, peut être représentée comme un tube qui a une entrée et une sortie, la première pour l'introduction des aliments dont l'être se nourrit; la seconde, pour l'expulsion du résidu impropre à la nutrition; entre les deux points extrêmes, s'accomplit une élaboration intérieure, qui entretient la vie pendant tout le temps qu'elle dure. Ainsi entendue, l'unité de composition est acceptable; mais l'on s'égare si l'on cherche à retrouver dans toute la série animale, et sans exception, les mêmes organes, différant seulement du plus au moins, et demeurant analogues quand ils ne sont pas identiques, malgré toutes les altérations qu'ils subissent. Ainsi donc, soit pour le style, soit pour la méthode et pour l'ordre que la zoologie doit adopter dans ses descriptions, soit pour l'échelle dés êtres et pour l'unité de composition, c'est-à-dire dans des questions générales et spéciales, nous pouvons croire qu'Aristote est de notre temps; il a le premier découvert et discuté ces problèmes, qui divisent encore les savants de ce siècle; il est de niveau avec eux, quand il ne les surpasse point jusque dans les détails; et sans compter la supériorité indiscutable du génie, il a toute l'exactitude que nous pourrions exiger de nos contemporains. Ne croirait-on pas entendre parler un d'eux, et un des plus sagaces, quand Aristote nous expose ses vues sur l'organisation de l'animal, quelquefois déformée par des monstruosités, et sur les voies régulières que suit la nature, à partir du moment où les êtres viennent de naître et dans toutes les phases de leur développement et de leur existence. Sans doute, Aristote est loin de Cuvier, recomposant un fossile tout entier à l'aide d'un fragment échappé au cataclysme et retrouvé par la zoologie; mais Aristote n'est-il pas sur le chemin même où Cuvier s'est avancé d'un pas si ferme, quand il dit : « La constitution entière de l'animal peut être assimilée à une cité régie par de bonnes lois. Une fois que l'ordre est établi dans la cité, il n'est plus besoin que le monarque assiste spécialement à tout ce qui s'y fait ; mais chaque citoyen remplit la fonction particulière qui lui a été assignée; et alors telle chose s'accomplit après telle autre, selon ce qui a été réglé. Dans les animaux aussi, c'est la nature qui maintient un ordre tout à fait pareil; et cet ordre subsiste, parce que toutes les parties des êtres ainsi organisés peuvent chacune accomplir naturellement leur fonction spéciale. » (Traité du Mouvement dans les animaux, ch. x, p. 274 de ma traduction, Opuscules.) Dans ce passage, n'a-t-on pas entendu d'avance Cuvier lui-même lorsque, dans son Discours sur les Révolutions de la surface du Globe, il s'exprime ainsi : « Tout être organisé forme un ensemble, un système unique et clos, dont les parties se correspondent mutuellement et concourent à la même action définitive par une action réciproque. Aucune de ces parties ne peut changer sans que les autres ne changent aussi; et par conséquent, chacune d'elles, prise séparément, indique et donne toutes les autres. » C'est le principe que Cuvier appelle si justement la corrélation des formes dans les êtres organisés. Il en a tiré un merveilleux parti pour reconstruire de toutes pièces un animal fossile, rien qua l'aspect d'une de ses mâchoires, d'une de ses dents, de ses griffes, de ses ongles, de ses fémurs, de ses condyles. Une telle analyse, guidée par la théorie, conduit Cuvier à cette conclusion pratique, qui peut nous étonner et qui n'en est pas moins certaine : « La moindre facette d'os, la moindre apophyse, ont un caractère déterminé, relatif à la classe, à l'ordre, au genre et à l'espèce auxquelles elles appartiennent, au point que toutes les fois que l'on a seulement une extrémité d'os bien conservée, on peut, avec de l'application, et en s'aidant avec un peu d'adresse de l'analogie et de la comparaison effective, déterminer toutes ces choses aussi sûrement que si l'on possédait l'animal tout entier. » Cuvier a fait bien des fois l'épreuve de cette méthode sur des portions d'animaux connus, avant d'y mettre entièrement sa confiance pour les fossiles; « mais elle a toujours eu des succès si infaillibles qu'il n'a plus eu aucun doute sur la certitude de ses résultats. » Bien qu'Aristote ait connu quelque chose des bouleversements du globe, il ne lui a pas été donné de porter ses investigations aussi profondément, puisque, de son temps, la paléontologie n'était pas née, et que la terre ne nous avait pas encore livré les secrets qu'elle renferme dans ses entrailles. Mais il avait le pressentiment de l'équilibre divin que la nature a mis dans cet te partie de ses œuvres, comme dans toutes les autres; et il se faisait de l'organisation de l'animal une idée aussi juste que son successeur du XIXe siècle, si ce n'est une idée aussi détaillée et aussi vaste. C'est à peu près dans la même proportion qu'Aristote a pu sonder le problème de la vie, prise dans toute sa généralité. D'où vient la vie telle qu'on l'observe dans le règne entier des êtres vivants? Sous quelles conditions s'y est-elle produite? Il répond en partie à ces questions dans le Traité de l'Ame, en y étudiant le principe vital, depuis la plante, où il ne se révèle que par la nutrition, jusqu'à l'homme, où il éclate, avec sa dernière perfection, par l'entendement et la raison. On sait qu'Aristote, dans ses ouvrages zoologiques, a fait un pas de plus, et qu'il surprend, par l'observation de l'embryon et de l'œuf, les premiers indices de la vie, dans l'être conçu de la veille et palpitant déjà. Grâce à la géologie et à la connaissance des fossiles, les Modernes ont pu envisager ce grand mystère sous un aspect plus large encore, et plus instructif, que les évolutions embryonnaires. Dès qu'on a eu constaté scientifiquement que notre globe avait passé par plusieurs états avant d'arriver à son état actuel, et que, dans l'origine, l'action du feu avait rendu toute existence organique impossible, il a été démontré que la vie animale n'avait paru sur la terre qu'à un moment donné. Ce moment, que Littré appelle fort bien « Le moment créateur » ne s'est pas reproduit depuis lors; et selon toute apparence, il ne se reproduira jamais. La vie, qui ne pouvait subsister au sein de la combustion universelle, a surgi tout à coup lorsque le refroidissement est arrivé à un certain point; et à dater de cet instant unique, elle s'est toujours propagée et se continue sur notre terre par voie de génération. Entre l'incandescence antérieure et la vie, il y a un hiatus que les hypothèses les plus hardies n'ont pu combler, depuis les vagues théories d'Héraclite jusqu'aux théories les plus précises de la géologie moderne. Bien plus, la vie, une fois créée par une intervention surnaturelle, a pris différentes formes, correspondant aux conditions nouvelles, où se trouvaient la surface de notre globe et son atmosphère, par les progrès du refroidissement. Pour la première période, la vie ne paraît que dans des végétaux gigantesques; pour une seconde et une troisième périodes, ce sont des animaux non moins extraordinaires. Mais une vérité tout aussi prouvée que celles-là, c'est que les animaux d'une période géologique ne sont pas les ancêtres des animaux de la période suivante; et que, malgré des analogies nombreuses, les espèces actuelles, les espèces au milieu desquelles nous vivons et dont nous sommes la partie la plus notable, ne descendent pas des espèces disparues, comme le croyait Lyell. A cet égard, le spectacle que le règne animal offre aujourd'hui aux yeux de l'homme est absolument le même qu'Aristote a contemplé. Le premier, il en a soulevé le voile: et dans ce domaine restreint, puisqu'il ne comprend pas la paléontologie, mais qui est toujours bien étendu, et qui ne sera pas de si tôt épuisé, Aristote doit garder son rang parmi les guides les plus perspicaces et les plus sûrs à qui nous puissions nous fier à jamais. Un sentiment fécond que tous les zoologistes contemporains pourraient lui emprunter, comme lui-même l'empruntait au maître de Platon, c'est l'admiration raisonnée de la nature. Aristote a dit, et répété bien des fois, que la nature ne fait rien en vain. Mais, de nos jours, il s'est trouvé des savants qui, sans nier directement un principe aussi vrai, se défendent néanmoins de l'adopter. On se croit bien prudent et bien positif en déclarant que l'esprit humain ne peut scruter, ni des questions d'origine, ni des questions de fin. On se fait scrupule de se prononcer sur les unes et sur les autres: et l'on reste dans un doute, et sur une réserve, qu'on prend pour la véritable sagesse. Aristote n'a pas cette timidité sceptique. S'il ne nomme pas expressément la Providence, du moins la Nature, qu'il appelle divine, et telle qu'il la comprend et qu'il l'aime, est nécessairement providentielle, puisque, selon lui, toutes ses œuvres ont un but. Nous sommes de l'avis d'Aristote. Les moyens qu'emploie la nature émerveillent toujours et confondent notre intelligence, quand nous réussissons à les découvrir. Ajoutez que les premières et naïves impressions des hommes sont d'accord avec les recherches et les conquêtes postérieures de l'observation. Au berceau des peuples, dans les livres sacrés où ils déposent leur foi instinctive, ce sont des hymnes perpétuels, ici dans les Védas, là dans la Bible, dans les Psaumes de David, ou dans les Sourates du Coran. Pas une de ces voix inspirées n'hésite, ou ne détonne. Un peu plus tard, quand la raison moins émue commence à s'interroger et à s'instruire, le sentiment reste le même. Aristote, dans sa Métaphysique, assigne pour point de départ à la philosophie et à la science, l'étonnement et l'admiration que nous imposent les grands phénomènes de la nature et des cieux. Un examen prolongé et de plus en plus éclairé ne fait que confirmer ces témoignages spontanés ou réfléchis des temps primitifs; et c'est ainsi que, parmi les modernes, Cuvier, Buffon, Linné, Leibnitz, Descartes, parlent comme Aristote, et croient avec lui que la nature se propose toujours une fin, qu'elle sait atteindre. Mais une philosophie qui se regarde comme positive par excellence, dédaigne cette unanimité des simples et des sages; elle proclame, à titre de vérité incontestable, que la nature n'est pas moins malfaisante que bienfaisante, et qu'elle crée une foule de choses qui n'ont aucun but. En preuves de ces assertions surprenantes, on cite l'absorption des virus, qui, en un instant, détruisent l'organisme animal le plus robuste, et que la nature, indifférente et homicide, transporte par la circulation, comme elle transporterait les fluides les plus sains et les plus réparateurs; on cite certains organes que la nature essaye de produire et qui ne sont jamais d'aucun usage : par exemple, les incisives de l'intermaxillaire de nos ruminants, qui ne viennent jamais à éruption; les embryons de baleines, dont les mâchoires ont une denture qui n'entre jamais en activité; les mamelons de la poitrine du mâle humain, qui ne donnent point à téter; et dans le coin interne de notre œil, le rudiment insignifiant d'une troisième paupière, qui est développée chez d'autres mammifères, chez les oiseaux et chez les reptiles. Ces quelques faits, recueillis à grand-peine, peuvent être exacts, mais nous le demandons: Que signifient ces infimes exceptions et celles qu'on pourrait sans doute y joindre encore? Que prouvent-elles? La raison, le sens commun, ne nous crient-ils pas que notre œil est fait pour voir, notre oreille pour entendre, nos jambes pour marcher, nos nerfs pour sentir, notre esprit pour penser? Les astres sans nombre dont les cieux resplendissent n'attestent-ils pas un ordre imitable? Et l'ordre n'atteste-t-il pas une volonté intelligente, qui le maintient après l'avoir créé? Les mathématiques ne nous disent-elles pas, avec Laplace, que, si l'on soumet ces phénomènes au calcul des probabilités, il y a plus de deux cent mille milliards à parier contre un qu'ils ne sont point l'effet du hasard? Devons-nous cesser de croire, avec l'auteur de la Mécanique céleste, qu'une cause primitive a dirigé les mouvements planétaires? Et en descendant, plus près de nous, à notre organisation et à celle des animaux et des plantes, pouvons-nous y méconnaître l'action de la même providence qui régit les mondes répandus dans l'espace, et qui a réglé les lois de la vie sur notre globe, et l'y perpétue, par des organes dont la fonction, le but, la fin sont déterminés avec une sagesse infinie et indéfectible? Nier tout cela, n'est-ce pas fermer volontairement les yeux à la lumière; et par un excès de prudence sincère, mais aveugle, commettre une imprudence inouïe, que le scepticisme n'a jamais dépassée dans ses paradoxes les plus audacieux ?
Si la nature n'a pas de but, si elle n'a aucun sens, la vie de
l'homme, c'est-à-dire notre vie, en a bien moins encore. La
soi-disant philosophie positive, en détruisant toute notion de fin
dans la nature, la détruit du même coup dans l'être humain. Notre
existence morale et intellectuelle n'a pas plus de signification que
notre existence animale. L'homme n'a pas de destinée: les sociétés
qu'il forme n'en ont pas davantage: l'humanité est anéantie dans les
individus aussi bien que dans les peuples: il ne reste plus en nous
que la brute. un peu plus raffinée que les autres, mais, tout aussi
fatalement qu'elles, livrée sans frein à tous ses appétits et à
toutes ses passions les plus furieuses. Aristote n'est pas coupable
d'une telle faute: et en même temps qu'il reconnaît des fins dans la
nature, il donne aussi à la vie de l'homme le plus noble prix. Il en
assigne le but suprême, comme l'avaient fait avant lui, mieux que
lui peut-être, son maître Platon, et Socrate, leur commun
inspirateur. C'est que tout se tient dans ces idées de causes
finales; elle, s'enchaînent intimement les unes aux autres, soit
qu'on les admette, soit qu'on les repousse. L'idée de fin, étant
bannie de la nature, se trouve bannie, tout ensemble, et de la
raison de l'homme et de l'univers entier. Ce nouveau chaos, inauguré
par des savants, est mille fois plus sombre et moins concevable que
l'autre, qui n'a eu personne pour témoin, tandis que celui-ci se
produit, en présence même du spectacle divin, qui éblouit nos
regards et qui doit éclairer notre raison et notre science, Si, sur tous ces points essentiels, Aristote est comparable aux Modernes les plus avancés, il est encore quelques autres points où il ne leur cède que de bien peu. Il a beaucoup disséqué, soit sur le corps humain, soit sur les animaux. Il n'est pas une page de ses traités zoologiques qui ne le démontre avec une irrésistible évidence. Ses théories sur le cœur, et tous les viscères, sur le système des vaisseaux, partant du cœur pour se répartir dans tout l'organisme, sur les organes de la génération dans toute la série animale, ses études minutieuses sur chacune des fonctions, ne s'expliquent que par des dissections délicates et nombreuses. Aristote n'a pas eu la gloire de l'initiative, puisqu'il paraît bien, comme on l'a vu, que c'est à un disciple de Pythagore, Alcméon, le médecin de Crotone, qu'on doit l'attribuer; mais l'anatomie n'avait eu que de très faibles développements pendant ces deux siècles, et l'on en trouve bien peu de traces dans les travaux de Démocrite, et même dans ceux d'Hippocrate. Au contraire, Aristote a très largement pratiqué l'anatomie, avant les découvertes fameuses d'Erasistrate, son petit-fils, et avant celles d'Hérophile. Dans l'Antiquité, les sacrifices d'animaux, qui faisaient le fonds du culte religieux, ont pu favoriser les observations, en montant, dans des occasions fréquentes, une quantité de faits anatomiques, qui devaient frapper même des yeux moins attentifs que ceux d'un Aristote. Mais il ne s'est pas contenté de ces faits trop fortuits: et il n'est peut-être pas un seul des animaux dont il a parlé qu'il n'ait étudié, le scalpel en main, dans ses organes intérieurs, après l'avoir décrit dans ses formes, dans ses fonctions et dans ses mœurs. Il ne peut pas être douteux pour nous que c'est lui qui a rendu possibles tous les progrès que l'anatomie a faits dans l'École alexandrine, et dont Galien est le promoteur le plus illustre, cinq cents ans après le siècle d'Aristote et d'Alexandre. Certainement, l'anatomie antique est fort loin de la nôtre; et elle manquait d'une foule de moyens et d'instruments dont nous sommes aujourd'hui abondamment dotés. Mais c'est un mérite et un service immense que d'avoir commencé méthodiquement des investigations de ce genre, tout à la fois si indispensables et si repoussantes, si curieuses et si obscures. Le nombre des espèces d'animaux qu'Aristote a connus et décrits peut. se monter à cinq cents environ: en supposant même qu'il n'en ait disséqué que la moitié, c'est un énorme labeur, soit qu'il l'ait accompli à lui seul, soit qu'il l'ait fait accomplir en partie, sous sa direction, par des élèves, comme le faisaient Cuvier dans notre siècle, et Buffon avant Cuvier. Il avait même composé des recueils spéciaux d'anatomie, qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous, mais qu'il mentionne, à tout instant, dans ceux de ses ouvrages de physiologie comparée que le temps ne nous a pas ravis. Les préparations anatomiques appelaient assez naturellement l'invention de dessins joints aux descriptions, qu'ils complètent et qu'ils éclaircissent. Cette invention, dont on fait trop souvent honneur aux Modernes, appartient exclusivement à Aristote. Par malheur, la tradition n'a pas conservé les reproductions des dessins originaux: mais quand on se souvient de ce que la sculpture et l'architecture étaient dans la Grèce, on peut être assuré que les animaux devaient être représentés, comme tout le reste, avec une rare perfection, dont nous voyons d'ailleurs de nombreux spécimens, en mosaïque, en fresque, en peinture, et surtout en modelage. L'art ne cherchait que la beauté: mais Aristote a dit chercher avant tout l'exactitude, puisque à des descriptions jugées insuffisantes pour l'esprit, il a voulu suppléer par des images parlant plus particulièrement aux yeux. C'est ainsi qu'en traitant des crustacés, il ajoute, pour ne citer que cet exemple, au milieu de tant d'autres : « Tous les crustacés ont une bouche, une ébauche de langue, un estomac, et une issue pour l'excrément: les seules différences concernent la position et la grandeur de ces organes. Pour savoir ce que sont chacun d'eux, on peut recourir à l'Histoire des Animaux et aux Anatomies. C'est en étudiant l'une, et en regardant les autres, que l'on comprendra les choses beaucoup plus clairement. » (Traité des Parties des animaux, édit. du Dr. de Frantzius, livre IV, ch. V, p.196; et édit. Langkavel, p. 106.) On ne voudrait pas attacher à cet expédient scientifique plus d'importance qu'il n'en a; mais on peut voir que, quand la zoologie renaît au XVIe siècle, Belon et Rondelet, imités dans les siècles suivants, se hâtent de reprendre la tradition aristotélique, très perfectionnée de nos jours, mais non changée. A cet égard, nous sommes tributaires d'Aristote, et nous n'avons pas à en rougir, non plus que pour tant d'autres portions de son héritage. Au point où la science en est actuellement, et en attendant des progrès nouveaux, qui ne manqueront pas plus à nos descendants qu'ils ne nous ont manqué après nos devanciers, la zoologie dispose de ressources extrêmement puissantes, qu'Aristote et les siècles qui ont suivi n'ont point eues : le microscope, la photographie, les collections de tous genres formées partout, les sociétés scientifiques qu'entretiennent toutes les nations civilisées, les voyages et les explorations géographiques sur la surface entière du globe, les explorations du fond des mers plus récentes et non moins fécondes pour le règne animal, la science des fossiles, qui n'en est qu'à ses premiers pas, malgré tout ce qu'elle nous a déjà fait connaître, tous les secours que la chimie, la physique, la physiologie, et les autres sciences accessoires peuvent fournir à l'histoire naturelle. L'Antiquité n'a possédé aucun de ces instruments énergiques, dont le défaut donne encore plus de valeur à ce qu'elle a pu faire sans eux. Qu'on y ajoute aussi cet organe universel de la pensée et de la science, l'imprimerie, qui peut multiplier sans cesse le nombre des observateurs, et qui centuple leurs forces en facilitant la diffusion de tous les travaux et la communication mutuelle de toutes les découvertes; et l'on verra que si l'histoire de la nature a maintenant quelque péril à éviter, c'est l'excès de la richesse, excès redoutable même dans les royaumes de la science. Pour concentrer tant de trésors, pour coordonner en un système les résultats disséminés de tant d'investigations, l'histoire naturelle aurait besoin d'un nouvel Aristote; mais Dieu accorde bien rarement au monde des législateurs scientifiques de cet ordre; et jusqu'à présent, celui-là est le seul que l'humanité puisse honorer d'une reconnaissance aussi étendue et aussi méritée. Ceci ne veut pas dire que les Modernes ne puissent très légitimement être fiers de ce qu'ils font ; mais on doit se garder d'être immodeste; et afin de rester équitable envers soi-même, comme envers les autres, le présent a toujours à se rappeler qu'il doit presque tout au passé, et que l'avenir en saura nécessairement plus que lui. On oublie trop souvent ce que c'est que la science en elle-même, quelle est sa notion et son idée, quelle est son origine et quelle est son histoire. Surtout, un porte peu volontiers ses regards sur les temps qui viendront après le temps où Ion vit, à la fois parce que l'avenir est toujours incertain, et parce qu'on est plus flatté de se comparer à ce qu'on surpasse qu'à des héritiers qui vaudront mieux que nous. Cette question générale sur la nature de la science n'est pas déplacée à propos de la zoologie aristotélique, un des monuments qui témoignent le plus clairement du rôle que joue l'esprit de l'homme en face de la nature; et quelques considérations supérieures nous feront concevoir de mieux en mieux ce dont la science est redevable, non pas seulement à Aristote, mais à la Grèce, dont Aristote n'est que le représentant le plus attitré. La question d'ailleurs n'est pas neuve, puisque Platon l'aborde déjà dans son dialogue du Théétète; mais il l'a traitée surtout au point de vue psychologique ; et il s'est demandé si la science doit se confondre avec la sensation ou avec le jugement. Aristote se tient plus près de la réalité extérieure, quand, au début de sa Métaphysique, il remonte à l'impression d'étonnement que les premiers hommes ont éprouvée devant les phénomènes naturels, et qu'il voit, dans cette irrésistible impression, la source unique et intarissable de la science. C'est à un besoin de l'entendement que la science doit satisfaire, de même que les arts doivent satisfaire à nos besoins matériels, les premiers en date et les plus nécessaires, mais les moins relevés et les moins humains. Cette explication d'Aristote est profondément vraie; elle l'était de son temps; elle l'est du nôtre; et elle le restera à jamais. La science n'est, sous toutes ses faces, que la théorie de la nature, contemplée par l'homme et interprétée par lui. Aristote ne se trompe pas davantage quand il parle du désintéressement absolu de la science; elle cherche à savoir pour savoir, sans aucun autre objet, comme le veut l'insatiable passion de connaître dont l'homme est doué, privilège qu'aucun être n'est appelé à partager avec lui. Telle est la science dans sa pureté, indépendamment de ses applications utiles; tel est son germe, qui n'a cessé de se développer, depuis qu'il s'est montré parmi les hommes, à une époque déterminée, sous des conditions précises, et qui ne s'éteindra qu'avec l'humanité elle-même. Ce premier regard sur l'univers est nécessairement confus, puisqu'il embrasse tout; et voilà comment, au début, la philosophie est la seule science, parce que, en effet, c'est l'ensemble des choses que la curiosité de l'homme essaye de comprendre, et que d'abord il n'aperçoit que cet ensemble. complexe et mélangé. Peu à peu, l'observation répétée des choses les distingue en les désagrégeant; avec le secours de l'analyse, elle les sépare pour les mieux discerner. Mais, comme parmi les choses, les unes se ressemblent et que les autres diffèrent, l'esprit les classe spontanément selon leur similitude ou leur dissemblance. La distinction des trois règnes de la nature doit être à peu près aussi ancienne que l'attention de l'esprit s'attachant aux objets que renferment ces trois règnes. C'est ainsi que, pour notre intelligence, des groupes d'êtres se forment, en se rapprochant entre eux et en s'isolant des autres. La science totale se divise alors en sciences particulières, qui ne considèrent que certaines espèces et certains faits, à l'exclusion de toutes les autres espèces et de tous les autres faits. Ces agglomérations et ces délimitations constituent le domaine de chacune des sciences, dont le nombre s'accroît à mesure que l'analyse s'étend à des groupes nouveaux de phénomènes, ou qu'elle s'approfondit dans un même groupe, qui peut se subdiviser lui-même de plus en plus. Des procédés pareils de méthode et d'observation s'appliquent aux faits intimes de l'intelligence aussi bien qu'aux faits du dehors; et les sciences morales naissent presque aussitôt que les sciences naturelles, parce que l'esprit, replié sur lui-même, au lieu d'en sortir pour percevoir l'extérieur, à une histoire plus utile et non moins curieuse que l'histoire même de la nature. Aristote a fait la Morale à Nicomaque et le Traité de l'Âme. en même temps que l'histoire des Animaux et le Traité de la Génération. Dans quel ordre se sont succédé les sciences spéciales, issues de l'unité de la science universelle, qu'Aristote a si bien nommée la « Philosophie première »? C'est ce qu'il serait lien difficile de savoir; mais tout porte à croire que les sciences qui se sont d'abord détachées du tronc commun sont les mathématiques et la morale, si cultivées dans l'école de Pythagore, La médecine les avait probablement devancées dès longtemps; ce qu'explique de reste son objet même. L'astronomie, l'histoire, n'ont pas tardé à se produire. Mais quoi qu'il en soit de l'ordre dans lequel les sciences sont écloses, la constitution régulière d'une seule d'entre elles suffit à la gloire du philosophe qui la crée, en la définissant le premier. Aristote, par une heureuse fortune, qui tient à son génie personnel et à son temps, a organisé à lui seul plusieurs sciences, ou, pour mieux dire, il a organisé toutes les sciences de son siècle, soit qu'elles fussent déjà connues quoique imparfaites, soit qu'il les ait spontanément enfantées. La logique, la météorologie, la politique, la morale, la rhétorique, la psychologie, la poétique, la métaphysique, la zoologie, l'anatomie et la physiologie comparées, la botanique par son disciple Théophraste, la physique, la minéralogie, ont reçu de lui, ou la naissance, ou des perfectionnements. C'est une encyclopédie, comme on l'a dit souvent: mais c'est encore mieux. Une encyclopédie suppose toujours des matériaux antérieurs, qu'on n'a plus qu'à réunir et à classer: et c'est ainsi que Pline a composé la sienne. Mais Aristote n'emprunte rien qu'à lui-même : et sa fécondité n'a d'égale que l'exactitude de son savoir. Que ce soit là sa gloire impérissable, et la justification de l'influence qu'il a exercée sur l'esprit humain, dont il a été l'instituteur. Non seulement chaque science, une fois créée. se développe: mais en outre, des sciences nouvelles naissent chaque jour par les seuls progrès de l'analyse et de l'observation. Sans remonter au delà du dernier siècle, nous avons vu surgir trois ou quatre sciences, des plus importantes, en un intervalle de deux cents ans au plus, dans la sphère de l'intelligence ou dans celle de la nature : la géologie, l'économie politique, la chimie, la paléontologie, auxquelles on pourrait joindre encore la physique y compris l'électricité, l'anatomie comparée, l'embryogénie, etc., etc. Cette éclosion successive de sciences se comprend sans peine: et l'on peut prédire à coup sûr qu'elle ne s'arrêtera pas plus dans l'avenir qu'elle ne s'est arrêtée dans le passé. La science est placée en face de l'univers, c'est-à-dire en face de l'infini; et comme elle ne renoncera jamais à l'étudier, elle y trouvera perpétuellement des phénomènes et des aspects inattendus. qui ne s'épuiseront pas plus que l'infini lui-même. C'est le champ sans bornes qui s'ouvre à la science; et ce doit être pour elle, tout à la fois, un encouragement et un motif de sincère humilité. Quand elle compare le point d'où elle est partie, et le point où elle en est arrivée, elle peut être fière de ses progrès; mais si elle se considère, comme elle le doit toujours, dans sa relation avec l'infini, elle ne peut s'empêcher de s'avouer qu'il est incommensurable; et que tout ce que l'homme sait à cette heure, et même tout ce que l'homme pourra jamais savoir, s'évanouit et est égal à zéro, c'est-à-dire n'est qu'un néant, devant l'éternelle infinitude. L'esprit humain n'a donc qu'à poursuivre encore ses labeurs, sans trop s'enorgueillir, et sans se décourager non plus; un juste milieu lui est commandé en ceci, comme en toutes choses. La sagesse d'Aristote sous ce rapport est irréprochable; et dans ses nombreux ouvrages, on ne saurait découvrir ni vanité, ni défaillance. D'ailleurs, les sciences n'avancent pas toujours d'un même pas. Il en est qui meurent après avoir brillé quelque temps d'un éclat trompeur et peu solide; la divination, par exemple, l'astrologie, l'alchimie, et plusieurs sciences, qu'on pourrait citer non moins caduques que celles-là. D'autres, quoique constituées, s'arrêtent tout à coup; elles ne sont point mortes cependant, et elles renaissent plus tard; mais leur vie est suspendue et reste latente pendant des siècles, parce que les circonstances leur sont devenues défavorables, et qu'il faut de nouvelles conditions pour qu'elles renaissent plus florissantes, sinon plus belles. La zoologie d'Aristote est un frappant exemple de ces intermittences. Incomprise presque aussitôt après qu'elle avait apparu, elle est demeurée deux mille ans stérile, toute féconde qu'elle pouvait être. Ce n'est pas l'invasion des Barbares qui l'a fait méconnaître. Cinq à six siècles de l'Antiquité s'étaient écoulés avant que les Barbares ne détruisissent la société du paganisme; pendant ce temps, l'Histoire des Animaux avait été une lettre morte, comme elle le resta plus longtemps encore dans les chaos et les ténèbres du Moyen-âge. D'autres sciences, au contraire, n'ont cessé de s'accroître et de grandir presque sans interruption, comme l'astronomie, soit dans l'Antiquité, soit dans ces lugubres époques, ralentissant parfois leur marche, mais ne la cessant pas. On pourrait rappeler bon nombre de ces vicissitudes; mais elles sont du ressort de l'histoire des sciences; et nous les lui laissons. Aujourd'hui, on est devenu juste à l'égard d'Aristote, après d'aveugles dédains; mais ce ne serait pas l'être suffisamment envers la Grèce, mère des sciences et des arts, si nous n'essayions de porter nos regards encore un peu plus loin, afin de lui rendre tout l'hommage que nous lui devons. Créer la science en observant le monde et ses merveilles, rien ne paraît plus simple; et rien cependant ne l'est moins. Les Grecs ne sont pas les seuls à qui il ait été donné de contempler l'univers; tous les peuples; tous les hommes l'ont pu et le peuvent ainsi qu'eux; mais il n'y a que les Grecs, qui, de cette contemplation, aient tiré la science véritable, et qui aient analysé les phénomènes de la nature avec cette magnanimité que la science exige. Monopole de la race, ou de quelques hommes de génie, le fait n'en est pas moins certain. Aussi haut que l'histoire remonte, quelques nations, quelque époque qu'elle considère, il n'y a que la Grèce, dans les annales de l'humanité, la Grèce seule, qui ait conçu l'idée de la science et qui l'ait réalisée, trouvant le vrai dans l'étude de la nature, comme elle trouvait le beau dans les arts et dans les lettres. Les Chinois, les Hindous, les Égyptiens sont des peuples fort intelligents; mais ce que nous savons d'eux, sans en connaître encore beaucoup, nous permet d'affirmer que jamais ils ne se sont élevés jusqu'à la science. Bien plus, en contact comme nous le sommes aujourd'hui avec tous les peuples asiatiques, nous pouvons nous permettre de dire que leur esprit n'a rien de scientifique; et que, même à l'école de l'Europe, leur incapacité originelle ne se corrigera pas. La prétendue sagesse de l'Orient est un rêve, aussi bien sa prétendue science: il a produit de grandes œuvres, qui pourrait le contester? et des choses qui, en leur genre très limité, ont atteint une réelle perfection. Mais les qualités viriles que demande la science, sous toutes ses formes, ont manqué à l'esprit oriental; il n'a ni la justesse, ni la précision, ni la constance. Ce n'est pas la nature qui a fait défaut à l'homme; car elle est plus riche et plus puissante dans les climats orientaux que dans les nôtres; mais c'est l'homme qui a fait défaut à la nature, en ne la comprenant pas. Il l'a regardée, et la regardera toujours, à peu près comme les enfants la regardent, sans essayer de s'en rendre compte; et comme il ne s'observait pas lui-même mieux qu'il n'observait tout le reste, les choses humaines n'ont pas plus d'histoire en Orient que n'en ont les choses de la nature extérieure. Au contraire, dans la Grèce, l'observation et la science se sont montrées, dès leurs premiers essais, douées d'une telle assurance et d'une telle rectitude que, depuis lors, l'esprit humain n'a pas eu à sortir de la voie qui lui avait été tracée; il n'a eu qu'à s'y avancer, quand il l'a pu. C'est avec Thalès, Pythagore, Xénophane, six cents ans avant l'ère chrétienne, que ce mouvement commence, sur les côtes de l'Asie-Mineure, dans les colonies grecques, qui, de temps immémorial, occupaient ces rivages. C'était sur cette terre. heureuse entre toutes, qu'était déjà née la vraie poésie avec Homère, quatre ou cinq siècles auparavant? L'étincelle une fois allumée, la lumière se propagea avec rapidité. et vint se concentrer à Athènes, où Aristote la reçut et y ajouta de prodigieux rasons. La Grèce instruisit Rome, qui, sans cette éducation. aurait été presque étrangère aux choses de l'esprit, et qui même s'intéressa toujours assez peu aux choses de la science, uniquement occupée de la politique et de l'empire du monde, « Regere imperio populos ». De la Grèce et de Rome, les sciences, les lettres, les arts sont sentis jusqu'à nous, à travers bien des péripéties. C'est de là uniquement qu'est sorti le fleuve, dont le cours s'élargit sans cesse, et que nous accroissons tous les jours par des affluents nouveaux. Voilà ce que notre civilisation moderne doit à la Grèce; et notre gratitude doit être inépuisable, comme le bienfait. En dehors de la Grèce et des peuples qu'elle a instruits, il n'y a pas de science, s'il y a encore des arts et des lettres. Quelques races, dans le genre humain tout entier, ont été favorisées; d'autres ont été déchues. Par quelle cause? C'est là le secret de la Providence, que les hommes chercheraient vainement à pénétrer. Aristote, tout grand qu'il est, n'est encore qu'un des fils de la Grèce, la maîtresse et l'origine commune de tout ce qu'il y a de vrai et de beau parmi nous. Enfin, de ce passé splendide et fécond, ressort un dernier enseignement ; et c'est encore à la zoologie d' Aristote que nous le demanderons. Entre les Anciens et les Modernes, il n'y a point de solution de continuité, ni cet abîme intellectuel qu'on a si souvent voulu creuser, avec plus d'orgueil que de justice. Comme naturaliste, Aristote est tout au moins au niveau de Buffon et de Cuvier; et notre science discute à cette heure ses opinions, comme si elles étaient d'hier. Cette parité, entre l'Antiquité et nous, peut s'étendre bien au-delà de l'histoire naturelle; et sauf des préventions que rien ne justifie, il est clair que l'intelligence humaine, en reprenant définitivement sa marche avec la Renaissance du XVIe siècle, n'a fait que renouer des traditions interrompues: elle s'est mise alors à l'école de la Grèce, comme la première Renaissance du XIIIe siècle s'était mise à l'école d'Aristote. Les croyances religieuses s'étaient améliorées, et les mœurs se sont progressivement adoucies; mais l'esprit n'est pas autre; et, dans les races que nous formons aujourd'hui, cet esprit est absolument le même que celui de la Grèce et de Rome. Nous en savons plus que nos pères; mais nous ne sommes que leurs héritiers. Si nous sommes plus riches qu'eux, au fond nous ne faisons qu'accroître leurs trésors, qui sont ceux de l'humanité. et qui sont gardés par tout ce qu'elle compte de plus éclairé et de meilleur parmi tant de nations. Mais les ancêtres ont toujours cet avantage, que rien ne peut leur ravir, ni compenser dans les successeurs : c'est d'avoir devancé les temps et ouvert la carrière, que, sans eux peut-être, leurs fils n'eussent pas parcourue. A cette hauteur, la Grèce est incomparable, et elle le sera à jamais. Arrivés presque au terme de cette étude sur la zoologie d'Aristote, nous résumons ce qu'elle nous a appris. Nous avons vu les jugements portés par les naturalistes les plus illustres des temps modernes; les louanges unanimes, sauf quelques critiques peu décisives; l'analyse de l'Histoire des Animaux, nous démontrant la grandeur et la solidité de ce monument; son originalité, que rien n'avait préparée, de même que rien de complètement neuf ne l'a suivie; le style d'Aristote, modèle achevé de précision et de simplicité; sa méthode, qui est la seule vraie, soit logiquement et d'une manière générale, soit pour la classification spéciale des êtres dont s'occupe l'histoire naturelle; ses théories sur la vie et sur l'échelle des êtres, beaucoup plus prudentes que celles du Transformisme contemporain; son admiration pour la prévoyance de la nature, qui ne fait rien d'inutile et qui ne fait rien sans but; enfin, sa pratique incessante de l'anatomie et ses découvertes, expliquées par des descriptions et par des dessins. Puis, après un rapide coup d'œil sur l'état présent de la science zoologique, nous avons élargi ces considérations pour constater que c'est la Grèce, la première, qui, dans les annales de l'esprit humain, a conçu l'idée de la science, et qui l'a réalisée dans des œuvres immortelles, que nous pouvons égaler peut-être, mais que nous ne surpasserons pas, parce que nous n'aurons jamais plus de génie que les Grecs. Il ne nous reste, pour achever cette étude, qu'à rappeler les opinions des historiens de la philosophie, moins compétents que les zoologistes pour les détails de la science physiologique, mais les seuls compétents pour juger des principes sur lesquels la science se fonde et. s'appuie. Nous demanderons à Brucker, Tiedemann, Tennemann, Ritter, Brandis, Biese, pour ne citer que le passé, ce qu'ils en pensent; et quand ils parleront, nous les écouterons, comme nous avons écouté Buffon et Cuvier. Personne n'a plus de gravité que Brucker, ni de droiture (1767); personne n'a plus d'amour de la philosophie; mais tout en voulant rester impartial, il est très passionné. Au fond, il est l'ennemi d'Aristote, comme on l'était encore de son temps, sur la fin de la réaction contre la Scholastique, vers le milieu du siècle dernier. Il ressuscite les accusations de Bacon ; quelquefois même, il y ajoute; il va presque jusqu'à dire qu'Aristote n'a pas le génie qu'on lui prête; en un mot, il est malveillant; et l'analyse qu'il donne des œuvres du philosophe est loin d'être complète et exacte. Il n'y fait pas mention de la zoologie, comme si de tels ouvrages ne méritaient aucune attention, ou comme s'ils étaient en dehors de l'histoire de la philosophie. Cette faute de Brucker a provoqué de fâcheuses imitations. Tiedemann (1791-1797), quoique beaucoup plus juste envers Aristote, qu'il proclame « le législateur de la philosophie grecque » ne s'arrête pas non plus à son histoire naturelle. Toutefois il ne semble pas l'ignorer autant que Brucker; mais probablement, il n'en fait pas beaucoup plus d'estime; car, se contentant de la nommer, il passe outre, sans paraître en sentir toute la valeur. Tennemann (1801) a donné près d'un volume à la doctrine péripatéticienne; mais quoiqu'il ne partage pas les préjugés de Brucker, il commet le même oubli, qui, chez lui, est encore plus choquant. Il consacre un chapitre à la science générale de la nature; et dans cette science, il omet l'histoire naturelle tout entière. Ainsi, les trois principaux historiens de la philosophie au XVIIIe siècle sont muets sur la zoologie aristotélique. Pour trouver alors une appréciation équitable et profonde, il faut s'adresser à la noble intelligence de Herder. Dans son enthousiasme, qui égale celui d'un poète, il a rendu justice à Aristote et à la Grèce, aussi hautement que nous pouvons le faire aujourd'hui; il a reconnu le premier tout ce que leur doit à jamais la science dans les directions diverses qu'elle suit parmi nous. Herder était obligé de se borner à quelques mots sur Aristote, et, à plus forte raison, sur l'histoire naturelle; mais il l'a jugée mieux que les historiens spéciaux de la philosophie ; et dans les généralités très concises auxquelles il était astreint, sa sympathie perspicace l'a mieux servi que les études les plus savantes n'avaient servi ses contemporains. (Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité, tome Il, pp. 485 et suiv., trad. Edg. Quinet.) Notre siècle a été plus attentif et plus juste que le précédent. Henri Ritter, Biese, Brandis, n'ont pas gardé le silence, ou imité le dédain, de leurs prédécesseurs. De leur temps, l'érudition avait fait encore de notables progrès: et en examinant de plus près la philosophie d'Aristote, elle lui avait restitué sa place dans l'histoire de l'intelligence humaine, et une vie, que le XVIIIe siècle avait cru lui enlever, en le détrônant, pour lui substituer Bacon. Bitter, Biese, surtout Brandis, ont pris la peine d'analyser longuement la zoologie d'Aristote, et de faire voir par quels liens elle se rattache à sa psychologie, et à sa conception de la nature et de l'univers. Ces analyses sont faites avec le plus grand soin, et elles s'appuient toujours sur des citations textuelles. Mais on peut y remarquer un défaut commun : elles ne tiennent pas assez compte de la portée scientifique des monuments qu'elles veulent faire connaître ; elles ne montrent pas assez tout ce qu'a d'extraordinaire et de glorieux cette apparition soudaine d'une science consommée, qui fait encore loi après tant de siècles. Sans doute, l'histoire de la philosophie ne doit s'arrêter qu'à des matières qui sont de son domaine propre ; mais la constitution inébranlable d'une science si importante est philosophique, autant que quelque théorie que ce soit; et l'on peut croire qu'Aristote n'aurait pas fait en histoire naturelle tout ce qu'il a fait, s'il n'eût été philosophe. Recueillir une multitude de faits zoologiques, ou les coordonner en un système régulier, sont des choses fort différentes; et pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler ce qu'est la compilation d'Élien, ou même celle de Pline. L'esprit philosophique ne se trouve, ni dans l'un, ni dans l'autre, non plus que dans tant d'autres zoologistes; au contraire, il éclate de la manière la plus vive dans Aristote; et c'est là ce qui recommande la zoologie, fondée par ses mains, à l'histoire de la philosophie, telle qu'elle doit être de nos jours, et telle que la comprend M. Édouard Zeller, l'auteur accompli de « la Philosophie des Grecs dans son développement historique ». Il n'y a guère de plus grand honneur pour la philosophie, dans ses relations avec les sciences, que d'avoir créé l'histoire naturelle; elle pourrait en être fière, et c'est un titre qu'elle ne doit pas trop aisément abandonner. Les exemples que nous venons de citer prouvent assez que la philosophie a eu parfois ce désintéressement, ou plutôt cette négligence. Bien des philosophes croient encore connaître suffisamment Aristote et Théophraste, sans avoir lu, ni la zoologie de l'un, ni la botanique de l'autre. C'est une erreur et une lacune grave. La philosophie ne peut jamais élever pour elle-même la moindre prétention; et il lui importe assez peu, dans sa pérennité, qu'on lui attribue une juridiction plus ou moins large; mais c'est mal comprendre les choses que de les mutiler; c'est faire tort gratuitement à un auteur que de l'étudier à demi. L'histoire de la philosophie doit parler des Caractères de Théophraste à côté de ses livres sur les Plantes, comme elle doit parler de la Poétique d'Aristote, et de ses Problèmes, à côté de sa Morale et de sa Métaphysique. Retrancher quelque trait d'une physionomie, c'est la fausser. Cette inadvertance, regrettable partout, l'est encore davantage dans l'histoire de la philosophie. Comme l'objet de la philosophie est de contempler l'ensemble des choses et d'en scruter les principes, elle est d'autant plus tenue d'être complète dans les détails qu'elle s'efforcerait vainement de l'être pour le tout. Si les considérations qui viennent d'être présentées sur la zoologie d'Aristote ont quelque poids; si les faits sur lesquels elles s'appuient sont exacts; si l'on veut bien, d'autre part, se rappeler toutes les difficultés d'un premier pas, et l'immortelle beauté d'un édifice que la science moderne admire de plus en plus, à mesure qu'elle le connaît mieux, on ne nous taxera pas d'exagération quand nous dirons que, de même qu'Homère est le premier et le plus grand des poètes, Aristote est aussi le premier et le plus grand des naturalistes, avec cette différence, cependant, que la poésie, étant exclusivement individuelle, peut d'un seul coup atteindre, comme elle l'a fait, aux limites de la perfection, tandis que la science est sans bornes, comme l'est l'infini, incessamment poursuivi par elle et à jamais inaccessible.
Juillet 1883.
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FIN DE LA PRÉFACE |