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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

PREMIÈRE HARANGUE CONTRE ARISTOGITON.

 

 

texte grec

 

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SOMMAIRE DES DEUX HARANGUES CONTRE ARISTOGITON.

Les anciens critiques sont partagés principalement sur le premier de ces discours : car on ne parle guère du second, qu'on ne juge pas digne du prince des orateurs grecs. Les uns, tels que Longin et Photius, paraissent ne point douter qu'il ne soit de Démosthène ; les autres, tels que Harpecration et Denys d'Halicarnasse prétendent qu'il n'est point de lui. On doit convenir qu'il n'est nullement dans la manière de cet orateur. Point ou presque point de raisonnements„ beaucoup de lieux communs et de déclamations, des métaphores hardies et recherchées, des expressions extraordinaires, semblent annoncer que le discours n'est pas de Démosthène : à moins qu'ayant à parler après Lycurgue, qui avait prouvé l'accusation, et dont l'éloquence était pompeuse et magnifique, il n'ait changé exprès sa façon de dire ; il n'ait affecté de n'employer que des mouvements ; il ne se soit permis des idées plus vagues et plus générales, une élocution plus abondante et plus diffuse, plus d'images et de métaphores. Peut-être aussi qu'ayant à parler contre un adversaire dont la diction, sans doute, abondante en images et en figures, en imposait au peuple, et amusait quelquefois son imagination, il se soit étudié à surpasser, en quelque sorte, Aristogiton dans ce genre singulier d'éloquence, pour employer, avec plus d'avantage contre lui, les armes avec lesquelles ce méchant homme attaquait tous les citoyens. Ces raisons m'auraient décidé sur le discours d'Aristogiton ; mais une phrase m'a embarrassé et m'a jeté dans de nouveaux doutes, ou plutôt m'a convaincu que le discours n'était pas de Démosthène : Souffrez, Athéniens, dit l'orateur, que je vous parle selon la méthode qui m'est naturelle, et d'après la manière que je me suis faite; car je ne le pourrais autrement. Or, la manière de Démosthène était de jeter dans son sujet quelques principes généraux, mais non pas de traiter de longs lieux communs. Au reste, quel que soit l'auteur de cette harangue que je publie en français et dans laquelle on remarquera de grandes beautés, en voici le sujet.

Aristogiton avait porté un décret contre un citoyen d'Athènes, pour le faire condamner à mort. Ce décret fut attaqué ; et ayant été jugé contraire aux lois, Aristogiton fut condamné à une amende de cinq talents. Il fut condamné à une autre amende de mille drachmes, parce qu'il n'avait pas obtenu la cinquième partie des suffrages dans une accusation qu'il avait intentée contre Hégémon. Débiteur du trésor, il ne paya pas au temps prescrit; sa dette fut doublée et portée à dix talents, deux mille drachmes: Afin de s'acquitter, il vend une de ses terres à Eunome son frère; celui-ci s'engage à payer pour lui, demande dix ans pour acquitter toute la somme, distribuée en dix payements égaux. Les lois notaient d'infamie tout débiteur du trésor, jusqu'à ce qu'il eût payé. Il y avait déjà deux payements de faits ; Aristogiton, croyant qu'il pouvait parler en public, et jouir des droits de citoyen, parce que son frère s'était constitué débiteur à sa place, et qu'il avait déjà fait deux payements, recommença à former des poursuites, et à intenter des accusations suivant sa coutume, quoiqu'il fût toujours inscrit sur les registres publics, comme débiteur du trésor. Il accusa, entre autres, Ariston, pour l'avoir, disait-il, inscrit comme débiteur, quoiqu'il ne le fût plus, quoiqu'il eût payé ; il lui intenta l'action appelée dikên tês bouleuscos. Si Ariston perdait sa cause, il devait être inscrit à la place d'Aristogiton.
Lycurgue et Démosthène accusent Aristogiton, comme parlant en public et accusant les autres, quoique toujours inscrit débiteur du trésor : quand Ariston l'aurait inscrit à faux, il fallait attendre que les juges eussent prononcé. Démosthène, ou l'auteur des deux harangues, quel qu'il soit, touche fort légèrement le fond de la cause ; ce ne sont d'ailleurs que des lieux communs sur les rois et la justice, des invectives contre toute la vie de l'accusé, des exhortations aux juges pour le condamner, et délivrer Athènes d'un méchant homme. Il y a beaucoup de force et d'élévation dans plusieurs endroits, surtout du premier discours, qui mérite certainement d'être connu. Le second est plus faible, mais n'est point sans mérite. Il y a de belles idées sur les lois.
Ils ont dû être prononcés dans la troisième année de la CXe olympiade, l'année même de la bataille de Chéronée. Aristogiton, contre lequel ils sont faits, était dans la république un homme important, ou du moins redoutable. Il avait une sorte d'éloquence ; mais un caractère dur, mordant, satyrique, contentieux, aimant à accuser, ne ménageant personne, attaquant tout le monde, grands et petits, ministres et particuliers; il s'était lait un grand nombre d'ennemis dans tous les ordres. Il ne succomba point pour cette fois ; car il fut depuis accusé par Dinarque, et il échappa encore. Mais enfin il périt dans la prison, condamné à boire la ciguë.  Avant de mourir, il envoya chercher Phocion, voulant lui parler. Les amis de Phocion le détournèrent d'y aller : Dans quel endroit, leur dit-il, parlerais je plus volontiers à Aristogiton ?

 

PREMIÈRE HARANGUE CONTRE ARISTOGITON.

 

[1] Pendant tout le temps, ô Athéniens que j'ai entendu, comme vous Lycurgue (01) parler contre Aristogiton ; applaudissant d'ailleurs à ce qu'il disait, et admirant la force de son éloquence, j'ai été surpris d'une chose, c'est qu'il ignore que la gain de cette cause ne dépend ni de ses discours, ni des miens, mais de la disposition où seront les juges à user de rigueur ou d'indulgence envers un méchant homme. [2] Pour moi, je suis persuadé qu'il n'est besoin d'établir l'accusation et d'en développer les preuves, que pour la forme, que pour occuper l'audience et que chacun des juges, selon les sentiments qu'il éprouve a décidé l'affaire bien avant que de paraître au tribunal. Oui, Athéniens si le plus grand nombre d'entre vous est dans la volonté de protéger et de ménager les pervers, c'est en vain que nous nous serons fatigués à rassembler des raisons ; mais si vous avez la force de les haïr, il faut espérer que l'accusé subira la peine qu'il mérite.

[3] Quoiqu'on vous ait parlé longtemps et fort bien, à mon avis, cela n'empêchera pas que je ne vous fasse part de mes réflexions. Il me semble que la cause actuelle est d'une espèce toute différente des autres et voici comment. Dans toutes les affaires, les juges viennent pour être instruits par l'accusateur et par l'accusé, des objets sur lesquels ils ont à prononcer, et les deux parties, pour montrer, chacune, qu'elles ont le droit pour elles. [4] Ici, c'est tout le contraire. Mieux instruits que les accusateurs sur la personne d'Aristogiton, les juges savent qu'il est débiteur, que sort nom est inscrit dans la citadelle (02) et que l'entrée de la tribune lui est fermée ; en sorte que chacun d'eux peut être censé accusateur, puisqu'il connaît l'affaire mieux que nous et qu'il n'a pas besoin de nous entendre. [5] Quant à l'accusé, ne pouvant produire, pour sa défense, ni des raisons solides, ni une conduite sage et régulière, privé de tout avantage qui pourrait le faire absoudre, il compte échapper par les moyens même qui feraient trembler tout autre, quoiqu'il fût innocent : c'est sur l'excès de sa méchanceté, qu'il fonde l'espoir de son salut. [6] Ainsi, l'on pourrait dire, à juste titre, qu'Aristogiton est cité devant vous ; mais que c'est vous qui êtes jugés, et qu'il s'agit de votre honneur. En usant de la plus grande sévérité envers un homme convaincu des plus grands crimes, vous annoncerez que vous êtes venus au tribunal comme juges et gardiens des lois, ce que vous êtes en effet. [7] Au lieu que, si quelque autre motif prévaut, ce dont aucun de vous n'oserait convenir, et ce qu'on verra par les suffrages, je crains que vous ne paraissiez ouvrir la carrière à tout méchant déterminé. Le méchant, faible par lui-même, n'est fort que par votre protection, qui, dans ce cas, est une source de crédit et de richesses pour celui qui l'obtient et de déshonneur pour les juges qui l'accordent.

[8] Avant que je ne vous parle d'Aristogiton en particulier, je voudrais vous voir empressés à examiner brièvement quelle atteinte portent à la gloire et à l'honneur de la république, tous ces odieux personnages qui lui ressemblent, et parmi lesquels il se signale. [9] Sans parler du reste, ils paraissent dans les assemblées, où vous permettez, aux orateurs d'exposer leurs avis, et non d'exercer leur mauvais naturel; ils y paraissent armés d'impudence et d'audace de déclamations bruyantes, d'imputations fausses et calomnieuses. Rien, selon moi, de plus contraire à la sagesse des délibérations, je dis même rien de plus déshonorant pour Athènes. Par les excès les plus énormes, ils se mettent au-dessus de nos plus sages règlements, des lois, ces magistrats, de l'ordre établi dans la ville et dans les délibérations (03). [10] Si vous autorisez leur conduite, si tous approuvez les désordres qui en résultent, il faut laisser aller les choses; mais, si vous jugez à propos de réformer les abus, de remettre l'ordre dans toutes les parties de l'administration, qui ont été négligées, et où ils ont mis depuis longtemps une confusion aussi triste que honteuse, il faut prononcer, en ce jour, [11] d'après les lumières de votre conscience, corrigeant les abus et les désordres, respectant les lois, amies de la justice et soutiens des états et la justice elle-même, vénérable et inexorable, qu'Orphée (04), ce poète illustre, qui nous a enseigné les plus saints mystères, nous représente assise près du trône de Jupiter, pour observer toutes les actions des mortels. Prononcez donc comme étant sous ses yeux, et prenez garde de rien faire d'indigne de cette déesse, dont vous rendez les oracles ; vous que le sort a honorés de la fonction de juges, qu'il a constitués à la garde de l'honneur, des droits, des intérêts de tous les citoyens, et entre les mains desquels il a remis aujourd'hui ce dépôt précieux, scellé du serments au nom des lois, du gouvernement et de la patrie. [12] Si vous n'êtes pas dans ces dispositions, si vous apportez au tribunal votre mollesse ordinaire, je crains que, par un effet contraire à nos désirs, nous ne paraissions, en accusant Aristogiton, vous accuser vous-mêmes. Oui, plus nous aurons dévoilé sa méchanceté, plus vous vous déshonorerez pat vos suffrages, si vous ne tenez aucun compte de nos paroles.

Mais en voilà assez sur cet article. [13] Il faut vous dire, Athéniens, la vérité avec la plus grande franchise. Lorsque, dans vos assemblées, vous m'avez nommé pour cette accusation, je ne l'ai pu voir sans peine, et je vous proteste que je n'aurais pas voulu m'en charger. Je savais qu'on est puni tôt ou tard de prendre sur soi de pareilles tâches ; et si le tort qu'elles font une première fois, n'est pas aura considérable pour qu'on s'en aperçoive, on ne tardera pas à s'en apercevoir, si l'on recommence et si l'on continue. Je n'ai pas cru, néanmoins, que je dusse me refuser à vos voeux.

[14] Lycurgue, et je m'attendais bien qu'il le ferait ainsi, a traité le fond de la cause et l'infraction des lois ; il a produit des témoins contre l'accusé : pour moi je vais vous entretenir de vérités dont doivent s'occuper des hommes qui délibèrent sur les lois et sur la république, et j'entre aussitôt dans mon sujet. Souffrez, je vous en conjure, souffrez que je vous parle selon la méthode qui m'est naturelle, et d'après la manière que je me suis faite ; car je ne le pourrais autrement (05).

[15] Dans les états plus ou moins étendus, les hommes sont gouvernés par les lois et par les moeurs. Les moeurs n'ont rien de stable, rien qui se ressemble ; chaque particulier a les siennes : les lois sont communes, invariables, les mêmes pour tout le monde. De mauvaises moeurs ne font que trop souvent mal agir : de là, ceux dont la vie n'est pas réglée, sont sujets à commettre bien des fautes. [16] Les lois ne veulent et ne cherchent que ce qui est juste, honnête, utile ; quand elles l'ont trouvé, elles est font un précepte général et uniforme; et ce précepte est ce qu'on appelle la loi, à laquelle tous doivent obéir pour plusieurs raisons, et principalement parce que la loi est une invention et un présent des dieux, la décision des hommes sages, la règle qui distingue les fautes faites sans dessein ou avec réflexion, le pacte commun et civil, qui oblige tous les citoyens.

[17] Il n'est pas maintenant difficile de prouver qu'Aristogiton est condamnable à tous égards, et qu'il ne lui reste aucune défense recevable. Toutes les lois étant portées pour deux motifs, et pour que I'on ne commette pas d'injustice, et pour que ceux qui en ont commis subissent la peine et, par-là, rendent les autres meilleurs : Aristogiton doit être condamné à ces deux titres. On lui a infligé une amende, parce que, dans le principe, il a enfreint les lois, et on le poursuit en ce jour devant vous, parce qu'il n'a point payé cette amende. On ne pourrait donc avoir aucune raison de l'absoudre, [18] et d'ailleurs on ne peut dire que de tels abus ne soient pas nuisibles à la république.

Je pourrais vous représenter, Athéniens, que si vous écoutez les sophismes d'Aristogiton, la république perdra toutes Ies amendes ; que, s'il fallait accorder des grâces aux débiteurs du trésors ce serait aux citoyens zélés d'ailleurs et vertueux, qui n'ont été condamnés que pour des fautes légères, et non au plus méchant des hommes, à un homme noirci de crimes qui a été condamné, avec justice, [19] pour les délits les plus graves ; quoi de plus grave en effet, que l'imposture et l'infraction des lois, pour lesquelles on lui a fait subir une sentence de condamnation ? Je pourrais dire, enfin, que, quand on devrait ménager tous les autres, on ne devrait pas faire grâce à un audacieux qui veut l'emporter de force, et auquel on ne pourrait céder saris honte. Je supprime ces raisons, et beaucoup d'autres semblables, pour m'en tenir aux lois ; et je crois être en état de vous démontrer que l'accusé trouble, autant qu'il est en lui, le bon ordre qu'elles établissent dans la ville. [20] Je ne dirai rien de nouveau, rien d'extraordinaire et de particulier, mais ce que vous savez tous aussi bien que moi-même.

Examinez ce qui rassemble le sénat dans un même lieu, ce qui réunit le peuple dans la place publique, et remplit de juges les tribunaux, ce qui fait que de nouveaux magistrats sont substitués aux anciens qui leur cèdent d'eux-mêmes la place, ce qui maintient en un mot, tous ces établissements sages d'où dépendent le bon ordre et le salut de l'état ; vous verrez que ce sont les lois, et la soumission aux lois. Si elles étaient abolies, si chacun avait la liberté de faire ce qu'il veut, il n'y aurait plus de gouvernement, ou plutôt notre vie ne différerait pas de celle des brutes. [21] En effet, que ne ferait point, croyez-vous, celui que j'accuse, s'il n'y avait plus de lois, lui qui est tel malgré les lois qui subsistent ? Puis donc que, de l'aveu de tout le monde, ce sont les lois qui, après les dieux, conservent notre république ; comme si vous étiez ici pour recueillir des contributions, honorez et récompensez le citoyen qui contribue, pour sa part, au salut de la patrie, en se soumettant aux lois ; punissez celui qui refuse de leur obéir. [22] Oui, sans doute, la soumission de chaque citoyen aux lois, est une espèce de contribution civile ; et quiconque refuse d'y satisfaire, ruine, autant qu'il est en lui, une foule d'établissement aussi importants que magnifiques qui décorent votre ville. [23] Je vais en citer une ou deux des plus connus, pour servir d'exemples.

De faibles barreaux défendent le sénat des Cinq-cents, écartent les particuliers, et lui permettent de délibérer en secret. Quand le sénat de l'aréopage siège sous le portique-royal (06), environné d'une simple corde qui éloigne les importuns, il délibère seul et sans témoins, avec la plus grande tranquillité. Tous les magistrats élus par le sort, dès que le héraut a fait entendre ces paroles : Retirez-vous, consultent entre eux, à l'abri des lois qui les assemblent, sans craindre les violences des plus insolents.

[24] Ces réglements et mille autres, tous aussi augustes qu'essentiels qui font l'ornement et la sûreté de la ville, ce sont les lois qui les maintiennent. Le respect des enfants pour leurs parents, la déférence des jeunes gens pour les vieillards, la sagesse et la retenue, le bon ordre et la règle, prévalent, par le moyen des lois, sur les excès de la passion, sur l'impudence, l'audace et l'effronterie. La méchanceté est hardie, téméraire, entreprenante ; la bonté est tranquille, lente, timide, endurant trop aisément l'injure vous devez donc, vous qui êtes choisis pour rendre la justice, maintenir et affermir les lois, parce qu'avec leur secours les bons l'emportent sur les méchants. [25] Ne faites plus observer les lois, vous ouvrez la perte à tous les abus, tout est en confusion et en désordre, la ville est abandonnée aux plus pervers et aux plus audacieux. Car, je vous le demande si chaque citoyen armé de l'audace et de l'effronterie d'Aristogiton, se persuade comme lui, que, dans un gouvernement populaire, on peut, à-peu-près, dire et faire tout ce que l'on veut pourvu qu'on ne s'embarrasse point de l'opinion publique ; si, pensant aussi mal, il ne trouve personne qui le fasse mourir sur-le-champ à quelque excès qu'il sa porte; [26] si, animé par l'espoir de l'impunité, il prétend, quoiqu'il ne possède aucune charge, marcher l'égal de ceux qui les ont obtenus par le sort ou par des suffrages, et jouir des mêmes privilèges ; si, enfin, ni les jeunes gens, ni les vieillards ne font ce qu'ils doivent ; si chacun, sans aucune règle, regarde sa volonté seule comme la loi, comme le magistrat, comme supérieure à tout : au milieu de tels désordres, l'état peut-il être bien gouverné ? les lois conserveront-elles quelque force ? Ne verra-t-on pas le mépris des règles, la violence, les outrages de paroles et d'actions, dominer tous les jours dans la ville, remplacer la retenue et le bon ordre qui y règnent à présent ?

[27] Mais qu'est-il besoin de prouver que tout est réglé par les lois et par la soumission aux lois ? Vous-mêmes, quoique tous les Athéniens aient tiré au sort, quoique tous désirassent de siéger dans ce tribunal, vous êtes les seuls qui nous jugez. Pourquoi ? c'est que vous avez tiré au sort, et que, favorisés par le sort, vous avez été nommés ; car voilà ce que prescrivent les lois. Vous donc qui siégez ici au nom des lois, renverrez-vous absous par vos suffrages, un téméraire qui veut agir et parler malgré les lois ? [28] Ne témoignerez-vous mille colère, nulle indignation pour les violentés faites aux lois par un infâme et impudent personnage ? Comment, ô plus scélérat des hommes ! lorsque l'intempérance de votre langue est arrêtée, non par des barreaux ni par des portes qu'il est possible de franchir et d'ouvrir, mais par nombre de fortes amendes dont les titres sont consignés au temple de Minerve ; vous forcerez ces obstacles, vous paraîtrez dans un lieu d'où les lois vous éloignent ! exclus de tous les droits de citoyen par les décisions de trois tribunaux, par les registres des thesmothètes, par ceux des exacteurs publics, par l'inscription (07) même que vous attaquez aujourd'hui comme illégitime ; lié, pour ainsi dire, par une chaîne de fer, vous franchirez de telles barrières, vous les arracherez ! Muni de mauvaises défaites, et armé d'imputations fausses, vous croirez pouvoir renverser l'état !

[29] Je vais vous montrer Athéniens, par une preuve sensible, qu'on ne doit pas tolérer de telles entreprises. Si quelqu'un, dans le moment venait vous dire qu'on ne choisira vos orateurs que parmi les plus jeunes, parmi les plus riches, parmi ceux qui ont rempli les charges, outils quelque autre espèce particulière de citoyens, vous le feriez mourir, comme détruisant la démocratie; et il mériterait la mort. [30] Toutefois, aucun de ces propos ne serait aussi révoltant, que si quelqu'un de l'espèce de l'accusé vous disait qu'il doit être permis de vous haranguer malgré les lois, à ceux qui sont échappés des prisons, à ceux dont le peuple a condamné les pères au dernier supplice, à ceux, qui, élus magistrats, par le sort ont été rejetés dans l'examen, à ceux qui sont débiteurs du trésor, à ceux qui sont juridiquement diffamés, ou enfin, à ceux qui sont les plus méchants et reconnus tels, qui réunissent tous les traits que réunit Aristogiton et les hommes qui lui ressemblent.

[31] Pour moi, je pense qu'il doit subir la mort, pour ce qu'il fait aujourd'hui, et avec plus, ou du moins autant de raison, pour ce qu'il ferait sans doute par la suite, si vous lui en donniez malheureusement le pouvoir et les facilités.

Eh ! pourrait-on ignorer qu'il est incapable de rien faire de beau, d'honnête, qui soit digne de la république. Car ne permettez pas, grands dieux ! qu'Athènes éprouve une disette d'hommes qui la réduise à avoir recours à Aristogiton pour opérer quelque bien. Quant aux circontances où l'on pourrait employer un tel monstre, souhaitons que notre ville ne s'y trouve jamais : que si elle devait s'y trouver, il vaut mieux que des citoyens qui auraient de mauvais desseins contre elle, soient privés de quelqu'un qui pourrait les seconder dans leurs vues, que de leur fournir (08) un ministre de leurs crimes dans la personne d'Aristogiton, absous de tous ses crimes. [32] A quels excès funestes craindrait de se porter un aussi méchant homme, animé contre le peuple par une haine héréditaire ? Quel citoyen serait plus disposé à renverser la république s'il en avait la puissance ? Et puisse-t-il ne l'avoir jamais ! ne voyez-vous pas que ce n'est ni la raison ni la retenue, mais la fureur qui domine son génie, qui dirige sa conduite dans l'administration des affaires ; ou plutôt, que toute sa conduite est la fureur même, laquelle n'est pas moins nuisible à celui qui en est possédé, que dangereuse pour les autres et insupportable dans un état ? Un furieux s'abandonne lui-même ; il renonce à tout moyen raisonnable, qui pourrait le sauver ; et c'est contre toute raison, contre toute espérance, qu'il sort du péril, si par hasard il y échappe. [33] Mais quel homme sensé lui confierait sa personne ou les intérêts de la patrie ? Ne le fuirait-il pas autant qu'il le pourrait ? Ne le chasserait-il pas de la ville pour ne pas même le rencontrer ? non, de bons patriotes ne doivent pas chercher un furieux dont ils partagent la fureur, mais un homme prudent et sage qui leur communique sa prudence et sa sagesse : celles-ci conduisent les hommes au bonheur, celle-là les jette dans l'abîme où Aristogiton se précipite.

[34] Sans vous en tenir à nos paroles, examinez les usages des peuples. Il est dans toutes les villes des temples et des autels pour tous les dieux, il en est pour la prudente Minerve, révérée comme une illustre déesse. A Delphes, à l'entrée du temple, on lui a érigé un grand et magnifique sanctuaire auprès d'Apollon, ce dieu qui rend toujours des oracles sûrs, qui donne toujours les meilleurs conseils, Mais il n'est nulle part de culte établi pour la fureur et l'impudence. [35] Tous les peuples ont dressé des autels à la justice à la règle, à la pudeur ; et quoique les plus saints et les plus augustes soient dans le coeur de chacun de nous, il en est de construits par la main des hommes, que la loi rend publics et qu'elle propose à leur vénération : mais ils n'en ont dressé aucun à l'effronterie, à l'imposture, à la perfidie, à l'ingratitude, tous vices qui forment le caractère d'Aristogiton.

[36] Je n'ignore pas qu'évitant de se justifier, selon les règles, sur les objets même dont on l'accuse, il se jettera dans des invectives et des calomnies étrangères à la cause, il promettra de susciter du affaires, d'intenter des accusations, de traduire devant le peuple ou devant les magistrats; je sais qu'il aura recours à ces moyens et à d'autres pareils qui tous lui seront inutiles, si on en juge raisonnablement. En effet, ne s'est-il pas trahi lui-même jusques dans les objets où il prétend se distinguer ? [37] Sans parler du reste, vous m'avez accusé sept fois comme criminel d'état, vous, Aristogiton, qui étiez vendu aux créatures de Philippe ; vous m'avez accusé deux fois lorsque je rendais mes comptes. Je suis homme, et je crains de montrer trop de présomption (09); je rends grâce aux dieux et à tous les Athéniens qui m'ont sauvé du péril : mais vous qui m'accusiez, vous fûtes toujours convaincu de mensonge et d'imposture. Si au mépris des lois on vous absout aujourd'hui, entreprendrez-vous encore de me convaincre? Et sur quoi ? [38] Faites, je vous prie, Athéniens, cette réflexion : depuis deux ans que les lois lui interdisent l'entrée de la tribune, sans qu'il ait cessé de parler au peuple, il n'a attaqué comme coupables envers la république, qu'un malheureux Phocidès, quelques misérables artisans, et d'autres particuliers qu'il a accusés devant vous ; il ne m'a pas attaqué, moi, homme public, dont il étais l'ennemi, ni Lycurgue, ni les autres contre lesquels il déclamera dans l'instant. Toutefois, il mérite également la mort, soit que pouvant nous accuser et nous convaincre, il nous ait laissés pour attaquer de simples particuliers ; soit que n'ayant rien à dire contre nous, il annonce qu'il nous accusera dans le dessein de vous en imposer et de vous séduire.

[39] Mais si vous voulez absolument avoir dans votre ville un accusateur de profession; si vous vous embarrassez peu qu'un tel homme accuse à tort ou avec droit, pourvu qu'il accuse ; sachez que nul n'est moins propre à seconder vos vues. Pourquoi? C'est qu'un homme qui veut accuser les autres citer tout le monde en justice, doit être lui-même irréprochable, afin que les crimes de l'accusateur ne soient pas pour les accusés un moyen d'échapper à la justice, Or personne dans Athènes n'est plus noirci de crimes et de crimes plus atroces qu'Aristogiton. [40] Pourquoi donc le conserveriez-vous? C'est le chien du peuple, disent quelques-uns. Oui, certes ; mais c'est un de ces chiens, qui, au lieu de mordre ceux qu'ils veulent faire passer pour des loups, dévorent les brebis même qu'ils s'engagent de défendre. Car à qui des hommes publics a-t-il fait autant de mal qu'a tous les particuliers qu'il persécute indistinctement ? Quel homme public a-t-il cité en justice depuis qu'il recommence à parler au peuple? Que de particuliers, au contraire, n'a-t-il pas attaqués par des décrets pour lesquels il s'est vu condamné ? Mais, comme on dit ordinairement qu'il faut se défaire des chiens qui ont goûté la chair des brebis, il faut de même se défaire de celui-ci au plutôt, d'un méchant homme qui n'est d'aucune ressource dans les choses où il se vante le plus d'être utile. [41] Voici de sa part un procédé aussi odieux qu'impudent. Après vous avoir trompés tous ensemble par les invectives qu'il débite dans les assemblées, et par l'insolence avec laquelle il attaque tout le monde, il vous en punit chacun à part, accusant, calomniant, rançonnant, non pas, certes, des orateurs du peuple qui peuvent lui tenir tête, mais de simples particuliers et des hommes peu instruits : ceux qui ont été l'objet de ses attaques, ne le savent que trop.

[42] Mais, peut-être, en convenant de tout, vous direz qu'ayant à juger un homme dont la république a besoin, vous devez, malgré tout ce que je viens de dire, renvoyer absous Aristogiton. Jugerez-vous donc, par des paroles, de ce que vous avez éprouvé par des effets ? Il n'a point parti devant vous pendant cinq ans où la tribune lui fut interdite: qui l'a regretté pendant cet intervalle? Quelle partie de la république a souffert de soit absence ? Quelle partie malade a été rétablie depuis qu'il reparaît à la tribune? Pour moi, il me sembla au contraire que pendant le temps où il était condamné au silence, la ville a respiré des maux qu'il faisait à tout le monde ; et que, depuis qu'il recommence à haranguer, elle est comme assiégée par la violence des discours séditieux qu'il ne cesse de débiter dans les assemblées.

[43] Je vais m'adresser aux partisans que lui donne sa conduite furieuse : article fort délicat et très embarrassant. C'est à vous-mêmes, Athéniens, à juger de l'idée qu'on doit avoir des amis d'un Aristogiton; moi, je me contente de dire qu'ils ne sont pas sages de s'attacher à un tel homme. Je suppose qu'aucun de ceux qui composent le tribunal, n'est de ce nombre : la justice, l'honnêteté, mon propre avantage, demandent que je parle et que je pense ainsi de nos juges. [44] Parmi les autres citoyens, afin d'attaquer le moins de personnes qu'il est possible, je ne prendrai que Philocrate (10), le disciple, ou, si l'on veut le maître d'Aristogiton. Je suppose qu'il est seul de ses adhérents ; non qu'il n'y en ait encore d'autres : eh ! pût-on n'en trouver qu'un seul ! mais les ménagements que j'ai pour nos juges, je dois les avoir pour les autres citoyens ; je dois craindre de leur reprocher publiquement des liaisons peu honnêtes. D'ailleurs, m'adresser à une seule personne, produira le même effet.

[45] Sans entrer dans le détail des traits qui doivent former le caractère d'un partisan d'Aristogiton, ce qui obligerait à dire trop de choses désagréables, voici ce que je dis : Si Aristogiton est simplement un méchant homme, un médisant, un calomniateur, tel enfin qu'il se glorifie d'être, je vous passe, Philocrate, je vous pardonne de vouloir conserver votre pareil; car, supposé que les autres citoyens pensent comme ils doivent, et qu'ils soient fidèles à observer les lois, vous ne pouvez faire beaucoup de tort à la république. [46] Mais s'il fait commerce de méchanceté, s'il en est marchand et revendeur, s'il trafique de toutes ses actions et de toutes ses démarches, je dirai presque la balance et les poids à la main, pourquoi l'aimez-vous, insensés que vous êtes? Se sert-on d'un couteau qui ne coupe pas? Et de quelle utilité peut être à celui qui veut faire du mal et susciter de l'embarras à tout le monde, un calomniateur qui se vend à ceux qu'il accuse ?

[47] Je vais vous montrer, Philocrate, qu'Aristogiton est tel que je dis, et vous faire souvenir de ce que vous savez vous-même. Vous vous rappelez comme il s'est désisté, pour de l'argent, de l'accusation intentée contre Hégémon et Démade (11), qu'il poursuivait pour crimes d'état. Quant à Agathon, qui fait commerce en olives (ce fait est tout nouveau), remplissant de clameurs la place publique, prenant les dieux et les hommes à témoin, troublant toute confondant tout dans les assemblées, on devait, criait-il, mettre le coupable à la torture : il était présent lorsqu'on le renvoyait absous, et avait reçu quelque argent; il était devenu muet. Quelle a été l'issue de cette action pour crime d'état, si vivement commencée contre Démoclès? Je ne parle pas de mille autres, il me serait trop difficile de me les rappeler toutes. [48] Je suis sûr, Philocrate, que vous en avez tenu registre, puisque vous en avez partagé les profits. Qui donc, bon ou méchant, doit travailler à le sauver ? Ou pourquoi conserverait-on un homme qui est traître à ses pareils, ennemi des bons par nature et par essence, à moins qu'on ne croie qu'il faut garder dans la république le germe d'un méchant et d'un calomniateur? Mais, certes, une telle conduite ne serait ni juste ni décente. Non, sans doute, nos ancêtres ne nous ont pas construit des tribunaux pour que nous y fixions des hommes d'un tel caractère, et qu'ils y prennent racine, mais plutôt pour que le vice écarté et puni n'excite pas dans les autres une émulation funeste.

[49] Il faut donc qu'il soit bien difficile de réprimer la méchanceté ; et puisque Aristogiton, inculpé de crimes manifestes, n'a pas subi la mort, il y a longtemps, que peut-on faire, ou que peut-on dire? Qui telle est son audace, quoique cité en justice, il ne cesse de crier, de calomnier, de menacer. Des généraux auxquels vous confiez les plus grandes entreprises, il prétend parce qu'ils refusent l'argent qu'il leur demande, qu'ils ne sont pas dignes de commander aux valets du dernier étage. [50] Et ce n'est pas tant, non, ce n'est pas tant pour les outrager qu'il parle de la sorte (car ils se seraient garantis de ses injures par quelques dons modiques), que pour décrier votre choix et faire montre de méchanceté. Il déchire les magistrats, il les rançonne; et quel mal ne leur fait-il point? Dernièrement encore, il cherchait, en produisant de faux écrits, à jeter la dissension et le trouble dans toute la ville. En un mot, il est né pour le malheur des autres ; il ne s'en cache pas, et c'est par état qu'il est méchant. [51] En effet, on compte environ dans Athènes vingt mille citoyens (12). Tous fréquentent la place publique, occupés des affaires de la ville ou de leurs affaires particulières, engagés dans quelque profession. Pour Aristogiton, il ne pourrait montrer quelle est la sienne; il n'a d'occupation ni noble, ni vulgaire, ni politique; il n'exerce ni les arts, ni l'agriculture, ni le commerce ; n'est lié avec personne, ni d'intérêts, ni d'amitié. [52] Il parcourt la place publique comme un serpent ou un scorpion, dressant son dard, s'élançant tantôt d'un côté, tantôt d'un autre; examinant qui il percera de ses calomnies, qui il jettera dans le malheur, à qui, en un mot, il fera quelque mal; à qui il inspirera de la crainte, pour en tirer de l'argent. On ne le voit dans aucune des maisons de la ville où s'assemblent les autres citoyens (13) ; errant, sans retraite, sans amis, sans connaissance, il ne formé aucune des liaisons les plus ordinaires, et ne goûte aucune des douceurs de la société. Il marche accompagné des monstres que les peintres nous représentent dans le Tartare escortant les scélérats, l'imprécation, la calomnie, l'envie, la contention, la discorde. [53] Un aussi méchant homme, un homme pour qui les dieux des enfers seraient inexorables, qu'ils ne manqueraient pas de précipiter dans la troupe des pervers; un pareil homme, ô Athéniens, cité devant vous, est livré à votre justice; et, loin de le punir, vous lui accorderiez des grâces que vous n'accordâtes jamais aux bienfaiteurs de la patrie ? Car à qui d'entre eux, condamné à une amende envers le trésor, permîtes-vous jamais de jouir des droits de citoyens avant qu'il eût payé ? Ne le permettez donc pas à l'homme que nous accusons mais punissez-le de manière qu'il puisse servir d'exemple.

[54] Il est à propos d'entendre le reste. Les traits qu'a rapportés avant moi Lycurgue, sont affreux et au-dessus de tout ce qu'on peut dire ; ce qui suit y répondra et sera de même nature. Je ne parlerai pas de son père, qu'il a laissé dans la prison d'Érétrie, comme vous l'avez appris de Phèdre. Oui, cet homme exécrable, ce fils dénaturé, n'a point donné à son père la sépulture ; et, loin de payer les dépenses à ceux, qui lui avaient rendu les derniers devoirs, il leur a intenté procès. [55] Je ne dirai rien, ni de sa mère qu'il n'a pas craint de frapper, ni de sa soeur, non pas soeur de père mais au moins de mère, de quelque commerce qu'elle soit le fruit, ce que je n'examine pas. Il a vendu cette soeur pour être transportée en pays étranger, comme il est marqué dans l'acte de l'accusation que lui a intentée à ce sujet son vertueux frère, qui aujourd'hui prend sa défense. [56] Sans parler de tous ces faits atroces, en voici, oui, en voici un des plus révoltants auquel je m'arrête.

Lorsqu'il s'échappa de la prison qu'il avait forcée, il se retira chez une femme nommée Zobie, avec laquelle probablement il avait eu autrefois quelque commerce. Cette femme le garde et le cache chez elle, dans les premiers jours où les ondécemvirs le faisaient chercher partout, et promettaient de récompenser quiconque le ramènerait. Ensuite elle lui donne huit drachmes, une robe et un manteau, pour faire le voyage de Mégare, où il se réfugia. [57] De retour à Athènes, où il devint un personnage puissant et distingué, loin de reconnaître de tels services, il traita indignement celle qui les lui avait rendus, et qui, se plaignant à lui-même, les lui rappelait et lui en demandait la récompense. Il commence par la frapper et la chasser de chez lui. Comme elle ne cessait pas ses plaintes, et que, suivant la coutume des femmes, elle les allait porter chez tous ceux qu'elle connaissait, il la saisit de sa propre main, la traîne devant le tribunal des étrangers ; et si elle n'eût été inscrite comme ayant payé sa taxe, elle aurait été vendue, grâce à celui même qu'elle avait sauvé. [58] Afin de prouver tout ce que j'avance, greffier, faites paraître celui auquel Aristogiton n'a pas payé les frais de la sépulture de son père, et le juge du procès que son digne frère lui a intenté pour avoir vendit sa soeur : produisez l'acte d'accusation. Mais faites paraître, avant tout, le protecteur de cette Zobie qui a reçu Aristogiton chez elle, et les juges devant lesquels il l'a traînée. Vous étiez indignés tout à l'heure Athéniens, qu'il eût accusé ceux même qui s'étaient cotisés pour le tirer d'un mauvais pas: c'est un monstre, oui, c'est un monstre odieux, un animal féroce. Greffier, lisez les dépositions.

On lit les dépositions.

[59] Quel supplice pourrait répondre à des traits de méchanceté si multipliés ? Y aurait-il une punition assez forte ? pour moi, il me semble que le mort serait une peine trop douce.

[60] Écoutez un nouveau trait de scélératesse ; je ne citerai plus que celui-ci, et remettrai les autres. Avant qu'il sortit de prison on y avait mis un homme de Tanagre, qui avait répondu pour quelqu'un, et qui avait un billet entre les mains. Aristogiton l'aborde, lie conversation avec lui, et lui vole son billet. Comme l'étranger l'accusait de l'avoir pris, qu'il se plaignait vivement et disait qu'il n'y avait que lui qui eût pu le faire, il se porte à cet excès d'insolence de vouloir le frapper, [61] l'autre, qui était jeune et vigoureux, venait sans peine à bout d'un homme énervé, et depuis longtemps épuisé. Se voyant donc le plus faible, il lui déchire le nez avec les dents. Le Tanagrien, qui songeait à se tirer d'embarras, et à sortir de prison, cessa de faire des recherches pour son billet, qui fut enfin trouvé dans un petit coffre dont Aristogiton avait la clef. Outrés de cette indignité, les prisonniers décidèrent entre eux, par un décret en forme, qu'on n'aurait avec lui nul commerce, nulle communication, ni pour le feu ni pour la lumière, ni pour le boire, ni pour le manger; qu'on ne recevrait rien de lui, et qu'on ne lui donnerait rien. [62] Pour preuve que je dis vrai, greffier, faites paraître l'homme même dont cet infâme a dévoré le nez.

On lit la déposition.

Voilà, Athéniens, voilà les fameux exploits d'un de vos orateurs, Oui, il est utile d'entendre des discours, ou de recevoir des conseils d'une pareille bouche. Lisez-nous aussi, greffier, le décret honorable porté en sa faveur.

On lit le décret des prisonniers. (14)

[63] Et vous ne rougiriez pas, Athéniens, d'admettre parmi vous, comme ministre, lorsque les lois l'excluent du gouvernement, un homme que des misérables, mis en prison pour leurs vols et pour leurs méfaits, ont regardé comme plus méchant qu'eux, au point de lui interdire avec eux tout commerce ! Que trouveriez-vous donc à louer dans ses actions ou dans sa vie ? Tout chez lui ne vous indignerait-il pas ? N'est-ce pas un pervers, un calomniateur, un homme atroce, un personnage abominable ? [64] malgré tout ce qu'il est et de tout ce qu'il a fait, il ne cesse de crier dans vos assemblées : je suis le seul qui vous sois resté fidèle, tous les autres conspirent contre vous ; on vous trahit; moi seul ai conservé de l'affection pour le peuple.

Examinons un peu d'où lui est venue cette grande et vive affection, et quel en est le vrai principe, afin que vous puissiez y croire, si elle est réelle, ou vous en méfier, si elle me l'est pas. [65] Serait-ce parce que vous avez condamné son père à la mort, et que vous avez vendu sa mère, convaincue d'avoir trahi son protecteur (15), que vous la jugeriez bien affectionné pour vous ? Mais il n'y aurait pas de raison à cela ; j'en atteste Jupiter et les autres dieux. En effet, s'il a de l'affection pour son père et pour si mère s'il observe cette loi de la nature, commune aux hommes et aux brutes, qui leur prescrit à tous de chérir Ies auteurs de leur être, peut-il aimer ceux qui les ont condamnés ? [66] Peut-il être zélé pour leurs lois et leur gouvernement ? S'il ne prend à leur sort aucun intérêt, quel compte peut-on faire, je le demande, sur l'affection que dit avoir, pour le peuple, un fils dénaturé, qui s'est dépouillé de celle qu'il doit avoir pour ses parents? Pour moi, je regarde comme un perfide, indigne de toute confiance, ennemi des hommes, et même des dieux, celui qui néglige ses parents (16). [67] Serait-ce parce que vous avez improuvé juridiquement ses accusations, et que vous l'avez fait mettre en prison, lui et son frère, que vous lui croiriez de l'affection pour vous? Mais cela serait-il plus raisonnable ? Serait-ce parce qu'élu magistrat par le sort, vous l'avez rejeté dans l'examen? [68] Serait-ce parce que vous l'avez condamné comme infracteur des lois ? Serait-ce parce que vous lui avez imposé une amende de cinq talents? Serait-ce parce que vous le montrez au doigt, pour désigner le plus pervers des hommes ? Serait-ce, enfin, parce qu'il ne peut se délivrer de l'opprobre qui le suit, unique les lois et le gouvernement subsisteront ? Par où donc vous est-il si fort affectionné ? parce que, pour vous, dit-il, il brave toute honte? Mais qu'est-ce qu'en appelle surtout un homme qui brave toute honte? n'est-ce pas celui qui, comme Aristogiton, soutient impudemment ce qui n'est pas, ce qui n'a jamais été ce qui ne sera jamais ?

[69] Mais il est à propos, je crois, de vous exposer, sur le fond même de la cause présente, quelques moyens qui m'ont paru avoir échappé à Lycurgue. Il me semble que vous devez juger de l'accusé et des preuves de l'accusation, comme s'il s'agissait d'une somme due à un simple particulier. Je suppose donc que quelqu'un en accuse un autre de lui devoir une somme, et que celui-ci nie la dette ; si on produisait le billet du débiteur, si on montrait l'affiche mise sur les maisons ou sur les terres (17), vous trouveriez, je pense, fort impudent celui qui la nierait, ou celui qui la demanderait, si ces pièces n'existaient pas ; cela est naturel. [70] Or, les billets qui constatent la dette d'Aristsogiton, envers la république, ce sont les lois en vertu desquelles on inscrit ses débiteurs; l'affiche, c'est la tablette où est inscrit le nom du débiteur, et qu'on dépose dans le temple de Minerve, si ces pièces n'existent pas, il n'y a plus de dette, les accusateurs parlent au hasard, ou plutôt ils avancent une imposture. Mais si elles subsistent et doivent subsister jusqu'à ce que la dette soit payée, l'accusé ne dit rien de vrai il est coupable, et c'est un crime à lui de vouloir frustrer la république de tous ses droits. [71] Car enfin, il n'est pas question ici d'examiner ou de décider s'il doit toute la somme à laquelle il a été condamné, mais s'il doit encore. Autrement, on ferait ferait une grande injustice à ceux qui ne seraient inscrits que pour une drachme. Ils seraient censés débiteurs envers l'état quoiqu'ils n'eussent péché en rien ou presque en rien; et un homme qui aurait commis les plus grands crimes, serait rétabli dans tous ses droits, parce qu'il aurait fait un ou deux payements. Des trois dettes d'Aristogiton, qui ont été inscrites, et pour lesquelles il a été accusé, deux ont été payées, la troisième (18) ne l'est pas. encore ; et c'est au sujet de cette troisième qu'il poursuit Ariston par une action particulière. [72] Oui, certes, dit-il, puisqu'il m'a inscrit à faux. Eh bien ! Aristogiton, il faut tirer de cette injure la réparation convenable ; et cependant vous deviez commencer par rester dans l'état de souffrance d'un débiteur sinon, de quoi tirerez-vous réparation? Et s'il vous libre d'agir comme, les autres quel tort vous a-t-on fait.

[73] Suivez, je vous prie, Athéniens, ces raisonnements. Si Ariston perd sa cause, qu'arrive-t-il ? Le nom d'Aristogiton, sans doute, sera effacé et celui d'Ariston inscrit, en vertu de la loi : fort bien. De ce jour, celui dont le nom aura été effacé, sera-t-il débiteur du trésor, tandis que celui dont le nom sera inscrit, jouira des droits de citoyen ! C'est cependant là ce qui doit arriver d'après ce que prétend l'accusé. Car, si Aristogiton n'était pas censé débiteur quand son nom était inscrit,  il le sera apparemment quand son nom aura été effacé (19). Mais, certes, il m'en est pas de la sorte; et dès que son nom aura été effacé, il ne sera plus regardé comme débiteur du trésor. Il l'est donc aujourd'hui. [74] Que si Arison gagne sa cause, à qui la ville demandera-t-elle satisfaction de ce que fait maintenant Aristogiton, sans qu'il en ait le pouvoir ? Qui vengera ceux qu'il fait condamner à la mort ou à la prison en assiégeant les tribunaux ? Qui rendra la vie aux uns et dédommagera les autres des maux qu'ils auront soufferts ? Celui que les lois privent des droits ordinaires de citoyens jette les citoyens dans des malheurs sans remède. Cela n'est-il pas contraire à toute justice, aux lois du gouvernement, aux intérêts de chacun ? [75] Je suis surpris de voir ces désordres ? et que tout soit renversé. Que diriez-vous, Athéniens, si la terre prenait la place du ciel, et le ciel de la terre ? Cela est impossible et n'arrivera jamais. Mais, lorsque vos décisions permettent ce que les lois défendent, lorsque le vice est honoré et la vertu avilie, lorsque les emportements de la haine prévalent sur les règles de la justice et sur les intérêts de l'état, ne faut-il pas croire que tout est renversé ?

[76] J'ai vu des accusés qui, convaincus sur les griefs de l'accusation, et ne pouvant montrer leur innocence, avaient recours à la sagesse et â la régularité de leur vie passée ; d'autres, aux exploits de leurs ancêtres, et aux charges publiques remplies avec zèle d'autres, à d'autres moyens par lesquels ils tâchaient d'amener les juges à l'indulgence et à la compassion. Mais, pour celui que j'accuse, je ne vois nulle part d'accès au pardon et à la pitié ; tout est fermé pour lui, tout est escarpé, [77] tout est précipice. En effet, que produira-t-il en sa faveur? les services de son père ? d'un homme que vous avez condamné à mort, comme un scélérat, sans doute, qui méritait de mourir. Mais s'il ne peut se tourner de ce côté, il se rejettera sur sa vie sage et régulière. De quelle vie parlera-t-il ? Où l'a-t-il menée ? Ce n'est pas au milieu de vous, assurément. [78] Il recourra peut-être aux charges publiques. En quel lieu en quel temps ont-elles été remplies ? Citera-t-il les charges de son père ? et où existent-elles ? Les siennes? Mais on trouvera de sa part des dénonciations, des accusations, des poursuites judiciaires et non des charges publiques. Au défaut de ce recours, une foule de parents distingués par leur mérite pourront solliciter sa grâce. Mais il n'a point de parents, il n'en a jamais eu ; et comment en aurait-il puisqu'il n'est pas même libre ? [79] Il n'a qu'un frère (20) qui sollicite maintenant pour lui, et qui précédemment lui a intenté ce beau procès. Que peut-on dire ? C'est son frère de père et de mère et qui pis est son frère jumeau. Sans parler du reste avec les remèdes périlleux et les secrets magiques pour lesquels vous avez condamné à mort Théoris, cette infante magicienne de Lemnnos, elle et toute sa race, [80] avec les remèdes et les secrets que cet imposteur a reçus de la servante, qui a déposé elle-même contre sa maîtresse, et dont il a eu des enfants, il abuse et trompe le peuple ; il se donne pour guérir des maladies incurables, lui dont l'âme est malade et affectée de tous les vices. Cet empirique odieux, ce personnage impur, que l'on fuirait en le voyant plutôt que de lui parler, sollicitera pour son frère, lui qui en suscitant à ce frère un procès criminel, a conclu contra lui-même peine de mort !

[81] Que reste-t-il donc, Athéniens, à Aristogiton? sans doute les ressources communes à tous les accusés, ressources que leur fournit le caractère de leurs compatriotes, et qu'aucun d'eux ne trouve en lui-même, mais que chacun de vous apporte de chez soi, la douceur, la compassion, l'indulgence. Mais il serait contraire à la justice et à toutes les lois, de faire jouir ce scélérat d'un pareil avantage. Pourquoi? c'est que naturellement chacun doit être traité par tous suivant la règle qu'Il a établie dans son coeur à l'égard de tous. [82] Or, quelle règle Aristogiton s'est-il faite contre tous les citoyens? Comment est-il disposé à leurs égard ? Voudrait-il les voir tous heureux, dans la gloire et dans la prospérité ? De quoi donc vivrait-il, puisque ce sont les maux d'autrui qui le font vivre ? Il désire que nous ayons tous de mauvaises affaires, que nous nous trouvions tous engagés dans des procès critiques : c'est-là le fonds qu'il cultiva, et dont il tire son revenu. Mais, qui est-ce qu'on doit appeler un scélérat, un pervers, un ennemi commun, un mauvais génie, déclaré contre tous; un être exécrable, pour qui on souhaite que la terre ne produise pas ses fruits, qu'elle ne le reçoive pas dans son sein, après la mort? N'est-ce pas un tel homme ? oui, certes, à ce qu'il me semble. [83] Quelle indulgence, quelle compassion ont éprouvées de sa part ceux qu'il calomniait ? Il les accusait dans cet mêmes tribunaux, et concluait à la mort: entre eux tous avant même qu'on eût rendu le premier jugement. Ceux que ce méchant homme attaque avec tant de dureté et de barbarie les juges les renvoyaient absous, comme étant calomniés ; ils n'accordaient pas la cinquième partie des suffrages à cet accusateur inhumain, [84] dont le caractère cruel, féroce et sanguinaire, les poursuivait à outrance. La vue, ni des jeunes enfants, ni des mères âgées de quelques-uns des accusée, ne le touchait pas Et on aurait pour vous, Aristogiton, quelque ménagement ! Pourquoi ? Qui pourrait en avoir ? On serait touché du sort de vos enfants! Eh ! vous-même les avez frustrés de la compassion due à leur âge ; vous-même avez anéanti pour eux ce sentiment dans tous les coeurs. Ne vous réfugiez donc pas dans les ports que vous avez comblés vous-même, dont vous vous êtes fermé l'entrée : non, vous ne devez pas y trouver d'asile.

[85] Mais, Athéniens, si vous entendiez les propos injurieux qu'il se permet contre vous, dans la place publique, vous auriez encore bien plus sujet de le haïr. Il est plusieurs débiteurs du trésor, dit-il, et tous sont dans le même cas que lui.  Pour moi, je lui accorde que plusieurs sont tombés dans cette disgrâce : oui, quand il n'y en aurait que deux, il n'y en aurait que trop ; et il ne devrait pas y en avoir d'autres qu'Aristogiton. Toutefois, je ne puis croire qu'ils soient dans le même cas que cet homme : non, il s'en faut de beaucoup ; c'est tout le contraire, suivant moi, et voici mes raisons. [86] Ne vous imaginez point que je vous adresse la parole comme à des débiteurs du trésor ; vous ne l'êtes pas, je ne vous crois pas tels ; et aux dieux ne plaise que vous le soyez ! Mais, si quelqu'un de vos amis, ou des personnes qui vous sont connues, l'était par hasard, je veux vous montrer que c'est une raison de plus pour haïr celui que nous accusons. D'abord, parce que d'honnêtes citoyens qui, par envie d'obliger, ayant répondu pour un autre, ont contracté des dettes particulières, et sont tombés dans le malheur, sans avoir commis de crime envers l'état, il les met dans la même classe que lui, contre toute justice et toute convenance. [87] Non, Aristogiton, ce n'est pas la même chose, il s'en faut de beaucoup, d'être condamné, parce qu'on a proposé de faire mourir, sans les entendre, trois citoyens, d'être condamné, dis-je, à une amende, lorsqu'on aurait dû être puni de mort; ou de se trouver dans un embarras imprévu, parce qu'on s'est porté caution pour un ami : non, assurément, non, ce n'est pas la même chose. Vous devez encore le haïr, Athéniens, parce qu'il ruine, autant qu'il est en lui, ces égards réciproques que vous inspire la bonté de votre caractère, je m'explique. Usant, les uns envers les autres, de cette bonté naturelle dont je parle, vous vous comportez ensemble dans la ville, comme font les familles dans leurs maisons. [88] Dans une maison où il y a un père, des fils d'un certain âge, peut-être même les enfants de ceux-ci, il se trouve, de toute nécessité, bien des caractères différents, vu le peu de rapport qui existe entre les discours et les actions de la jeunesse et de l'âge avancé. Cependant, si les jeunes gens ont de la pudeur, ils tâchent de n'être pas aperçus dans tout ce qu'ils font, ou du moins ils montrent qu'ils veulent se cacher. Les vieillards, de leur côté, s'ils voient les jeunes gens faire de la dépense, et se livrer au plaisir un peu plus qu'ils ne devraient, le voient sans paraître le voir. Par-là, chacun suit ses goûts, et tout va bien. [89] Vous aussi, dans l'enceinte de vos murs vous montrez ces égards mutuels qu'on a dans les familles. Les uns qui voient des citoyens tombés dans le malheur, continuer à user des droits de citoyens, voient, comme on dit, sans voir et entendent, sans entendre : les autres, en usant de ces droits, prennent des précautions, et montrent de la retenue. Par-là, subsiste et se conserve entre tous les membres de l'état, cette union précieuse, source de mille avantages. [90] Aristogiton trouble cet accord utile cimenté par la nature et par vos moeurs ; il le ruine, autant qu'il est en son pouvoir ; et ce que d'autres particuliers, tombés dans l'habitude, font naturellement et sans bruit, lui le fait, pour ainsi dire, la trompette à la bouche. Héraut, prytanes, épistate, tribu en tour de présider, rien ne peut le contenir. [91] On est choqué de son insolence, on s'indigne qu'il agisse de la sorte, quoique débiteur du trésor. Ainsi, dit-il, un tel n'est-il pas aussi débiteur du trésor.  Et tel autre, dit alors chacun, nommant son ennemi, ne l'est-il pas aussi ? Sa méchanceté est ainsi la cause des reproches injurieux faits à des adversaires dont le cas est très différent du sien. [92] Il vous reste donc, si vous voulez vous délivrer d'un tel homme, de le condamner à la mort, aurorisée par les lois qui vous en donnent le droit; ou du moins de le condamner à une si forte amende, qu'il ne puisse la payer. Vous ne parviendrez pas à vous en délivre autrement, et je vais vous en convaincre. [93] Les citoyens les plus vertueux font tout naturellement, et d'eux-mêmes, tout ce qui est convenable. Ceux qui, sans le vouloir, ne sont pas tout à fait méchants, évitent de faire des fautes, plus par crainte des tribunaux que par sensibilité aux reproches et au deshonneur. Les peines judicaires, dit-on, reb-ndent sages les pires scélérats. [94] Aristogiton l'emporte tellement en méchanceté sur tous les hommes que nos punitions n'ont pu l'instruire et le changer. Il a été surpris plusieurs fois dans les mêmes démarches, dans les mêmes crimes et on doir sévir contre lui, à présent, avec plus de rigueur qu'auparavant, parce que auparavant il se contentait de proposer des décrets contre les lois, et qu'à présent il se croit tout permis ; il déclame à la tribune, et accuse, calomnie, poursuit en justice, traîne en prison, attaque comme criminel d'état, outage de paroles, accable d'insultes, des citoyens jouissant de tous leurs droits, lui débiteur du trésor; quoi de plus indigne? [95] Se contenter de l'avertir, ce serait folie. Un homme que ces cris tumultueux par lesquels le peuple avertit quiconque l'importune, n'ont jamais arrêté ni effrayé, s'embarrassera-t-il des avertissements d'une seule personne? Sa perversité, ô Athéniens ! est incurable, oui, elle est incurable. Vous devez donc, à l'exemple des médecins, qui, lorsqu'ils voient un cancer ou un ulcère corrosif, on quelque autre mal supérieur aux remèdes, le détruisent avec le feu, ou l'extirpent avec le fer, vous devez, dis-je, bannir, chasser de votre ville ce scélérat incorrigible, le retrancher du milieu de vous, et; sans attendre qu'il cause d'autres maux à l'état ou aux particuliers, prévenir les effets de sa scélératesse. [96] Car enfin, nul de vous ne fut peut-être jamais mordu par un serpent ou par une araignée venimeuse, et puisse-t-il ne l'être jamais !

Toutefois, dès que vous apercevez ces sortes d'animaux, vous les écrasez sur-le-champ. De même, quand vous voyez un méchant homme, un calomniateur odieux, un genre de serpent, empressez-vous chacun de tomber sur lui pour vous en délivrer, sans attendre que sa malignité vous déchire.

[97] Lycurgue a invoqué Minerve et la mère des dieux, et il a eu raison : moi j'invoque vos ancêtres, j'invoque ces vertus rares, dont le temps n'a pu effacer la mémoire ; et c'est à juste titre que nous célébrons ces grands hommes. Ils ne s'abaissaient pas dans le gouvernement à être les ministres de l'animosité d'un calomniateur et de la perversité d'un scélérat ; ils ne s'exerçaient pas dans l'intérieur de leur ville à se déchirer les uns les autres ; mais ils n'étaient pas moins attentifs à récompenser les orateurs et les particuliers sages et vertueux, que sévères à punir les audacieux et les méchants. Aussi, comme da braves athlètes, se sont-ils disputé la gloire des plus brillants exploits. [98] Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, et je finis.

Vous allez sortir du tribunal ; les étrangers et les citoyens qui nous environnent vous observeront et examinant chacun des juges quand il passera, ils devineront en les voyant ceux qui auront donné leur voix au coupable. Que direz-vous, si vous ne sortez qu'après avoir prononcé contre les lois ? De quel front, de quels yeux, soutiendrez-vous les regards de tous les assistants ? [99] Comment vous rendrez-vous au temple de Cybèle, pour y consulter les lois que vous aurez méprisées? Chacun à part pourra-t-il y aller avec la persuasion que les lois aient encore de la force, si tous ensemble vous les infirmez aujourd'hui ? Pourrez-vous monter à la citadelle le premier jour des mois pour demander aux dieux qu'ils vous comblent de leurs faveurs, vous et la république ; pourrez-vous, dis-je, monter à la citadelle où sont consignés les noms de l'accusé et de son digne père, lorsque, sans respect pour votre serment, vous aurez prononcé contre les actes qu'on y a déposés ? [100] Et si, venant à connaître ceux des juges qui ont donné leur voix à Aristogiton, on les interroge, que répondront-ils? Diront-ils qu'un tel homme leur plaît? Mais qui osera le dire? Qui voudra participer à sa méchanceté, à l'opprobre qui le suit aux imrprécations dont il est chargé ? Chacun plutôt ne dira-t-il pas qu'il lui a été contraire ? Vous maudirez donc, Athéniens, ceux d'entre vous qui lui auront été favorables, et chacun donnera cette preuve que ce n'est pas lui. [101] Mais pourquoi se réduire â cette extrémité, quand on peut jouir de l'avantage de ne dire et de n'entendre que des choses flatteuses, quand vous pouvez tous vous féliciter vous-mêmes, mériter les actions de grâces et les bénédictions des autres Athéniens et des étrangers, je dis même des femmes et des enfants? Car tous, oui tous ont senti les effets de la perversité inquiète et turbulente d'Aristogiton ; tous désirent d'en être délivrés et de lui voir subir la peine qu'il mérite.
 

(01) Nous avons déjà parlé de Lycurgue dans une lettre de Démosthène, écrite à son sujet, tome Il, pag. 376. Nous nous sommes assez étendus sur ce qui le regarde en publiant le seul discours qui soit de lui, et qui nous fait regretter qu'il n'en soit pas resté davantage.

(02) Est inscrit dans la citadelle, où l'on déposait les registres publics.

(03) De l'ordre établi dans les délibérations. Grec, tou programmatos. On affichait le sujet de la délibération, et il était défendu aux orateurs de s'en écarter.

(04) Les premiers poètes étaient en même temps musiciens et philosophes ; ils s'étudiaient à inspirer la vertu aux hommes, par le charme des vers et de la musique.

(05) Voyez sommaire, page 363.

(06) Suivant Harpocration, il y avait à Athènes trois portiques : un de ces portiques était appelé portique royal, c'est-à-dire, consacré à Jupiter Roi.

(07) Ariston avait inscrit Aristogiton sur les registres publics, comme débiteur du trésor. Aristogiton attaquait Ariston, comme l'ayant inscrit à faux. J'ai hasardé ce mot d'inscription pour exprimer l'action d'inscrire.

(08) Que de leur fournir.... Ce second membre paraît le même que le premier. Il semble que l'orateur aurait dû dire, que de trouver dans Aristogiton absous de tous ses crimes un homme qui par hasard servira l'état dans quelque circonstance.

(09) Et je crains de montrer trop de présomption. Mot à mot en grec, j'adore la déesse Adrastée ; c'est-à-dire, je la prie de me pardonner s'il m'échappe des sentiments de présomption et d'une trop grande confiance. Adrastée, la même que Némésis, déesse que les anciens croyaient chargée de punir la présomption et l'orgueil des faibles mortels.

(10) Il est beaucoup parlé d'un Philocrate dans les deux précédents volumes. Celui-ci n'est pas le même ; car nous voyons ici même qu'il était de la ville d'Éleusis, et l'on sait que l'autre était du bourg d'Hagnuse.

(11) Hégémon et Démade, ministres d'Athènes, dont il est parlé plusieurs fois dans les volumes précédents.

(12) L'orateur ne parle sans doute que des citoyens hommes faits; il ne parle ni des étrangers, ni des esclaves, ni des femmes ni des enfants, ni des jeunes gens.

(13) Mot à mot en grec, il ne fréquente aucune des boutiques de barbiers, ou de parfumeurs, ou autres boutiques de la ville. Les boutiques de barbiers et de parfumeurs étaient à peu près à Athènes comme chez nous les cafés.

(14) Il faut remarquer ici comment les formes de la liberté républicaine et les sentiments de l'honneur avaient pénétré jusque dans le séjour de la captivité et dans le domicile de l'opprobre.

(15) Sans doute son ancien maître, celui dont elle avait été esclave et qui l'avait affranchie. Un affranchi qui manquait essentiellement à son ancien maître, à son protecteur, était condamné à être vendu, et à redevenir esclave.

(16) Tout ceci est-il fondé! N'est-ce pas une pure déclamation l Dans le cas dont parle l'orateur, un fils ne doit-il pas faire à la patrie le sacrifice de la tendresse filiale I Et alors, loin d'être coupable, ne se signale-t-il point par un héroïsme de vertu ? C'est ainsi que Brutus, le premier consul de Rome, fit à la liberté romaine le sacrifice de la tendresse paternelle, et que, par un effort de vertu vraiment héroïque, il fit taire la voix du sang et de la nature, pour n'écouter que celle da devoir et de la patrie.

(17) Lorsqu'une terre ou une maison était ce que nous appelons en décret, on y mettait, pour en avertir, une marque, un signe nommé en grec oros, et que je nomme en français affiche.

(18) Quelles étaient ces trois dettes d'Aristogiton, et ce que veut dire, dans le texte, en apographê pepoietai et ouk apogegraptai, je l'ignore absolument. Ne pouvant m'assurer du vrai sens, j'en ai pris un probable. En générai, cet endroit du discours, qui traite du fond de la cause, est très obscur et fort embrouillé : j'ai tâché de l'éclaircir le mieux qu'il m'a été possible.

(19) Cette phrase est ironique. Il faut se rappeler, pour ce qui précède, ce que nous avons dit dans le sommaire, que si Ariston, qui avait inscrit Aristogiton comme débitant du trésor perdait sa cause, il devait être inscrit à sa place. Au reste, l'orateur ne dit pas, et on ne sait pas ailleurs, à quel titre Ariston avait inscrit Aristogiton. Était-il greffier public ? possédait-il quelque autre charge qui lui donnait ce droit ?

(20) Ce frère s'appelait Eunome, nous en avons parlé dans le sommaire. - Plus bas, Théoris. Il est parlé de cette Théoris dans Harpocration ; il dit qu'elle fut condamnée à mort pour impiété, et que Philochorus parle d'elle dans son sixième livre. Plutarque prétend que ce fut Démosthène lui-même qui l'accusa, et qui la fit condamner à mort.