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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

LES PLAIDOYERS POLITIQUES DE DÉMOSTHÈNE

II

 

CTÉSIPPOS CONTRE LEPTINE

 

 

texte grec

 

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II

CTÉSIPPOS CONTRE LEPTINE

ARGUMENT

En 355, Athènes, après deux ans de guerre, reconnaissait l'indépendance de Chios, Rhodes et Byzance, et ne conservait plus que les débris de la grande confédération maritime formée par elle vingt-deux ans auparavant (en 377). Privée des contributions fournies par les alliés qu'elle tenait de perdre, elle fut obligée de réformer ses finances et de se créer des ressources. Un orateur nommé Leptine, qui, en 369, avait pris la parole dans l'assemblée en faveur des Lacédémoniens, menacés par Épaminondas, et avait engagé les Athéniens à marcher au secours de Sparte, proposa de supprimer les immunités accordées à titre de récompense et de ne plus tolérer aucune exception en matière d'impôt, si ce n'est pour les descendants d'Harmodios et d'Aristogiton. Le projet portait défense au peuple d'accorder, à l'avenir, dispenses des liturgies ordinaires, et défense à qui que ce fût de demander pareilles dispenses, à peine d'atimie et de confiscation. Les contribuables qui chercheraient à se soustraire à leurs charges, sous prétexte de privilège, seraient exposés à être poursuivis par dénonciation et prise de corps, et, en cas de condamnation, traités comme débiteurs publics. Les liturgies ordinaires étaient les charges de chorège, de gymnasiarque, d'hestiateur. Elles consistaient a fournir et dresser un choeur pour les concours lyriques ou dramatiques, à fournir une troupe de jeunes gens qui disputait le prix à la course aux flambeaux; enfin, à donner un repas public aux membres de sa tribu le jour de la fête du héros éponyme. Il conviendrait d'y ajouter les triérarchies et les avances au Trésor, προεισφοραί; mais déjà, pour ces deux dernières charges, la législation antérieure n'admettait pas d'exemption.

Cette proposition, au lieu d'être soumise aux formalités ordinaires, fut votée d'urgence par l'assemblée et convertie en loi; mais elle touchait à trop d'intérêts pour ne pas soulever d'opposition. Un certain Bathippos, assisté de deux autres accusateurs, intenta contre Leptine une γραφὴ παρανόμων. Bathippos étant mort avant les débats, ses assistants abandonnèrent l'affaire. Elle fut reprise par Apséphion, fils de Bathippos, et par Ctésippos, fils de Chabrias. C'étaient deux jeunes gens sans expérience. Ils eurent recours à deux avocats (συνήγοροι). Phormion plaida pour Apséphion, et après lui Démosthène pour Ctésippos.

Cependant il s'était écoulé plus d'une année depuis que Leptine avait présenté sa proposition. L'action était donc prescrite en tant que dirigée contre Leptine personnellement, mais elle était toujours utile pour faire tomber la loi. C'était donc la loi seule qui se trouvait en cause, c'était elle qu'il s'agissait de défendre. Le peuple y pourvut en désignant, selon l'usage, un certain nombre d'avocats de la loi, Leptine d'abord, puis des hommes politiques considérables, tels que Laodamas, Aristophon, Képhisodote, et enfin un riche citoyen, Dinias d'Erchia.

Malgré les efforts de ces défenseurs, la loi fut condamnée (a). Le procès fut plaidé en 355-354, sous l'archontat de Callistrate (b). Tout en combattant la loi de Leptine, Apséphion et Ctésippos reconnaissaient qu'il y avait des abus. Aussi prirent-ils l'engagement formel de proposer une autre loi supprimant toutes les récompenses obtenues par dol et par surprise, et portant des peines contre ceux qui emploieraient de semblables moyens à l'avenir. Il paraît que cette loi d'Apséphion fut effectivement votée, et A. Schaefer pense qu'elle a servi de base à une action intentée par l'orateur Hypéride contre le fils de l'orateur Eubule (περὶ τῶν Εὐβούλου δωρεῶν).

PLAIDOYER (01)

[1] Juges (02), deux raisons m'ont engagé à promettre aux accusateurs le secours de ma parole, dans la mesure de mes forces. Avant tout, c'est la conviction où je suis que l'intérêt de l'État exige l'annulation de la loi. C'est ensuite l'affection que je porte au fils de Chabrias. II est facile de prévoir, Athéniens, ce que va faire Leptine, et tout autre défenseur de la loi, s'il s'en présente. Au lieu de justifier celte loi en elle-même, il dira que certaines personnes ont obtenu l'immunité sans en être dignes, et se sont ainsi soustraites au fardeau des liturgies. C'est là surtout ce qui fera le fond de son discours. [2] A cela je ne répondrai pas que si l'on peut critiquer certaines concessions, il n'est pas juste de les révoquer toutes. Aussi bien ce point a déjà été touché, et je crois que là-dessus votre opinion est faite. Je voudrais seulement adresser à Leptine une question. J'admets que tous les gratifiés, et non pas seulement quelques-uns, fussent indignes. Pourquoi n'a-t-il fait aucune distinction entre eux et vous? Lorsqu'il a écrit ces mots : « Personne ne sera exempt », il a enlevé l'immunité à ceux qui la possédaient; mais lorsqu'il a ajouté : « Et à l'avenir aucune immunité ne pourra être accordée », c'est à vous qu'il a ôté le droit de la conférer. Il n'a pas ici la ressource de dire que s'il a pu déclarer indignes ceux qu'il dépouillait de leurs récompenses, il a bien pu trouver aussi le peuple indigne de distribuer souverainement ses faveurs comme il l'entend.

[3] Mais, à défaut de cet argument, il en donnera sans doute un autre. Il dira : « Il est trop facile de tromper le peuple, et c'est pourquoi j'ai ainsi rédigé ma loi. » Qui l'empêche alors de vous dépouiller de tout, et même du gouvernement, par voie de conséquence? Car, de quoi qu'il s'agisse, vous êtes les mêmes toujours. Plus d'une fois on vous a fait voter des décrets par surprise, plus d'une fois on vous a fait prendre de mauvaises alliances au lieu de bonnes. Vous avez trop d'affaires à traiter pour qu'il en soit autrement. [4] Irons-nous pour cela porter une loi qui interdise pour l'avenir au conseil et au peuple toute délibération et tout vote? Tel n'est pas mon avis. Il n'est pas juste de nous ôter un droit parce qu'en l'exerçant nous nous sommes laissé tromper. Il faut au contraire nous apprendre à faire mieux, et instituer une loi non pour nous enlever la souveraineté, mais pour punir ceux qui nous trompent.

[5] Laissons donc ces arguments, et allons au fond des choses. Lequel vaut mieux, ou que vous disposiez souverainement de vos faveurs, an risque d'être trompés quelquefois et de mal placer vos dons, ou que vous soyez désormais frappés d'impuissance et qu'il vous soit interdit de faire honneur à ceux-là mêmes qui s'en montreraient dignes? Vous verrez que de ces deux partis le premier est encore le meilleur. Pourquoi? parce que plus vous multipliez vos faveurs, plus vous engagez à vous rendre service; au contraire, si vous ne donnez jamais rien, pas même au plus méritant, vous ôterez à tout le monde l'ambition de vous servir. [6] Il y a de cela encore une autre raison c'est : qu'honorer un indigne peut jusqu'à un certain point passer pour faiblesse; mais ne pas rendre la pareille à ceux qui nous ont fait du bien est une mauvaise action. Autant il vaut mieux paraître faible que de se montrer ingrat, autant il est plus honorable d'annuler cette loi que de la confirmer.

[7] Je n'approuve pas non plus, Athéniens, à bien l'examiner, cet autre argument : tels ou tels ont été gratifiés à tort, donc il faut supprimer les récompenses méritées par de bons services. Si avec toutes ces récompenses il y a encore de méchantes gens et des indignes, comme le disent Leptine et ses amis, à quoi faut-il s'attendre pour le jour où il n'y aura plus absolument rien à gagner à vous servir?

[8] Il vous faut encore songer à ceci : aux termes des lois en vigueur, lois que le temps a consacrées et que Leptine lui-même n'oserait pas critiquer, nul n'est appelé à fournir une liturgie qu'après un an d'intervalle. On jouit de l'immunité pendant la moitié du temps. L'immunité appartient donc à tout le monde, pour moitié, même à ceux qui ne nous ont rendu aucun service. Nous avons donné le reste à des gens qui nous ont bien servis; voulez-vous que nous leur ôtions ce complément? Non, car ce serait une mauvaise action, et en tout cas indigne de vous. [9] Eh quoi! Athéniens, vous avez une loi qui défend de tromper au marché, dans des affaires où la tromperie ne fait aucun dommage à l'État, et vous ne trouveriez pas mauvais qu'après avoir fait cette injonction aux particuliers, l'État n'observât pas cette loi dans ses relations publiques, qu'il trompât ceux qui lui ont fait du bien, dût-il plus tard en porter la peine! [10] Vos finances n'y perdent rien, il est vrai, mais prenez garde de perdre la bonne réputation dont vous êtes plus jaloux que de votre argent. C'est votre sentiment, c'était déjà celui de vos ancêtres. Il y a de cela une preuve. Les grandes richesses qu'ils avaient acquises, ils les ont toutes dépensées pour l'honneur; aucun danger ne les a fait reculer quand il y allait de la gloire; ils n'hésitaient même pas à prodiguer pour elle leurs fortunes particulières. Eh bien, avec la loi de Leptine, au lieu d'une bonne renommée vous en aurez une mauvaise, indigne de vos ancêtres et de vous. Cette loi, en effet, vous expose aux trois reproches les plus grands qu'il y ait au monde. Vous passerez pour envieux, infidèles et ingrats.

[11] Je dis maintenant, Athéniens, qu'il répugne absolument à votre caractère de confirmer une semblable loi, et je vais tâcher de vous prouver cela en quelques mots. Il suffit de vous rappeler ce que vous avez fait, à un certain jour (03). Les Trente avaient contracté un emprunt à Lacédémone pour agir contre les hommes du Pirée. Une fois la concorde rétablie entre les citoyens, et les dissensions calmées, les Lacédémoniens envoyèrent des ambassadeurs pour réclamer cet argent. [12] Une discussion s'engagea. Les uns disaient : L'emprunt doit être remboursé par ceux qui l'ont contracté, c'est-à-dire par les hommes de la ville. La concorde, disaient les autres, se reconnaît surtout à ce que tous concourent à l'acquittement des dettes. Le peuple décida qu'il contribuerait, lui aussi, et qu'il supporterait sa part de la dépense, plutôt que de porter atteinte à aucune des clauses du traité d'union. Quelle inconséquence, Athéniens, si après avoir voulu, par respect pour la foi jurée, contribuer avec ceux qui vous avaient fait du mal, vous alliez aujourd'hui manquer de foi envers vos bienfaiteurs, quand vous pouvez, sans bourse délier, vous montrer justes à leur égard en annulant la loi! Je ne crois pas, pour ma part, que ce parti soit honorable pour vous.

[13] En cette circonstance dont je viens de parler, Athéniens, et en mainte autre, le caractère de cette ville s'est révélé. Ses traits sont le respect de la parole donnée, la générosité, le désir de faire une belle action, dût celle-ci n'être pas la plus profitable au point de vue de l'argent. Quant au caractère de celui qui a porté la loi, je n'en sais rien d'ailleurs, je n'en dis et je n'en pense aucun mal; mais à en juger par la loi, le caractère de cet homme me parait bien différent du vôtre: [14] Dès lors, je vous le dis, c'est à Leptine à vous suivre en annulant cette loi, ce n'est pas à vous à le suivre en la confirmant. Ce qui vaut le mieux pour vous et pour lui, c'est qu'Athènes persuade à Leptine de se rendre semblable à elle, au moins en apparence, et non qu'elle se laisse persuader par Leptine de se rendre semblable à lui, car assurément, si parfait qu'il puisse être, et je veux qu'il le soit, il ne s'élève pas, par le caractère, au-dessus d'Athènes elle-même.

[15] Il y a autre chose, juges. Vous résoudrez mieux, je le crois, la question qui vous est soumise si vous écoutez encore ceci : la seule différence qui mette les dons conférés par les États démocratiques au-dessus des dons conférés par tout autre gouvernement, la loi de Leptine la supprime avec le reste. En effet, les tyrans, les chefs d'oligarchie n'ont guère qu'un moyen de récompenser, c'est de conférer des avantages matériels à ceux qui reçoivent leurs dons. Ils font riche qui ils veulent, et en un moment. Mais, si vous y songez, les dons conférés par une démocratie l'emportent par l'honneur et la stabilité. [16] Ce qui est glorieux, ce n'est pas de tendre la main pour recevoir le honteux salaire d'une flatterie, c'est de recevoir les honneurs dont on est jugé digne, là où la parole est libre pour tous ; et un simple tribut d'admiration spontanément offert par des égaux parait préférable aux plus riches présents tombés de la main d'un despote. Pourquoi? C'est qu'avec les despotes l'appréhension de l'avenir est plus forte que la satisfaction présente; avec vous, au contraire, il n'y a rien à redouter; ce qu'on a reçu, on le garde. Du moins c'était la règle jusqu'ici. [17] Donc, en détruisant la stabilité des récompenses, la loi de Leptine détruit précisément ce qui fait l'unique avantage des récompenses conférées par vous. Aussi bien, sous toutes les formes de gouvernement, il importe que les services rendus à l'ordre établi reçoivent leur récompense. Supprimer celle-ci, c'est supprimer du même coup une force qui n'est à dédaigner pour aucun gouvernement.

[18] Peut-être Leptine, entrant dans un autre ordre d'idées, essayera-t-il de soutenir qu'aujourd'hui les liturgies atteignent des pauvres, tandis que, d'après sa loi, elles seront supportées par les plus riches. Cet argument, présenté de la sorte, est spécieux, mais un examen attentif en fait voir la fausseté. Il y a chez nous deux sortes de liturgies: les unes pèsent sur les métèques, les autres sur les citoyens. L'immunité que Leptine enlève à ceux qui l'ont obtenue s'applique aux unes comme aux autres. Je ne parle pas des contributions ri des triérarchies instituées en vue de la guerre et de la défense nationale. De celles-là, d'après les lois anciennes conformes à la raison et à la justice, nul n'est exempt, pas même ceux pour lesquels Leptine a fait une exception, les descendants d'Harmodios et d'Aristogiton. [19] Voyons donc quels sont les nouveaux chorèges que Leptine nous donne pour supporter toutes les autres liturgies, et quel sera le nombre des exemptés si nous n'adoptons pas ses propositions. Les plus riches, qui supportent les triérarchies, sont dispensés de toutes chorégies. Ceux qui ne possèdent pas le cens fixé (04), et qui dès lors ont l'immunité de plein droit, sont en dehors de la classe appelée à fournir les chorèges. Ainsi ni les uns ni les autres ne nous donneront un seul chorège de plus en vertu de la loi de Leptine. — [20] Oui, dira-t-on, mais pour les liturgies des métèques cette loi donne beaucoup de noms nouveaux. — S'il en montre seulement cinq, je consens à passer pour un homme qui parle au hasard. Mais je suppose qu'il n'en sera pas ainsi; parmi les métèques il y en aura plus de cinq qui, si la loi passe, seront appelés à fournir les liturgies, et parmi les citoyens nul ne sera dispensé pour cause de triérarchie. Voyons donc ce que l'État peut gagner à ce que toutes ces personnes supportent les liturgies. Le profit ne vaut pas à beaucoup près la honte qui rejaillira sur nous. [21] Suivez mon calcul. Combien y a-t-il d'étranges jouissant de l'immunité? Mettons-en dix, et, par tous les dieux, comme je le disais tout à l'heure, je ne crois pas qu'il y en ait cinq. Quant aux citoyens, il n'y en a pas plus de cinq ou six. Cela fait seize en tout. Allons jusqu'à vingt, et si vous voulez jusqu'à trente. Combien y a-t-il de personnes qui supportent dans une année les liturgies à tour de rôle, celles de chorèges, de gymnasiarques, d'hestiateurs? Il peut y en avoir en tout soixante, pas beaucoup plus. [22] Ainsi, pour avoir trente personnes de plus, qui nous fournissent des liturgies durant toute une période de temps, nous voulons qu'on n'ait plus foi en notre parole? Mais nous le savons bien, tant qu'Athènes existera, grand sera le nombre de ceux qui fourniront des liturgies, et il n'en manquera jamais. Quant à nous servir, c'est autre chose; on n'y sera plus disposé dès qu'on verra les services antérieurs payés d'ingratitude. [23] D'ailleurs, soit. Manquât-on de sujets aptes à devenir chorèges, ne vaudrait-il pas mieux, en vérité, faire fournir les chorégies par groupes, comme les triérarchies, que d'enlever à nos bienfaiteurs les dons que nous leur avons faits? Pour moi, je le crois, car, après tout, le soulagement apporté par Leptine aux contribuables ne peut être que du temps pendant lequel chacun des nouveaux appelés fournira sa liturgie (05). Ce temps écoulé, ils n'auront pas moins à dépenser, tandis qu'en formant des groupes (06), chacun contribuerait modérément, selon ses facultés, et nul n'aurait à se plaindre, si mince que fût son avoir.

[24] Il y a des gens, Athéniens, qui, se trouvant à bout de raisons, n'entreprennent même pas de répondre à cela, mais ont recours à d'autres moyens. C'est, disent-ils, une chose intolérable que l'État n'ait rien dans le trésor public, et que cependant certaines personnes possèdent de grandes fortunes particulières protégées par l'immunité. Mais cet argument pèche dans ses deux termes. En effet, voilà un homme qui possède une grande fortune sans avoir aucun tort envers vous; ne vous livrez pas contre lui aux suggestions de l'envie. Dira-t-on qu'il s'est enrichi par des détournements, ou par d'autres moyens illicites? Il y a des lois, faites ce qu'elles prescrivent, et punissez. Du moment qu'on n'en fait rien, je dis qu'on n'a pas le droit de tenir ce langage. [25] Quant à l'absence de fonds dans le trésor public, il vous faut considérer ceci : Vous n'en serez pas plus riches si vous supprimez les immunités. En effet, les dépenses dont on est affranchi par l'immunité n'ont rien de commun avec les revenus et les ressources de l'État. Et d'ailleurs de ces deux avantages : être riches et inspirer confiance à tous, nous possédons le second. Parce que nous n'avons pas d'argent, faut-il renoncer à notre bonne renommée? Non, l'honneur ne permet pas d'y penser. Pour moi, je demande sans doute aux dieux de nous rendre riches; mais riches ou non, je veux qu'on croie à notre parole et qu'on ne cesse pas de nous regarder comme des gens sur lesquels on peut compter.

[26] Je vais plus loin. Ces fortunes qui vont, dit-on, grandir n'ayant pas de charges à supporter, je vais vous prouver que vous en profiterez. Vous savez en effet que nul n'est exempt des triérarchies, ni des contributions levées en vue de la guerre. Donc celui qui possède de grands biens, celui-là, quel qu'il soit, contribue pour une grande part. Cela est forcé. Et maintenant il faut procurer à l'État, pour cette fin, des ressources aussi grandes que possible. Tout le monde en conviendra. En effet, que produisent les dépenses faites pour les chorégies? Un plaisir qui dure une faible partie d'un jour pour ceux d'entre nous qui assistent au spectacle. Mais l'abondance des préparatifs faits en vue de la guerre est un gage de sécurité pour tous les citoyens. [27] Par conséquent, ce que vous abandonnez d'un côté, vous le gagnez de l'autre, et vous donnez comme récompense, à ceux qui possèdent le cens soumis aux triérarchies, un avantage dont ils jouissent déjà de plein droit. Sans doute vous êtes suffisamment instruits de ce fait que nul n'est exempt des triérarchies. Toutefois on va vous lire le texte même de la loi. Prends la loi sur les triérarchies et donnes-en lecture.

LOI.

Nul ne sera exempt des triérarchies, à l'exception des neuf archontes.

[28] Vous voyez, Athéniens, avec quelle précision la loi dispose que nul ne sera exempt des triérarchies, à l'exception des neuf archontes. Par conséquent ceux dont la fortune n'atteint pas le cens soumis aux triérarchies concourront aux dépenses de la guerre par le moyen des contributions, et ceux qui atteignent le cens triérarchique. vous seront utiles des deux façons, soit en servant comme triérarques, soit en prenant part aux contributions. Quel est donc, Leptine, le soulagement que ta loi procure au plus grand nombre, quand elle donne, par une ou deux tribus, un seul chorège de plus, qui sera libéré après avoir fait une fois le service au lieu et place d'un seul antre? Pour moi, je ne le vois pas. Ce qui est certain, c'est que cette loi, qui nous couvre de honte, fait qu'on n'aura plus foi en nous. Si donc elle a beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages, n'est-il pas à propos qu'elle soit annulée par les juges qui m'écoutent? Pour ce qui me concerne, je n'hésiterais pas à répondre : Oui.

[29] Voici autre chose, juges. Il a écrit expressément dans sa loi : « Nul citoyen, nul isotèle (07), nul étranger ne sera exempt. » Mais exempt de quoi? de la chorégie ni de quelque autre chose? C'est ce qu'il ne fait pas connaître. Il dit simplement : « Nul ne sera exempt, à l'exception des descendants d'Harmodios et d'Aristogiton. » Or ce mot nul s'applique à tous ceux qui ne sont pas exceptés, et dire nul étranger, sans spécifier ceux qui sont domiciliés dans Athènes, c'est enlever au prince de Bosphore, Leucon, et à ses enfants (08), la récompense que vous leur avez donnée. [30] En effet, si Leucon est étranger par la naissance, il est devenu citoyen par l'adoption que vous lui avez conférée. Or, d'après la loi de Leptine, il ne jouira de l'immunité à aucun de ces deux titres. Pourtant, nos autres bienfaiteurs nous ont rendu des services chacun à un moment donné; lui, si vous y faites attention, se montre constamment occupé à nous faire du bien, et cela pour les choses dont notre ville a le plus grand besoin. [31] En effet, vous le savez, aucune nation n'importe plus de blé que la nôtre (09). Or la quantité de blé qui nous arrive du Pont égale à elle seule tout ce qui provient des autres marchés. Il y a pour cela plusieurs raisons. Ce n'est pas seulement parce qu'il y a plus de blé là qu'ailleurs, c'est parce que Leucon, prince de ce pays, a donné l'immunité à ceux qui portent du blé à Athènes, et parce qu'il fait charger avant tous autres les navires à destination de votre port. Ainsi l'immunité dont vous l'avez gratifié pour lui-même et pour ses enfants, il vous l'a donnée à tous. [32] Calculez maintenant la valeur de ce don. Leucon fait payer un trentième à tous ceux qui exportent de chez lui du blé. Or la quantité de blé qui arrive ici de chez lui est d'environ quatre cent mille médimnes. On pourrait au besoin vérifier le chiffre au moyen des registres tenus par les commissaires à l'approvisionnement (10). Donc, par trois cent mille médimnes il nous en donne dix mille, et par cent mille qui forment le surplus il nous en donne trois mille en chiffres ronds. [33] Il est si peu disposé à nous retirer cet avantage qu'après avoir ouvert un autre port, celui de Theudosie, qui, au dire des navigateurs, n'est pas inférieur à celui de Bosphore, il nous y a conféré le même droit d'exporter en franchise. Je pourrais parler longtemps des bienfaits dont ce prince vous a comblés, lui et ses ancêtres. Je n'en dirai qu'un seul. Il y a deux ans, alors que le blé manquait partout, il ne s'est pas contenté de vous envoyer la quantité nécessaire (11). Il en a envoyé assez pour que vous ayez pu faire sur le surplus un bénéfice de quinze talents d'argent, qui ont passé par les mains de Callisthène. [34] Que va-t-il faire, Athéniens, dites-le-moi, cet homme si généreux envers vous, le jour où il apprendra que nous lui avons retiré l'immunité par une loi et que nous nous sommes même interdit par un vote la faculté de revenir sur cette résolution? Ne voyez-vous pas que la loi de Leptine, si elle est confirmée, en même temps qu'elle enlèvera l'immunité à Leucon, la retirera du même coup à ceux qui nous apportent du blé de chez lui? [35] Car apparemment nul de nous ne suppose qu'il convienne à Leucon de se voir retirer les récompenses qu'il tient de vous, et de vous laisser celles dont sous jouissez chez lui. Ainsi, outre tous les inconvénients que peut avoir cette loi, elle a encore celui de vous enlever un avantage dont vous jouissez actuellement. Et après cela vous hésitez encore à effacer cette loi I Votre décision n'est pas prise depuis longtemps! Prends et lis aux juges les décrets qui concernent Leucon.

DÉCRET.

[36] La lecture de ces décrets, juges, vous a rappelé combien l'immunité accordée par vous à Leucon était fondée en raison et en justice. Ils ont tous été transcrits sur des stèles que vous avez fait placer, vous et lui, l'une à Bosphore, l'autre au Pirée, la troisième au Temple (12). Voyez donc à quelle mauvaise action vous conduit cette loi qui met la loyauté du peuple athénien au-dessous de celle d'un seul homme. [37] Ne vous y trompez pas, en effet. Que sont ces stèles sinon l'instrument d'un contrat qui définit les droits dont vous jouissez ou que vous avez conférés? Ce contrat, Leucon s'en montrera fidèle observateur, toujours disposé à vous faire du bien, et vous, vous le laisserez debout, mais vous n'en tiendrez aucun compte, ce qui est bien pis que de le renverser. Ces stèles subsisteront, et tous ceux qui voudront dire du mal de nous les invoqueront pour prouver qu'ils disent la vérité. [38] Supposez maintenant que Leucon vous envoie un ambassadeur et vous demande pour quel grief, à raison de quelle faute, vous lui retirez l'immunité. Que dirons-nous, au nom des dieux! et en quels termes pourra s'exprimer celui qui rédigera le décret en votre nom? [39] Dira-t-on que parmi les récompensés il se trouvait des indignes? A cela Leucon pourra répondra : « Il y a peut-être de méchantes gens parmi les Athéniens; cependant je n'ai pas cru que ce fût une raison pour dépouiller les bons, j'ai pensé que le peuple était bon, et en conséquence je maintiens à tous les Athéniens les droits dont ils jouissent. » Est-ce que la justice ne sera pas de son côté ? Je le crois, du moins. En effet, c'est une pratique universelle chez tous les hommes: pour récompenser des bienfaiteurs on fait souvent du bien à des gens qui ne le méritent guère; mais l'indignité de quelques-uns n'autorise pas à reprendre ce qu'on a donné pour payer une dette de reconnaissance. [40] Je ne vois même pas comment Leucon serait à l'abri d'une réquisition d'échange (13), le cas échéant. En effet, il y a toujours chez vous des fonds qui lui appartiennent; or, d'après la loi qui régit cette matière, si ces fonds sont l'objet d'une réquisition d'échange, Leucon devra les abandonner ou fournir la liturgie. Ce qui le touchera le plus, ce ne sera pas sans doute la dépense, mais ce sera de se voir retirer par vous le don que vous lui avez fait.

[41] Il ne suffit pas, Athéniens, d'éviter de faire tort à Leucon, qui tient sans doute à vos dons plus par gloire que par besoin. Prenez garde. Il peut se rencontrer en homme qui vous ait fait du bien étant riche, et pour qui l'immunité acquise alors soit devenue nécessaire aujourd'hui. Quel est donc cet homme? Épikerdès de Cyrène (14). Si quelqu'un a reçu cet honneur à juste litre, c'est bien lui, non qu'il ait donné grandement, ni en quantité extraordinaire, mais il a donné à un moment où c'était une grosse affaire de trouver, même parmi nos obligés, un seul homme disposé à se rappeler les bienfaits reçus. [42] Eh bien, cet homme, témoin le décret rédigé alors en son honneur, donna cent mines à nos concitoyens qui étaient alors prisonniers en Sicile, dans quelle triste condition vous le savez, et si tous ne sont pas morts de faim, c'est à lui surtout qu'ils le doivent. Une autre fois, après avoir reçu de vous l'immunité pour ce bon office, voyant les embarras financiers du peuple, dans la guerre qui précéda de peu les Trente, il donna encore un talent, par une libéralité toute spontanée. [43] Par Jupiter et tous les dieux, Athéniens, est-il possible qu'un homme fasse éclater davantage sa bonne volonté à votre égard, et mérite moins d'être maltraité? Une première fois, au plus fort de nos malheurs, il a préféré les vaincus et leur reconnaissance, quels qu'en dussent être les effets, à ceux qui venaient de remporter la victoire, et dont il se trouvait l'hôte. Une autre fois, voyant vos besoins, il s'est encore montré généreux, préoccupé non de conserver sa fortune personnelle, mais de faire en sorte, pour ce qui dépendait de lui, que rien chez vous ne restât en souffrance. [44] Eh bien, cet homme qui, par le fait, dans les circonstances les plus graves, a partagé avec le peuple tout ce qu'il possédait, qui ne jouit de l'immunité que de nom et à titre d'honneur (15), vous ne lui enlèverez pas l'immunité, puisque apparemment il n'en profite pas, mais vous lui ôterez la foi en votre parole ! Pente on imaginer une plus grande honte ?On va vous lire les termes mêmes du décret qui fut voté, dans le temps, au sujet de cet homme ; et voyez, Athéniens, combien de décrets se trouvent paralysés par la loi, combien d'hommes sont atteints dans leurs droits, et dans quelles circonstances ces hommes vous ont rendu service. Vous reconnaîtrez que cette loi frappe ceux qui le méritent le moins. Lis.

DÉCRET.

[45] La lecture de ces décrets, juges, vous a fait connaître à raison de quels services Épikerdès a obtenu l'immunité, et remarquez eu cela, non pas le fait d'avoir donné d'abord cent mines, et plus tard un talent — ceux mêmes qui les ont reçus ont fait, j'imagine, peu d'attention à la somme donnée, — mais la bonne volonté, le caractère spontané du bienfait, et les circonstances dans lesquelles il s'est produit. [46] Car si l'on doit de la reconnaissance à tous ceux dont on reçoit des bienfaits comme une avance, on en doit surtout lorsque ces bienfaits arrivent à propos, comme ceux d'Épikerdès. Après cela, Athéniens, pourrons-nous sans rougir, oubliant toutes choses, enlever aux enfants de cet homme la récompense dont ils jouissent, alors que nous n'avons rien à leur reprocher? [47] Qu'on ne dise pas : Autres étaient ceux qui lui durent la vie alors, et qui lui donnèrent l'immunité, autres sont ceux qui retirent aujourd'hui l'immunité. Cette circonstance, loin de rien excuser, est précisément ce qui rend l'action odieuse. Eh quoi ! ceux qui ont vu du leurs yeux, ceux qui out senti le bienfait, ont jugé que ce bienfait méritait l'immunité, et nous, qui ne savons le fait que par ouï-dire, nous irions retirer cette faveur comme non méritée ! Peut-on rien imaginer de plus odieux? [48] J'en dis tout autant de ceux qui ont renversé les Quatre Cents, et de ceux qui ont rendu de bons offices au peuple lors de l'émigration (16). A mon avis, tous ces hommes seraient frappés de la manière la plus injuste, si une seule disposition des décrets rendus en leur faveur venait à être annulée.

[49] Quelqu'un d'entre vous se dira peut-être : « Athènes ne se trouve pas aujourd'hui dans une semblable extrémité, à beaucoup près. » Qu'il demande pour elle cette grâce aux dieux, je la demande avec lui, mais qu'il y prenne garde. C'est sur une loi qu'il va voter. Si cette loi n'est pas annulée, on sera bien forcé de s'y conformer. Or les mauvaises lois perdent les États en apparence les mieux constitués. Ne voit-on pas constamment changer en bien ou en mal la tournure des choses? Pourquoi? C'est qu'au moment du danger les actes de vertu, les bonnes lois, le courage personnel, l'ordre mis partout, relèvent les affaires, et, dans la prospérité la plus éclatante, si tout cela est mis en oubli, l'État se trouve peu à peu miné en dessous. [50] Telle est en effet la règle ordinaire. Les biens acquis à force de conseil et de prévoyance, on ne se décide pas à les conserver par les mêmes moyens. N'allez pas tomber dans la même erreur, ne jugez pas à propos de confirmer une loi qui, dans la bonne fortune. sera une tache à notre gloire, et qui, au premier revers, éloignera de nous tous les amis disposés à nous servir.

[51] Maintenant, Athéniens, ces bienfaiteurs privés, ces utiles auxiliaires dans des circonstances aussi graves, semblables à celles dont Phormion vous entretenait tout à l'heure, et dont je viens de vous parler moi-même, ne sont pas les seuls dont il convienne de respecter les droits. Il y en a d'autres, en grand nombre, qui ont mis dans votre alliance des cités entières, leurs patries, pour faire la guerre aux Lacédémoniens, servant par la parole et l'action les intérêts de votre ville. Plusieurs ont payé de l'exil l'attachement qu'ils ont montré pour vous. [52] Les premiers dont le souvenir se présente à mon esprit sont les exilés de Corinthe. C'est une nécessité pour moi de vous répéter ce que j'ai moi-même ouï dire à vos anciens. De tous les services que ces hommes nous ont rendus je n'en rappellerai qu'un seul. Il remonte à la grande bataille livrée contre les Lacédémoniens à Corinthe (17). On avait pris, dans la ville, après le combat, la résolution de ne pas recevoir nos soldats, et d'envoyer un héraut aux Lacédémoniens, [53] Athènes était battue, les Lacédémoniens maîtres du passage. A ce moment les hommes dont je parle ne songèrent ni à trahir, ni à pourvoir isolément à leur propre salut. En présence de tous les Péloponnésiens assemblés en armes dans le voisinage, ils vous ouvrirent leurs portes, malgré le plus grand nombre, aimant mieux périr, s'il le fallait, avec votre armée, que d'assurer, en se séparant de vous, leur sécurité et leur salut. Ils reçurent vos troupes dans leurs murs et sauvèrent ainsi vous et vos alliés. [54] Mais ensuite, lorsque fut conclue avec Lacédémone la paix d'Antalcidas, ils furent, à raison de ce fait, exilés par les Lacédémoniens. En leur donnant asile vous vous êtes conduits en gens d'honneur. Vous leur avez donné par décret tout ce qu'ils vous ont demandé. Et après cela nous examinons s'il faut que ce décret subsiste! Combien cette discussion paraîtra honteuse à ceux qui nous regardent, s'ils voient les Athéniens examiner cette question : Faut-il laisser les bienfaiteurs de la ville en possession des avantages qui leur ont été conférés? Il y a longtemps que cette question doit être examinée et résolue. Lis encore ce décret aux juges.

DÉCRET.

[55] Voilà, juges, ce que vous avez décrété en faveur des Corinthiens exilés à cause de vous. Eh bien, Athéniens, figurez-vous un homme ayant vu ce temps-là, ayant assisté à l'événement, ou l'ayant connu par le récit d'un témoin ; représentez-vous cet homme apprenant l'existence de la présente loi qui retire les récompenses conférées alors. Quel ne serait pas son mépris pour les auteurs de cette loi, si généreux dans le besoin et si empressés à tout faire, mais, après le succès obtenu, assez ingrats et assez vils pour reprendre la chose donnée et défendre par une loi de donner jamais la même chose à l'avenir?

[56] Vous me direz : « Mais parmi les récompensés il se trouvait des indignes. » C'est en effet l'argument qui reviendra dans toute leur  défense. Nous ignorons donc, de notre propre aveu, que c'est au moment où l'on donne, et non longtemps après, qu'on doit examiner si le don est mérité. Prendre tout d'abord la résolution de ne pas donner est le fait d'hommes qui ont du jugement et qui s'en servent; retirer ce qu'on a donné est le fait d'envieux. Il ne faut pas qu'on puisse vous soupçonner de l'être. [57] Et même, en ce qui concerne le mérite, je n'hésite pas à vous dire ceci: ce n'est pas de la même manière que l'État et un particulier doivent s'y prendre, à mon avis, pour examiner ce point. La question, en effet, n'est pas la même. Comme particuliers, nous examinons si un homme est digne de devenir notre gendre ou de contracter une alliance avec nous. Il y a certaines lois et certains usages qui nous dirigent dans ce jugement. Mais lorsque l'État et le peuple, agissant au nom de tous, distinguent un bienfaiteur et un sauveur, ce n'est pas à sa naissance ni à sa réputation qu'ils le reconnaissent, c'est à ses actes. Voulez-vous donc qu'au jour du besoin nous nous laissions rendre service par tout le monde, et qu'après le service reçu nous commencions à examiner le mérite de notre bienfaiteur ? Non, ce n'est pas ainsi qu'on dol procéder.

[58] Mais, dira-t-on, les exilés de Corinthe seront seuls à souffrir, et je fais là un bien long discours pour eux seuls. Il s'en faut de beaucoup, Athéniens. le n'entreprendrai pas de rechercher tous ceux qui vous ont rendu service et qui, par le fait de cette loi, si elle n'est pas annulée, perdront leur récompense; mais je vais vous montrer encore un ou deux décrets, après quoi je vous parlerai d'autre chose. [59] En premier lieu, ne commettrez-vous pas une injustice si vous retirez l'immunité aux Thasiens, amis d'Ecphantos, qui, en vous livrant Thasos, en chassant à main armée la garnison lacédémonienne, en recevant Thrasybule et en vous procurant l'amitié de leur patrie, ont été cause que toute la côte de Thrace est entrée dans votre alliance (18) ? [60] En second lieu, n'en est-il pas de même d'Archébios et d'Héraclide qui, en livrant Byzance à Thrasybule, vous ont rendus maîtres de l'Hellespont, en sorte que vous avez pu mettre en adjudication l'impôt du dixième (19), et réunir assez d'argent pour forcer les Lacédémoniens à faire la paix telle que vous la vouliez? Ces hommes, Athéniens, furent exilés après cela, et vous leur donnâtes par décret ce qu'il était convenable de donner à des bienfaiteurs exilés à cause de vous, la proxénie (20), le titre de bienfaiteur, l'immunité absolue. Et ces hommes, exilés à cause de vous, justement récompensés par vous, nous permettrions que cette récompense leur Mt retirée, sans que nous ayons rien à leur reprocher? Ce serait une honte, [61] et vous comprendrez cela, surtout si vois faites en vous-mêmes le raisonnement que voici : supposez qu'un de ceux qui détiennent aujourd'hui Pydna ou Potidée ou quelqu'une de ces places devenues sujettes de Philippe et ennemies d'Athènes, de même que Thasos et Byzance ont appartenu autrefois aux Lacédémoniens et non à nous; supposez, dis-je, que cet homme offre le vous livrer ces places, à condition que vous lui donnerez les mêmes avantages qu'à Ecphantos de Thasos ou Archébios de Byzance; figurez-vous que mes adversaires s'opposent, [62] prétendant qu'il est impossible d'accorder à quelques-uns, seuls entre tous les métèques, l'exemption des chorégies. A coup sûr vous ne pourriez garder le silence, vous crieriez au sycophante. Ainsi, au sujet d'un service à recevoir, vous traiteriez de sycophante celui qui vous tiendrait ce langage. Ce serait donc une honte d'écouter ce même langage au sujet de récompenses à retirer à d'anciens bienfaiteurs. [63] Maintenant faisons encore cette réflexion : Ceux qui ont livré à Philippe Pydna et les autres places, qu'est-ce qui les a poussés à nous faire du mal? Tout le monde le sait, c'était l'espoir des récompenses qu'ils attendaient de Philippe pour prix de leur trahison. Qu'avais-tu donc à faire, Leptine? Persuader à nos ennemis, si tu le pouvais, de ne pas récompenser ceux qui leur rendent service en nous faisant du mal, ou établir chez nous une loi qui retire à nos bienfaiteurs quelque chose de leurs récompenses, De ces deux partis c'est le premier qu'il fallait prendre,à mon avis. Mais, pour ne pas m'écarter de mon sujet, prends les décrets qui ont été faits pour les Thasiens e les Byzantins. Lis.

DÉCRET.

[64] Vous avez entendu les décrets, juges. Peut-être quelques-uns de ces hommes ne sont plus. Oui, mais ce qu'ils ont fait subsiste, une fois fait. Il convient donc de laisser subsister ces stèles, à toujours. Ainsi, tant que vivront certains hommes, vous serez forcés de respecter leurs droits, et, après leur mort, ces stèles seront un monument du caractère athénien. Elles apprendront par des exemples. à tous ceux qui voudront nous rendre service, à combien de bienfaits Athènes a répondu par des bienfaits. [65] N'oubliez pas non plus ceci, Athéniens: — ce serait une des choses les plus honteuses qui se pussent imaginer. — Au vu et au su de tous, les maux que ces hommes ont soufferts à cause de vous resteraient toujours pour eux un fait irrévocablement accompli, et en même temps les dons qu'ils ont reçus de vous en compensation seraient révoqués I Il valait mille fuis mieux leur laisser les dons et leur ôter une partie de leur misère que de leur laisser leur misère et de leur ôter leurs dons. [66] Car enfin, au nom des dieux, qui voudra jamais vous rendre service, s'il doit, en cas de revers, subir à l'instant même la vengeance de l'ennemi, et, en cas de succès, obtenir de vous des faveurs sur lesquelles il ne pourra pas compter?

[67] Je serais bien fâché, juges, si vous alliez croire que je n'ai qu'un reproche à faire à cette loi, celui d'enlever l'immunité à beaucoup d'étrangers qui nous ont rendu service, et si vous imaginiez que, parmi nos concitoyens, je n'en puis pas citer un seul à qui cette récompense ait été justement accordée. Croyez-le bien, autant je souhaite pour nous toutes les prospérités, autant je désire qu'il se trouve parmi nos concitoyens de grandes vertus et de fréquents dévouements. [68] Prenez d'abord Conon. Est-il juste de ne plus tenir aucun compte ni de l'homme ni des choses qu'il a faites, et de révoquer les dons qu'il a reçus de vous? Cet homme — quelques-uns d'entre vous, ses contemporains, peuvent vous le dire — après le retour du peuple réfugié au Pirée, alors qu'Athènes impuissante ne possédait pas un seul vaisseau, général au service du grand roi, sans avoir reçu de vous aucun secours, vainquit sur mer les Lacédémoniens (21). Il les contraignit à vous écouter, eux qui jusque-là se faisaient obéir des autres; il chassa des îles leurs harmostes, revint ensuite en cette ville, releva les remparts, et, le premier, mit Athènes en état de disputer de nouveau l'hégémonie aux lacédémoniens. [69] Aussi vous avez fait pour lui plus que pour tout autre. Vous avez écrit sur sa stèle : « Attendu que Conon a rendu la liberté aux alliés des Athéniens. » Cette inscription, juges, en même temps qu'elle glorifie Conon devant vous, vous glorifie devant tous les Grecs. Car le bien qu'un seul d'entre vous fait aux autres Grecs est une gloire de plus pour le nom athénien. [70] C'est pourquoi la génération qui vivait alors ne se contenta pas de lui donner l'immunité; elle lui érigea une statue d'airain, comme elle avait fait pour Harmodios et Aristogiton, et pour nul autre. Ils estimèrent que lui aussi avait mis fin à une grande tyrannie en renversant la domination des Lacédémoniens. Pour vous rendre plus sensible ce que je dis, on va vous lire lo texte des décrets qui furent votés alors en l'honneur de Conon. Lis.

DÉCRETS.

[71] Ce n'est pas seulement par vous, Athéniens, que Conon fut alors récompensé, après avoir fait ce que je viens de rappeler; beaucoup d'autres firent comme vous, pensant avec raison qu'ils devaient se montrer reconnaissants pour les services rendus. Ce serait donc, Athéniens, un juste sujet de honte si, les récompenses qu'il a reçues ailleurs demeurant intactes, celle qu'il a reçue de vous éprouvait seule quelque atteinte. [72] Il ne serait pas beau, non plus, de l'avoir honoré vivant jusqu'à accumuler sur lui tout ce que vous venez d'entendre, et, aujourd'hui qu'il est mort, de mettre en oubli tous ses services pour lui retirer une partie de ce que vous lui avez donné alors. Or, Athéniens, parmi les actions de Conon, beaucoup sont dignes d'éloge, et j'y vois pour vous autant de raisons de ne pas abolir les récompenses décernées à leur sujet; mais la plus belle de toutes est d'avoir relevé vos remparts. [73] On peut s'en convaincre en comparant le moyen que Thémistocle, le plus illustre de tous les hommes de son temps, a employé pour faire la même chose. Il enjoignit à ses concitoyens de relever les murs, et leur recommanda, dit-on, de retenir tous les envoyés qui leur viendraient de Lacédémone, puis il se rendit lui-même comme ambassadeur chez les Lacédémoniens. Là on se mit à parler, et quelques-uns annoncèrent que les Athéniens relevaient leurs murs. Thémistocle nia et demanda qu'on envoyât des ambassadeurs pour vérifier le fait, puis, les premiers ne revenant pas, il conseilla d'en envoyer d'autres. Il n'est peut-être pas un de vous qui ne sache comment la ruse fut menée à bonne fin. [74] Eh bien, je l'affirme, — et par Jupiter, Athéniens, ne prenez pas mal ce que je vais vous dire; voyez seulement si j'ai raison, — autant celui qui se montre est supérieur à celui qui se cache, autant il est plus glorieux d'emporter une chose par la force plutôt que par la ruse, autant la conduite de Conon, dans l'affaire de nos murs relevés, est supérieure à celle de Thémistocle. Ce dernier agissait à la dérobée, le premier en renversant tous les obstacles. Il n'est donc pas juste qu'un si grand homme reçoive de vous cette injure. Son souvenir aurait-il moins de pouvoir sur vous que la voix de certains orateurs quand il s'agit de lui retirer une partie des récompenses conférées par vous ?

[75] J'y consens toutefois, mais verrons-nous d'un oeil indifférent enlever au fils de Chabrias l'immunité que son père lui a transmise après l'avoir reçue de vous à juste titre? Je crois qu'aucun homme sensé ne pourrait approuver cette mesure. Vous savez sans doute, et je n'ai pas besoin de vous l'apprendre, que Chabrias a été un serviteur dévoué; néanmoins je ne vois pas d'inconvénient à vous rappeler en peu de mots ce qu'il a fait (22). [76] Comment, à votre tête, il se mit en bataille, devant Thèbes, contre l'armée du Péloponnèse entier; comment il tua Gorgopas à Égine, combien de trophées il a érigés à Chypre d'abord, puis en Égypte; comment, ayant porté les armes presque dans tous les pays du monde, il n'a jamais rien fait qui pût ternir la gloire du nom athénien ni la sienne, ce sont là des choses dont il n'est pas facile de parler dignement, et je rougirais si mes paroles restaient au-dessous de l'opinion que chacun de vous s'est faite sur cet homme. Mais il y a des choses dont je crois pouvoir parler sans les affaiblir ; c'est celles-là que j'essayerai de vous rappeler. [77] Chabrias a vaincu les Lacédémoniens dans un combat naval; il s'est emparé de cinquante galères, moins une; il a conquis la plupart des îles voisines; il les a mises en votre pouvoir, et les a rendues amies, d'hostiles qu'elles étaient auparavant; il a pris et conduit ici trois mille captifs, et il a déclaré plus de cent dix talents enlevés à l'ennemi. Pour tous ces faits, plusieurs d'entre vous, les plus âgés, me serviront de témoins. Ce n'est pas tout. Il s'est emparé de plus de vingt autres galères, enlevées une à une ou deux à deux, et il les a toutes amenées dans vos ports. [78] Pour tout exprimer d'un mot, il est le seul général qui, marchant à votre tête, n'ait perdu ni une ville, ni un fort, ni un vaisseau, ni un soldat. On ne voit chez pas un de vos ennemis un trophée pris sur vous ni sur lui; au contraire, un en voit chez nous un grand nombre, remportés de partout sous son commandement. Mais comme je ne veux négliger dans ce discours aucune de ses grandes actions, on va vous lire la liste de tous les vaisseaux qu'il a pris, et en quel lieu, le nombre des villes, la quantité de l'argent, le nombre et l'emplacement des trophées. Lis.

ACTES DE CHABRIAS.

[79] Qu'en pensez-vous, juges? Cet homme, qui a pris tant de villes, qui a remporté la victoire sur tant de galères ennemies, qui nous a donné tant de gloire, et dont Athènes n'a jamais eu à rougir, pouvez-vous avec justice lui ôter l'immunité qu'il a reçue de vous et transmise à son fils? Ce n'est pas mon avis, du moins. Aussi bien cela serait contraire à la raison. Eh quoi ! s'il eût perdu une seule ville ou seulement dix vaisseaux, ces mêmes hommes l'auraient dénoncé pour trahison, et, une fois condamné, c'était fait de lui pour toujours. [80] Mais quand au contraire il a pris dix-sept villes, qu'il s'est emparé de soixante-dix vaisseaux et de trois mille captifs, qu'il a déclaré cent dix talents, et érigé tant de trophées, il n'aura pas la jouissance assurée des avantages que vous lui avez donnés en récompense? Il y a plus, Athéniens. Après avoir tout fait pour vous pendant sa vie, c'est encore pour vous que Chabrias a rendu le dernier soupir, et non pour d'autres. Aussi ce n'est pas seulement à raison des belles actions de sa vie que vous devez montrer de la bienveillance à son fils, c'est aussi à raison de sa mort (23). [81] Il y a encore, Athéniens, autre chose à considérer. Prenons garde de ne pas rester au-dessous des citoyens de Chios à l'endroit de nos bienfaiteurs. Si les Chiotes qui l'ont vu porter les armes contre eux et venir en ennemi, loin de lui retirer ce qu'ils lui avaient donné auparavant, ont mis les services passés au-dessus des griefs présents, vous, pour lesquels il est mort en marchant contre eux, au lieu de l'honorer davantage encore, irez-vous lui retirer une partie de ce que vous lui avez donné pour ses services antérieurs? Ne serait-ce pas vous couvrir de honte? [82] Il y a d'ailleurs une raison particulière pour laquelle vous ne pouvez sans injustice rien ῀οter à cet enfant du don qu'il a reçu. C'est qu'aucun fils d'Athénien n'est devenu orphelin par le fait de Chabrias, qui a tant de fois commandé vos armées, et lui, il a été réduit à la condition d'orphelin parce que son père s'est dévoué pour vous. Car, en vérité, il me semble que Chabrias a aimé sa patrie du fond du coeur. Lui qui passait avec raison pour le plus prudent de vos généraux, il a été prudent pour vous lorsqu'il commandait, mais, quand il a reçu l'ordre de s'exposer lui-même au danger, il s'y est jeté tête baissée, aimant mieux sacrifier sa vie que de ternir les honneurs dont vous l'aviez comblé. [83] Pour les conserver, il a cru que son devoir était de mourir ou de vaincre, et nous les ôterions à son fils? Que dirons-nous donc, Athéniens, lorsque d'un côté on verra debout, frappant les yeux de tous, les trophées érigés par cet homme en souvenir des victoires remportées pour vous, et que d'un autre côté la récompense de si grands services paraîtra amoindrie et mutilée? Ne réfléchirez-vous pas, Athéniens, ne comprendrez-vous pas qu'en ce moment il ne s'agit pas de juger la loi bonne ou mauvaise? C'est de vous qu'il s'agit, et cette épreuve montrera si désormais il est bon ou mauvais de vous servir.

[84] Prends encore ce décret voté en l'honneur de Chabrias. Vois et cherche, car ce décret doit se trouver quelque part ici.

Je veux encore vous dire un mot an sujet de Chabrias. Athéniens, lorsque vous avez décerné vos honneurs à Iphicrate, vous les avez décernés non pas à lui seulement, mais encore, à cause de lui, à Etrabax et à Polystratos (24). Plus tard, en récompensant Timothée, vous avez, à cause de lui, donné le droit de cité à Cléarque et à plusieurs autres. Chabrias, au contraire, a été honoré seul, et nul autre avec lui. [85] Si, le jour où il a obtenu sa récompense, il vous avait prié de faire pour lui ce que vous avez fait pour Iphicrate et Timothée, de gratifier à cause de lui certains de ces hommes qui ont obtenu l'immunité et qui fournissent des griefs à mes adversaires dans la lutte engagée par eux pour la suppression absolue de toutes les immunités, ne lui auriez-vous pas accordé cette grâce? Oui, je le crois, du moins. [86] Eh bien, ces mêmes hommes à qui vous auriez alors accordé la récompense à cause de lui, seront cause aujourd'hui que vous lui ôterez l'immunité? Mais cela est contraire à la raison. Vous seriez en effet bien inconséquents si l'on vous voyait assez sensibles aux bienfaits pour récompenser non seulement vos bienfaiteurs, mais même leurs amis, et bientôt après assez oublieux pour leur ôter tout ce que vous leur avez donné à eux-mêmes.

DÉCRET RELATIF AUX HONNEURS RENDUS A CHABRIAS.

[87] Voilà, juges, ceux à qui vous ferez une injustice, si vous n'annulez pas la loi. Il y en a beaucoup d'autres, mais je me borne à ceux dont vous venez d'entendre les noms. Voyez maintenant et réfléchissez à part vous. Si un de ces hommes, j'entends de ceux qui sont morts, pouvait, je ne sais comment, voir ce qui se passe aujourd'hui, quelle ne serait pas sa légitime indignation? Si les services que chacun d'eux nous a rendus avec son bras tiennent tout leur prix du succès d'un discours, si les belles actions qu'ils ont faites ne doivent plus être pour eux qu'un sacrifice sans récompense, au cas où notre discours n'en donnerait pas une idée suffisante, n'est-il pas vrai qu'ils sont indignement traités?

[88] En vous parlant ainsi, Athéniens, nous n'avons en vue que le droit, et de tout ce qui a été dit par nous, rien ne l'a été en vue de vous tromper ni de vous donner le change. Pour vous le prouver, on va vous lire la loi proposée par nous, à la place de celle de Leptine, que nous ne trouvons pas bonne. Vous verrez par là que nous ne sommes pas imprévoyants. Nous voulons que vous évitiez l'apparence même d'une mauvaise action, que vos récompenses, si la distribution en est justement critiquée, puissent être retirées, ici, par jugement; enfin que cens dont le mérite ne peut être contesté par personne gardent la chose donnée. [89] Et en tout cela, il n'y a rien de nouveau, rien de notre invention. Cette même vieille loi que Leptine a enfreinte prescrit de procéder de la sorte en fait de législation : engager la lutte si l'on croit qu'une des lois existantes n'est pas bonne; mais en proposer une autre à la place, et demander en même temps l'adoption de celle-ci et l'annulation de celle-là. Quant à vous, vous devez écouter et choisir la meilleure des deux (25). [90] Solon, qui a prescrit de procéder ainsi en fait de législation, ne l'a pas fait sans raison. Il imposait aux thesmothètes, désignés par le sort pour être gardiens des lois, l'obligation de n'exercer leur charge qu'après un double examen, devant le conseil d'abord, et ensuite devant vous, au tribunal (26); il ne pouvait souffrir que les lois elles-mêmes, qui servent de règle et aux thesmothètes dans l'exercice de leur pouvoir, et à tous autres dans leurs fonctions administratives, fussent introduites au hasard, au jour le jour, et devinssent définitives avant d'avoir été examinées. [91] Aussi, en ce temps-là, et tant qu'on a conservé ce mode de législation, on s'est servi des lois existantes sans en faire de nouvelles (27). Mais depuis que certains de nos gouvernants, devenus tout puissants, à ce qu'on m'a raconté, se sont investis eux-mêmes du droit de légiférer, chacun à son heure, et sans autre règle que le hasard des circonstances, les lois contraires entre elles sont devenues si nombreuses que vous créez des commissions chargées de trier ces lois contraires. Voilà longtemps que cela dure, [92] et cela ne suffit pas pour mettre un terme au mal. Les lois n'ont pas plus de valeur que les décrets. Que dis-je? les lois suivant lesquelles les décrets doivent être rédigés sont quelquefois postérieures à ces décrets mêmes (28). je ne me borne pas à affirmer. Je veux encore vous montrer la loi que j'invoque. Prends-moi la loi suivant laquelle étaient institués autrefois les nomothètes (29). Lis.

LOI.

[93] Vous entendez, Athéniens, en quoi consiste et combien est sage la procédure tracée par Solon pour la confection des lois. Il faut d'abord qu'elles passent devant vous, qui êtes des jurés appelés à confirmer tout ce qui a besoin de l'être. Il faut ensuite annuler toute loi contraire, afin qu'il n'y ait qu'une seule loi régissant nos biens à tous, que ces contrariétés ne deviennent pas un sujet de trouble pour l'homme du peuple, et ne le mettent pas dans une situation inférieure à l'homme qui cannait toutes les lois. Il faut que les dispositions soient simples, claires et justes, quelles puissent être lues et comprises par tous. [94] Préalablement, Solon a prescrit qu'elles fussent affichées devant les éponymes (30) et remises au greffier, et qu'elles fussent lues par ce dernier dans les assemblées. Il voulait que chacun de vous ne leur donnât son vote qu'après en avoir entendu plusieurs fois la lecture et examiné à loisir la justice et l'utilité. De toutes ces règles si nombreuses, Leptine n'en a pas observé use seule. — Autrement, j'en suis sûr, vous ne vous seriez jamais décidés à voter cette loi. - Mais nous, Athéniens, nous les avons observées toutes, et nous présentons, nous, une autre loi, bien meilleure et plus juste que la sienne. [95] Vous en jugerez après l'avoir entendue. Prends et lis d'abord les griefs que nous avons proposés contre sa loi, ensuite les dispositions que nous soutenons devoir être adoptées, au lieu des siennes.

LOI.

Telles sont les dispositions de la loi de Leptine, que nous attaquons comme mauvaises. Lis maintenant ce qui suit, les dispositions que nous prétendons être meilleures. Faites attention, juges, à cette lecture. Lis.

LOI.

[96] Arrête. Il y a dans nos lois en vigueur, Athéniens, une disposition aussi belle que claire : « Les récompenses données par le peuple seront valables à toujours. » Cela est juste, j'en atteste les dieux. Leptine n'aurait donc pas dû proposer sa loi avant d'avoir attaqué et fait annuler celle-là. Au contraire, il laisse subsister l'ancienne loi comme un témoignage contre lui-même, et une preuve de l'illégalité qu'il commet. Il n'en propose pas moins la sienne, et cela quand une autre loi ouvre précisément l'accusation d'illégalité dans le cas où une loi nouvelle se trouverait en contrariété avec des lois antérieures. Prends le texte même de la loi.

LOI.

[97] Ne sont-ce pas là, Athéniens, des dispositions contraires? L'une veut que les dons conférés par le peuple soient valables à toujours, l'autre dit : Nul ne sera exempt parmi ceux à qui le peuple a donné l'immunité. La contrariété est évidente. Mais il n'en est pas de même dans la loi que propose Apséphion. Celle-là maintient les droits que vous avez conférés, et en même temps elle ouvre une voie de recours légal contre ceux qui ont employé la fraude, ou qui, depuis la récompense obtenue, se sont mal comportés envers vous, eu qui sont absolument indignes. Par ce moyen, vous empêcherez qui vous voudrez de garder la récompense reçue. Lis la loi.

LOI.

[98] Vous l'entendez, Athéniens, et vous le constatez par vous-mêmes : aux termes de cette loi, les récompenses sont maintenues à ceux qui les méritent, et retirées aux autres, mais après jugement déclarant qu'elles ont été obtenues par fraude ; enfin, à l'avenir, vous serez, et c'est justice, les maîtres de donner ou de ne pas donner. Dire que cette loi n'est ni belle ni juste, c'est ce que Leptine ne fera pas, à coup sûr, et s'il le disait, il ne pourrait pas le prouver. Peut-être cherchera-t-il à vous embarrasser en répétant ce qu'il a dit devant les thesmothètes (31). Il a prétendu, en effet, que la contre-proposition de cette loi n'était qu'un leurre, et que si la sienne était annulée, celle-là ne se ferait pas. [99] Je pourrais dire : quand vous aurez annulé la loi de Leptine par votre vote, la loi proposée à la place sera parfaite par là même. Ainsi le veut l'ancienne loi que les thesmothètes ont suivie en écrivant la nôtre à côté de la sienne. Mais je n'insiste pas sur ce point pour ne pas soulever d'objections (32). Je reviens à sa prétention. S'il vient à dire cela, il reconnaît par là même que notre loi est meilleure et plus juste que la sienne; tout son discours se réduit dès lors au point de savoir comment se fera cette loi. [100] Eh bien, d'abord, il a, s'il le veut, plusieurs moyens de contraindre l'auteur de la contre-proposition à la convertir en loi. Ensuite nous donnons caution, moi, Phormion, tout autre que voudra Leptine, et nous nous engageons à faire cette loi. Vous avez une loi qui frappe des dernières peines quiconque a fait une promesse au peuple, au conseil, au tribunal, et ne la tient pas (33). Nous donnons caution, nous promettons. Que les thesmothètes prennent acte de notre engagement, que l'affaire soit remise en leurs mains. [101] Ainsi ne faites rien qui soit indigne de vous, mais en même temps, si la récompense a été mal placée, ne la laissez pas mains indignes. Qu'il y ait un jugement sur chaque cas particulier, d'après la lui que voici. S'il répond que cela, ce sont des mots et de vaines paroles, voici du moins qui n'est pas un simple mot : qu'il fasse la loi lui-même et qu'il ne dise pas que nous ne la ferons jamais. Après tout, il est plus honorable de présenter cette loi par vous jugée bonne que celle qu'il propose aujourd'hui de son chef.

[102] En vérité, Athéniens, il me semble que Leptine — ne te fâche pas, je ne te dirai rien de blessant — n'a pas lu les lois de Solon, ou ne les a pas comprises. Quand Solon a fait une loi qui permet de donner ses biens à qui l'un veut, en l'absence d'enfants légitimes, il n'a pas eu l'intention de dépouiller les hoirs les plus proches en degré (34). Il n'a voulu qu'une chose : engager les citoyens, par l'attrait de l'avantage pécuniaire, à lutter entre eux de bous offices. [103] Toi, tu as posé une règle contraire. Le peuple ne pourra plus rien donner à personne. Comment, dès lors, pourra-t-on dire que tu as lu ou que tu as compris les lois de Solon? car le peuple ne trouvera plus personne qui soit disposé à mériter ses récompenses, du moment où l'on est prévenu et averti par toi qu'on n'a rien à gagnes à rendre service. [104] Pourtant, parmi les lois de Solon, il y en a une autre dont on vante aussi la sagesse, qui défend de dire du mal d'un mort, fût-on diffamé par les enfants de ce dernier. Toi, tu ne dis pas de mal de nos bienfaiteurs morts, mais tu leur en fais quand tu attaques celui-ci et que tu déclares celui-là indigne, sans qu'il y ait aucun lien de parenté entre les uns et les autres. N'es-tu pas bien éloigné de la pensée de Solon?

[105] On m'annonçait tout à l'heure très sérieusement que pour justifier cette maxime : « Il ne faut jamais rien donner à personne, quelque service qu'on ait reçu », nos adversaires tiennent tout prêt un argument dont voici à peu près les termes : Ni les Lacédémoniens, dont le gouvernement est si sage, ni les Thébains, n'accordent chez eux de semblable récompense à personne (35), et pourtant il peut y avoir aussi chez eux des hommes de mérite. Tous les discours de ce genre, Athéniens, me semblent des coups d'aiguillon qu'on vous donne pour vous presser de retirer les immunités; mais ils sont dépourvus de tout fondement. En effet, je ne puis ignorer qu'entre les Lacédémoniens, les Thébains et nous, il n'y a aucune analogie ni de lois, ni de moeurs, ni de gouvernement. [106] Et tout d'abord, cela même que Leptine et ses amis se proposent de faire, si en effet ils tiennent ce langage, n'est pas permis chez les Lacédémoniens; je veux dire l'éloge des institutions d'Athènes ou de tout autre peuple. Loin de là, il faut s'attacher à la forme de gouvernement établie chez eux, ne vanter qu'elle et ne rien faire que pour elle. Ensuite, il est vrai que les Lacédémoniens ne récompensent pas comme nous, mais il y a chez eux d'autres façons de récompenser dont le peuple entier serait unanime à repousser l'introduction dans cette ville. [107] Quelles sont-elles? Je ne les examinerai pas une à une; j'en prends une seule qui contient toutes les ai ires. Dès qu'un homme remplissant les conditions exigées a été jugé digne d'entrer dans ce qu'ils appellent le sénat (36), il est maître, et tout le monde lui obéit. Là, en effet, la récompense du mérite consiste à partager l'exercice du pouvoir avec ses pairs. Chez nous, le pouvoir appartient au peuple, et pour qu'il ne passe pas en d'autres mains, il y a des imprécations, des lois, des garanties. Nous avons aussi des couronnes, des immunités, la nourriture au Prytanée, et d'autres honneurs du même genre que peuvent obtenir les hommes de mérite: [108] Ces deux façons de faire sont également bonnes, celle de Lacédémone comme la nôtre. Pourquoi? c'est que dans les oligarchies, l'égalité absolue entre les gouvernants produit l'accord, et, d'autre part, dans les démocraties, le concours des hommes de mérite qui luttent entre eux pour obtenir du peuple les récompenses devient une garantie de la liberté. [109] Et maintenant, quand on objecte les Thébains qui ne récompensent jamais personne, voici, je pense, ce qu'on peut dire de vrai là-dessus : les Thébains se vantent d'être durs et haineux, plus que vous d'être humains et justes. Eh bien, donc, s'il y a des voeux à faire ici, qu'ils persistent à n'accorder ni honneurs ni estime à ceux qui leur rendent service, et à maltraiter les peuples de leur race! — vous savez ce qu'ils ont fait d'Orchomène (37). — Puissiez-vous au contraire, en ne cessant pas d'honorer ceux qui vous font du bien, n'avoir jamais à employer que la persuasion et l'autorité des lois pour obtenir de vos concitoyens qu'ils s'acquittent envers vous! [110] En général, on ne doit louer les mœurs et les usages des autres peuplas, en critiquant les vôtres, qu'à une condition :c'est de prouver qu'ailleurs on se trouve mieux qu'ici. Mais, par bonheur, au point de vue de l'action commune et de l'union, comme à tout autre point de vue, les choses vont mieux chez vous qu'ailleurs. Dès lors, pourquoi rejeter vos propres usages pour en aller chercher d'autres si loin? Je veux qu'à la réflexion, ces derniers paraissent meilleurs; toujours est-il que vous avez prospéré en suivant les vôtres; c'est une raison pour vous y tenir. [111] Et si, après tout cela, il faut encore vous dire ce qui me paraît juste, je puis ajouter ceci : Il n'est pas juste, Athéniens, de citer les lois des Lacédémoniens, ni celles des Thébains, pour rabaisser les nôtres; d'aller jusqu'à mettre à mort quiconque introduit chez nous ce qui fait la grandeur de nos voisins, et d'écouter volontiers les conseils qu'on vous donne de supprimer ce qui a fait la prospérité de notre peuple.

[112] Il y a encore un autre argument qui se présente en quelque sorte de lui-même. On vous dira que, même chez nous, du temps de nos ancêtres, plusieurs ont rendu de grands services et n'ont reçu aucune récompense de ce genre, qu'à grande peine ils ont obtenu une inscription aux Hermès (38), et peut-être on vous lira cette inscription. A mon avis, Athéniens, cet argument est fâcheux pour notre ville, à beaucoup d'égards. J'ajoute qu'il n'est pas juste. [113] Car si l'on prétend que ceux-là aussi étaient indignes, qu'on me dise alors qui est digne, puisqu'il ne s'en trouve pas un seul, ni des hommes d'autrefois ni de ceux d'aujourd'hui ; et si l'on dit qu'il n'y en a pas un seul, alors je plains cette ville si, durant tout ce temps, personne ne s'est rendu digne de reconnaissance. Aussi bien si l'on convient que ces hommes ont été dévoués, montrer qu'ils n'ont rien obtenu, c'est accuser par là même notre ville d'ingratitude. Mais il n'en est pas ainsi, non, à beaucoup près. Seulement quand, de mauvaise foi, on détourne la discussion sur des choses qui n'y ont aucun rapport, on dit forcément des énormités. [114] Ce qui est vrai, ce qu'on a le droit de dire, je vous le dirai, moi. Chez les hommes d'autrefois, Athéniens, le dévouement n'était pas rare, et alors aussi notre ville honorait la vertu. Mais les honneurs et toutes les récompenses qu'on décernait alors étaient conformes aux moeurs d'alors ; celles qu'on décerne aujourd'hui sont conformes aux moeurs d'aujourd'hui. [115] A quoi tend mon raisonnement? A ceci : je pourrais affirmer que notre ville n'a refusé à ces hommes rien de ce qu'ils ont voulu. Quelle preuve puis-je en donner? Écoutez. Nos pères ont donné à Lysimaque (39), un de ceux qui les avaient bien servis alors, cent plèthres de terrain plante en Eubée, et cent de terre labourable, de plus cent mines d'argent et quatre drachmes par jour. Il y a un décret, rédigé par Alcibiade, dans lequel tout cela est écrit. Il et vrai qu'alors notre ville était riche en terres et en argent. et qu'aujourd'hui... elle le sera, caf il faut parler ainsi et ne rien dire de pénible. Eh bien, je vous le demande, qui ne consentirait à recevoir le tiers seulement d'un pareil don, au lieu de l'immunité ? Pour prouver que je dis vrai, prends-moi le décret que voici :

DÉCRET.

[116] Ainsi, Athéniens, vos ancêtres aussi étaient dans l'usage de récompenser les bons. C'est ce qui résulte de ce décret. Le faisaient-ils de la même manière que nous? C'est une autre question. Au surplus, concédons, si l'on veut, que ni Lysimaque ni aucun autre n'ont rien obtenu de nos ancêtres. Suivrait-il de là que nous fissions une chose juste eu dépouillant ceux à qui nous avons donné? [117] Ceux qui n'ont pas donné parce qu'ils n'ont pas jugé à propos de le faire n'ont encouru aucun blâme, mais il en est autrement de ceux qui ont donné et ensuite repris, sans raison. Car si l'un peut me prouver que vos ancêtres aussi ont repris la moindre partie de ce qu'ils avaient donné, alors faites de même, j'y consens, quoique après tout la honte soit égale. Mais si, dans tout cet espace de temps, on no trouve pas à citer un seul exemple du fait, pourquoi veut-on nous faire prendre l'initiative de cette mauvaise action ?

[118] Il faut encore, Athéniens, vous mettre dans l'esprit et considérer ceci : Vous avez prêté serment, en venant ici, de juger suivant les lois, non pas celles des Lacédémoniens ni des Thébains, ni celles dont usaient nos ancêtres les plus reculés, mais celles sous lesquelles ont été conférées les immunités que Leptine retire aujourd'hui par sa loi; et quant aux choses sur lesquelles il n'y aurait pas de lois, vous avez promis de décider ce qui vous paraîtrait le plus juste. Cela est bien. Appliquez donc cette règle à la loi de Leptine tout entière. [119] Est-il juste, Athéniens, d'honorer ses bienfaiteurs? Oui. Et lorsqu'une fois on a donné, est-il juste de laisser le donataire en possession ? Oui encore. Eh bien donc, faites cela, si vous voulez tenir votre serinent; fâchez-vous si l'on vous dit que vos ancêtres ont fait autrement. On invoque à faux des exemples du passé; vos ancêtres, dit-on, auraient reçu des services et n'auraient jamais récompensé personne! Eh bien, regardez ceux qui tiennent ce langage comme des menteurs et des malappris, menteurs parce qu'ils calomnient nos ancêtres en parlant de leur ingratitude, malappris parce qu'ils ignorent que, l'imputation fût-elle vraie, leur devoir serait de la combattre et non de la soutenir.

[120] Leptine va sans doute vous dire encore que sa loi ne retire ni les statues, ni la nourriture au Prytanée à ceux qui ont reçu ces faveurs, et qu'elle n'enlève pas à cette ville la faculté de récompenser ceux qui en sont dignes, qu'il sera toujours permis d'ériger des statues d'airain et de donner la nourriture, en un mot tout ce que vous voudrez, excepté l'immunité. Et moi, en ce qui touche les droits qu'il vous laisse, je ne dirai qu'un mot : Si après avoir donné vous retirez ensuite quelque chose, vous frappez d'incertitude tout le reste de vos dons; car en quoi la statue ou la nourriture seront-elles plus assurées que l'immunité? [121] Or on vous aura vus retirer l'immunité après l'avoir donnée. D'ailleurs, n'y eût-il à cela aucun inconvénient, voici une autre chose qui me paraît mauvaise : c'est de réduire cette ville à la nécessité de décerner à tous également les récompenses réservées aux services les plus signalés, ou, autrement, de ne pas pouvoir en certains cas témoigner sa reconnaissance. Et pourtant, pour les grands services, il n'est pas à souhaiter pour nous que l'occasion s'en présente souvent, et peut-être n'en rend-on pas comme on veut; [122] au contraire, les services moyens, à la hauteur desquels on peut atteindre en temps de paix, dans l'administration de l'État, la bonne volonté, l'esprit de justice, l'application et les autres dispositions de ce genre, voilà ce qui est utile, à mon avis, et ce qu'il faut récompenser. II faut donc mettre des distinctions entre les récompenses dont vous disposez, pour que chacun soit classé d'après son mérite et récompensé par le peuple en conséquence. [123] Quant à la prétention de Leptine de laisser quelque chose à ceux qui ont obtenu des récompenses, je réponds : Les uns n'ont qu'un mot à dire, très simple et très juste : « Nous voulons garder tout ce que vous nous avez donné comme récompense d'un seul et même service.  »  Les autres diront qu'on se moque d'eux quand on prétend leur laisser quelque chose. En effet, celui qui a paru digne de l'immunité à cause de ses services, et. qui a reçu de vous cette récompense et rien de plus, étranger ou citoyen, si vous lui retirez l'immunité, quelle récompense lui restera-t-il, Leptine? Aucune. Retirer quelque chose aux premiers parce que tels ou tels sont en faute, retirer aux seconds tout ce qu'ils ont reçu parce que tu laisses, dis-tu, quelque chose aux premiers, non, cela n'est pas possible. [124] En un mot, si nous faisons plus ou moins de tort à tel ou tel, ce n'est pas là qu'est le mal; il est en ceci que désormais, par notre fait, nul ne pourra plus se fier aux récompenses que nous aurons données. Et le principal objet de mon discours n'est pas l'immunité; je soutiens que la loi introduit une pratique mauvaise; il en résultera qu'on ne pourra plus se fier aux dons conférés par le peuple.

[125] Voici maintenant l'argument sur l'effet duquel ils comptent le plus pour vous déterminer à reprendre les immunités. Il vaut mieux vous en parler d'avance, pour que vous ne tombiez pas dans le piége sans vous en apercevoir. Ils diront que toutes ces dépenses de chorégie et de gymnasiarchie rentrent dans les dépenses du culte; or il serait fâcheux qu'on fût dispensé de contribuer pour le culte. Je pense, moi, tout le contraire. Certaines personnes, auxquelles le peuple a fait cette faveur, peuvent être justement exemptées de ces dépenses, et ce qu'il y a de fâcheux, selon moi, c'est la conduite de mes adversaires, s'ils viennent, en effet, vous tenir ce langage. Ils n'ont aucun autre moyen de vous prouver qu'il est juste de retirer les immunités. [126] S'ils cherchent à y réussir en employant le nom des dieux, peut-on rien imaginer de plus impie et de plus horrible? Car, à mon sens du moins, rien de ce qu'on fait au nom des dieux ne doit être mauvais, même à un point de vue purement humain. Or je dis que ce n'est pas la même chose d'être exempté des frais du culte ou des liturgies. Eux, au contraire, détournent le mot de liturgies pour l'appliquer aux frais du culte, et cherchent ainsi à vous tromper. C'est sur quoi Leptine lui-même va me servir de témoin. [127] Voici, en effet, comment il s'exprime dès le début de sa loi : « Leptine a dit : Pour que les liturgies soient supportées par les plus riches, personne ne sera exempt, à l'exception des descendants d'Harmodios et d'Aristogiton. » Pourtant, si c'était la même chose d'être exempt des frais du culte ou des liturgies, à quoi a-t-il pensé en ajoutant cette exception? En effet, jamais l'exemption des frais du culte n'a été donnée aux descendants dont il s'agit. Pour vous faire voir qu'il en est réellement ainsi, prends-moi d'abord les copies de la stèle, et ensuite le commencement de la loi de Leptine. Lis.

COPIES DE LA STÈLE.

[128] Vous entendez ce que portent les copies de la stèle, Athéniens : elles déclarent que les descendants d'Harmodios et d'Aristogiton seront exempts de tout, à l'exception des frais du culte. Lis maintenant le commencement de la loi de Leptine.

LOI.

C'est bien. Remets cette pièce. Leptine avait écrit :  « Pour que les liturgies soient supportées par les plus riches, personne ne sera exempt. » Il a ajouté : « excepté les descendants d'Harmodios et d 'Aristogiton ». Pourquoi, si la contribution aux frais da culte est une liturgie ? Car alors, en disant cela, il se met en contradiction avec la stèle. [129] J'adresserais volontiers à Leptine cette question : Sur quoi porte l'exemption que tu prétends leur laisser, que nos ancêtres leur ont donnée, si, comme tu le dis, les liturgies sont comprises dans les frais du culte? Car, d'après les lois anciennes, ils ne sont dispensés ni des contributions de guerre ni des triérarchies, et quant aux liturgies, si elles s'appliquent aux frais du culte, ils n'en sont pas affranchis. [130] Cependant la stèle porte qu'ils sont dispensés: de quoi ? De la taxe des métèques ? Car il ne reste que cela. Non sans doute, mais des liturgies qui reviennent à tour de rôle. La stèle le dit; tu l'as toi-même déclaré dans ta loi, et tout le passé en rend témoignage, ce passé si long, dans lequel aucune tribu n'a osé porter chorège aucun des descendants d'Harmodios et d'Aristogiton, aucun autre, porté chorège, n'a osé leur offrir l'échange des biens. Ne l'écoutez donc pas s'il ose dire le contraire.

[131] Peut-être insinueront-ils encore que des hommes de Mégare et de Messène ont prétendu être exempts et sont depuis lors en jouissance de l'immunité; — le nombre en est grand ; — que certains autres sont des esclaves, des hommes qui ont été battus de verges, un Lycidas (40), un Denys, et d'autres pareils qu'ils choisissent entre tous. A ce propos, voici ce que vous devez faire si l'on vous tient ce langage. Exigez, si l'on vous dit la vérité, qu'on vous montre les décrets dans lesquels ces hommes sont déclarés exempts. Car personne n'est exempt chez vous si l'immunité ne lui a été donnée par un décret ou par une loi. [132] Sans doute, grâce aux hommes qui nous gouvernent, il y a eu chez vous beaucoup de proxènes du genre de Lycidas ; mais autre chose est la proxénie, autre chose l'immunité. Qu'on cesse donc de vous donner le change, et si un esclave comme Lycidas, ou Denys, ou quelque autre encore est devenu proxène par le fait de ceux qui font métier de rédiger à prix d'argent des décrets de ce genre, qu'on n'abuse pas de cet argument contre des hommes qui sont dignes, qui sont libres, qui ont rendu de grands services ; qu'on ne cherche pas à leur retirer les récompenses reçues de vous à juste titre. [133] De quelle injustice, en effet, Chabrias ne se trouverait-il pas victime si les hommes qui nous gouvernent de cette façon, non contents d'avoir pris son esclave Lycidas pour en faire votre proxène, retournent ensuite ce prétexte contre lui pour lui retirer une partie des dons que vous lui avez faits, et encre en s'appuyant sur un mensonge? En effet, ni Lycidas ni aucun autre proxène ne jouit de l'immunité si elle ne lui a été expressément donnée par le peuple. Or le peuple n'a rien donné à ces hommes. Mes adversaires ne sont pas en état de prouver le contraire, et s'ils veulent vous en imposer, ils feront une chose malhonnête.

[134] Il y a une chose, Athéniens, que vous devez éviter par-dessus tout. Je veux vous la dire encore. Dût-on accepter comme vrai tout ce que Leptine vous dira sur sa loi pour vous la faire trouver bonne, il y aura toujours, quoi qu'il arrive, une honte qui s'attachera forcément à notre ville parle seul fait de la confirmation de cette loi. Laquelle? demandez-vous. [135] Eh bien, on dira que vous avez trompé ceux qui vous avaient bien servis. Or, que ce soit là une action honteuse, tout le monde, je pense, en conviendra; mais combien plus honteuse pour vous que pour les autres, vous le saurez si vous m'écoutez. Il y a chez vous une loi ancienne, de celles dont on vante la sagesse : « Si quelqu'un fait une promesse au peuple et ne la tient pas, il sera mis en jugement, et s'il est déclaré coupable, il sera puni de mort. » Après cela, Athéniens, ne rougirez-vous pas de faire vous-mêmes, ouvertement, ce que vous avez interdit aux autres sous peine de mort? Pourtant, s'il faut toujours se garder de commettre des actions qui passent pour honteuses et le sont en effet, il faut s'en garder bien plus encore quand on trouve mauvais que d'autres les fassent. Car il n'est plus permis d'hésiter. On ne doit pas faire ce qu'on a déjà condamné soi-même.

[136] Il faut encore vous garder de faire comme peuple ce que vous ne voudriez pas faire comme particuliers. Aucun de vous ne reprendrait ce qu'il aurait donné comme particulier. Il n'y songerait même pas. Ne faites donc pas cela non plus comme peuple. Imposez votre volonté aux orateurs qui vont parler en faveur de la loi. [137] Prétendent-ils qu'un des récompensés est indigne, ou qu'il n'avait aucun titre à une récompense; en un mot, ont-ils quelque grief contre un d'eux? Exigez qu'ils se portent accusateurs d'après la loi que nous proposons nous-mêmes en ce moment au lieu de la leur, et cela soit que nous la présentions nous-mêmes, comme nous en prenons l'engagement et comme nous déclarons vouloir le faire, soit qu'ils se chargent eux-mêmes de ce soin, dès qu'il y aura une session de nomothètes (41). — Il n'y a pas un des récompensés qui n'ait son ennemi particulier parmi mes adversaires, celui-ci Diophante, celui-là Eubule, ce troisième peut-être un autre encore (42).[138] — S'ils reculent, s'ils ne sont pas disposés à agir ainsi, en ce cas, Athéniens, examinez cette question : chacun de mes adversaires craint qu'on ne le regarde comme dépouillant ses ennemis, et vous, vous auriez dépouillé vos bienfaiteurs ! Trouvez-vous cela beau ? Ceux qui vous ont rendu des services, et auxquels on n'a rien à reprocher, se verraient en masse privés par une loi des dons conférés par vous, quand il suffirait de faire subir ce traitement aux indignes, s'il s'en trouve un, ou deux, ou même plusieurs, en les accusant par les soins de ces hommes et en les jugeant l'un après l'autre. Qu'en dites-vous? Pour moi, je ne trouve pas que cela soit beau ni digne de vous.

[139] Ne perdez pas de vue, non plus, cet argument dont je vous parlais tout à l'heure. C'est le jour où nous avons donné qu'il était juste de discuter le mérite; or, ce jour-là, aucun de ces hommes n'a contredit. Une fois la récompense donnée, il n'y fallait plus toucher, à moins que depuis on ne se fût mal comporté envers vous. Or, est-ce là ce que ces hommes prétendent ? — Car pour des preuves, ils n'en ont pas. — Mais alors la punition aurait dû suivre de près la faute. Si, sans qu'il y ait eu rien de pareil, vous confirmez la loi, on dira que vous avez repris vos dons par envie, et non pour punir des coupables. [140] Or il faut éviter tous les reproches, quels qu'ils soient, mais celui-là surtout, Athéniens. Pourquoi? C'est que l'envie est toujours l'indice d'une mauvaise nature, et il n'y a pas de prétexte dont l'envieux puisse se couvrir pour se faire pardonner. Et puis il n'y a pas de vice dont notre ville soit plus éloignée que le vice d'envie. Tout ce qui est laid lui fait horreur. [141] Voyez quelles preuves elle en a données. D'abord, seuls entre tous les hommes, vous faite, au nom de l'État, les funérailles de ceux qui ne sont plus, et vous prononcez sur leur tombe des discours où vous louez les actions des hommes de coeur. Quand on prend un pareil soin, c'est qu'on admire la vertu, et non qu'on lui envie ses récompenses. Vous donnez aussi de tout temps de grands privilèges à ceux qui remportent la victoire dans les combats gymniques, où le prix est une couronne. Il n'y en a que pour un petit nombre. Cela ne peut être autrement. Mais on ne vous a pas vus pour cela porter envie à ceux qui les obtiennent, ni réduire la valeur des honneurs que vous accordez. C'est déjà beaucoup, ce n'est pas tout encore. De tous ceux qui ont rendu service à notre ville, aucun ne peut se vanter d'être en avance avec elle, tant sont magnifiques les récompenses qu'elle donne en échange. [142] Athéniens, ce sont là des preuves de justice, de vertu, de grandeur d'âme. Ne supprimez donc pas en ce moment ce qui toujours, en tout temps, a fait notre gloire. Pour permettre à Leptine de jouer un mauvais tour à certaines personnes qu'il n'aime pas, n'allez pas faire perdre à notre ville et à vous-mêmes la bonne réputation dont vous jouissez sans qu'elle se soit jamais démentie. Mettez-vous bien dans l'esprit que la seule chose qui soit en jeu dans le procès actuel, c'est l'honneur de notre ville. Doit-il rester intact et tel qu'il était autrefois? Doit-il, au contraire, chanceler et périr ?

[143] Il y a dans la conduite de Leptine au sujet de cette loi bien des choses que je ne puis comprendre, une surtout: c'est qu'il ait ignoré ceci : Quand on établit des peines sévères pour les délits, apparemment on n'est pas disposé à en commettre soi-même ; de même quand on supprime le prix des services rendus, c'est qu'apparemment on n'est disposé à en rendre aucun. S'il a ignoré cela, — ce qui est possible après tout, — il va en donner la preuve, car alors il consentira à ce que vous annuliez cette loi au sujet de laquelle il s'est trompé. Si au contraire vous le voyez faire effort et insister pour que sa loi soit confirmée, je ne puis pas l'approuver. Tout au plus puis-je ne pas le blâmer. [144] Cesse donc de lutter, Leptine, et de vouloir l'emporter. Tu n'en paraîtras pas plus fort, ni toi, ni ceux qui auront suivi tes conseils, alors surtout que ce procès est devenu sans péril pour toi. En effet, le père d'Apséphion que voici, Bathippos, avait accusé Leptine pendant que ce dernier était encore responsable. Aujourd'hui Bathippos est mort, les délais sont passés. Toute la discussion porte sur la loi elle-même. Quant à Leptine, il n'a aucun péril à redouter.

[145] Tu diras encore, à ce qu'on m'assure, que trois hommes s'étaient portés accusateurs contre toi, avant celui-ci, et qu'ils ne se sont pas présentés. Si c'est un reproche que tu leur fais, de ne t'avoir pas mis en danger, tu es le plus téméraire de tous les hommes. Si tu veux conclure de là que tu as proposé une chose juste, ton argument n'est guère sérieux. Car comment une loi peut-elle devenir meilleure parce qu'un des accusateurs est mort avant de se présenter, ou qu'il a supprimé l'accusation, d'accord avec toi, ou que tout d'abord il a été suborné par toi (43) ? Mais laissons ces choses. Il n'est pas beau même d'en parler.

[146] On a donné à la loi des défenseurs (44), les plus habiles à manier la parole, Léodamas d'Acharnes, Aristophon d'Azénia, Képhisodote de Kéramée, Dinias d'Erchia (45). A chacun d'eux vous pouvez opposer des objections personnelles. Écoutez et voyez si elles vous paraissent justes. Prenons d'abord Léodamas (46). Il a autrefois attaqué les privilèges conférés à Chabrias, parmi lesquels figure l'immunité. II s'est présenté devant vous, et il a échoué. [147] Or les lois ne permettent pas qu'on plaide deux fois contre la même personne et pour le même objet, qu'il s'agisse d'une action, ou d'une reddition de compte, ou d'une compétition, ou de toute autre procédure (47). En outre vous ne pourriez lui donner gain de cause sans inconséquence, car à ce moment-là les exploits de Chabrias ont produit plus d'effet sur vous que les discours de Léodamas; et aujourd'hui qu'aux services de Chabrias viennent se joindre ceux de nos autres bienfaiteurs, tout cela réuni ne l'emporterait pas sur les discours de cet homme ! [148] Parlons maintenant d'Aristophon (48). J'ai beaucoup à dire sur son compte, et non sans motif. Aristophon a obtenu de vous la récompense qui comprend l'immunité. Je ne blâme pas cela. Il faut bien que vous soyez libres de donner ce qui vous appartient à qui vous voulez. Mais voici ce qui n'est pas juste : au moment où l'on va profiter de la libéralité, on n'y trouve aucun inconvénient; mais aussitôt qu'elle a été donnée k d'autres, on se fâche et l'on vous conseille de la retirer. [149] Ce même Aristophon a encore fait un décret pour rendre à Gélarchos cinq talents que celui-ci aurait avancés au peuple émigré au Pirée (49), et il a bien fait. Mais il n'y avait aucun témoin de cette avance. Tu as mis en avant le nom du peuple, et tu as fait payer. Aujourd'hui, il s'agit de choses dont le peuple a rendu témoignage par écrit, sur des stèles érigées dans les lieux sacrés, de choses qui sont connues de tous, et tu conseilles de reprendre! Tu ne peux pas jouer à la fois ces deux rôles, proposer un décret portant qu'il faut payer ses dettes, et engager à reprendre un avantage que le peuple a conféré. [150] J'en puis dire tout autant de Képhisodote (50). Celui-là, Athéniens, ne le cède à personne pour le talent de manier la parole. Eh bien, il vaut beaucoup mieux employer ce talent à punir ceux qui vous font du mal, qu'à faire du mal à ceux qui vous ont rendu service. Car s'il faut avoir des ennemis, on doit choisir, à mon avis du moins, ceux qui font du mal au peuple et non ceux qui lui font du bien. [151] J'arrive enfin à Dinias. Celui-là vous parlera peut-être de ses triérarchies et de ses liturgies. Mais si Dinias a bien mérité de notre ville, comme je le crois moi-même, j'en atteste les dieux, je l'engagerais plutôt à vous demander une récompense qu'à proposer de reprendre celles qui ont déjà été données à d'autres. Car il vaut infiniment mieux demander une récompense pour les services qu'on a soi-même rendus, que de porter envie aux honneurs obtenus par d'autres pour les services rendus par eux. [152] Mais l'objection la plus forte est celle-ci, qui s'adresse à tous les défenseurs de la loi en général. Déjà plusieurs fois chacun d'eux a été chargé du même rôle dans cetaines affaires. Or, il y a chez vous une loi excellente, non pas faite contre eux, mais pour empêcher que cette défense des lois ne tourne en métier et en fait de sycophante. Elle défend de remplir plus d'une fois les fonctions de défenseur d'une loi, désigné à main levée par le peuple (51). Or ceux qui prennent la parole pour soutenir une loi et pour vous prouver qu'elle est bonne, ceux-là doivent eux-mêmes se montrer obéissants aux lois existantes. Autrement il est ridicule de prendre la défense d'une loi et en même temps d'en enfreindre une autre. Prends cette loi dont je parle, et donnes-en lecture aux juges.

LOI.

Telle est cette loi, Athéniens, loi ancienne et excellente. Si mes adversaires sont bien avisés, ils se garderont de l'enfreindre.

[154] J'ai encore quelques mots à vous dire, et je descends. S'il est vrai, Athéniens, comme je le crois, que tous vos efforts doivent tendre à n'avoir que des lois excellentes, cela est vrai surtout pour les lois qui peuvent faire la faiblesse ou la grandeur de notre ville. Quelles sont-elles? Celles qui distribuent vos récompenses ou vos châtiments suivant qu'on vais a fait du bien ou du mal. Supposez en effet que la crainte des châtiments portés par les lois détourne tout le monde de mal faire, que l'attrait des récompenses promises aux bonnes actions engage tout le monde à faire son devoir, quel obstacle peut s'opposer alors à ce que notre ville soit grande ente toutes, à ce qu'il n'y ait plus que des bons et pas un méchant?

[155] Cette loi de Leptine, Athéniens, a un double vice. Non seulement elle supprime les récompenses des services rendus et paralyse ainsi le ben vouloir de ceux qui ambitionnent vos honneurs, mais encore elle expose notre ville au reproche fâcheux d'incohérence législative. Vous savez certainement que pour chaque crime, si grand qu'il soit, la loi n'institue qu'une seule peine discrétionnaire. Elle porte expressément : « Il ne sera jamais appliqué dans un jugement plus d'une seule peine discrétionnaire, soit corporelle, soit pécuniaire, au choix du tribunal. Elles ne pourront être cumulées. » [156] Leptine ne s'est pas renfermé dans celle limite. Si quelqu'un vous demande une grâce, « qu'il soit frappé d'atimie, dit sa loi, et que ses biens soient confisqués ». Voilà deux peines. « Il y aura lieu, en outre, à dénonciation et à prise de corps, et, si le prévenu est déclaré coupable, il sera sujet â l'application de la loi faite contre ceux qui exercent une fonction étant débiteurs publics. » C'est la mort qu'il prononce, car telle est la peine portée en pareil cas. Voilà donc trois peines (52). N'est-ce donc pas, Athéniens, une chose déplorable et odieuse, s'il y a chez vous plus de danger à demander la récompense d'un service qu'à être pris commettant les plus grands crimes?

[157] Cette loi, Athéniens, est honteuse et détestable. On dirait un acte d'envie ou de jalousie, ou même... mais je m'arrête. Celui qui l'a rédigée paraît bien avoir cédé à quelque sentiment de ce genre. Mais il ne vous convient pas, à vous, de suivre cet exemple, ni de paraître concevoir des sentiments indignes de vous. Dites-moi, par Jupiter, quel est le mal que nous devons le plus souhaiter d'éloigner de nous, et quel est le but que l'on s'efforce d'atteindre avant tout dans toutes les lois. C'est de faire cesser les meurtres réciproques (53), et à cet effet un gardien choisi entre tous a été institué, le sénat de l'Aréopage. [158] Eh bien, dans les lois faites sur cet objet, Dracon, tout en déclarant odieux et criminel le fait de l'homme qui ôte la vie à un autre homme de sa propre main, tout en ordonnant de repousser le meurtrier loin du vase aux ablutions, loin des libations, des cratères, des choses sacrées, de l'agora (54), loin de toutes les choses dont la privation a paru la plus propre à prévenir les forfaits de ce genre, Dracon, dis-je, n'a cependant pas entièrement supprimé le droit de tuer. Il a défini les cas dans lesquels l'homicide est permis, et si quelqu'un commet un homicide dans ces conditions, Dracon le déclare pur. Ainsi donc il sera permis, dans vos lois, de tuer pour de justes raisons; mais demander une grâce, qu'il y ait ou non juste raison, ce sera chose interdite par la loi de Leptine. [159] Ne faites pas cela, Athéniens. On croirait que vous tenez surtout à ce qu'aucun de vos bienfaiteurs ne puisse obtenir une grâce en retour, que vous tenez moins à ce qu'il ne se commette aucun meurtre dans celte ville. Souvenez-vous au contraire des circonstances dans lesquelles vous avez répondu à des bienfaits par d'autres bienfaits. Souvenez-vous aussi de la stèle de Démosphante (55), dont Phormion vous a parlé, dans laquelle il est écrit et déclaré avec serment que quiconque aura souffert pour la cause du gouvernement populaire sera récompensé comme Harmodios et Aristogiton. Condamnez donc la loi; car si vous ne le faites pas, vous ne pouvez pas tenir votre serment.

[160] Après toutes ces raisons, écoutez encore ceci : il n'est pas possible qu'une loi soit bonne quand elle embrasse dans les mêmes termes le passé et l'avenir. « Personne, dit-elle, ne sera exempt, à l'exception des descendants d'Harmodios et d'Aristogiton. » A la bonne heure ! « Et à l'avenir il ne sera plus pends de donner l'immunité. » Quoi! Leptine, pas même à ceux qui leur ressembleront? Le passé n'était pas irréprochable. Je le veux. Mais l'avenir, comment le connais-tu? [161] On me dira que nous n'avons pas à craindre le retour de semblables circonstances. Plût aux dieux, Athéniens! Mais après tout nous sommes des hommes; nous devons veiller à ce quo ni dans notre langage ni dans nos lois il n'y ait rien à reprendre, attendre la fortune favorable, prier les dieux de nous la donner, mais en même temps songer à l'instabilité de la condition humaine. Les Lacédémoniens ne s'attendaient pas à eu venir jamais où ils en sont (56). Et les Syracusains, qui depuis longtemps se gouvernaient eux-mêmes, qui levaient des tributs sur les Carthaginois, qui commandaient à tous leurs voisins, et qui nous avaient vaincus sur mer, ne croyaient peut-être pas non plus qu'ils tomberaient sous la tyrannie d'un greffier de bas étage si ce qu'on dit est vrai. [162] Et le Denys qui vit encore aujourd'hui n'aurait jamais cru peut-être que Dion dût un jour marcher contre lui avec un frêle navire et une poignée de soldats, et le chasser, lui qui possédait tant de galères, tant de troupes mercenaires, tant de villes (57). Non, croyez-moi, l'avenir est incertain pour tous les hommes, et les plus petites circonstances deviennent souvent la cause de grands événements. Aussi doit-on observer la modération dans la prospérité, et se montrer toujours prévoyant de l'avenir.

[163] Il y aurait encore bien des choses à dire et bien des raisons à donner pour vous montrer qu'il n'y a dans cette loi rien de bon ni d'avantageux pour vous. Mais il y a un moyen pour vous de vous en assurer en un moment, et pour moi de mettre fin à tous ces discours. Le voici : comparez et calculez en vous-mêmes. Qu'arrivera-t-il si vous condamnez la loi, et quoi dans le cas contraire? Puis rappelez-vous et représentez-vous ce qui vous sera apparu de part et d'autre, et choisissez le meilleur parti. [164] Eh bien donc, si vous condamnez la loi, comme nous vous y engageons, les dignes verront leurs droits respectés par vous; s'il y a quelque indigne, ce qui peut bien être, outre que sa récompense lui sera retirée, il subira la peine que vous déterminerez, suivant la loi que nous présentons en place de celle de Leptine; et tout le monde dira que notre ville est fidèle à sa parole, qu'elle est juste, qu'elle ne trompe personne. Si au contraire vous écartez l'accusation, — que les dieux vous en gardent! — les bons souffriront à cause des méchants, les indignes deviendront pour les autres une cause de malheur, mais ne subiront eux-mêmes aucune peine; enfin notre ville, au rebours de ce que je disais tout à l'heure, passera aux yeux de tous pour infidèle à sa parole, envieuse et basse. [165] Ce serait une indignité, Athéniens, de préférer une si détestable réputation à une gloire si belle, si conforme à voue caractère. Car chacun de vous en particulier aura sa part dans la réputation que vous fera la décision commune. Ni parmi ceux qui nous entourent ni ailleurs, nul ne peut s'y méprendre. Ici, au tribunal, c'est bien Leptine qui combat contre nous; mais, dans l'esprit de chacun de vous qui siégez, la lutte est engagée entre la bienveillance et l'envie, entre la justice et la méchanceté, entre tout ce qui est bien et tout ce qui est mal. [166] Si vous prenez le bon parti, si vous votez comme nous vous le demandons, tout le monde approuvera votre décision; vous aurez rendu notre ville plus forte. Le cas échéant, vous ne manquerez pas d'hommes prêts à se dévouer pour vous. Tout cela vaut bien qu'on s'en occupe, et qu'on prenne garde de ne pas se laisser entraîner à commettre une faute. Souvent, Athéniens, sans être convaincus de la justice d'une cause, vous vous laissez cependant arracher un verdict par les clameurs, la violence et l'impudence des orateurs. [167] Ne faites pas cela aujourd'hui. Ce serait une chose indigne. Rappelez-vous, représentez-vous jusqu'au moment du vote les raisons qui vous auront paru justes, afin que vous puissiez satisfaire à votre serment en votant contre les donneurs de mauvais conseils. Je ne comprendrais pas que vous, chez qui les faux-monnayeurs sont punis de mort, vous donnassiez la parole à des hommes qui travaillent à ce qu'il n'y ait plus en cette ville que fausseté et mensonge. Non jamais, par Jupiter et tous les dieux !

Je ne vois rien de plus à dire, car je crois que vous n'avez rien perdu de ce que j'ai dit.



 

 

(a) Dion Chrysost., XXXI,126, et le décret de 346 rendu en l'honneur des fils de Leucon, où est confirmé le décret rendu en l'honneur de Leucon lui-même. V. note 8.

(b) Dionys. Halicarn. ad Ammaeum I, 4. Tontes les indications fournies par le plaidoyer concordent avec la date donnée par Denys.

NOTES
(01) πρὸς Λέπτίνην, et non κατὰ Λεπτίνου, parce qu'il n'y a plus lieu à condamnation personnelle contre Leptine. C'est sa loi seule qui est en cause.
Les principales questions que soulève ce discours ont été très complétement, traitées par M. Perrot, le Commerce des céréales en Attique au quatrième siècle avant notre ère. Revue historique, tome IV (1877).
(02) On croyait autrefois que le procès de Leptine avait été plaidé devant les nomothètes, et M. Perrot défend encore cette opinion (Droit public d'Athènes, p. 163). Mais Schoemann a établi que le procès fut plaidé devant les héliastes. (De causa Leptinsa, Opuscula academica, t. p. 237); et cette opinion est suivie par Westermann et par Weil. V. plus bas notes 28, 29 et 38.
(03) Les oligarques, maîtres de la ville après le départ des plus violents d'entre les Trente, οἱ ἐξ ἄστεως, firent à Sparte un emprunt de cent talents pour soutenir la lutte contre le parti démocratique maître du Pirée, οἱ ἐν Περαιεῖ. Après la victoire da parti démocratique. l'emprunt fut reconnu et payé, par égard pour la loi d'amnistie. V. Xénophon, Hell., II, II, 28, Plutarque, Lysandre, 21 ; Isocrate, Aréop., § 63; Lysias, Contre Nicomaque, § 12; Contre Eratosthène, 58.
(04) Tous ceux dont la fortune n'atteignait pas trois talents étaient dispensés des liturgies. V. Bæckh, Staauhaushaltung, t. 1, p. 598.
(05) Παρὰ πάντα τὸν χρόνον, pendant toute la période de temps nécessaire pour épuiser la liste des contribuables appelés à fournir les liturgies à tour de rôle.
(06) Démosthène propose ici de faire supporter les chorégies par groupes comme les triérarchies; c'est ce qu'on appelait συντέλεια. V. le discours περὶ συμμοριῶν.
(07) Les isocèles étaient les étrangers domiciliés à Athènes et assimilés aux citoyens, avec cette seule différence qu'ils n'exerçaient pas les droits politiques. Ils se trouvaient affranchis de la taxe de séjour imposée aux métèques, μετοικίον et de l'obligation de prendre un patron, προστάτης.
(08) Le royaume du Bosphore, ou, pour parler plus exactement, de Bosporos (c'était le nom que les Athéniens donnaient à Panticapée, sa principale ville), s'étendait à l'entrée du Palus-Méotide (mer d'Azof) à la fois en Europe et en Asie. Panticapaon (Kertch) et Théodosie (Kaffa) en dépendaient. Les princes de la maison de Spartokos, qui y régnaient, s'appelaient officiellement rois des barbares et magistrats des Grecs, ἄρχοντες τῶν Ἑλληήνων. V. Corpus inscriptionum Gracarum, II, 2119 et 2134 a. Leucon régna de 393 à 348. Sur l'ἀτέλεια accordée par ces princes aux Athéniens, v. lsocrate, Trapézit., § 57, et Démosthène, C. Phormion, 38. En général sur les rapports de Leucon et des princes du Bosphore avec les Athéniens, v. le mémoire de M. Perrot : le Commerce des céréale en Attique au quatrième siècle de notre ère. Les enfants de Leucon étaient Spartokos, Poerisadès et Apollonios. Ils exerçaient, sans doute par délégation, une partie du pouvoir de leur père, et recevaient les mêmes honneurs. Les deux premiers succédèrent à Leucon et furent couronnés par le peuple athénien, sur la proposition d'Androtion, en 346. V. le décret publié par M. Koumanoudis dans l'Athenaon en 1877, t. VI, p. 152, et reproduit avec un commentaire par M. A. Schaefer, Aethenischer Volksbeschluss zu Ehren der Söhne Leukons von Bosporus, Bonn, 1878.
(09) L'Attique importait, année moyenne, un tiers des blés nécessaires à sa consommation. Bmckb, Staaeshaushahung, 1, p. 115. 400,000 médimnes font environ 207,000 hectolitres.
(10) Les sitophylaques ou commissaires à l'approvisionnement en blé. D'après Aristote, cité par Harpocration, il y en avait quinze, dix à Athènes et cinq au Pirée.
(11) Selon Strabon (VIl, p. 311), la quantité de blé envoyée par Leucon aux Athéniens s'élevait à deux millions de médimnes. S'agissait-il d'un don ou d'une vente à bas prix? La seconde hypothèse paraît plus probable. Perrot, p. 53.
(12) Hiéron,ou le Temple, lieu situé à l'entrée du Bosphore de Thrace, sur la côte d'Asie, avec un temple de Zeus Ourios. C'était une limite de la navigation dans ces parages.
(13) Il s'agit ici de l'échange de fortune, ἀντίδοσις, qui pouvait toujours être requis par tout Athénien appelé à supporter une liturgie. V. le plaidoyer contre Phénippe.
(14) Un fragment du décret concernant Épikerdès se trouve dans le Corpus inscriptionum Atticarum, II, n° 85. On y lit, d'après la restitution de Köhler: καὶ αὐτὸν ἐστεφάσωμεν ὃ δῆμος ἀρετῆς ἕνεκα καὶ εὐνοίας τῆς ἐς τὸν δῆμον. Un nouveau fragment trouvé par Koumanoudis fait connaître qu'Épikerdès avait reçu le titre de proxène et de bienfaiteur. (Ἀθήναιον, t. VI, p. 480.)
(15) Démosthène a dit plus haut qu'Épikerdès était pauvre et avait besoin de l'immunité. Si l'on tient à concilier ces deux passages, il faut dire, avec le scholiaste, qu'Épikerdès habitait Cyrène, mais que ses fils étaient établis à Athènes et y profitaient du privilège accordé à leur famille.
(16) L'oligarchie des quatre-cents renversée en 411. Ὅτ' ἔφευγεν ὃ δῆμος, sous la tyrannie des Trente, en 404.
(17) La bataille de Corinthe, en 394. V. Xénophon, Hellénique, IV, II, 14, et Diodore, XIV, 82.
(18) Ces événements de Thasos eurent lieu de 410 à 408. V. Xénophon, Helléniques. I, 1, 32, et Diodore, XIII, 72. L'affaire de Byzance eut lieu en 392. Le décret rendu en faveur d'Euphanos et des autres Thasiens, ou du moins les fragments de ce décret, ont été publiés par Pittakis, Rangabé, et en dernier lieu par KÔhler, dans le Corpus inscriptionum Atticarum, t. II, n. 4.
(19) C'était un péage de 10 pour 100 que les Athéniens percevaient à la traversée du Bosphore de Thrace sur toutes les cargaisons venant du Pout-Euxin. C'est eu 390 que ce droit fut rétabli par Thrasybule. Xénophon, Helléniques, IV, VIII, 27.
(20) La proxénie était la plus grande somme de droits qui pût être accordée à un étranger après le droit de cité. V. Tissot, Des proxénies grecques, Dijon, 1863.
(21) Il s'agit du combat naval de Cnide, en 394, où la flotte des Péloponnésiens fut défaite par celle des Perses, sous le comtnandemeut de Conon. V. pour tous ces événements Diodore, XIV, 83, et Xénophon, Helléniques, IV, III, 10.
(22) Sur les exploits de Chabrias, fils de Conon, V. Diodore, XV; Xénophon, Helléniques, V, et Cornelius Nepos, Vie de Chabrias. Voici les dates :
388, Chabrias, se rendant en Chypre, débarque à Égine et renverse l'harmoste lacédémonien Gorgopas.
380, Chahrias sert en Égypte contre le roi de Perse.
376, il tient tête aux Lacédémmiens, près de Thèbes, et remporte, à Naxos, une victoire nasale qui rétablit l'empire maritime d'Athènes.
361, Chabrias sert de nouveau en Égypte contre les Perses.
Suivant une tradition rapportée par Plutarque (Démosthène. XV), Démosthène aurait songé à épouser la veuve de Chabrias.
(23) Chabrias trouva la mort en 357, devant Chies , après avoir forcé l'entrée du port ennemi. Voy. Cornelius Nepos; Plutarque, Phocion, p. 6, et Diodore, XVI, p. 7.
(24) Strabax et Polystrate, chefs de bandes mercenaires, employés par Iphicrate. (Aristote, Rhétorique, Il, 23; Démosthène, Philippiques, 1, 23.) Cléarque partit avoir été le tyran d'Héraclée de Pont. Isocrate, épist. VIL § 6, V. aussi Démosthène, C. Aristocrate, § 203.
(25) Suivant Weil, on ne pouvait proposer une loi nouvelle sans abroger les lois contraires; mais la réciproque n'était pas vraie, et l'on pouvait abroger une loi sans la remplacer par une loi nouvelle. Il cite, en ce sens, Olynth., III, § 10. mais le texte parait formel. V. d'ailleurs Dém., Contre Timocrate, 33, et Aristote, Rhétorique, II, 23; Hermann, I, § 131; Schoemann. t. 1, p. 413.
(26) L'examen, δοκιμασία, des thesmothètes avait lieu dans le conseil des Cinq-Cents d'abord, et ensuite en justice. V. Pollux, VIII, 85 et 92.
(27) Weil ajoute ici cil, ce qui voudrait dire : on n'en faisait pas facilement de nouvelles. Cette correction est inutile. Il n'y a aucune contradiction à dire qu'on avait une loi de procédure pour la confection des lois, mais qu'on ne s'en servait pas.
(28)
« Le décret pourvoit, en général, à l'application d'une loi il faut donc, en bonne règle, que la loi précède le décret; mais, par abus, on fait souvent le décret avant que la loi ait pu être votée, par anticipation. »  Le sens paraît clair, et c'est vainement que Westermano, Voemel. Weil, et d'autres encore, veulent corriger le texte.
(29) Sur les Nomothètes, v. le plaidoyer contre Timocrate et les notes.
(30) Les statues des héros éponymes qui avaient donné leurs noms aux dix tribus athéniennes. Elles étaient placées dan; l'Agora, près du lieu où siégeait le conseil des Cinq-Cents. Le greffier désigné ici est le greffier de la ville, γραμματεὺς τῆς πόλεως. Thucydide, VII, I0; Boeckh, Staatshaushaltung, I, p. 259. V., au surplus, la loi citée dans le plaidoyer contre Timocrate, § 25.
(31) Devant les thesmothètes, lors de l'instruction de l'affaire, ἀνάκρισις. On voit par là que la γραφὴ παρανόμων était soumise à l'instruction comme tout autre procès, et que le procès de Leptine a bien été porté devant la juridiction ordinaire des héliastes, non devant les nomothètes.
(32) On pouvait, en effet, objecter ceci.
« Cela serait vrai, si nous plaidions devant des nomothètes, comme le supposait la loi de Solon; mais nous plaidons devant les héliastes, dont la compétence est purement judiciaire, non législative. Ainsi, après l'annulation de la loi t:e Leptine, prononcée par les héliastes, il faudra se présenter devant les nomothètes pour faire convertir en loi la contre-proposition. »  Westermann, Schoeman, Weil.
(33) Βουλή, peut signifier aussi bien le sénat de l'Aréopage que le conseil des Cinq-Cents. Mais c'est. surtout envers ce conseil que le particulier pouvait prendre des engagements. Quant à la forme de l'engagement, on voit que la promesse était simplement constatée par écrit, mais non formellement acceptée. Les Anciens ne comprenaient pas qu'une promesse pût être acceptée, au nom de l'État, par un représentant. Ils aimaient mieux considérer comme obligatoire, en pareil cas, une promesse non acceptée (en droit romain pollicitatio).
(34) Le texte de la lui de Solon est donné par Isée, De Pyrrhi hereditate, 68.
(35) Suivant Weil, c'est là une exagération oratoire. Il prouve, par des exemples, qu'on récompensait aussi à Thèbes et à Lacédémone. S'il y avait moins d'immunités, c'est qu'il y avait aussi moins de charges. Il est certain toutefois que les exemples de décrets conférant le droit de cité sont très rares pour ces deux villes.
(36) Le sénat de Sparte, γερουσία, se composait de vingt-huit membres, élus à vie parmi les citoyens âgés de plus de soixante ans, et irresponsables. Outre le pouvoir politique, ils avaient la juridiction criminelle. V. Aristote, Politique, II. Ils formaient, dit Weil, l'élément oligarchique de la constitution de Sparte. Aussi Démosthène appelle-t-il le sénateur lacédémonien maître, δεσπότης, mot malsonnant aux oreilles athéniennes.
(37) Orchomène, ville de Béotie, fut complètement détruite par les Thébains, en 364. V. Diodore. XV, 79.
(38) Ἐν τοῖς Ἑρμαῖς, au portique des Hermès. V. Harpocration au mot Ἑρμαῖ, et Eschine, Contre Ctésiphon, § 183.
(39) Lysimaque, fils du célèbre Aristide. V. Plutarque, Aristide. 27. Le plèthre est une surface de 10,000 pieds carrés.
(40) Lycidas était un affranchi de Chabrias, devenu chef de mercenaires V. le scholiaste. On ne sait ce que c'est que Denys.
(41) Pour présenter une loi nouvelle, il faut attendre la session des nomothètes, qui a lieu tous les ans à époque fixe.
(42) Diophante de Sphettos, Eubule d'Anaphlyste, orateurs considérables du temps. Le second était le chef du parti de la paix.
(43) L'accusation tombait par le fait du décès de l'accusateur. Elle tombait aussi par le désistement de celui-ci; seulement, l'accusateur qui laissait ainsi tomber l'action intentée s'exposait à une amende de mille drachmes. Il pouvait arriver aussi qu'il y eût collusion entre l'accusé et l'accusateur, pour faire acquitter l'accusé et lui permettre d'écarter, par l'exception de chose jugée, toute poursuite nouvelle à raison du même fait.
(44) Συνδίκοι, orateurs désignés par le peuple pour prendre la défense de la loi.
(45) Acharnes, dème de la tribu Oenéide. Azénia, dème de la tribu Hippothoontide; Kéramée, dème de la tribu Acamantide; Erchia, dème de la tribu Égéide.
(46) Léodamas, orateur du parti béotien (Eschine, Contre Ctésiphon, § 138). Outre son discours contre les privilèges conférés à Chabrias, il avait parlé contre Chabrias et Callistrate, dans l'affaire d'Orope Aristote, Rhétorique, I, 7).
(47) C'est la loi sur la chose jugée, non bis in idem. Elle est citée plusieurs fois par Démosthène. V. le plaidoyer contre Nausimaque et Xénopithe, § 16, et le plaidoyer contre Timocrate,  §54.
Δίκαι, εὐθύναι, διαδικασίαι. Nous avons déjà expliqué ces termes dans l'introduction. Le mot δίκαι paraît être pris dans son sens large, et comprendre non seulement les actions civiles, mais les actions criminelles, γραφαί.
(48) Aristophon, du dème d'Azénia, orateur du parti thébain. Entré dans la vie politique après la chute des Trente, il arriva au pouvoir après Callistrate. Au moment où il fut nommé pour défendre la loi de Leptine, il avait près de quatre-vingts ans. L'année suivante, il fut le principal accusateur d'Iphicrate et des généraux qui avaient servi pendant la guerre sociale. A. Schaefer lui consacre tout un chapitre, t. 1, p. 122-162. C'est lui qui, suivant Eschine (Contre Ctésiphon, § 194), se vantait d'avoir été poursuivi soixante-quinze fois par la γραφὴ παρανόμων. Tout récemment, M. Koumanoudis a publié un décret très important proposé par Aristophon en 363 Ἀθήναιον, t. V, p. 516).
(49) Célarque avait avancé cinq talents au parti populaire, dans la guerre civile qui amena la chute des Trente et le rétablissement de la démocratie.
(50) Képhisodote, sans doute celui qui avait négocié la paix avec Sparte, en 371. V. Xénophon, Helléniques, VI, 3, et VII, 1; A. Schaefer, III, II, p. 155. Dinias est inconnu
(51) La loi était sans doute tombée eu désuétude; le nombre des orateurs n'était pas assez grand pour qu'on en trouvât toujours de nouveaux.
(52) Toute cette argumentation de Démosthène repose sur un sophisme. La loi ne veut qu'un seul τίμημα, c'est-à-dire une seule peine évaluée par le juge, en vertu de son pouvoir discrétionnaire; mais elle n'interdit pas de prononcer, en outre, et avec la peine ainsi évaluée, une autre peine non sujette à évaluation. II y a de nombreux exemples de décrets prononçant cumulativement pour un seul et même fait l'atimie et la confiscation.
Autre sophisme : La peine attachée à l'orateur qui parle, quoique frappé d'atimie, n'est qu'une conséquence éloignée de la loi, et ne peut pas être considérée comme se cumulant avec les autres peines, puisqu'elle réprime une infraction distincte.
(53) Ces expressions indiquent bien la coutume des guerres privées que les anciens législateurs ont voulu faire cesser. Weil fait remarquer que ces termes sont probablement les termes mêmes de la vieille loi, et il rapproche, avec raison, ce mot d'Eschyle (Agamemnon, 1575), μανίας ἀλληλοφόνους.
(54) C'est la formule de la πρόρρησις. Cf. Eschyle, Choéphores, v. 291.
(55) Le décret de Démophante fut rendu après la chute de l'oligarchie des Quatre-Cents. V. Lycurgue, C. Léocrate, § 127, et Andocide, De mysteriis, § 96-98
(56) Les Lacédémoniens venaient d'être frappés par Épaminondas, et depuis ils ne se relevèrent jamais.
(57) Syracuse était une démocratie depuis 466. Denys l'Ancien s'empara du pouvoir en 406. Denys le Jeune fut chassé par Dion en 356.