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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

PLAIDOYERS CIVILS

 

XIII

 

 

PLAIDOYER POUR LA COURONNE TRIERARCHIQUE

 

 

 

 XII.  Plaidoyer contre Apatourios TOME I XIV.  Ariston contre Conon

 

 

 

 

 

texte grec

 

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XIII

PLAIDOYER POUR LA COURONNE TRIERARCHIQUE

ARGUMENT

Lorsque le peuple d'Athènes ordonnait une expédition maritime, il insérait ordinairement dans son décret la promesse d'une couronne pour celui des triérarques qui aurait le premier mis sa galère en état de servir. Nous avons encore plusieurs décrets de ce genre (Bœckh, Seeurkunden, p. 460). Il y avait ici une sorte de concours organisé entre les triérarques (ἀγών), et l'attribution du prix (ἄθλον) pouvait être l'objet d'une réclamation contentieuse (διαδικασία). La compétence en pareil cas appartenait au conseil des Cinq cents, qui était ordinairement chargé de surveiller les préparatifs d'armement, et qui à cet effet se réunissait constamment au port même, et sur le môle, jusqu'au départ de la flotte (v. un décret dans Bœckh, Seeurkunden, XIV, 6.)

Dans l'espèce, le conseil avait pris un arrêté complémentaire, aux termes duquel les triérarques qui, dans le mois, n'auraient pas amené leurs navires au pied du môle, devaient être mis en prison. Celui qui prononce le discours a rempli cette condition un des premiers, et a déjà obtenu une couronne pour ce fait. Mais ce n'est plus de cela qu'il s'agit en ce moment. La question est de savoir qui le premier a eu sa galère prête, pourvue de ses agrès et provisions, et montée par un équipage suffisamment nombreux et exercé. Or, ces préparatifs ne pouvaient se faire qu'après que la galère avait été retirée de l'abri où elle reposait (νεώσοικος), mise à flot dans le bassin (καθέλκειν τὴν ναῦν) et amenée par un touage au pied du môle (περιορμίζειν τὴν ναῦν ἐπὶ χῶμα).


Libanius attribue ce discours à Apollodore, et en effet  on y trouve au premier abord une apparente analogie avec le plaidoyer d'Apollodore contre Polyclès. Mais en réalité il n'y a aucun rapport entre ces deux affaires et, l'expédition de Polyclès est antérieure de plusieurs années. Le style, autant que nous en pouvons juger, s'éloigne à la fois de celui d'Apollodore et de celui de Démosthène.

Quant aux adversaires, ils sont au nombre de trois au moins, réunis pour l'équipement d'une seule et même galère, et formant ce qu'on appelait une syntélie, d'après la loi de Périandre sur les symmories (357). Ils ont traité avec un entrepreneur qui s'est chargé de faire tous les travaux à leur place, mais ils sont restés responsables envers l'État. Ils ont donc encouru la peine de l'emprisonnement à raison de la négligence de leur entrepreneur qui n'a pas amené la galère au pied du mole dans le délai fixé; seulement cette peine, qui ne pouvait être que comminatoire, n'a pas reçu d'exécution, et l'entrepreneur, réparant le temps perdu, a mis la galère en état de concourir pour lu couronne promise par le décret du peuple. Il est probable que les triérarques lui avaient promis une prime pour stimuler son zèle.

L'auteur du discours a déclaré le premier que sa galère était prête, et le fait a été constaté par l'autorité compétente, probablement par la commission extraordinaire nommée par le peuple pour surveiller l'armement (ἀποστολεῖς). Mais les adversaires réclament, et soutiennent que l'équipement de leur galère est pour le moins tout aussi avancé, qu'en conséquence ils ont droit à partager le prix. L'auteur du discours refuse absolument tout partage. De là la διαδικασία devant le conseil. Elle y est portée sur-le-champ, au moment où la flotte va partir. Les adversaires étant en quelque sorte demandeurs ont parlé les premiers, Céphisodote (sans doute un ami de l'orateur) leur a répondu, les preuves ont été faites de part et d'autre. Puis ont lieu les répliques. C'est celle du défendeur qui constitue le présent discours.

La difficulté de l'affaire consistait en ceci. L'équipage normal d'une galère, au grand complet, comportait deux cents hommes. Or, il paraît certain que, dans la circonstance dont il s'agit, il s'en fallait de beaucoup que l'État exigeât le chiffre normal. En effet, la somme avancée par l'État pour la solde était de trente mines seulement par galère, et chaque homme d'équipage recevait trente drachmes, probablement pour trois mois (v. Démosth. première philippique, et Aristote, Économiques, II, 2). C'était de quoi payer la moitié d'un effectif ordinaire, peut-être même le tiers seulement. Dès lors il n'y avait plus de mesure fixe et précise. L.i question de savoir si une galère était prête devenait une question d'appréciation dans laquelle il y avait du plus et, du moins.

L'analyse du débat est d'autant plus difficile que nous n'avons même pas le discours de Céphisodote, et que nous sommes réduits à reconstruire l'affaire d'après une simple réplique. On peut cependant y arriver, et même reconnaître que les moyens proposés par l'orateur sont très faibles. I l soutient : 1° que ses adversaires ayant encouru la peine portée par le décret du conseil ne peuvent concourir pour la couronne. Or, nous avons déjà montré qu'il n'y a aucun rapport entre ces deux choses. 2° Il doit, dit-il, être préféré à ses adversaires, parce qu'il s'est servi de ses propres agrès et n'a pas employé ceux de l'État. Ici encore ses adversaires pouvaient lui répondre qu'ils avaient usé de leur droit, et que d'ailleurs ce n'était pas de cela qu'il s'agissait. 3° Il a le premier eu son équipage à bord et commencé les manœuvres d'instruction. Mais ce n'est pas là non plus qu'était la question. Il s'agissait de savoir non pas qui avait le premier commencé, mais qui avait le plus tôt fini. Enfin, 4° les adversaires n'ont pas même engagé d'hommes de service (ὑπήρεται), ce qui peut être vrai, mais les adversaires répliquent que l'orateur a laissé déserter une partie de ses rameurs (ναῦται), et que, tout compte fait, ils ont à bord plus d'hommes que
lui.

Pour fortifier ces moyens, l'orateur invoque contre ses adversaires une sorte de fin de non-recevoir. Ils n'ont pas qualité pour disputer le prix parce qu'ils ont fait faire leur service par un entrepreneur. Mais on pouvait répondre que cela n'était pas interdit par la loi, et la preuve résultait précisément du précédent invoqué par l'orateur. En effet, il est vrai, les triérarques qui s'étaient fait remplacer par des entrepreneurs avaient été poursuivis par Aristophon, après le combat naval de Péparèthe où l'escadre athénienne avait été battue par Alexandre de Phères (361), mais l'orateur reconnaît lui-même que le peuple n'avait pas prononcé la peine capitale. Les accusés en avaient été quittes pour une amende. (V. d'ailleurs Démosth. c. Midias, p. 540,561 ; et le discours contre Polyclès, p. 1222.)

Quant à la date du discours, il faut la placer dans les années qui ont suivi la loi de Périandre sur les symmories (357), loi qui a autorisé pour la première fois la réunion de plusieurs triérarques pour l'équipement d'une seule galère.

Dans cet exposé, comme dans l'interprétation des passages difficiles, nous avons suivi l'excellent travail de A. Kirchoff : Ueber die Rede vom trierarchischen Kranze (dans les mémoires de l'Académie des sciences de Berlin, 1865). A. Schaefer qui, dans son ouvrage sur Démosthène, avait d'abord proposé une autre explication, s'est rallié sans réserve aux conclusions de Kirchhoff.

PLAIDOYER

[1] Conseillers, si le décret enjoignait de donner la couronne à celui des concurrents qui fait entendre le plus de défenseurs, je serais insensé d'y prétendre, car Céphisodote a seul parlé pour moi, et le nombre est grand de ceux qui ont parlé pour mes adversaires. Mais il n'en est pas ainsi : le peuple a voulu que le trésorier donnât la couronne à celui qui aurait le premier sa galère prête. Or, celui-là c'est moi; c'est pourquoi je dis que je dois recevoir la couronne. [2] Et en même temps j'admire ces gens qui ont négligé l'équipement de leur galère pour se fournir d'avocats. Ils se trompent à mon sens, du tout au tout, lorsqu'ils vous demandent de récompenser non ceux qui font leur devoir, mais ceux qui parlent le plus haut; en quoi le jugement qu'ils portent sur vous est bien différent du mien, et pour cette raison même j'ai droit, peut-être, à plus de bienveillance de votre part, car apparemment j'ai de vous une plus haute idée que ces gens-là. [3] Donc, Athéniens, ceux qui se croient en droit de recevoir de vous la couronne auraient dû (et c'était justice) prouver qu'ils ont mérité cette récompense, et non me critiquer. Mais puisqu'ils oublient la première de ces deux choses et pratiquent la seconde, je vais prouver qu'ils mentent en l'une comme en l'autre, et dans les éloges qu'ils se donnent, et dans les reproches qu'ils m'adressent, et je trouve précisément cette preuve dans ce que nous avons fait, eux et moi.

[4] Aux termes d'un décret fait et confirmé par vous (01), celui qui avant la fin du mois n'aurait pas amené son navire au pied du môle devait être mis en prison et livré au tribunal. J'ai rempli cette condition et j'ai reçu de vous une couronne en récompense. Quant à ces hommes, ils n'ont pas même mis à flot leur navire, et par suite ils ont encouru la peine portée par le décret. Voyez donc quelle inconséquence vous commettriez, si l'on vous voyait couronner ces mêmes hommes qui n'ont pas craint d'encourir une si grosse peine. [5] En second lieu, les agrès doivent être fournis par l'État aux triérarques. J'ai fait, moi, cette dépense, de mes deniers, et je n'ai rien tiré des arsenaux publics. Mais eux se servent des agrès qui vous appartiennent, et n'ont rien mis du leur. Ils n'ont même pas la ressource de dire qu'ils ont exercé leurs rameurs avant moi, car avant qu'ils eussent seulement touché à leur galère, la mienne avait déjà son effectif complet, et vous aviez tous vu le navire faisant la manœuvre. [6] J'ajoute que je me suis procuré l'équipage de matelots le plus vigoureux (02), en payant beaucoup plus cher que tous les autres. Ils en auraient eu un inférieur au mien, cela ne serait pas étonnant; mais ils n'en ont embauché aucun, ni bon ni mauvais, tout en prétendant avoir plus d'hommes que moi. Est-il juste qu'ils remettent à plus tard le complément de leur effectif et que dès à présent ils reçoivent la couronne comme ayant été prêts les premiers?

[7] Ainsi, je le crois, vous feriez justice en me donnant la couronne, et je n'ai même pas besoin de prendre la parole pour vous porter à juger de la sorte; mais je dis plus : si quelqu'un n'a pas le droit de parler de couronne, c'est eux ; je veux vous le prouver. D'où viendra pour vous l'évidence sur ce point? De ce qu'ils ont fait eux-mêmes. Ils ont cherché l'homme disposé à faire au plus bas prix le service de triérarque, et ils lui ont donné la liturgie à l'entreprise. Mais, quand on s'est abstenu de faire soi-même les dépenses, est-il juste de réclamer une part des récompenses décernées à cette occasion? et quand c'est l'entrepreneur qui est responsable pour n'avoir pas amené le navire au pied du môle, dans le temps voulu, est-il juste que ces hommes viennent en leur nom personnel vous demander une récompense comme vous ayant bien servis? [8] Pour bien juger ceci, Athéniens, ne considérez pas uniquement les faits dont je parle, rappelez-vous ce que vous avez pratiqué dans une autre circonstance, où d'autres s'étaient conduits de la même façon. Lorsque vous fûtes vaincus dans le combat naval contre Alexandre, vous fûtes d'avis que les triérarques qui avaient donné leurs triérarchies à des entrepreneurs étaient plus que tous autres responsables de l'événement, Vous les livrâtes au tribunal (03), après avoir déclaré par un vote à main levée qu'ils avaient livré leurs navires et abandonné leur poste. [9] L'accusateur était Aristophon (04). Vous-mêmes étiez les juges. Et si votre ressentiment n'avait pas eu plus de mesure que leur improbité, rien ne s'opposait à ce qu'ils fussent mis à mort. Ces gens-ci savent bien qu'ils ont fait la même chose, et cependant cette négligence dont ils devraient porter la peine ne les fait nullement trembler devant vous. Loin de là, ils attaquent les autres en plaidant, et demandent la couronne pour eux-mêmes. Mais que dirait-on, je vous le demande, de votre manière de remplir vos fonctions, si, pour le même motif, on vous voyait décider que les uns ont mérité la mort, et lés autres la couronne? Je vais plus loin. [10] Il y aurait faute non seulement à juger ainsi, mais encore à ne pas punir les auteurs de semblables actes, quand vous les tenez. Le moment est mal choisi pour vous fâcher, quand vous venez de vous laisser enlever quelque chose. Il faut prendre le temps où vos affaires ne sont pas encore compromises, et où cependant vous voyez les hommes préposés à un service contracter par avarice des arrangements regrettables qui mettent leurs personnes à l'abri du danger. Mon langage vous semble amer peut-être, mais ce n'est pas à moi qu'il faut vous en prendre, c'est à ceux qui ont commis le fait, car la faute en est aux gens de cette sorte. [11] En vérité je vous admire. Qu'un rameur qui reçoit trente drachmes et pas davantage vienne à déserter, ces hommes le font mettre aux fers et rouer de coups. Mais qu'un triérarque ne se trouve pas en personne à son bord quand il a reçu trente mines pour entrée en campagne, vous ne le traitez pas de la même façon. Ainsi, le pauvre qui commet une faute, poussé par le besoin, sera puni avec la dernière rigueur; le riche qui fait la même chose par avarice trouvera de l'indulgence. Que devient l'égalité? et qu'est-ce que le gouvernement populaire, si c'est ainsi que vous récompensez? [12] Voici encore, à mon avis du moins, une autre inconséquence. Un homme dit quelque chose qui n'est pas selon les lois; s'il est condamné pour ce fait, il est frappé d'une incapacité partielle, qui l'atteint dans sa personne (05). D'autres ont fait plus que de parler, ils ont commis des infractions aux lois, et ils ne seront frappés d'aucune peine! Et pourtant, Athéniens, vous en conviendrez tous, user d'indulgence en pareil cas, c'est encourager les autres à mal faire.

[13] Je veux maintenant, puisque j'ai tant fait que de me présenter ici, vous retracer les conséquences de semblables pratiques. Quand un entrepreneur de triérarchie se met en campagne, il va pillant et saccageant partout. Les profits sont pour lui seul, mais le premier venu d'entre vous en porte la peine, et il n'y a que vous qui ne puissiez vous rendre n'importe où sans un sauf-conduit, à cause des prises d'otages et des représailles qu'ils attirent sur vous (06). [14] Aussi, à bien examiner, on trouverait qu'en réalité ces galères-là font campagne contre vous et non pour vous. En effet, le triérarque qui sert bien son pays ne doit pas s'attendre à s'enrichir aux dépens du public. Son rôle est de relever à ses frais les affaires de l'État. Si vous n'obtenez pas cela, vous n'avez rien. Or, quand on se met en campagne, c'est avec des idées toutes contraires à celles-là. On se livre à ses mauvaises habitudes, on fait le mal, et c'est à vos dépens que se répare le préjudice. [15] Tout cela n'a rien que de naturel. En effet, vous donnez la partie belle à qui veut mal faire : si la chose n'est pas sue de vous, il garde; s'il est pris, il obtient son pardon. De la sorte, on n'a qu'à faire bon marché de sa réputation pour pouvoir se permettre impunément tout ce qu'on veut. Quand un particulier acquiert de l'expérience à ses dépens, nous disons qu'il est imprévoyant ; mais vous qui ne commencez même pas à vous garder après avoir été pris si souvent, de quel nom devra-t-on vous appeler?

[16] Il faut encore dire ici quelque chose de ceux qui ont parlé pour ces hommes. Il y a vraiment des gens qui s'imaginent avoir le droit de faire et de dire devant vous tout ce qui leur plaît. Ainsi, parmi ceux-là même qui soutenaient l'accusation avec Aristophon, et qui se montraient implacables envers les triérarques abandonnant leur service à des entrepreneurs, il s'en trouve qui vous engagent à couronner ces gens-ci. Évidemment de deux choses l'une : ou bien, dans le premier cas, la poursuite était injuste et ils faisaient acte de sycophantes; ou bien, en ce moment, ils ont reçu de l'argent pour parler comme ils le font. [17] Ils font valoir les titres de leurs clients à votre reconnaissance, comme s'il s'agissait d'une faveur, et non d'un prix qui appartient de droit au plus méritant. On dirait que vous témoignez de la reconnaissance à ceux qui n'ont de vous nul souci, quand elle vous est demandée par de pareilles gens, et qu'il ne vous sied pas d'accorder aux instances des hommes les plus honorables la récompense de ceux qui vous servent bien. Après cela, ils sont si peu soucieux d'une bonne réputation, ils sont si accoutumés à regarder leur profit comme la seule chose essentielle, qu'ils osent dire au peuple le contraire de ce qu'ils ont dit autrefois. Bien plus, en ce moment, ils ne sont pas conséquents avec eux mêmes, car ils prétendent que, pour obtenir la couronne , une galère doit avoir ses rameurs à bord (07), et, quand des triérarques se sont déchargés sur d'autres du soin de la liturgie, ils vous proposent de les couronner. [18] Ils avouent que pas un d'entre eux n'a été prêt avant moi, ils n'eu demandent pas moins à partager la couronne avec nous, contrairement aux termes du décret. Mais moi, je ne suis pas plus disposé à faire cette concession que je ne l'ai été à donner ma triérarchie à l'entreprise. Si j'ai refusé de faire en cela comme les autres, ce n'est pas pour me résigner à un partage. Ils prétendent, je le sais, qu'ils viennent en aide au bon droit; mais ils s'agitent plus que ne le ferait l'un d'entre vous qui n'aurait pas vendu sa parole. On voit bien qu'ils sont occupés de gagner leur salaire et non d'exprimer une conviction. [19] Ne jouissons-nous donc plus d'un gouvernement libre, notre bien commun à tous? n'est-il donc plus permis au premier venu de prendre la parole? On dirait en vérité que c'est un sacerdoce réservé pour eux seuls. Si quelqu'un prend la parole devant vous pour défendre un droit, ils se récrient et trouvent celui-là bien hardi. Ils s'imaginent — voyez jusqu'où va la folie de leurs prétentions — qu'ils n'ont qu'à traiter de téméraire celui qui se risque à parler une fois par hasard, et que cela leur suffit pour s'assurer à eux-mêmes pendant toute leur vie le prestige du mérite et de la vertu. [20] Pourtant, les harangues de ces hommes produisent souvent cet effet, que les choses en vont plus mal. Si tout n'est pas perdu, c'est grâce à la résistance des autres qui croient devoir leur opposer le langage de la raison. Voilà donc quels intercesseurs mes adversaires se sont procurés. Ils savent quels fâcheux récits pourraient être faits sur leur compte par qui voudrait du scandale, et cependant ils ont jugé à propos d'entrer en lice, et ils n'ont pas craint de dire du mal d'autrui, quand ils devraient s'estimer heureux de ce qu'il ne leur en arrive pas à eux-mêmes.

[21] Mais ce mépris du droit, cette audace, c'est vous surtout qui les leur donnez. S'agit-il de porter un jugement sur un homme? Vous le demandez à des parleurs que vous savez faire ce métier à prix d'argent; jamais vous n'examinez vous-mêmes les choses. Quelle inconséquence! Vous regardez ces hommes comme la pire engeance qu'il y ait dans cette ville, et vous considérez comme bons ceux qui vous sont recommandés par eux. [22] Aussi bien ils se rendent maîtres de tout. Peu s'en faut qu'ils ne mettent en vente et ne livrent aux enchères ce qui est le bien commun de tous; ils vous proposent de couronner qui leur plaît, ou de ne pas couronner; ils sont plus forts que tous vos décrets. Mais moi, Athéniens, je vous engage à ne pas sacrifier aux exigences des parleurs le zèle de ceux qui, pour vous servir, supportent volontiers de grosses dépenses. Autrement, vous en ferez bientôt l'expérience, on exécutera vos ordres au plus juste prix, après quoi on se procurera des témoins coûte que coûte, et on les fera mentir impudemment devant vous.

NOTES

 

 

(01) II s'agit ici d'un décret ou arrêté pris par le Conseil des Cinq cents, en exécution d'un décret de l'assemblée, et en vertu de la délégation conférée au Conseil par l'Assemblée. Voy. Kirchboff, p. 74.

(02) L'équipage d'une galère se composait de trois éléments: 1°les rameurs, ναῦται, pour la solde desquels l'État remettait des fonds aux triérarques ; 2° les matelots, ὑπηρέται, qui étaient au choix et à la charge des triérarques ; 3' enfin, les soldats de marine, ἐπιβάται, dont nous n'avons pas à nous occuper ici. Thucyd., I, 143, et VI, 31 .

(03) Dans les accusations graves et touchant à la politique, il était d'usage de saisir d'abord l'assemblée du peuple, qui renvoyait, s'il y avait lieu, devant un tribunal. Ce mode de procéder s'appelait εἰσαγγελία. Perrot, p. 321.

(04)  C'est le célèbre orateur Aristophon d'Azénia, qui se vantait d'avoir été soixante et quinze fois accusé devant le peuple par la γραφὴ παρανόμων. Voy. le plaidoyer d'Eschine contre Ctésiphon, § 194.

(05) Littéralement : il est frappé d'atimie pour le tiers de son corps, ou, si l'on déplace la virgule avec Vœmel : après trois condamnations il est frappé d'atimie partielle dans son corps. L'atimie comportait, en effet, plusieurs degrés, et atteignait la personne comme les biens, v. Andocide sur les Mystères, § 73-77. mais nous ne savons absolument rien sur l'atimie partielle dont il s'agit ici.

(06 Voy. Caillemer au mot Androlepsia, dans le Dictionnaire de Daremberg et Saglio, et Schœmann, t. II, p. 6.

(07) Nous suivons ici l'explication de Kirchhoff, qui traduit ainsi le mot οἰκείους, et conclut de là que, d'après les adversaires de l'orateur, l'équipage de ce dernier avait déjà quitté son bord et déserté au moment du concours.